Éditions de la NRF (p. 153-154).

CHAPITRE LXXIII

LE CADAVRE

Je lis des récits de la Guerre, et mon cœur bondit lorsque Mangin pique son épée dans le flanc de l’adversaire. Voilà un fier jeu, comme chante Verlaine. Mais doucement, mon ami ; tu as vu ces choses de plus près, et tu les jugeais moins belles. Et d’abord tu sais bien que ce n’est pas Mangin qui bondit ; tu sais où se trouve le poste d’un commandant d’armée ; tu connais le téléphone et les signaleurs ; tu te représentes, dès que tu le veux, cette épée du général, qui a dix kilomètres de longueur ; à la pointe se trouve le fantassin, dont tu vis assez le cadavre couché avec d’autres et comme jeté dans le sens de l’attaque. Je veux penser les choses comme elles sont.

Il reste vrai que l’énergie d’un chef est quelque chose de rare ; et il reste vrai que n’importe quelle action difficile et bien faite est belle. Mais une moisson de cadavres est une chose à considérer aussi. Songez à ce chef-d’œuvre d’os, de nerfs et de muscles, à ce chef-d’œuvre qui agit, qui sent, qui pense ; et appliquez-vous à le voir déchiré, pourri, rongé ; chose petite à la vérité, et rentrant en terre ; mais chose qu’il faut pourtant grossir ; chose scandaleuse. En pleine force, en pleine volonté, le plus fort, le plus sain, le plus courageux, le plus estimable ; et tué non malgré cela, mais à cause précisément de cela ; tous ses fils possibles, et toutes ses filles ; tout un avenir humain, tout un espoir humain. Tout cela sacrifié par l’ordre et par la volonté d’un autre qui, pesant les moyens et les fins, en a immolé non pas un, mais cinq mille, dix mille. Mais pensons-en un seul ; car le nombre dissout l’idée et il faut penser l’individu, c’est le réel ; et c’est une pensée lâche, celle qui ne veut point voir le réel. Des masses, je jugerai un autre jour ; des fins, un autre jour. Voilà un homme moyen et instrument, comme est une pioche ; et encore n’y a-t-il point de travail où délibérément l’on casse la pioche ; mais enfin on accepte l’usure ; on remplace froidement tant de pioches par semaine ; ainsi fut considéré cet homme, par d’autres hommes. Matériel humain. Cette idée est par elle-même criminelle.

Un bourgeois répondait à quelque remarque de ce genre : « C’est un principe premier qu’à la guerre on tue des hommes. » Or je ne veux pas ici m’irriter ; c’est encore guerre. Il avait une opinion ; on dit que cette opinion est fort commune ; du moins que celui qui l’exprime la forme et la porte, et qu’il n’en accuse pas le voisin. Pour moi, devant ce cadavre toujours présent, devant ce cadavre que je n’ai point voulu enterrer, je forme l’opinion contraire, c’est qu’il n’est point de fin au monde, pour un homme, qui puisse prendre pour moyen bien clair, inévitable, la mort d’un autre homme ; ou bien c’est crime. Et comme il me semble que cette opinion n’est pas formée par la partie vile et animale de moi ; comme la peur, autant que j’en puis juger, n’y entre point, ni l’ambition, ni la flatterie, ni la servilité, je l’exprime en mon propre nom ; je la propose. Et j’invite un chacun à peser ces choses en lui-même, sincèrement avec lui-même. Car je ne prétends point régler à moi tout seul l’opinion d’un peuple, et même je m’y soumettrai, comme j’ai fait. Mais je veux d’abord qu’elle existe.