Éditions de la NRF (p. 81-82).

CHAPITRE XXXVII

DES CONVENANCES

J’avoue que ce bourgeois si poli m’effraye. Quoique mon enfance soit bien loin de moi, néanmoins il écoute mon discours sur la guerre comme un discours d’enfant, me détournant et me criant « casse-cou » lorsque je prends un trop mauvais chemin, mauvais à son gré ; ou bien redressant ce que je dis, pour le ramener, quand c’est possible, à ce qui se dit. Vous jureriez d’un professeur de danse ou de bonne tenue, qui s’attend, par métier, aux erreurs de l’élève, et qui les marque avec la tranquillité professionnelle et une nuance d’ennui. Peut-être ai-je visé trop haut en supposant des idées dans cette tête-là. Au mieux je n’y dois peut-être supposer que des variations sur des thèmes admis et indiscutables ; c’est dans les limites de cet art d’agrément que se meut le bel esprit ; et le bourgeois cultivé n’est peut-être jamais rien de plus.

Je n’avais pas assez estimé cette forte éducation que l’ouvrier reçoit de la chose ; bon sens court, qui nie beaucoup et sans doute trop, mais qui affirme bien. En revanche j’estimais trop haut cet art des variations, auquel j’ai été formé par de longues études, mais que je veux cette fois dépasser. Ce sujet-ci est fort pressant ; s’il est hérissé de difficultés, c’est un petit mal ; mais si je me trompe, c’est un grand mal ; c’est le plus grand mal que, par mon état et mon caractère, je puisse faire maintenant. C’est pourquoi je crains de toutes les manières l’assurance pleine de bonhomie de ce personnage bourgeois qui me dit avec l’accent de l’amitié : « N’allez point par là. » Patiente, douce, persuasive contrainte. Ce genre d’homme, surtout en cercle, agit souvent par un silence triste, comme s’ils disaient en eux-mêmes : « Voilà un soldat mécontent ; et cela n’est pas miracle ; tous les soldats sont mécontents. Mais enfin la guerre est finie, et le voilà libre. Cet accès d’humeur est bien long à passer. »

Cet état d’indifférence ferme, si l’on peut dire, à l’égard d’un malheur démesuré, et dont ils ont subi aussi les atteintes, est ce qui m’a le plus étonné en cette guerre. Leur visage, là-dessus, montre une gravité spéciale, comme un retour, je dirais presque un effort de mémoire, et une attention à bien danser. Sur la question même, ils n’ont point de doute ; la guerre fut et sera ; il faut la préparer et s’y attendre. Ils sont tranquilles là-dessus comme sur leur habit et leur cravate. Et en vérité il ne faut point demander à un bourgeois pourquoi il porte une cravate. C’est ici un cercle de cravates. « Mon fils, disait le vieux diplomate, vous tendez vos filets trop haut. »

Il y a donc un art de plaire, et un art de penser pour plaire, qui définit l’existence du bourgeois, par opposition à celle de l’artisan ; et c’est une très mauvaise épreuve pour les idées, quelles qu’elles soient. L’homme peut avoir des connaissances étendues et même profondes ; dès qu’il les oriente pour plaire, ainsi que l’y force la nécessité de gagner sa vie, ses idées sont toutes prostituées. Et comme il en est ainsi pour tous, le chef cherchant l’opinion commune aussi, il en résulte que pour tous le fait le plus brutal est roi d’Opinion. Dès que sa Majesté la Guerre sort en cortège, ils vous laissent là. Comme ce bon camarade que j’ai retrouvé un jour officier d’État-Major. Il s’entretenait cordialement avec l’homme de troupe déguenillé. Le général survenant, il courut au perron, en courtisan ; mais ses bons yeux me disaient : « Pardonne-moi ; dans quelques instants je serai de nouveau un homme, et avec bonheur. »