Martin l’enfant trouvé ou les mémoires d’un valet de chambre/IV/10

X


CHAPITRE X.


le mystère.


— Oui, — me dit Claude Gérard, — cet aveu me sera pénible, parce qu’il te prouvera que j’ai douté de toi… et de moi.

— Et pourquoi ?

— Tu te rappelles cette absence de quinze jours que tu as faite, il y a à-peu-près un an, après ta maladie ?

— Oui, mon ami, vous avez voulu que j’allasse passer ma convalescence à quelques lieues d’ici… espérant que le changement d’air la hâterait.

— Eh bien !… pendant ton absence, — me dit Claude Gérard avec un embarras involontaire, — quelqu’un est venu ici… te demander.

— Moi ?… et qui cela ?

— Un de tes compagnons d’enfance…

— Bamboche, — m’écriai-je, avec une émotion de joie impossible à rendre. — Ainsi mes craintes n’étaient pas fondées,… il vit,… il ne m’a pas oublié…

Puis, sentant les larmes me venir aux yeux, j’ajoutai : — pardon,… mon ami,… mais si vous saviez ce que j’éprouve…

— Je le comprends, mon enfant, et je suis loin de blâmer ton attendrissement… Voici donc ce qui s’est passé pendant ton absence, il y a un an de cela :

J’étais ici, un matin, je vois entrer un jeune homme de grande et robuste taille, d’une figure énergique, et vêtu, il m’a semblé, avec plus de luxe que de goût.

— Monsieur, m’a-t-il dit, — il y a environ sept ans que vous avez recueilli un enfant abandonné, c’est du moins ce que je viens d’apprendre par les informations que j’ai prises dans ce village. — Et quel intérêt portez-vous à cet enfant, Monsieur ? — dis-je à cet homme en l’examinant avec autant de surprise que de curiosité. — Cet enfant… est mon frère, — me répondit-il. — Votre frère !… — lui dis-je, — et me rappelant tes confidences et le portrait que tu m’avais souvent fait de Bamboche, je répondis :

— Vous n’êtes pas le frère, mais le camarade d’enfance de Martin, vous vous appelez Bamboche. — Malgré son air assuré, audacieux même, cet homme se troubla, et me dit en fronçant le sourcil : — Peu vous importe qui je suis, Monsieur, je veux voir Martin. C’est avec la plus grande peine que je suis parvenu à retrouver ses traces, et je vous dis, moi, que je le verrai, — ajouta-t-il d’un ton menaçant. — Je haussai les épaules, et je lui répondis froidement : — Et je vous dis, moi, Monsieur, que vous ne le verrez pas : depuis quinze jours Martin a quitté ce village. — Et à cette heure où est-il, Monsieur ?… — s’écria Bamboche avec emportement, — je veux le savoir. — C’est impossible, Monsieur, — lui dis-je.

— Mon enfant, je ne pourrai jamais te donner une idée, — ajouta Claude Gérard, — de l’instance opiniâtre de Bamboche pour savoir où tu étais, employant tous les tons, depuis la menace (il en vit bientôt la vanité) jusqu’à la prière la plus humble, et, je serai vrai, la plus touchante ; je restai inflexible. Alors, croyant m’ébranler par sa franchise, il m’avoua le vol que vous aviez commis autrefois, et voulut mettre dans ma main une bourse pleine d’or pour m’indemniser ; je repoussai la bourse, et je répondis que tu étais parvenu à me rendre cette somme en travaillant trois fois par semaine comme aide-charpentier. Bamboche tenta un dernier effort : il me dit que depuis deux mois à peine qu’il se trouvait dans une position brillante, il n’avait eu qu’une pensée, qu’un but, te retrouver, et qu’après des efforts inouïs pour se rappeler la route et les lieux que vous aviez autrefois parcourus, il y était parvenu… et que c’était alors que je voulais te soustraire à son amitié. Il y eut dans les paroles de ce singulier homme un mélange d’astuce et de sincérité, d’effronterie et de sensibilité profonde, qui me frappa et me toucha malgré moi, et cette impression même m’affermit encore plus dans ma résolution de ne pas te laisser voir à Bamboche. Je connais les hommes ; j’étais et je suis encore certain que ton compagnon d’enfance n’avait pu gagner honnêtement l’existence luxueuse qu’il voulait partager avec toi. Il me l’avoua d’ailleurs avec une cynique franchise, car il me dit à ce propos : — Je n’ai pardieu pas gagné mon argent en travaillant pour le prix Montyon, mais foi de Bamboche, la justice la plus chatouilleuse n’a pas le droit de regarder dans mes poches. — Je restai inflexible. Trois jours durant, Bamboche, espérant vaincre ma résistance, revint chaque matin de la ville voisine, où il s’était arrêté. Voyant enfin l’inutilité de ses efforts, il se décida à repartir. Ses dernières paroles que je m’attendais à trouver amères et irritées, furent au contraire respectueuses et pénétrées : — Tout bandit que vous me croyez, — me dit-il, — je ne suis pas sot ; quoique jeune, j’ai déjà rudement rôti le balai. Je sais mon monde, et je suis sûr que vous êtes un homme comme il y en a peu… Aussi, — ajouta-t-il avec ironie, — vous êtes parqué dans le coin d’une étable…

— Toujours le même… — dis-je à Claude Gérard.

— Oui, j’ai bien retrouvé le caractère que tu m’as dépeint, mais avec une sorte d’usage du monde, une facilité de parole, et un cynisme railleur que j’étais loin de m’attendre à trouver chez lui. — Après tout, — reprit-il, — vous avez dû faire de Martin un digne et solide garçon ; il y avait de l’étoffe : vous n’avez eu qu’à tailler en plein dans cette brave et loyale nature, car Martin ne mordait au mal que du bout des dents, et non pas comme moi, à pleins crocs… Seulement, quoiqu’il y mordît peu et n’en mangeât guères, le pauvre garçon n’osait pas en dégoûter les autres.

— Pauvre Bamboche ! — dis-je à Claude Gérard.

— Comme toi, — me répondit-il, — ces mots de Bamboche m’ont touché. — Mais vous, — lui dis-je, — vous qui croyez au bien, et qui pouvez même l’admirer, comment ne le pratiquez-vous pas ?

— Et que vous a-t-il répondu, mon ami ?

— Voyez-vous, mon digne Monsieur, — a repris Bamboche, — je crois à une belle statue de marbre, à l’attitude fière, à la figure douce et grave, comme doit l’être maintenant celle de Martin ; je l’admire, cette belle statue, qui, malgré pluie et veut, orage et tempête, reste immobile et sereine sur son piédestal… Oui, je trouve cela superbe… foi de Bamboche, c’est un spectacle que j’aime… Seulement, comme je suis de chair et non de marbre, je n’essaie pas de me faire statue… et je me dis : — Va, roule ta bosse dans l’ouragan… mon vieux, — ajouta-t-il en terminant par cette plaisanterie grossière.

— Malgré cette dernière grossièreté, la première image était grande ! — m’écriai-je ; — quel développement a donc pris l’esprit de Bamboche ?…

— Oui, — me dit gravement Claude Gérard, — cette image est grande, mais elle est fausse. L’homme fort, quoique fait de chair, peut devenir de marbre pour résister à l’ouragan des mauvaises passions. Néanmoins, je fus frappé comme toi de ce singulier langage, tour à tour trivial, cynique et élevé… Comme toi je me demandais à quelle école cet enfant perdu pouvait avoir acquis ces raffinements de pensée qui çà et là se remarquaient dans son langage…

Mais Bamboche, après un moment de silence, reprit d’une voix émue :

— Allons, adieu, Monsieur ; peut-être vaut-il mieux pour Martin que je ne le voie pas… je m’entends. Embrassez-le donc pour moi… mais là… de tout cœur… Ah ! vous êtes bien heureux… vous !… — ajouta-t-il en portant brusquement la main à ses yeux. — Dites-lui que je l’aime ni plus ni moins qu’il y a huit ans… et que je n’y comprends rien. Car, tonnerre de Dieu ! je n’étais pas tendre, et je suis devenu diablement coriace. Ça ne fait rien… pour lui je n’ai pas changé… dites-lui ça… et que, quand il le voudra, je suis à lui, tête et cœur, bourse et bras… enfin, à vie et à mort… comme chez la Levrasse… et s’il vient jamais à Paris… voilà mon adresse… Ne craignez rien pour lui… je peux être utile même à un honnête homme…

— Et cette adresse ! — m’écriai-je involontairement et les yeux pleins de larmes.

— Cette adresse… — dit Claude Gérard en faisant un pas vers sa petite table noire du tiroir de laquelle il tira une enveloppe cachetée, — la voici… Je l’ai mise sous ce pli, mon cher enfant… Une fois à Paris tu seras libre d’en prendre connaissance.

Je saisis vivement l’enveloppe que je considérai silencieusement avec une sorte de crainte.

Claude Gérard poursuivit :

— J’ai long-temps hésité, mon enfant, à te faire cette confidence ; c’est de cette hésitation dont je m’accuse auprès de toi… Je devais être assez certain de la solidité des principes que je t’ai donnés, et de la fermeté de ton caractère pour ne te rien cacher… Cependant, j’ai long-temps redouté pour toi l’influence souvent irrésistible d’une amitié d’enfance… Il ne se passait presque pas de jour où tu ne me parlasses de tes anciens compagnons pour regretter, il est vrai, que, comme toi, ils n’eussent pas rencontré un guide austère et sûr… mais cette préoccupation même prouvait la persistance de ton affection pour Basquine et pour Bamboche.

— Et Basquine, — m’écriai-je, — il ne vous en a rien dit ?

— Rien…

— Pauvre petite ! Elle aura sans doute été victime du crime dont j’ai trouvé quelques traces…

— Il faut espérer que non, mon cher enfant… — me dit Claude Gérard ; puis il reprit :

— Telles ont été les raisons qui m’avaient engagé à te cacher mon entrevue avec Bamboche ; l’avenir décidera si j’ai eu tort de ne pas persister dans ma résolution… Un mot encore à ce sujet… Si… chose impossible d’ailleurs, je t’avais envoyé à Paris sans ressource, sans appui, sans une protection assurée. Dieu m’est témoin que je ne t’aurais instruit ni de la venue de Bamboche, ni des moyens de le retrouver peut-être à Paris… mais tu te rends dans cette ville avec la certitude d’occuper à ton arrivée un poste honorable auprès d’une personne honorable. Je dois donc être sans crainte… et ne pas me repentir d’avoir eu confiance en toi.

— Non, non, mon ami… vous ne vous repentirez pas de cette confiance — lui dis-je.

Et prenant l’enveloppe qui renfermait l’adresse de Bamboche ; je la déchirai… à moitié… car, je l’avoue… je ne sais quelle puissance invincible me retint, je n’eus pas le courage d’achever cette lacération…

Claude Gérard ne m’avait pas quitté des yeux ; il avait vu que je n’avais déchiré qu’à moitié l’enveloppe qui contenait l’adresse de Bamboche ; il sourit doucement, et me dit :

— Je te comprends, pauvre enfant…

Puis il ajouta, en s’animant :

— Allons, pas de faiblesse, soyons plus sûr et de toi, et de moi… Pourquoi donc, après tout, renoncerais-tu à l’espoir de voir cet ancien compagnon de tes malheurs ? Est-ce parce qu’il a continué de marcher dans la voie mauvaise ? Qui nous dit que la bonne influence de ton amitié ne lui sera pas salutaire ? Est-ce parce que notre ami est malade, que nous devons l’abandonner sans secours aux progrès de la maladie qui le ronge ? Non, non, mon enfant, tout bien considéré, je ne redoute plus cette entrevue pour toi. Tu n’as rien à y perdre… et ton ami a tout à y gagner.

Je partageai bientôt la généreuse conviction de Claude Gérard ; mes craintes s’évanouirent, toute ma fermeté revint.

— Maintenant, — reprit Claude Gérard, après un assez long silence et avec une émotion pénible, — maintenant, mon enfant, un dernier mot de mes intérêts personnels.

Je le regardai avec étonnement, il poursuivit :

— Ton protecteur, en t’acceptant pour remplir les fonctions qu’il me destinait, m’écrit qu’il ne se croit pas encore quitte envers moi… Cette fois, j’accepte ses offres, et, dans la lettre d’introduction que voici, et que tu lui remettras dès ton arrivée à Paris, je lui demande une faveur… une grande faveur…

— Vous, mon ami ?

— Oui, et je te conjure de lui rappeler cette demande, de crainte qu’au milieu du chaos de ces affaires, il ne l’oublie.

— Et cette faveur ?

— La commune dans laquelle je vais me rendre, est située à proximité d’une ville importante. Il est probable que là aussi se trouve une maison d’aliénés… Dans ce cas…

— Je comprends… votre pauvre folle…

— Oui, je regarderais comme une précieuse faveur qu’elle pût y être transférée… je pourrais la voir… presque aussi souvent que je la voyais ici… et mes soins lui sont devenus plus nécessaires que jamais…

— Plus nécessaires que jamais ? Expliquez-vous, mon ami.

Claude Gérard ne me répondit pas ; ses traits exprimèrent une angoisse pénible, son front rougit comme s’il eût ressenti quelque secrète honte…

— Je ne t’ai pas confié ce nouveau chagrin, — me dit-il, — parce que je ne puis penser à cet événement sans un mélange de douleur et d’épouvante ; il est des choses si horribles, que l’on éprouve une honte mortelle… rien qu’à les raconter… Mais en te faisant connaître ce sinistre secret… tu comprendras mieux encore l’importance de la demande que je fais en faveur de cette malheureuse créature. Hélas !… je croyais que la misère, que la dégradation humaine ne pouvait aller au-delà de la perte de la raison ; je me trompais… — ajouta Claude Gérard avec un effrayant sourire.

— Oui, — reprit-il, — ce qui est arrivé à cette infortunée me prouve que je me trompais…

— Que dites-vous ?…

— Écoute… et tu verras que toutes les horreurs dont ton enfance a été témoin chez ces misérables saltimbanques, ne sont rien auprès de cette monstruosité. Ceci s’est passé par une fatalité étrange le lendemain du jour où je vis ici Bamboche pour la dernière fois… Mais, — ajouta Claude Gérard en s’interrompant, — pour te faire comprendre ce qu’il y a d’affreux dans ce mystérieux événement… quelques détails sont indispensables… La maison de fous a un grand jardin, qui d’un côté est borné par des bâtiments et de l’autre par la cour de la meilleure auberge de la ville… La pauvre femme dont je te parle, malgré les horribles chagrins qui l’ont rendu insensée, est encore d’une beauté remarquable…

Et Claude Gérard mit ses deux mains sur ses yeux…

Je n’osai interrompre son pénible silence ; il reprit bientôt en frémissant :

— Je te disais qu’elle était encore d’une beauté remarquable. Sa folie, d’abord furieuse, est devenue tellement inoffensive, qu’on lui accordait une grande liberté… On lui permettait de se promener dans une partie réservée du jardin qui, je te l’ai dit, longeait d’un côté les dépendances d’une auberge… Un soir, et je te le répète, par une fatalité étrange, c’était le lendemain du jour où Bamboche était venu ici pour la dernière fois… un soir donc, cette infortunée, qui éprouvait une sorte de bien-être quand on la laissait se promener au clair de lune, se trouvait dans le jardin de la maison d’aliénés.

Claude Gérard fit une nouvelle pause et reprit :

— Maintenant, par un mystère jusqu’ici impénétrable…

Claude Gérard ne put continuer ce récit.

Un petit garçon entra tout essoufflé dans notre réduit et s’écria :

— Monsieur le maître ! voilà la patache qui passe au bout du village ; elle ne peut pas attendre plus de cinq minutes… car elle est en retard, et le conducteur craint de ne pas rejoindre la diligence au relais…

— J’aime mieux cela, — me dit brusquement Claude Gérard, comme s’il eût été soulagé d’un grand poids, — je ne sais si j’aurais osé achever… mon cœur se déchirait et se soulevait à la fois… Je t’écrirai…

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Puis Claude Gérard me tendit les bras.

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Cette séparation me causa une des plus horribles douleurs que j’aie ressenties de ma vie.

Et cette douleur, un hasard cruel me la fit boire jusqu’à la lie.

La patache qui me conduisait au relais où je devais trouver la diligence de Paris, traversait dans sa longueur la genetière sur laquelle donnait la petite fenêtre de Claude Gérard.

Je parcourus ainsi, pour quitter le village, le même chemin que j’avais autrefois suivi pour aller au rendez-vous où Bamboche, Basquine et moi devions nous trouver après le vol commis chez Claude Gérard.

De la banquette où j’étais assis, je vis au loin l’instituteur, debout à sa petite fenêtre, et me faisant de la main un dernier adieu…

Je pus à peine étouffer mes sanglots. La voiture tourna… tout disparut à mes yeux.

Puis, dernière épreuve, la patache atteignit la montée conduisant à la croix de pierre au pied de laquelle j’avais trouvé le petit châle de Basquine dans une mare de sang.

Au bout d’une heure, nous atteignîmes le relais, et je pris place dans la diligence de Paris.

Le protecteur que je devais à la paternelle bonté de Claude Gérard, avait payé mon voyage, et fait les avances nécessaires pour que j’arrivasse à Paris vêtu convenablement.

Cette idée d’aller vivre à Paris… ambition de tant de gens forcés de vivre en province, ne me causait aucun de ces éblouissements joyeux auxquels j’aurais dû m’attendre… Loin de là, en songeant à Claude Gérard et à l’isolement de cœur auquel j’allais être condamné, c’est avec une tristesse mêlée de regrets et presque de crainte que je m’acheminai vers la grande ville.