Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/V/11

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XI


CHAPITRE XI.


les rencontres.


— Eh bien ! Monsieur, — dis-je à Balthazar, — je suis arrivé rue du Faubourg-du-Roule, j’ai frappé, l’on m’a ouvert, j’ai… entré… le mulâtre est venu ; il m’a demandé ce que je voulais. — Remettre en mains propres une lettre à M. le baron de Noirlieu. — On ne peut pas voir M. le baron, — m’a répondu le mulâtre. À ce moment-là, comme j’étais sur le perron avec le mulâtre, il est sorti de la maison un Monsieur encore jeune et très-bien mis ; il a parlé au mulâtre, qui l’a appelé M. Du… Du — et je feignais de rassembler mes souvenirs — Du… Duri…

— Duriveau… s’écria Robert de Mareuil, avec autant d’étonnement que d’inquiétude ; puis il ajouta :

— Le comte Duriveau… est grand,… brun,… a l’air dur. N’est-ce pas ?

— Oui, Monsieur, c’est bien le nom de ce Monsieur, et sa figure.

Robert de Mareuil regarda le poète, et lui dit, en secouant la tête :

— Tu connais la volonté de fer de ce diable d’homme ; il est puissamment riche. Rien pour moi ne serait plus dangereux que… — Mais, s’interrompant par réflexion, Robert de Mareuil reprit, en s’adressant à moi :

— Continue. Pendant que tu parlais au mulâtre, le comte Duriveau est sorti de chez le baron ?

— Oui, Monsieur, et le mulâtre l’a accompagné jusqu’à la porte. Alors, ce Monsieur a dit au mulâtre de rappeler à M. le baron qu’il viendrait le lendemain, sur les deux heures, le chercher pour aller au Louvre avec Mlle Re… Re…

— Régina… — s’écria Robert.

— Oui, Monsieur… c’est bien ce nom-là.

— Ah ! ah !… Demain… à deux heures… au Louvre… — dit Robert avec une sorte de satisfaction mêlée de dépit. — Très-bien ! l’on y sera, c’est bon à savoir. Le baron n’est donc pas devenu si sauvage, si fou qu’on veut bien le dire. À merveille ! demain l’on sera au Louvre.

Et m’adressant de nouveau la parole, le comte ajouta :

— Mon garçon, tu vaux ton pesant d’or, malgré ton air niais. Continue, après le départ de Duriveau ; et tu es resté avec le mulâtre ?

— Oui, Monsieur.

— Et que t’a-t-il dit ?

— Comme je voulais absolument remettre ma lettre au baron, le mulâtre m’a dit que son maître ne reçoit personne : j’ai tant fait qu’à la fin le mulâtre m’a conduit dans un salon où il y avait beaucoup de portraits, là il m’a fait attendre.

— Et tu as vu le baron, enfin ?

— Oh ! non, Monsieur ; au bout de quelques instants, le mulâtre est revenu, et il m’a dit avec un drôle d’air : — Si vous ne voulez pas laisser la lettre, que M. le comte de Mareuil écrive à M. le baron par la poste ; il lui répondra ; — là-dessus, sans vouloir rien entendre, le mulâtre m’a reconduit jusqu’à la porte.

— Toujours la même rancune ou la même défiance, — dit Robert, en s’adressant au poète qui, fidèle au mutisme qu’il s’était imposé pour ne pas interrompre son ami, baissa la tête en signe d’assentiment.

— Et tu n’as pas vu de jeune fille dans la maison ? — reprit Robert.

— Non, Monsieur…

— Tu n’as rien remarqué de particulier ?

— Non, Monsieur… seulement en sortant…

— Eh bien ! en sortant ?

— C’est-à-dire quand j’ai été sorti…

— Voyons… dis donc vite !

— J’étais à quelques pas de la porte, lorsque une superbe voiture s’y est arrêtée ; alors je ne sais pas si j’ai bien fait, Monsieur ; mais comme vous m’aviez dit de tout observer… j’ai regardé qui descendait de cette belle voiture.

— Tu as parfaitement bien fait, — me dit vivement Robert. — Et qui est descendu de cette voiture ?

— Un Monsieur d’une figure très-douce et très-jolie, bien plus jeune que le comte Duriveau, moins grand que lui, mais aussi très-bien mis…

Et pour compléter cette fable, je dépeignis, autant que cela me fut possible, l’inconnu du cabaret des Trois-Tonneaux, espérant qu’il serait peut-être connu de Robert de Mareuil ; j’aurais ainsi appris par ce dernier quel était cet homme singulier que j’avais tant d’intérêt à connaître.

Mon espoir fut déçu ; malgré les détails minutieux dans lesquels j’entrai à propos de ce personnage, le comte de Mareuil, après m’avoir écouté avec une grande attention et une anxiété visible, me dit :

— Je ne connais pas cet homme… As-tu remarqué la couleur de sa livrée ?

— Monsieur ? — dis-je, en feignant de ne pas comprendre cette question.

— As-tu remarqué de quelle couleur étaient les habits de ses domestiques ? — reprit Robert.

— Oh non !… je ne regardais que le monsieur…

— Cela est fâcheux… Cette remarque aurait pu m’être utile, — dit Robert en réfléchissant, — tu n’as rien observé autre chose ?

— Non, Monsieur.

— Cherche… Souvent les moindres choses sont significatives… pour qui a intérêt à les comprendre…

— Non, Monsieur… je ne me souviens de rien… J’ai beau chercher… ah ! pourtant si… si… je me rappelle…

Et j’eus recours à une nouvelle fable pour irriter encore la jalousie de Robert de Mareuil ; je voulais le rendre aussi ardent que moi à découvrir quel était cet inconnu.

— Dis vite… — reprit le comte.

— Un des domestiques, celui qui était monté derrière la voiture de ce monsieur, a dit à celui de devant…

— Au cocher ?

— Oui, Monsieur ; il a dit au cocher, quand le jeune homme a été descendu : Nous en voilà comme à l’ordinaire, pour une ou deux heures d’attente…

— Comme à l’ordinaire… pour une ou deux heures d’attente ? — s’écria le comte de Mareuil. — Ce domestique a dit cela. Mais c’est très-important à savoir.

— Dam’, Monsieur, moi, j’en ignore.

— Mais, butor, cela prouve que ce jeune homme vient d’habitude dans cette maison.

— C’est possible. Monsieur.

— Il faut absolument que d’ici à trois ou quatre jours au plus, tu saches quel est ce jeune homme ; — me dit Robert de Mareuil après quelques moments de réflexion.

J’en étais venu à mes fins… j’avais rendu le comte aussi désireux que moi de pénétrer ce mystère, et il devait ainsi m’aider dans mes recherches.

— Oui, — reprit-il, — faut que tu découvres quel est ce jeune homme.

— Moi, Monsieur, et comment voulez-vous que je fasse ?… — Robert de Mareuil me dit :

— À partir de dix ou onze heures du matin, tu t’établiras dès demain auprès de la maison du baron… tu examineras toutes les personnes qui entreront chez lui, et tu observeras, si parmi elles se trouve ce jeune homme dont tu m’as parlé… S’il y vient en voiture, rien de plus facile que savoir qui il est.

— Comment cela, Monsieur ?

— En interrogeant les domestiques, en leur demandant le nom de leur maître.

— Oh ! Monsieur… moi… je n’oserai pas… et puis ils ne voudront pas me le dire…

— Bien, bien, anti-Frontin, — dit Balthazar.

— S’ils refusent de te répondre, il y aura un moyen très-simple de faire parler ses gens, — reprit Robert ! — Cet homme, dis-tu, est jeune, élégant et beau ?

— Oui, Monsieur, très-beau, très-beau de figure.

Robert fronça le sourcil et ajouta :

— Eh bien ! tu diras d’un air mystérieux à ses gens que tu viens de la part d’une très-jolie femme qui a remarqué leur maître, et qui voudrait savoir son nom et son adresse : il est impossible, alors, que les domestiques ne te le disent pas. Comprends-tu bien ?

— Mais, Monsieur, puisque ce n’est pas vrai… — dis-je à Robert d’un air niais et embarrassé. — Il faudra donc que je mente ?

— Bravo, anti-Frontin ! — s’écria Balthazar ne pouvant rester muet plus long-temps, — tout-à-l’heure tu m’effrayais, tu tournais légèrement au Figaro, mais ce dernier trait me rassure ! Aussi, — s’écria le poète avec une exaltation croissante, — aussi j’élève tes gages à quinze mille livres tournois pour cette vertueuse réponse, — s’écria Balthazar. — Seulement, tu me fourniras de tire-bottes, d’allumettes chimiques, de cirage et de faux cols.

— Mais, Monsieur, si ce jeune homme ne vient pas en voiture ? — dis-je à Robert. — Comment parler à ses domestiques ?

— S’il vient à pied, tu attendras qu’il sorte et tu le suivras…

— Où cela, Monsieur ?

— Partout où il ira… il faudra bien qu’il couche quelque part.

— Ah ça ! c’est vrai, — dis-je d’un air fin et triomphant, — et comme on ne couche que chez soi… je saurai bien où il demeure.

On ne couche que chez soi ! — s’écria Balthazar épanoui. — Martin, pour rémunérer ta chaste croyance, je porte tes gages à soixante mille livres tournois ; mais tu me fourniras de chaussettes, de socques articulés, de bretelles, de sous pour passer le pont des Arts, et tu m’offriras cinq melons dans la primeur…

— Vous êtes bien bon, Monsieur, — dis-je au poète ; puis, m’adressant au comte : Une fois que je saurai où demeure ce monsieur, je ne saurai pas son nom pour cela ?

— Tu entreras chez le portier, tu lui dépeindras l’homme qui est rentré le soir, et tu demanderas son nom… je te trouverai un prétexte.

— Ah ! Monsieur… comme vous êtes donc malicieux ! — m’écriai-je avec admiration.

— Maintenant, autre chose, — me dit Robert de Mareuil en me remettant une lettre probablement écrite pendant mon absence. — Tu vas porter ceci passage Bourg-l’Abbé, chez le nommé Bonin, marchand de jouets d’enfants.

À ce nom de Bonin de vagues souvenirs me revinrent à l’esprit ; il me semblait avoir déjà entendu prononcer ce nom ; mais je ne pus me rappeler dans quelle circonstance, et à quelle personne il appartenait.

— Il n’en sera pas de cette lettre comme de celle du baron ; — me dit Robert de Mareuil, — tu la remettras à M. Bonin, lui-même, il ne sort guères de sa boutique… et il te donnera une réponse.

— Bien, Monsieur…

— Allons, va… et reviens vite…

— Et tu diras, en revenant, au petit traiteur de la rue Saint-Nicolas d’apporter à dîner… pour deux, — me dit majestueusement Balthazar, — car nous te nourrissons, Martin, nous te logeons… et nous l’habillerons quand tes vêtements, encore excellents, seront usés ;… tu coucheras dans l’antichambre ; le buffet te servira de commode ; je te prêterai ma peau d’ours de Sibérie, en attendant que je t’aie organisé un lit convenable, tu dormiras là comme un roi.

— Oh ! je ne suis pas difficile. Monsieur, — lui dis-je. — En rentrant, je prendrai à mon garni le peu d’effets que je possède ; je me trouverai bien partout où vous me mettrez.

— Allons, dépêche-toi… — me dit Robert de Mareuil, — tu attendrais M. Bonin, dans le cas où il ne serait pas rentré.

— Bien, monsieur. — Et je sortis. J’arrivai passage Bourg-l’Abbé, passage triste, sombre s’il en est ; au moment où j’y entrais, je fus assez violemment heurté par un tout jeune homme qui venait de s’élancer d’un élégant cabriolet, pendant que le groom se tenait à la tête d’un beau cheval impatient et fougueux. Après m’avoir adressé une légère excuse, ce jeune homme ou plutôt cet adolescent d’une figure imberbe et assez vulgaire, mais vêtu avec beaucoup de recherche, passa devant moi, je le suivis en cherchant des yeux la boutique de jouets d’enfants.

Au moment où je venais de la découvrir, j’y vis entrer l’adolescent qui était descendu de cabriolet devant moi ; je le trouvai auprès du comptoir, lorsque je m’y présentai à mon tour : deux autres personnes attendaient dans cette boutique : la première était un chasseur portant le couteau de chasse en sautoir, l’habit vert, les épaulettes d’argent et le tricorne empanaché de plumes de coq, la seconde était une fort jolie fille qui me parut une fringante soubrette à en juger du moins par sa mine éveillée, son frais petit bonnet, son tablier bien blanc et sa mise proprette. Le chasseur, grand garçon leste et dégourdi, me parut en conversation réglée avec la femme-de-chambre, assise à ses côtés ; tandis qu’une vieille au teint jaune et ridée, à l’air revêche, aux yeux gris perçants, était pour ainsi dire accroupie derrière le comptoir.

L’adolescent dont j’avais été précédé, s’approcha de cette mégère, et, à ma grande surprise, il lui adressa la parole avec une sorte de déférence affectueuse.

— Bonjour, ma chère madame Laridon, — lui dit-il, — comment vous va ?

— Si vous venez pour l’affaire, — dit la vieille d’un ton maussade, — vous pouvez vous en retourner… ça ne se peut pas.

— Comment ? — s’écria l’adolescent, qui me parut cruellement désappointé ; — hier, c’était convenu…

— Eh bien ! aujourd’hui, c’est déconvenu… voilà…

— Mais, ma chère Madame Laridon, c’est impossible, M. Bonin savait bien que je comptais là-dessus, moi…

— Restez là dix heures, parlez-moi dix heures, — reprit brusquement la mégère, — ça sera comme si vous chantiez : le patron a dit non, c’est non !

— Mais alors, — s’écria l’adolescent, désolé, — il ne fallait pas qu’il me promît pour aujourd’hui…

— Assez causé, — dit la mégère en croissant ses bras sous son tablier, et restant insensible à toutes les instances du jouvenceau.

— Ça m’est égal, — dit enfin celui-ci avec un accent de désappointement courroucé, — j’attendrai M. Bonin.

La vieille femme fit un geste de tête et d’épaules qui semblait dire :

— Faites ce qu’il vous plaira.

Puis m’avisant à la porte où je restais, attendant que l’adolescent eût quitté le comptoir, cette femme me dit :

— Qu’est-ce que vous voulez ?

— J’apporte une lettre pour M. Bonin, Madame.

— Il va rentrer… vous la lui remettrez, — me répondit-elle brusquement.

Il n’y avait que deux tabourets dans cette boutique, ils étaient occupés par la soubrette et par le chasseur. L’adolescent me parut blessé de ce que le laquais de grande maison ne lui offrît pas le siège qu’il occupait ; mais le chasseur, fort insoucieux de commettre cette grave inconvenance, échangea un regard ironique avec la fringante soubrette, en lui faisant remarquer le rougir de dépit qui montait au visage du jouvenceau.

De plus en plus surpris de ce que je voyais et de ce que j’entendais, j’examinai cette étrange boutique avec une curiosité croissante. Au lieu d’être riante et gaie, comme le sont habituellement les magasins de ce genre, avec leurs poupées fraîchement vêtues de satin et de paillettes, avec leurs petits ménages étincelants comme de l’argent, ou leurs chevaux enharnachés d’écarlate et d’oripeaux, cette boutique était d’un aspect sombre et nu, à l’exception de quelques vieux joujoux, fanés, décolorés et poudreux, étalés pour la montre, je ne vis, dans l’intérieur de ce magasin, aucun autre jouet d’enfant ; elle était garnie, du haut en bas, de grands casiers bruns remplis de poussière.

J’en étais là de mes observations, presque caché dans l’ombre du fond de la boutique, car la nuit s’approchait, lorsque je vis entrer un homme de haute taille, portant de longues moustaches grises sur sa figure bistrée, un col noir, une grande redingote bleue, militairement boutonnée jusqu’au menton, une grosse canne plombée, et un vieux feutre sur l’oreille.

Je ne me trompais pas… c’était le cul-de-jatte. Ses épaisses moustaches, sa tournure militaire, m’avaient tout d’abord empêché de le reconnaître. De crainte d’être aperçu de lui, je me rejetai dans l’angle le plus obscur du magasin.

À la vue du bandit, la vieille femme parut sortir tout-à-coup de son apathie. Elle se leva à demi, et s’écria vivement :

— Eh bien ?…

— Ça se gâte, — dit le cul-de-jatte à voix basse. — Il paraît que c’était un loup sous une peau de mouton.

— Comment ? ce n’est pas fini ? — dit la vieille femme d’un ton de reproche.

— Fini ?… ah bien oui ! fini, — reprit le cul-de-jatte. — Le capitaine aura du fil à retordre…

— Avec un… un poulet pareil ? — fit la vieille en haussant les épaules de dédain.

— Je vous dis que le poulet est un coq… — répondit le cul-de-jatte, — un coq bien armé d’éperons, et qui ne se laissera pas manger la tête… C’est moi qui vous le dis…

— Alors, qu’est-ce que vous voulez ? — dit la vieille en grommelant. — À quoi bon venir ici ?

Le capitaine engage le patron à accepter le tiers… Comme ça… il y aura moyen… de moyenner.

— Le patron n’y est pas, ça le regarde, il écrira ce soir au capitaine, — répondit la vieille.

— Ainsi, c’est convenu, au port d’arme jusqu’à demain, — dit le cul-de-jatte, — je vais en prévenir le capitaine.

— Le patron lui écrira, — reprit la vieille.

Le cul-de-jatte sortit.

En entendant ces mots le capitaine, un singulier pressentiment me dit qu’il s’agissait de Bamboche, toujours en rapports avec le cul-de-jatte. Je cherchais aussi vainement à deviner quels singuliers intérêts pouvaient amener des personnes de conditions si différentes dans cette sombre boutique de jouets d’enfants, où il n’était nullement question d’acheter ou de vendre des jouets d’enfants.

Soudain la vieille femme, collant, pour ainsi dire, sa figure sèche et ridée aux carreaux de la boutique, dit d’une voix creuse :

— Voici le patron !

À ces mots, le chasseur et la soubrette se levèrent avec empressement, et l’adolescent s’écarta de la porte vitrée à travers laquelle il avait jusqu’alors regardé dans le passage, afin de dissimuler, sans doute, sa mauvaise humeur.