Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie II/25

Gosselin (Tome IIIp. 248-263).
Deuxième partie


CHAPITRE XXV.

LE CHATEAU DE MARAN.


À mesure que nous nous éloignions de Rouvray, je me sentais moins oppressée.

Bientôt j’oubliai presque complètement les douloureuses agitations que j’y avais ressenties pour ne songer qu’au bonheur de me retrouver enfin seule avec mon mari.

Je me faisais une joie de ce voyage en me rappelant les tendres paroles, les prévenances délicates dont Gontran m’avait comblée, lorsqu’après mon mariage nous étions partis pour Chantilly.

Je trouvais une grande ressemblance entre ces deux époques de ma vie. Cette fois aussi je partais seule avec Gontran pour un long séjour au milieu d’une riante et paisible solitude.

Cette impression de bonheur fut si profonde, cet espoir fut si radieux, qu’il domina toutes mes autres pensées.

J’attendais avec impatience le premier mot de Gontran.

Depuis notre départ de Rouvray, il était silencieux.

Je trouvais mille raisons dans mon cœur pour que ce premier mot fût rempli de grâce et de bonté. Je me disais presque avec satisfaction que mon mari avait quelques torts à se reprocher envers moi, et qu’il allait les expier par ces douces flatteries, ces attentions exquises dont il avait le secret.

Tout-à-coup M. de Lancry bâilla deux fois assez haut, appuya sa tête sur l’un des accotoirs de la voiture et s’endormit profondément sans me dire une parole…

Cette indifférence me fit d’abord un mal affreux. Je ne pus retenir quelques larmes en me souvenant des ravissantes tendresses que Gontran m’avait prodiguées dans notre premier voyage.

Je me demandai avec douleur en quoi j’avais démérité. Ne devais-je pas au contraire lui être plus chère encore ? n’avais-je pas déjà bien souffert pour lui ?

À ce premier mouvement si pénible succéda la réflexion.

J’eus honte de moi-même. Je m’accusai d’égoïsme, d’exagération ridicule et romanesque.

Quoi de plus simple, de plus naturel, que ce sommeil que je reprochais à Gontran ? Devait-il se gêner, se contraindre pour moi ? n’agissait-il pas au contraire avec une confiance pleine de sécurité ?

Je séchai mes larmes, je contemplai ses traits. On n’y voyait déjà plus les traces des fatigues et des chagrins qui les altéraient jadis.

Jamais il ne m’avait paru plus beau de cette beauté délicate, charmante, qui rendait sa physionomie si attrayante ; un de ces demi-sourires qui annoncent toujours un sommeil heureux et tranquille, donnait à sa bouche une ravissante expression de finesse un peu malicieuse. Par deux fois il agita légèrement ses lèvres comme s’il eut prononcé quelques paroles.

J’écoutai avidement…

Je n’entendis rien.

En le voyant dormir ainsi, beau, calme, souriant, je me sentais heureuse de tout le bonheur qui lui était départi : libre de l’odieuse domination de M. Lugarto, jeune, riche, aimé de moi jusqu’à l’idolâtrie ; y avait-il au monde un homme plus admirablement doué ? Ne réunissait-il pas tous les avantages, toutes les conditions de la félicité humaine ?

En m’appesantissant ainsi sur ses qualités, un moment j’eus peur ; nous devions rester à Maran jusqu’au commencement de l’hiver : ce long avenir de solitude me ravissait, mais plairait-il à Gontran ?

Je commençais à me défier de moi-même, à craindre de ne pas plaire assez à mon mari. J’avais déjà tant souffert que je ne ressentais plus ces élans de gaîté douce et ingénue que m’inspirait autrefois la présence de Gontran.

Je comparai ce que j’étais avant mon mariage ou pendant notre bienheureux séjour à Chantilly, avec ce que j’étais en arrivant à Maran, et malgré moi je fus reprise de folles frayeurs.

Je me crus enlaidie, attristée, appauvrie, je me demandai s’il me restait assez d’avantages pour plaire à mon mari durant les longs jours que nous allions passer dans la solitude ; puis cet entretien de l’allée, qu’un moment j’avais oublié, me revenait à la pensée.

J’en venais à exagérer mes imperfections, à dénaturer mes avantages, à envier l’esprit, le caractère d’Ursule, à envier aussi sa physionomie tour-à-tour animée, coquette, touchante, mélancolique ou naïve…

Sans orgueil insensé, je me savais plus régulièrement belle que ne l’était ma cousine, je me savais des qualités solides, un cœur loyal, une franchise à toute épreuve, un dévoûment sans bornes pour mon mari, dévoûment déjà éprouvé et qui n’avait jamais failli… Je ne pouvais douter qu’Ursule ne fût menteuse, dissimulée, qu’elle n’eût un profond mépris pour tout ce que révèrent les âmes honnêtes et élevées.

Eh bien ! lorsque je pensais qu’elle plaisait peut-être à Gontran, je me prenais à regretter de ne pas ressembler à ma cousine…

Oh ! sacrilège… j’allai jusqu’à dédaigner les vertus que j’avais, et à jalouser les vices que je n’avais pas.

Hélas !… hélas !… c’est qu’aussi les hommes ne savent pas qu’en affichant certaines préférences… ils dépravent souvent les plus fières, les plus généreuses natures… ils ne savent pas que lorsqu’on aime avec passion, avec délire, on veut plaire avant tout et à tout prix, et que si vertueuse que l’on soit, on blasphème quelquefois les qualités les plus nobles comme inutiles et vaines, lorsqu’on se voit sacrifiée à des femmes qui n’ont pour séduire qu’hypocrisie, audace et corruption !…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Puis, comme toujours… après ces abattements, après ces humiliations impitoyables que je m’infligeais, venaient des exaltations toutes contraires, une réaction d’orgueil insensé.

Je me demandais en quoi ma cousine pouvait m’être comparée, quelles garanties de bonheur elle aurait pu donner à mon mari… Mais je retombais bientôt, écrasée sous le poids de cette horrible pensée : — Qu’importe… s’il l’aime ainsi ?…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Pendant la route, Gontran fut distrait, silencieux ; j’attribuai ces préoccupations au changement politique qui venait d’avoir lieu, et auquel il n’était peut-être pas aussi indifférent qu’il voulait le paraître.

J’ai oublié de dire qu’en chemin nous avions appris la révolution de juillet.

Si étrangère que je fusse à la politique, j’éprouvais un sentiment de profonde et respectueuse pitié pour ce vieux et bon roi qui retournait sans doute une dernière fois sur une terre d’exil, loin de cette France qu’il avait tant aimée et que sa famille avait arrosée de son sang. J’avais toujours vu le peuple heureux et calme, les illustrations personnelles jouir d’avantages égaux, souvent même supérieurs à ceux dont jouissait la plus haute aristocratie. Je ne comprenais donc pas le bien et l’avantage de cette régénération sociale qui venait, disait-on, de sortir des sanglantes barricades de 1830.

J’avais une grande impatience d’arriver à Maran.

Blondeau m’avait souvent dit que ma mère avait passé deux étés dans cette terre de Maran avec moi, et qu’elle l’y avait accompagnée, alors que j’étais âgée de deux ans à peine ; jamais ma mère, disait-elle, ne s’était trouvée plus heureuse que dans cette solitude, où elle échappait aux méchancetés de mademoiselle de Maran et à l’indifférence glaciale de mon père.

J’étais ravie de savoir que le château était resté inhabité ; ces souvenirs si précieux pour moi me semblaient ainsi plus entiers, plus saintement conservés.

Blondeau devait me donner mille précieux renseignements sur les appartements que ma mère avait habités de préférence, sur les promenades qu’elle affectionnait.

C’était avec un religieux intérêt que je m’approchais de cette habitation qui, pour tant de raisons, était sacrée pour moi.

Il me semblait aussi qu’une fois là, dans ce lieu où tout parlait de ma mère, je serais sous son invisible protection ; que du haut du ciel elle veillerait sur son enfant, qu’elle demanderait à Dieu de ne pas m’infliger de nouvelles souffrances.

Plusieurs fois j’avais pu apprécier le tact, la délicatesse de Gontran, j’étais donc assurée de lui voir partager la vénération que m’inspirait cette maison.

En partant de Rouvray, j’avais écrit à Blondeau de venir sur-le-champ me rejoindre à Maran. M. de Lancry, en passant à Paris, avait déjà envoyé une partie de notre maison dans cette terre située à quelques lieues de Vendôme.

Nous y arrivâmes par une belle matinée d’été.

Une longue avenue de chênes séculaires conduisait à la cour d’honneur. Il fallait traverser deux ponts jetés sur la petite rivière qui baignait les murs du château, bâti en briques et composé d’un grand corps-de-logis, avec deux grandes ailes en retour, dans le goût du siècle de Louis XIII ; un dernier pont de pierres conduisait à la première cour, fermée par une grille parallèle au corps-de-logis principal.

Autour du château, la végétation était magnifique : les chênes, les peupliers d’Italie, les ormes y poussaient à une hauteur admirable ; d’immenses prairies s’étendaient à perte de vue et avaient pour horizon de grands massifs de bois.

Le régisseur, prévenu de notre arrivée par notre courrier, nous attendait à la grille ; il nous conduisit dans une longue galerie située au rez-de-chaussée et remplie de tableaux de famille.

Les six fenêtres de cette pièce immense s’ouvraient sur le fossé rempli d’eau vive qui entourait le château. Malgré la chaleur de l’été, il faisait presque froid dans cet énorme salon. Ses murailles étaient si épaisses que l’embrasure des fenêtres avait cinq ou six pieds de profondeur.

Impatiente de visiter la maison, j’offris en souriant mon bras à Gontran et je lui dis : — Allons, mon ami, venez vite, je suis impatiente de tout revoir ici, quoique je ne me souvienne de rien. Vous n’avez pas d’idée comme le cœur me bat à la pensée de parcourir les lieux autrefois habités par ma pauvre mère. Et puis, il faut que je vous fasse les honneurs de chez moi. Je suis si heureuse, si fière de vous avoir ici ? — Oh ! — ajoutai-je en souriant ! je suis la châtelaine de ces lieux, vous voici dans mon empire, et je vais vous accabler de l’amour le plus despotique.

Au lieu départager ma gaîté comme je m’y attendais, Gontran me répondit d’un air contraint, en s’efforçant de sourire et en regardant autour de lui avec une expression de répugnance :

— Entre nous, votre manoir me paraît un peu délabré, noble châtelaine, si toutes les pièces ressemblent à ceci… Il est fâcheux que mes dernières préoccupations m’aient empêché de penser à envoyer ici un architecte ; sans reproche, vous qui n’aviez qu’à songer à cela, ma chère amie, vous auriez dû vous charger de ce détail. Vous saviez dans quel déplorable état était le château.

Mon mari avait d’abord faiblement souri, il finit par me parler presque sèchement.

Je le regardai avec un étonnement douloureux, et je lui dis doucement :

— Mais, mon ami, souvenez-vous que j’étais aussi tourmentée que vous de toutes ces secousses qui nous ont bouleversés ; et puis, vous le savez, j’ai été très malade, il ne m’a pas été possible de m’occuper de ces soins. Je croyais que…

— Eh ! mon Dieu — me dit Gontran, en m’interrompant avec impatience — encore une fois je ne vous fais pas de reproches, ma chère amie… Seulement je regrette que vous ou moi n’ayons pas songé aux réparations indispensables à cette habitation. Maintenant il n’y a plus à reculer… Grâce à cette révolution maudite, on ne peut voyager nulle part, on ne peut aller aux eaux. Dans quinze jours peut-être l’Europe sera en feu. Paris doit être insupportable. Il faut donc nous résigner à rester ici. C’est ce qui fait que je regrette de nous voir si mal établis.

— C’est surtout pour vous que je suis désolée de ce manque de comfort, mon ami… Quant à moi, je suis si heureuse d’être ici avec vous que je me trouverai toujours bien.

— Vous êtes mille fois bonne, ma chère. Je suis aussi très heureux de partager cette solitude avec vous ; je comprends toutes les raisons qui vous rendent cette habitation précieuse… Mais ce n’est pas une raison pour se passer de tapis et de persiennes… car je n’en vois à aucune fenêtre, et ce château a l’air d’une lanterne.

— J’en suis désolée, mon ami ; mais rassurez-vous, nous trouverons moyen de remédier à cela en faisant venir quelques ouvriers de Vendôme… Je me charge de surveiller et de hâter ces travaux. Par amour-propre de cœur, je tiens à ce que Maran soit pour vous le plus agréable séjour du monde ; seulement je vous demande un peu d’indulgence pour mes efforts.

— Des ouvriers !… — s’écria-t-il avec impatience — il ne manque plus que cela… Il n’y a rien de plus insupportable que des ouvriers… et pourtant il faudra bien s’y résigner… Ah !… ça va être bien agréable… une jolie distraction que j’aurai là !

— Gontran — dis-je tout attristée de l’humeur de mon mari — nous nous exagérons peut-être le délabrement de cette habitation… nous n’avons vu que cette galerie.

— Eh ! mon Dieu ! on peut parfaitement juger du reste par cet échantillon ; c’est la pièce d’honneur… c’est le salon de réception. On voit que le régisseur a accumulé ici toutes les splendeurs de l’habitation — ajouta-t-il en se remettant à rire d’un air contraint. — Allons, ma chère amie, inspectez votre manoir… et tâchez d’en tirer le plus de parti possible en attendant les ouvriers… puisqu’il faut se résigner à cet ennui. Quant à moi, je vais aller aux écuries ; je parie que ce sont de véritables halles sans stalles, sans box, et moi qui viens justement de ramener une douzaine de chevaux d’Angleterre ! C’est fort agréable !… En vérité, je ne sais pas à quoi pensent vos gens d’affaires, de laisser cette habitation dans un tel état de délabrement.

— J’en suis désolée, mon ami… je vous en supplie… ne vous fâchez pas… donnez-moi vos ordres, je les ferai exécuter de mon mieux.

Ma résignation toucha sans doute M. de Lancry, il regretta son impatience, et me dit en s’apaisant :

— Encore une fois je ne vous accuse pas, ma chère amie, vous n’y pouvez rien ; mais si les écuries sont mauvaises, ça n’en sera pas moins désagréable, d’autant plus que, pendant les cinq ou six mortels mois que nous allons passer ici, je n’aurai pour tout plaisir que mes chevaux et la chasse… À propos, sommes-nous loin de Vendôme ?…

— Mais à six ou huit lieues, je crois… mon ami.

— De mieux en mieux, ça sera fort commode pour les approvisionnements de viande de boucherie ; nous n’aurons déjà pas de marée. Il ne nous manque plus pour nous achever que de faire une chère détestable. Je ne sais pas, en vérité, comment votre famille se résignait à vivre ici.

— Mon père a fort peu habité Maran, mon ami… Ma mère seulement y a passé quelque temps, et vous savez que nous autres femmes nous nous contentons de peu.

— Libre à vous… ma chère amie, de vous nourrir de rêverie et d’idéalité ; quant à moi, je vous déclare qu’à la campagne je deviens très positif et très matériel ; j’en demande un million de pardons à votre exaltation romanesque ; mais, quand on n’a pas d’autre plaisir que la table, il est, je crois, permis de vouloir que la chère soit bonne. Vous m’obligerez donc beaucoup, n’est-ce pas ? de vous entendre avec votre maître-d’hôtel pour trouver les moyens de nous approvisionner le mieux possible ; j’aurai, s’il le faut, un fourgon et deux chevaux de service pour à aller Vendôme faire la provision ; car moi je ne vis pas d’abstractions ; je tiens au solide… Sur ce, je vais aux écuries.

Gontran sortit.

Tel fut notre premier entretien en arrivant au château de Maran.