Éditions de la NRF (p. 93-94).

CHAPITRE XLIII

L’AFFAIRE DREYFUS

À un téléphoniste qui communiquait que la batterie tirait court et à gauche, le capitaine répondit, en termes énergiques, que cela ne l’intéressait pas. Ce fait est peu croyable et d’ailleurs n’a point de sens. Il est clair que ce capitaine ne disait pas ici ce qu’il pensait ; ce n’était qu’un juron composé ; et beaucoup invoquent le nom de Dieu sans penser à l’être parfait. Déblayons.

On ne peut pas empêcher l’esprit de courir. Aussi, après plusieurs mois d’étonnement sans aucun progrès, j’eus à rassembler un bon nombre de faits répondant à celui-là, et qui exprimaient du moins des passions. Je finis par apercevoir ceci, que les hommes de troupe pensaient beaucoup à faire la guerre à l’ennemi, et que les officiers pensaient beaucoup à faire la guerre aux hommes de troupe ; et, quelle que fut la fortune des armes, nous étions vaincus, nous autres, dans cette guerre-là. « Ils nous possèdent », disaient les canonniers en leur langage qui cette fois-là se trouvait énergique et juste ; et en disant cela ils ne pensaient pas à l’ennemi.

Pour moi, admirant ce pouvoir absolu, devant lequel la sagesse même d’Ésope n’aurait pas trouvé grâce, je revenais à l’affaire Dreyfus et j’en apercevais le vrai sens. Cette révolte fameuse fut moins contre une erreur judiciaire que contre un pouvoir arrogant qui ne voulait point rendre des comptes. Ce fut une guerre d’esclaves. Et je ne m’étonne plus que, dans le monde entier, esclaves et maîtres l’aient suivie avec une attention passionnée. Les uns tenaient pour la liberté et les autres pour le pouvoir absolu ; aussi n’y eut-il point de pardon, d’un côté ni de l’autre ; et les familles furent divisées jusqu’à l’injure. Chose inexplicable, si la contradiction avait porté seulement sur le fait. Mais on se battait dans la nuit. Quelques maigres idées, et des passions indomptables. Si l’on considère cette mêlée de loin, et par dessus la Grande Guerre, tout est clair, il me semble ; c’était le premier mouvement d’une révolte universelle.

La guerre remit tout en ordre, si je puis dire. « Je n’admets pas que l’on mette en doute la parole d’un officier français » ; ce mot célèbre m’avait paru traduire seulement le paroxysme des passions, et sous une forme ridicule. Mais l’expérience quotidienne, en ces terribles années, me fit voir que c’était bien un axiome de pratique à l’usage des esclaves. Si attentivement que l’on réfléchisse aux conditions de la guerre, il est impossible de bien connaître les effets du pouvoir absolu, tant qu’on ne l’a pas subi. Je n’irai pas jusqu’à soutenir que la guerre fut voulue et préparée comme une revanche, afin de nous mettre le carcan au cou ; là-dessus on discutera sans fin, et l’esprit s’y perd. Ce qui n’est nullement douteux, c’est que ce pouvoir absolu fut exercé fastueusement, et supporté sans résignation. La guerre fut, aussitôt et par elle-même, la victoire des puissances. Aussi disent-elles naïvement : « Comme ce serait beau si nous restions ainsi unis dans la paix ! » Le propre du tyran est de croire que l’esclave est heureux d’obéir. Mais j’attends la riposte des masses, selon la méthode de Combes, qui nous est heureusement connue ; et cette victoire sera sans violence, comme la première, mais bien plus durable, si ces cinq ans d’esclavage ont assez instruit les esclaves, comme je crois.

« Comment pouvez-vous, me dit quelqu’un, diminuer ainsi une grande chose ? Il y eut bien d’autres sentiments, et bien d’autres idées en jeu ; et pour vous-même aussi je le parie. » Mais oui ; je l’entends bien. Il y a eu mille autres choses, dont je compte bien n’oublier aucune. Mais il y a eu celle-là, qui, à mes yeux, n’est pas petite.