Éditions de la NRF (p. 159-160).

CHAPITRE LXXVI

DU SOUVERAIN

Le sage m’arrête et me dit : « Il n’est pas d’un esprit juste de nier les faits, mais bien de les constater et de s’en accommoder. La guerre est un fait ; j’estime vain de demander si elle est bonne ou mauvaise. »

Oui, mon cher sage. Tu es fils de ces deux ou trois siècles où l’on s’est enivré de science ; et certes il faut connaître la nécessité extérieure ; il n’est pas possible de ruser avec elle sans d’abord lui obéir ; mais cette vue purement industrielle a engourdi l’esprit, à ce que je crois, lui prescrivant de tout prendre comme fait, et d’être enregistreur, non jugeur.

Or cela est bon à l’égard du volcan et du cyclone ; de toute façon il faut que je supporte ; et, si j’ai d’abord observé sans parti pris, je me trouve mieux placé pour prévoir. J’ajoute que la guerre est bien aussi, à un moment, une espèce de volcan ou de cyclone ; et ma doctrine politique est qu’il faut suivre la folie commune de gré ou de force, quand elle est déchaînée. Ainsi ai-je fait, et sans mauvaise humeur. Ce sont les enfants qui frappent les pierres.

Mais considérez que la guerre est un fait humain et qui dépend des opinions. La guerre résulte d’une opinion commune, juste ou fausse, accompagnée de colère. Et j’ai bien à constater cela, hélas ! Seulement n’oublions pas que je suis acteur aussi, fabricant d’opinion aussi. Il serait trop niais de demander à la masse des autres si je veux la guerre ; surtout quand je les vois presque tous, sinon tous, interroger à leur tour le voisin et les gazettes, afin de savoir ce qu’ils pensent.

Ou bien la politique n’est que vertige de foule et l’homme esclave absolument, ou bien il y a un moment, dans l’élaboration de l’opinion commune, où l’homme doit juger seul et par lui-même. Non pas d’après la méthode des fanatiques, qui n’ont de pensée qu’ensemble, mais par la méthode de science vraie, qui suppose l’homme solitaire et libre par volonté. Bref, avant de savoir si la guerre sera par l’opinion commune, il faut que je sache si la guerre sera par mon opinion. À ce moment-là je n’ai devant moi aucun fait humain déterminant, si ce n’est ma propre pensée avec ses affections. Je suis souverain. Il s’agit non pas de ce que je suppose qui sera, mais de ce que je veux qui soit. Problème uniquement moral ; je n’y puis échapper. Si la guerre est bonne, si c’est seulement la défaite qui est mauvaise, si j’ai pris le parti d’user de tous moyens en vue du succès, alors oui le problème de la guerre sera un problème de fait. « Vaincrons-nous ? Sommes-nous prêts ? » Mais si j’ai pris comme règle de vie le travail et la coopération, si la violence est pour moi un moyen vil d’acquérir, si je tiens enfin pour la justice de toutes mes forces, alors je dis non à la guerre, au dedans d’abord, et au dehors, autour de moi, comme c’est mon droit et mon devoir de dire, prononçant, non sur ce qui est, mais sur ce qui doit être, non sur ce que je constate, mais sur ce que je veux. Juger, et non pas subir, c’est le moment du Souverain.