Mathilde, Mémoires d’une jeune femme/Partie II/21

Gosselin (Tome IIIp. 141-167).
Deuxième partie


CHAPITRE XXI.

LA LETTRE.


Le lendemain matin, à mon réveil, j’adressai une longue lettre à Gontran pour le supplier de venir me rejoindre à Rouvray le plus tôt possible.

Mon mari devait trouver cette lettre à Paris à son retour de Londres, je pourrais donc le voir avant huit jours.

Pour la première fois que j’écrivais à Gontran, j’éprouvais un charme infini à cette douce occupation ; j’avais tant à lui dire ! à chaque instant j’étais sur le point de lui tout raconter ; mais je me souvenais des avis de M. de Morlagne, et je me résignais au silence.

Ma lettre écrite, j’attendis Ursule avec assez d’impatience.

Tous mes souvenirs d’enfance et de jeunesse s’étaient réveillés ; les chagrins que je venais d’éprouver avaient développé, mûri mon jugement.

Je voyais avec un véritable chagrin ma cousine méconnaître les qualités essentielles, excellentes de son mari. Si outrée que fût la mélancolie qu’Ursule affectait autrefois, je préférais encore cette exagération au ton sec, décidé, presque méprisant, qu’elle me semblait avoir adopté à l’égard de sa belle-mère et de M. Sécherin.

En réfléchissant davantage, j’excusai Ursule ; elle était seule, sans conseils, et une fois engagée dans une fausse voie, elle devait s’y égarer chaque jour davantage, faute d’un avertissement salutaire et ami.

Plusieurs fois je pensai à la rougeur, à l’embarras de ma cousine, lorsque son mari avait parlé de ce M. Chopinelle.

Dans son isolement Ursule s’était peut-être montrée quelque peu coquette à l’égard de cet homme. Je résolus de lui parler très franchement à ce sujet, de la supplier de ne pas poser à de pénibles contrariétés domestiques pour un si misérable sujet.

Madame Sécherin me parut une femme très sensée, très fermer très observatrice. Elle avait évidemment sur son fils peut-être encore plus d’influence qu’Ursule ; il me sembla qu’elle nourrissait contre celle-ci quelque grief secret, et qu’elle se contenait jusqu’à ce qu’un moment opportun lui permît d’éclater.

Les personnes de ce caractère, ordinairement prudentes, calmes, opiniâtres, d’un esprit clairvoyant, d’un cœur simple et droit, d’une piété austère, ne connaissent ni ménagements, ni tempéraments ; une religieuse impartialité leur fait un devoir d’attendre des preuves avec une patience invincible, puis, lorsqu’elles se croient dans le juste et dans le vrai, elles deviennent impitoyables.

Ursule entra chez moi.

Après quelques phrases insignifiantes, je lui dis :

— Il faut que je te gronde, ma sœur. Tu n’es pas raisonnable, tu m’avais promis de faire pour ainsi dire l’éducation de ton mari, de le façonner un peu ; avec quelques mots gracieux et tendres, tu en obtiendrais tout. Car, j’en suis sûre, moi qui n’ai aucune influence sur lui, en quelques jours je le changerai beaucoup à son avantage.

— Tu es habituée aux miracles. N’as-tu pas ensorcelé ma belle-mère ? Mon mari m’a dit ce matin qu’elle raffolait de toi.

— En admettant ce triomphe, tu le vois, est-ce donc si difficile de se faire aimer ?

— Ce n’est pas difficile, ma chère Mathilde… C’est ennuyeux, je n’éprouve pas le besoin d’être aimée de madame Sécherin.

— Écoute, Ursule, crois-moi, tu te méprends sur le caractère, sur l’esprit de ta belle-mère.

— Tu lui trouves l’air grande dame… Tu vas maintenant lui découvrir du génie — dit Ursule en souriant avec ironie.

— Du génie ? non, mais beaucoup de pénétration. Continuellement elle observe.

— Que peut-elle observer ? Je ne la crains pas.

— Je le crois… Néanmoins pourquoi ne pas la ménager ?

— À quoi bon ? Je voudrais bien te voir à ma place, ma pauvre Mathilde.

— À ta place ?… Je m’amuserais beaucoup.

— Ici ?…

— Ici…

— Mais à quoi ?

— Je te le dis, à me faire aimer, à essayer mon pouvoir, à opérer des merveilles, à changer ton mari presqu’en élégant, et à amener ta belle-mère à aller au-devant de toutes les améliorations désirables dans cette maison qui te déplaît tant.

— C’est impossible, tu ne connais pas l’entêtement de madame Sécherin, et l’horreur de mon mari pour tout ce qui est gêne ou contrainte.

— Essaie toujours… Depuis hier, comment ai-je fait, moi, pour être au mieux avec elle ?

— Oh ! toi, tu es très séduisante, tu sais plaire, tu sais cacher tes impressions désagréables. Moi je ne sais rien dissimuler, je suis trop franche. Pendant quelques mois, j’ai été d’une mélancolie profonde, d’une tristesse morne. Mon désespoir s’est usé dans mes larmes ; maintenant je me suis endurcie, j’ai tant souffert ! Mon cœur est insensible, même à la douleur ; je raille, je méprise, j’aime mieux cela.

Depuis le commencement de notre conversation l’accent d’Ursule avait été nerveux, saccadé, brusque.

— Ma sœur — lui dis-je — tu n’es pas dans ton état naturel, tu caches quelques chagrins.

— Aucun — je te jure — j’ai pris mon parti ; lorsque nous aurons assez de fortune pour aller vivre à Paris, j’irai ; jusque là je vis machinalement, fuyant mes rêves de jeune fille, lorsqu’ils viennent quelquefois m’apparaître… malgré moi… car ces souvenirs chéris ne me rappellent que trop, et toi… et nos beaux jours… Ah ! Mathilde !… Mathilde ! tu m’as gâté la vie — ajouta Ursule…

Après un assez long silence, elle fondit en larmes, comme si elle cédait tout-à-coup à une émotion jusqu’alors contenue.

— Oh ! j’étais bien sûre — m’écriai-je — que mon amie, que ma sœur me dissimulait quelque chose ; que ses paroles brèves et âcres partaient de ses lèvres et non pas de son cœur.

— Eh bien ! oui… oui, pardonne-moi… Hier, après le premier mouvement de joie que m’a causé ton arrivée, j’ai été saisie d’un mauvais sentiment ; j’ai eu honte de ce qui m’entourait, j’ai eu honte de ma mélancolie avec mes larmes éternelles ; j’ai voulu être résolue, insouciante, ironique : mais ce rôle faux, dissimulé, je ne peux le supporter. À toi, devant toi, je ne puis mentir… Ta pauvre Ursule ressent aujourd’hui aussi vivement, plus vivement peut-être qu’autrefois, les douleurs de la mésalliance morale qu’elle a contractée. Hier, ce matin, quand je me plaignais de la tristesse de cette habitation, je mentais ; de son manque d’élégance, je mentais. Que m’importe le cadre de la vie… lorsque cette vie est à jamais flétrie… Ah ! Mathilde… avec un cœur qui m’eût comprise, l’existence la plus dure, la plus malheureuse m’aurait ravie.

— Pauvre Ursule, je t’aime mieux ainsi ; j’aime mieux tes larmes que ton ironique et froid sourire. Pourtant, dis-moi : ton mari semble aller au-devant de tes moindres désirs… Quoique riche déjà, il travaille encore sans relâche pour satisfaire un jour à tes goûts d’opulence ?

— Tu veux parler, n’est-ce pas, Mathilde, de cette fortune que je lui ai ordonné d’acquérir… afin d’aller briller à Paris — dit Ursule en souriant avec amertume. — Je te parais bien égoïste, bien cupide, bien vaine, n’est-ce pas ?

— Ursule, tu es folle. Je ne dis pas cela.

— Non, non, c’est vrai ; pardon, Mathilde. Mais aussi je serais si chagrine si tu me soupçonnais capable de cette honteuse avidité d’argent… Écoute-moi donc. À mon arrivée ici, mon mari parla d’abandonner sa manufacture, de vivre dans le loisir, de me consacrer tous ses instants. Mathilde, te l’avouerai-je ? je m’effrayai, plus peut-être encore pour lui que pour moi, de cette vie inoccupée qu’il m’offrait de partager. Nos goûts sont si différents ! il y a si peu de sympathie entre nous ! Et puis, je savais qu’il lui en coûtait beaucoup d’abandonner des occupations très attachantes, des habitudes d’activité qui étaient pour lui une seconde nature, qui étaient presque sa santé… J’aurais si mal récompensé ce grand sacrifice, que je ne voulus pas l’accepter. Aussi, afin de rendre mon refus moins pénible pour son amour-propre, afin de ne pas lui dire : « Ces loisirs que vous voulez me consacrer me seraient indifférents ou pesants, » il m’a fallu trouver un prétexte… Alors j’ai été forcée de feindre, je ne sais quelle cupidité, quelle vanité démesurée ; alors je lui ai dit, qu’au lieu d’abandonner les affaires, il me ferait au contraire plaisir de les continuer jusqu’à ce qu’il eût acquis une fortune assez considérable pour nous permettre de briller à Paris… Une fortune… briller ! Mathilde, Mathilde… tu me connais, tu sais le cas que je fais du luxe et de la splendeur ; et lors même que mon mari réaliserait la fortune qu’il rêve, hélas ! je le sens, je n’en jouirais pas… ma vie s’use lentement et sourdement, ma sœur.

Ursule, en disant ces derniers mots, baissa tristement la tête sur sa poitrine ; elle semblait accablée par une douleur immense.

L’expression mélancolique de sa physionomie, la langueur de son regard voilé, étaient tellement d’accord avec ces tristes paroles, que, je l’avoue, je crus aveuglément à ce qu’elle me disait.

Elle trouvait le moyen de paraître se sacrifier encore à son mari en l’obligeant à travailler sans relâche pour augmenter une fortune déjà considérable.

Je poussai l’aveuglement si loin que je m’inquiétai des pressentiments sinistres d’Ursule.

Je les combattis vivement.

— Mais enfin, — lui dis-je, — pourquoi rêver un avenir si sombre ? pourquoi renoncer à toute espérance ?

Ursule me prit les deux mains, attacha sur moi ses yeux bleus noyés de larmes, et murmura d’une voix douloureusement émue :

— Tu parles d’espérance, ma sœur… hélas ! je te l’ai écrit le lendemain de cette fatale union, mon espérance, c’est une pauvre place obscure dans le cimetière du village ; mon avenir, c’est l’éternité

Et Ursule appuya sa tête sur mon épaule en pleurant.

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Peu à peu elle se calma. Notre entretien avait pris un tel caractère, que je ne voyais pas de transition possible pour lui demander si elle avait été quelque peu en coquetterie avec M. Chopinelle.

Sachant l’exaltation de ma cousine, l’inoccupation de son cœur, je redoutais pour elle les dangers de la solitude ; je croyais utile, urgent de lui faire part de mes craintes, je n’hésitai pas.

— Dis-moi, Ursule, voyez-vous beaucoup de monde ? — lui demandai-je.

— Quelques parents de mon mari et quelques négociants de Rouvray, avec lesquels il est en relation d’affaires.

— Mais vous n’avez pas d’intimité habituelle ?

— Si, un ou deux vieux amis de ma belle-mère, quelquefois le substitut du procureur du roi, et aussi notre sous-préfet.

— Ce monsieur Chopinelle ?

— Justement, qui a écrit hier à mon mari, tu sais ?

Ursule prononça ces mots si naturellement, avec si peu d’embarras, que je crus mes soupçons sans fondement.

— Et tu as fait de la musique avec lui ? Est-il bon musicien ?

— Détestable ; il chante horriblement faux. Malheureusement, M. Sécherin est fort lié avec lui, et j’ai été obligée de subir par politesse je ne sais combien de duos et de répétitions de duos. Ah ! Mathilde — ajouta Ursule en secouant tristement la tête — te souviens-tu de ce que nous disions : « — Parlée à deux, la musique est une langue divine, sacrée, qu’il ne faut pas profaner !… » Aussi combien j’ai souffert d’être obligée de chanter avec cet homme, moi qui pensais comme toi que c’est seulement « avec une personne tendrement aimée qu’on peut partager ces élans de l’âme, ces accents passionnés que le chant seul peut rendre ! »

Je me rappelai qu’en effet, au fort de notre admiration pour la musique, nous ne comprenions pas comment on osait ou comment on pouvait chanter un duo passionné avec une autre personne que celle qu’on aimait.

Les dernières paroles d’Ursule détruisirent tous mes doutes sur sa coquetterie, je ne craignis pas de lui dire en souriant :

— Tu vas bien te moquer de moi… Est-ce que je ne m’étais pas imaginé que ton sous-préfet te faisait la cour ?

Ursule, malgré les larmes qui tremblaient encore au bout de ses longs cils, partit d’un éclat de rire si franc, si naïf, si bruyant, que j’en restai tout décontenancée.

M. Chopinelle ! — s’écriait-elle à travers ses éclats de rire — mon Dieu ! quelle singulière idée ! tu ne sais pas ce que c’est que M. Chopinelle, tu le verras. Ah ! mon Dieu… mon Dieu… M. Chopinelle… me faire la cour !!!

Le rire est contagieux ; malgré moi, je partageai l’hilarité de ma cousine.

Lorsque cette gaîté fut tout à fait calmée, Ursule, par un de ces brusques revirements d’impressions qui étaient un de ses plus grands charmes, me dit tristement.

— Hélas ! Mathilde… une des causes de mon chagrin désespéré, c’est que vois-tu, je le sens… mon cœur est mort… mort à tout jamais… il a été si douloureusement broyé par une souffrance longtemps contenue, que c’est à peine si ce pauvre cœur bat encore ; et ces faibles battements, ton amitié, ton amitié seule les cause… Et puis enfin, ma sœur — ajouta Ursule avec une dignité touchante — mon mari manque sans doute de tous les avantages qui inspirent, qui commandent la passion, ce rêve de notre vie à nous autres femmes ; mais il est bon, il est loyal, il est dévoué, et crois-moi, Mathilde, il me serait aussi impossible de l’outrager… que de l’aimer d’amour.

— Bien, bien, Ursule, je reconnais ton cœur — m’écriai-je en lui serrant la main.

— Et puis — dit-elle — en souriant d’un sourire si navrant, que les larmes me vinrent aux yeux — je suis comme les pauvres enfants souffrants… Je trouve une sorte de douce consolation à être plainte… et oserais-je jamais me plaindre si j’étais coupable…

Sans doute j’étais complètement prévenue en faveur d’Ursule, mais l’esprit le plus défiant, le plus soupçonneux, n’aurait-il pas été désarmé comme je le fus par les apparences d’une sincérité si ingénue ?

La gaîté moqueuse, la sensibilité, la délicatesse, la dignité… Ursule avait tout employé pour me convaincre, je fus convaincue.

À cette heure, mieux instruite, je reste toujours confondue, j’oserais presque dire d’admiration (il y a de belles horreurs), en pensant avec quel art infini cette femme savait alternativement faire vibrer toutes les cordes de l’âme, avec quelle dextérité, avec quelle souplesse elle passait des larmes au sourire, de la candeur à la dignité, de l’orgueil à la tendresse pour vous persuader un mensonge.

S’attaquant à tout, à votre esprit, à votre cœur, à vos vices, à vos vertus, à vos sympathies, à vos haines, elle ne laissait pas enfin une seule des fibres de votre intelligence, de votre cœur, sans l’avoir interrogée…

. . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . . .

Vers les trois heures, M. Sécherin était occupé à sa fabrique, Madame Sécherin faisait sa sieste accoutumée ; j’étais dans le salon avec Ursule, lorsque M. Chopinelle y entra.

M. Chopinelle était un jeune homme brun, d’une figure pleine, colorée, encadrée de favoris noirs ; sa taille épaisse, robuste, était sans grâce : il avait des pieds et des mains énormes ; ses traits assez réguliers, mais d’une expression commune, devaient lui valoir en province le titre de beau.

En conséquence de la saison, probablement, il portait un chapeau de paille et une cravate à la Colin ; une redingote de bouracan vert à boutons de métal, un pantalon rayé de bleu et des souliers de daim gris complétaient ce costume pastoral.

À peine eus-je entrevu cet ensemble vulgaire, que je me sentis absolument rassurée sur la tranquillité du cœur d’Ursule.

J’ajouterai — en m’inspirant un peu de l’esprit et du langage de mademoiselle de Maran — que M. Chopinelle joignait à ces dehors de beau Léandre des rengorgements de satisfaction jubilante, doucement contenue par une sorte de réserve officielle, de morgue administrative qui faisait de M. le sous-préfet l’idéal de la sottise dans la suffisance et de la vulgarité dans l’insuffisance.

J’échangeai un malin sourire avec ma cousine.

Elle répondit par un salut très froid aux bruyantes et familières démonstrations de M. Chopinelle.

Il me sembla qu’il était entré dans le salon en véritable vainqueur, en ami intime impatiemment attendu.

Il restait comme ébahi de l’accueil glacial d’Ursule.

Tout à coup M. Chopinelle réfléchit, et s’aperçut sans doute que ses airs conquérants devaient être souverainement déplacés devant une étrangère. Il sourit d’un air capable, et son regard semblait dire à Ursule : — « Soyez tranquille, ne craignez rien ; je ne vais pas vous compromettre ; je dissimulerai parfaitement notre intelligence. »

Ce manège de fatuité insolente et ridicule me révolta ; alors je ne supposais pas un moment que la conduite de ma cousine eût en rien autorisé les impertinentes affectations de M. Chopinelle.

— Qu’y a-t-il de nouveau à Rouvray, monsieur Chopinelle ? — lui dit Ursule en continuant de travailler à sa tapisserie.

— Rien de très important, madame, si ce n’est administrativement ; — et il ajouta, d’un ton important et mystérieux : — On parle d’une dissolution. Ma correspondance m’a absorbé et m’a empêché de venir faire hier la partie de notre gros Tourangeau… Que voulez-vous ?… avant d’être aimable il faut être fonctionnaire…

Je regardai Ursule. Elle haussa les épaules. Ces mots : Notre gros Tourangeau, s’appliquaient sans doute à son mari. Je fus choquée de cette plaisanterie.

M. Chopinelle continua :

— Vous pensez bien, madame, que mes regrets ne se sont pas bornés là — ajouta-t-il en s’inclinant gracieusement devant Ursule — mais les affaires d’état avant tout.

— Ma chère amie… M. Chopinelle, sous-préfet de notre arrondissement — me dit Ursule en m’indiquant M. Chopinelle d’un signe de tête.

Je m’inclinai légèrement.

— Madame arrive de la capitale ?

— Oui, monsieur.

— Madame va trouver la province bien maussade, bien ennuyeuse, bien stupide ! Pour nous autres Parisiens, c’est une véritable Sibérie… un exil ; autant aller tout de suite aux antipodes… Vous n’avez pas d’idée, madame, des figures qu’on trouve dans mon arrondissement et de la vie qu’on y mène ; ma parole d’honneur on se croirait chez les Hurons, pour ne pas dire davantage. Heureusement que madame Sécherin a été jetée comme moi sur cette terre étrangère ; si madame reste ici quelque temps, nous improviserons une petite colonie parisienne au milieu des sauvages de la Touraine. Madame est sans doute musicienne ? — me demanda M. Chopinelle.

Heureusement il se chargea de ma réponse et ajouta :

— Il n’y a pas à en douter, je parie que madame a une voix charmante ; nous transporterons ici la partie des arts. Madame Sécherin a un délicieux talent, madame Sécherin la jeune, bien entendu, car sa belle-mère n’a jamais su que chanter la messe, ah ! ah ! ah !… M. Chopinelle me regarda, tout fier de cette impertinence.

Il s’aperçut qu’elle n’était pas de mon goût, et se retourna vers Ursule.

— Monsieur — lui répondit-elle sèchement — ce que vous dites de la mère de mon mari me semble parfaitement déplacé.

L’étonnement de M. Chopinelle redoubla.

— Ah çà ! vous avez donc quelque chose contre moi, que vous m’accueillez de la sorte ? On dirait que je suis un étranger pour vous — dit-il avec un certain dépit.

— En vérité, monsieur, je ne sais pas ce que vous voulez dire. Parlons, si vous le voulez bien, de la route vicinale que vous nous promettez sans cesse — reprit Ursule avec le plus grand sang-froid.

M. Chopinelle sembla piqué au vif ; voulant sans doute justifier le langage familier qu’il affectait à l’égard de ma cousine, il s’oublia jusqu’à dire :

— Je ne sais si c’est la présence de madame qui vous intimide ainsi ; mais, ordinairement, avouez que vous me traitez moins cérémonieusement, madame. Je ne suis donc plus l’ami de la maison ?… Bien… bien… je me plaindrai à ce cher Sécherin, je vous en avertis.

Si je n’avais pas eu en Ursule une confiance aveugle, insensée, la mauvaise humeur de cet homme, d’ailleurs infiniment mal élevé, m’eût donné beaucoup à penser.

Mais je ne vis dans M. Chopinelle qu’un fat ridicule qui voulait à mes yeux abuser d’une apparence d’intimité que la vie de la campagne autorise, pour me faire croire qu’Ursule le voyait avec un certain intérêt.

C’est pour donner une idée de la sottise de ce personnage que j’ai cité quelques mots de sa conversation, qui ne fut qu’un fastidieux mélange de lieux communs et de prétentions insupportables.

Je n’ai jamais compris qu’on pût trouver un grand plaisir à s’amuser des sots ; leur vulgarité, leur niaiserie me répugnent, m’attristent au moins autant que la vue d’une infirmité physique.

La froideur et la répugnance que je ne pus m’empêcher de témoigner à M. Chopinelle abrégèrent donc singulièrement sa visite.

Après son départ, Ursule me demanda, en riant aux éclats, si je croyais toujours qu’elle s’occupait de ce sous-préfet, s’il était possible de rencontrer un homme plus complètement absurde, et si je n’avais pas honte de mes soupçons à ce sujet.

Je partageai la gaîté d’Ursule, je ne conservai pas le moindre doute sur sa sincérité.

M. Chopinelle ne revint pas de quelques jours, à la grande surprise de M. Sécherin qui ne cessait pas d’accabler sa femme de questions auxquelles celle-ci répondait avec impatience.

Complètement rassurée au sujet de la coquetterie d’Ursule, au bout de quelques jours je fis une autre découverte qui me charma bien davantage.

En ma présence, le ton de ma cousine envers son mari était froid, indifférent, quelquefois dédaigneux ; pourtant M. Sécherin ne paraissait pas s’en apercevoir, il semblait l’homme le plus heureux du monde, et, au grand déplaisir d’Ursule, il faisait allusion à mille circonstances qui prouvaient que les meilleurs rapports existaient entre eux, et que sa femme le comblait de prévenances.

Plusieurs fois M. Sécherin dit à Ursule en riant et en haussant les épaules : — C’est pourtant parce que notre cousine est là que tu ne veux pas avoir l’air d’être amoureuse de moi.

En effet, après m’être longtemps demandé pourquoi ma cousine dissimulait une conduite si conforme aux conseils que je lui donnais, je fus convaincue que c’était pour conserver toujours le droit de se dire la plus incomprise, la plus infortunée des femmes, et pour pouvoir se plaindre à moi de la mésalliance morale à laquelle elle avait été sacrifiée.

Cette conviction me tranquillisa beaucoup sur la destinée d’Ursule.

Pour la première fois je reconnus une sorte de monomanie mélancolique dans les tristesses exagérées qu’elle avait affectées dans notre premier entretien à mon arrivée à Rouvray. Je n’accusai pas ma cousine de fausseté, je la trouvais presque malheureuse d’avoir honte de son bonheur et de ne pas oser avouer qu’ayant reconnu les nobles et généreuses qualités de son mari, elle avait sagement pris son parti sur quelques-unes de ses vulgarités. Une fois bien sûre que ses chagrins n’étaient qu’une prétention, qu’une sorte de coquetterie de souffrance, je n’eus pas le courage de contrarier Ursule à ce sujet : je la croyais, je la voyais parfaitement heureuse ; le reste m’était indifférent.

Je fus bien loin de regretter les larmes que j’avais données à ses douleurs supposées. Seulement je ne pus m’empêcher de sourire en pensant que le complément du bonheur d’Ursule était pour elle de se dire la plus misérable des créatures. Plus j’observais, plus je reconnaissais que l’empire qu’elle avait sur son mari était immense ; quelquefois même je doutais que celui de madame Sécherin pût l’égaler.

Celle-ci persévérait toujours à l’égard d’Ursule dans une froideur contrainte qui souvent semblait blesser son fils.

Environ huit ou dix jours après la scène que j’ai racontée, M. Chopinelle revint à Rouvray pour y dîner. Il prétexta de nombreuses occupations pour excuser son absence.

M. Sécherin l’accueillit avec une parfaite et joyeuse cordialité.

Après souper, la nuit venue, au lieu de jouer selon son habitude au piquet avec son fils, madame Sécherin se mit à son rouet.

Mon cousin sortit pour aller donner quelques ordres à sa fabrique.

Les fenêtres étaient ouvertes, il faisait un temps magnifique.

Ursule et M. Chopinelle causaient assis sur un canapé placé derrière la chaise de madame Sécherin, qui était complètement absorbée par son rouet.

Grâce à l’abat-jour d’une lampe, le salon était plongé dans une demi-obscurité.

J’allai m’asseoir près d’une des fenêtres. Le ciel était pur, les étoiles brillantes : je tombai dans une rêverie profonde.

Je ne sais depuis combien de temps j’étais absorbée dans ces réflexions, lorsque, retournant machinalement la tête, je vis M. Chopinelle, assis près d’Ursule, lui donner une lettre qu’elle serra vivement dans la poche du petit tablier qu’elle portait.

J’étais presque complètement cachée dans l’embrasure de la fenêtre ; ma cousine, ne pouvant pas me voir, pensait sans doute qu’il m’était impossible de l’apercevoir.

Je me croyais dupe d’une illusion.

À ce moment madame Sécherin interrompit le mouvement mesuré de son rouet, et du ton le plus naturel, elle dit à Ursule, en tournant à demi la tête :

— Ma bru, venez, je vous prie, me tenir cet écheveau à dévider.

Ursule se leva, s’approcha de sa belle-mère.

Je vois encore cette scène.

Ursule portait une robe de mousseline blanche rayée de rose et un tablier de soie bleu-clair garni de dentelle noire ; debout devant madame Sécherin, elle tenait l’écheveau de lin sur ses deux mains élevées. Sans doute ennuyée de l’occupation que lui avait imposée sa belle-mère, elle frappait légèrement le plancher du bout de son joli pied.

Tout à coup, par un mouvement plus rapide que la pensée, madame Sécherin plongea sa main dans la poche du tablier d’Ursule, et saisit la lettre de M. Chopinelle.

— Avec les traîtres il faut user de traîtrise ! — s’écria-t-elle d’une voix menaçante. — J’ai tout vu dans cette glace !

Et elle montra une glace placée en face d’elle qui avait dû, en effet, réfléchir ce qui venait de se passer derrière sa chaise.

— Madame ! — dit Ursule en pâlissant.

— Il y a longtemps que je vous surveille — répondit madame Sécherin. — Mon fils va tout savoir.