Éditions de la NRF (p. 123-124).

CHAPITRE LVIII

DES CHIENS SAVANTS

Le fait accompli a déjà assez de force. Et il est connu que l’action allège, même difficile, après l’attente, même mêlée d’espérance. Mais l’esprit ne veut point de cette délivrance-là ; plus il se sent emporté, plus il se retient, comme, dans un mouvement rapide, il faut mouvoir les yeux en sens inverse, si l’on veut encore voir quelque chose. Or j’en ai connu trop, qui, au rebours, jettent l’esprit et retiennent le corps. Oui de ces hommes qui ont pensé tellement bien selon le vœu des puissances, que tout, en leurs discours, reflétait l’action même, et ses moindres exigences ; action qu’ils laissaient faire par d’autres. Cette basse pensée est proprement policière de pensées ; et tous ceux qui y ont participé sont déshonorés à mes yeux. Car en vérité c’est trop facile ; et aussi la pensée n’est pas faite pour plaire ; non, mais pour déplaire. Non pour flatter, mais pour juger. Et dès que la preuve est assurée d’être reçue, bonne ou mauvaise, il faut examiner la preuve. C’est déjà trop que, par le terrible contrat social, tout entier au clair désormais, chacun doive consentir au pire, en ses actions. « Il faut faire ce qu’on fait » ; certes oui ; mais adorer l’esclavage, c’est trop. « La contrainte, dit le Pape dans Claudel, m’absout de la nécessité. » Mais celui qui pense selon le pouvoir déshonore l’obéissance.

« Rendre à César », il le faut bien ; et qu’on ne marchande pas, j’y consens. Tout ce qui est marqué du coin, cela est au gouvernement. Mais effacez toute trace de pensée sur cette vile monnaie. Résistez à cette puissance mécanique qui veut frapper aussi des pensées vraies. Il dépend donc de la brute qui m’attaque de me mettre à son niveau ? « Jusqu’où descendrais-je ? » Cette devise renversée n’est-elle pas celle de tous ces policiers d’idées, qui ont argumenté pour la patrie ?

La grande affaire était d’agir utilement, selon la décision commune et selon la nécessité. Mais penser noblement. Nos actions sont toujours au-dessous de l’esprit. Aussi est-ce quelque chose de première importance que de savoir subir. Descartes se jurait à lui-même de pratiquer la religion dans laquelle Dieu lui avait fait la grâce de naître. C’était ne point vouloir jeter son esprit là, faire la part du fait, tenir l’esprit à hauteur de vue. Mais cette position, qui est celle de la réflexion même, n’est pas tenable sans une profonde culture, inébranlable. Jaurès eut cette vertu d’être socialiste ainsi ; la discipline n’entrait point jusqu’au sanctuaire du jugement. Fidèle, qui ne s’aveugle point. Infidèle, qui est fidèle par choix.

Celui qui veut prouver que sa religion est la meilleure, l’honneur le force à raisonner mal ; aussi voulant la pensée pour alliée, l’a-t-il pour ennemie. C’est toujours vouloir penser comme on court. Être Français, ce n’est nullement une opinion ; c’est une donnée, sur laquelle je ne délibère point. Je n’en veux point de raisons. Je craindrais de ressembler trop à ces philosophes qui discutent de l’existence du monde extérieur. Ces doutes-là ne sont point des doutes. Mais peut-être faut-il des preuves en action pour faire disparaître tout à coup ces vaines disputes. Et peut-être faut-il avoir tout donné pour garder tout. Mais je vous comprends ; heureux civil ; vous vouliez payer en paroles.