Matelot (1892)
Alphonse Lemerre, éditeur (p. 132-137).
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XXIX


À la fin de l’hiver, comme venaient de sonner ses vingt-deux ans, arriva l’ordre de départ, que, dans son oublieuse insouciance, il ne désirait même plus. On l’expédiait dans un autre port, avec un détachement, pour aller de là à Dakar et faire partie, pendant dix-huit mois, de l’équipage d’un bateau stationnaire au Sénégal.

Il connaissait Dakar, pour y avoir touché avec la Résolue. Et, à ce seul nom de Sénégal, il revit l’infini des sables, les languissants soirs rouges où s’abaisse sur le désert un soleil énorme… Il allait donc pénétrer au fond de ce pays des hommes noirs, par le long fleuve qui sert de route aux hommes d’Europe… Tout cela l’attirait étrangement, — surtout la rive saharienne, l’impénétrable rive des Maures…

Par faveur tout à fait spéciale et rare, on l’avait laissé libre, sur sa parole, le dernier soir ; il devait, à minuit, quand le détachement passerait sous sa fenêtre pour se rendre à la gare, descendre bien vite le rejoindre, au coup de sifflet d’un des chefs.

Il invita, à ce dernier dîner, le frêle fils du pasteur.

Son sac de matelot, en toile blanche, était posé par terre, à côté de la table, fermé, prêt à être mis à l’épaule.

Tous trois parlaient à peine, sous cette oppression spéciale que cause l’approche des grands départs, des fins, des morts.

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Jean vit que sa mère avait préparé son manteau et son chapeau pour sortir et il comprit : « Maman, non, ne viens pas jusqu’à la gare, va… » dit-il, d’une voix infiniment douce, en prenant une de ses mains qui était posée sur la nappe. Et devant son pauvre regard déçu, qui semblait lui demander humblement pourquoi : « Eh bien, c’est qu’il y a les autres, vois-tu… Non, ne viens pas ; j’aime mieux t’embrasser ici… Morel me conduira, lui, s’il le veut. »

Après dîner, ils s’assirent devant le feu, pour attendre, causant très peu, avec de longs intervalles de silence, les deux matelots fumant des cigarettes, la mère près de son fils lui tenant une main dans les siennes.

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— « Maman, avant que je parte, montre-moi les chères petites choses, tu sais, — la redingote, la canne… Tout, je veux revoir… » Et comme elle semblait hésiter, en jetant les yeux sur cet étranger assis là : « Quoi ! à cause de Morel ?… Ah ! ça m’est bien égal qu’il soit là, lui, par exemple… Il en fait autant, tu sais… »

Alors, elle lui montra l’une après l’autre, sur la table, les reliques qu’il avait demandées. Il les regardait en courbant la tête, sans rien dire, lançant à intervalles réguliers une mince fumée grise de tabac d’Orient. Et, à mesure qu’elles disparaissaient, enveloppées de nouveau dans leurs petits suaires de mousseline, il éprouvait des impressions d’irrévocable jamais, comme le soir où il avait fermé pour la dernière fois la porte du jardin du Carigou…

Tout à coup, par l’entre-bâillement de la fenêtre, un bruit lourd monta de la rue endormie, un martellement de pas cadencés sur les pierres, — et puis l’appel aigu d’un sifflet de manœuvre… Quoi !… Déjà le détachement qui passait !… Alors, elle était en retard, la pendule, ou arrêtée… Ils n’avaient pas cru qu’il fût si tard… Avec une sorte d’effarement, Jean étreignit sa mère de tout son cœur, dans un grand baiser d’adieu, et, jetant son sac sur l’épaule, suivi de Morel, il descendit quatre à quatre l’escalier de granit.

Une lampe à la main pour l’éclairer, elle le regarda si vite descendre, glacée, sans paroles, — puis courut ouvrir toute grande la fenêtre pour essayer de le revoir dans la rue… Mais non, rien qu’un groupe confus d’hommes qui s’en allaient, une masse noire qui s’éloignait dans de la nuit, sous une fine pluie froide… Lui, au contraire, en se retournant, la voyait bien encore là-haut, dans le carré lumineux de la fenêtre…

Quand la masse noire fut bien perdue, le bruit des pas plus assourdi, elle referma les vitres — et fut seule. — Sans larmes, comme hébétée, toute tremblante avec une sueur, sous une sorte d’impression de suprême écrasement qu’elle ne connaissait pas, que les autres départs de Jean ne lui avaient jamais causée, elle se laissa tomber sur une chaise, devant le feu mourant, et prit, dans ses doigts incertains, une cigarette à lui, qui finissait de s’éteindre sur la pierre de la cheminée…

… Alors, elle lui montra l’une après l’autre, sur la table…