Maison de la Bonne presse (p. 87-90).


CHAPITRE XX


Bien que par instants le vent continuât à souffler en tempête de-ci, de-là, dans la masse des nuées échevelées chassées rapidement par les rafales il se produisait de fugitives éclaircies, qui, pendant l’espace de quelques secondes, permettaient d’apercevoir un timide scintillement d’étoiles.

Mais, grossi par les pluies, le Mouzon devait commencer à déborder, car, une fois dans la prairie, Edith sentit le sol imprégné d’eau. Au bout de quelques secondes, elle eut les pieds trempés, ce dont elle ne s’aperçut même pas, transportée qu’elle était par le désir de vengeance.

En cet instant, elle haïssait Maud au moins autant que Mary ; et, tout en courant, confusément, elle se promettait de faire payer chèrement à la jeune femme les angoisses et les émotions qu’elle venait d’éprouver.

Au fur et à mesure qu’elle approchait, elle distinguait mieux la scène que de loin elle n’avait fait qu’entrevoir.

Une des deux jeunes femmes était assise, et l’autre, agenouillée sur le sol, un bras passé autour de son corps la soutenait.

— Je vous en prie, balbutiait une voix faiblissante, laissez-moi… Fuyez… En restant, vous vous perdez sans me sauver. Tandis que libre, vous pourrez ramener du secours.

— C’est vrai… répondait une autre voix. Mais qu’il m’en coûte de vous abandonner…

— On vient… dit encore la première voix. Fuyez, je vous en supplie…

Alors, une des deux silhouettes se releva et s’éloigna rapidement.

Elle atteignit le chemin au moment où Miss Ligget arrivait près de la forme étendue à terre. L’Américaine s’arrêta, se pencha. Laquelle était-ce, de Maud ou de Mary ? Il fallait qu’elle sût.

À bout de forces, la blessée devait s’être évanouie. Elle était étendue sans un mouvement, un bras étendu, l’autre le long du corps. Dans la demi-obscurité, Miss Ligget distingua des yeux clos dans un visage livide, aux traits tirés. Mais à qui appartenait ce visage ? Ce pouvait être aussi bien celui de Mary que celui de Maud.

Pour mieux voir, brutalement, Edith souleva le buste inanimé. La blessée poussa un sourd gémissement et ouvrit les yeux. Mais son regard était inexpressif et comme égaré, et Miss Ligget restait dans l’indécision, d’autant plus qu’il ne faisait pas suffisamment clair pour qu’elle pût distinguer la nuance et même la façon des vêtements.

À la fin, elle comprit qu’inutilement, en somme, elle perdait là un temps précieux, pendant lequel la fugitive, qu’il importait de ramener, quelle qu’elle fût, prenait de l’avance.

Et aussi brutalement qu’elle l’avait soulevé, l’Américaine laissa retomber le buste de la blessée, avec un ricanement de hyène :

— Reste là, ma belle. Je vais revenir avec l’autre, et alors, qui que tu sois, nous réglerons nos comptes.


La fugitive avait pris une quarantaine de mètres d’avance. Mais, comme le chemin, tracé entre des clos sur une partie de son parcours, faisait un coude non loin de là, Miss Ligget eut l’idée de couper au court en passant sous les clôtures.

Elle arriva devant la promenade des Marronniers, à laquelle ce chemin aboutissait, au moment où la fugitive venait d’y déboucher et s’immobilisait, vraisemblablement indécise, car elle voyait un chemin devant elle et un autre à sa droite. Lequel fallait-il prendre ? Elle se décida pour celui de droite, par lequel on accède directement à la ville, et qui franchit e Mouzon sur un pont se trouvant à l’entrée de la Promenade et appelé le Pont-Vert.

Malheureusement, trompée par la nuit, la fugitive quitta ce chemin presque aussitôt après s’y être engagée, et, obliquant à droite, se trouva soudain au bord de la rivière.

Elle perdit là à s’orienter une bonne minute. Puis elle finit par distinguer à une vingtaine de mètres, sur sa gauche, le pont qu’elle devait traverser, et sous lequel l’eau s’engouffrait en grondant.

Mais au moment où la fugitive longeait rapidement la rive pour atteindre le pont, Miss Ligget arrivait en courant, et les bras étendus lui barrait le passage en criant de sa voix stridente :

— Stop ! On ne passe pas !…

La fugitive s’arrêta.

Alors, Edith baissa les bras, et, s’approchant lentement d’elle, se mit à la considérer longuement, le visage tout près du sien.

À quels indices la belle Américaine parvint-elle enfin à identifier la victime qu’elle poursuivait ? Toujours est-il qu’au bout de quelques instants d’examen, sa haine ne s’y trompa point : elle se trouvait en présence de Miss Strawford.

C’était donc Maud que les balles de Fredo avaient atteinte, et qui gisait là-bas dans la prairie, inanimée, peut-être morte.

— Il me semblait bien…. proféra alors Miss Ligget avec un calme qui avait quelque chose de sinistre. Ah ! c’est vous ? Désolée. Mais vous voilà prise, ou plutôt reprise. Allons, suivez-moi, de bon gré…


Pour Miss Strawford, les événements s’étaient succédé si rapidement qu’il lui semblait vivre des minutes d’irréel, et qu’elle se demandait parfois si elle ne rêvait pas.

Une demi-heure à peine auparavant, elle était encore dans sa chambre, triste et malheureuse, certes, mais confiante en la parole de son geôlier, et soutenue malgré tout par l’espoir. Et maintenant, après les risques d’une évasion périlleuse, après avoir entendu à ses oreilles le sifflement des balles meurtrières, après avoir vu tomber à ses côtés la créature inconnue qui s’était dévouée pour son salut, elle fuyait dans la nuit comme une bête traquée.

Et comme, éperdue, elle jetait un regard autour d’elle :

— Oh ! vous pouvez regarder autour de vous, et même appeler si la cœur vous en dit… reprit Miss Ligget. Vous pensez bien qu’à cette heure et par ce temps nul n’a l’idée de venir se promener par ici. Et les premières maisons habitées sont encore loin, jamais votre voix ne portera jusque-là. Du reste, ajouta-t-elle avec un accent impossible à rendre, plutôt que de vous laisser échapper j’aimerais mieux vous étrangler de mes propres mains, ou vous jeter dans la rivière…

Jusque-là, malgré les révélations de Maud, Miss Strawford s’était refusée à croire à la trahison d’Edith, sa plus vieille amie, qu’elle avait toujours chérie comme une sœur. Mais l’attitude de celle-ci, et surtout les affreuses paroles qu’elle venait de prononcer, ne permettaient plus le doute, et, en cet instant, la pauvre Mary éprouva un des plus douloureux chagrins de sa vie.

— Pourquoi êtes-vous devenue mon ennemie ? demanda-t-elle, se décidant enfin à parler.

Edith eut un geste d’impatience.

— Il ne s’agit pas de cela. Venez, ou je vous entraîne de force.

— Qu’est-ce que je vous ai fait ? dit encore Mary.

— Oui ou non, voulez-vous venir ? s’écria Miss Ligget en frappant du pied.

De nouveau, la pauvre Mary regarda autour d’elle. Mais quel secours attendre en cette solitude inconnue, que peuplaient seuls le tumultueux grondement de l’eau s’enfuyant sous le pont et le murmure puissant des grands arbres agités par le vent ? Seule… Elle était seule en présence de cette ennemie, dont la haine exaspérée doublait les forces, et contre laquelle il lui serait impossible de lutter.

Du reste, la pensée d’un échange de violences brutales répugnait à la nature délicate de la douce Mary, et le sentiment qu’elle éprouvait tenait plutôt d’une douloureuse stupeur que d’un véritable effroi. Les événements se succédaient si vite, d’ailleurs, qu’elle avait à peine le temps de penser.

Comme elle ne bougeait pas, Edith s’approcha d’elle, et lui prenant le bras, voulut l’entraîner.

Mais, d’un mouvement brusque, Mary se dégagea :

— Je ne vous suivrai pas…

— Vous ne me suivrez pas ? répéta Edith les dents serrées, en la saisissant de nouveau par le bras et en l’attirant à elle.

Mary parvint encore à se dégager. Un arbre se trouvait là, tout près. Instinctivement, elle s’y cramponna.

La saisissant alors à bras-le-corps, la belle Américaine essaya de lui faire lâcher prise. Mais ce fut en vain. Miss Strawford se cramponnait avec une énergie décuplée par l’angoisse à cet arbre qui, pour elle, représentait le salut.

— Ah ! tu ne veux pas me suivre ?… gronda à la fin Edith hors d’elle. Eh bien ! tu vas mourir… Tu entends, Mary ? Tu vas mourir. Aussi bien, tu étais condamnée, quelques heures seulement te séparaient de ta fin, ou plutôt du commencement de ta fin. Maintenant, ce ne sont plus des heures, mais des secondes. Tu vas mourir, Mary… Tu vas mourir…

Elle s’était approchée, étendant vers sa victime des mains crispées. Et en voyant près du sien ce visage convulsé, la pauvre Mary frissonna, comprenant qu’elle était perdue.

— Tu vas mourir. C’est cette rivière qui te servira de tombeau. D’ici quelques jours, ou quelques semaines, peu importe, on retrouvera ta dépouille accrochée quelque part aux racines d’un saule, ou reposant au milieu des roseaux. Pour nous, le résultat sera le même, car rien de plus aisé que de mettre la chose sur le compte d’un accident. Tu vas mourir… Et écoute-moi bien, Mary c’est moi qui deviendrai la femme de ton Harry. Il m’aimera… Il faudra bien qu’il m’aime, lorsque tu ne seras plus là…

Mary écoutait, croyant vivre un cauchemar. Cette voix stridente entera dans la nuit au milieu des rafales devait appartenir à un démon ayant emprunté la forme de Miss Ligget… Elle ne songeait pas à appeler à l’aide. Elle avait fermé les yeux, pour ne plus voir le hideux visage de mégère dont la bouche vociférait maintenant à ses oreilles d’odieuses insultes entremêlées de menaces, cependant que pour lui faire lâcher prise, Edith martelait brutalement de coups de poing rageurs les bras et les mains de celle qu’elle avait si odieusement trahie.

À la fin, elle réussit à détacher un des bras de Mary de l’arbre auquel celle-ci se cramponnait. Elle poussa un cri de triomphe ; puis, pour faire tout à fait lâcher prise à sa victime, arc-boutée au sol et le dos tourné à la rivière, elle se mit à opérer sur le bras qu’elle tenait des secousses violentes et répétées.

Soudain, la manche du manteau de Mary se déchira, et un morceau d’étoffe resta dans une des mains de Miss Ligget. De la secousse, l’autre main de celle-ci glissa sur le poignet de Miss Strawford. N’ayant plus rien à quoi se retenir, Edith tomba en arrière et roula le long de la berge toute proche jusque dans la rivière.

En temps normal, le Mouzon n’a en cet endroit qu’une profondeur médiocre. Mais les pluies d’hiver le grossissent parfois démesurément, et il affecte alors des allures de torrent.

C’était le cas ce jour-là.

À l’endroit proche du bord où Miss Ligget était tombé, l’eau était encore relativement peu profonde, et la belle Américaine réussit presque aussitôt à reprendre pied.

Mais un quart d’heure auparavant, elle était à table, et cette immersion dans une eau glacée la surprenait en pleine digestion. Elle chancela. Pour ne pas tomber, elle dut faire un pas en arrière, puis un autre, et elle s’enfonça brusquement. Elle cria d’une voix étranglée :

— À moi !…

Puis le courant l’entraîna…


Mary avait couru sur le pont.

Au moment où elle y arrivait, la lune apparaissait entre deux nuages. À sa clarté, la jeune fille aperçut distinctement une forme humaine qui descendait rapidement la rivière en agitant les bras. Dominant le grondement des eaux qui venaient se briser contre la pile du pont, un cri lugubre s’entendit, un cri d’agonie sauvage qui se prolongeait en s’éloignant, et qui fit se hérisser sur sa tête les cheveux de Miss Strawford. Puis un nuage passa, la clarté de la lune s’éteignit, et l’on ne vit plus rien.

Un moment encore, bouleversée, éperdue, Mary resta penchée sur le parapet rustique.

Mais, bientôt, elle songea à Maud abandonnée là-bas, et qui avait besoin de secours. Lentement, solennellement, ainsi que sur une tombe, elle traça un large signe de croix au-dessus des flots torrentueux où Edith Ligget venait de trouver la mort ; puis, s’orientant, la jeune fille acheva de traverser le pont et s’éloigna en courant vers la ville.