Éditions de la NRF (p. 73-74).

CHAPITRE XXXIII

LE POUVOIR

La situation de l’esclave est la meilleure, car les travaux, dangers et besoins communs font une amitié forcée, bonne par l’amitié réelle à laquelle elle conduit toujours ; j’ai remarqué souvent qu’une amitié choisie est difficile à sauver ; ce n’est pas le lieu de chercher pourquoi. Outre cela, l’esclave se trouve amené à réfléchir et à inventer en présence des choses ; au lieu de délibérer sur la fin, il ne délibère que sur les moyens, et surtout sur les moyens proches, ce qui est sain pour l’esprit. Comme d’ailleurs il est forcé de modérer ses passions et surtout dans l’expression, ce qui est la meilleure méthode, il est bientôt philosophe ; et j’ai revu la sagesse des anciens sur des milliers de visages. J’ajoute encore au trésor de l’esclave ceci, c’est qu’il est à l’abri des flatteurs ; car qui donc pense à lui plaire ?

Le maître a moins bonne part. À gouverner les hommes on se gâte l’esprit, car l’ordre humain est le lieu des miracles. Mais pour le maître, c’est bien pis ; il n’a qu’à dire, sans s’occuper jamais de persuader ; il ne sait jamais par qui la chose ordonnée sera faite, ni comment ; un homme n’est pour lui qu’une pioche qui marche toute seule. Il n’a qu’un moyen, toujours le même, le fouet et la colère. Et j’ai même observé, dans ce triste jeu du maître et de l’esclave, tel qu’on le voit à la guerre, que la colère est le principal moyen, parce qu’il faut toujours que la peine la plus sévère soit présente à l’esprit, puisque c’est la seule efficace, et qu’ainsi il faut que l’ordre éveille la révolte, afin que la désobéissance soit révolte ; à quoi vont la colère du maître, et l’humiliation de l’esclave. Ainsi l’institution veut un chef dur ; et cette fureur s’inscrit sur le visage, dans les gestes, dans l’attitude ; et le chef est condamné à l’humeur violente, ce qui est un genre de bagne.

Les joies sont pires, peut-être. Ce sont des joies de majesté, qui rendent sot et lourd. Avoir toujours raison, par le pouvoir, cela établit dans l’esprit une infatuation surtout sensible quand l’esclave est soupçonné d’en savoir autant que le maître. La sottise, déjà assez vigoureuse en chacun, devient énorme par cette nourriture et par cet exercice.

Les individus n’y sont pour rien ; chacun sera sot autant qu’il est roi. Exactement autant qu’il fera faire, au lieu de faire. Toutes les exceptions que chacun pourra citer s’expliquent par là. Contrôler l’obéissance, ce n’est point faire. Là se trouve la coupure, que bien peu ont franchie. Et toujours le pouvoir se ramasse, dans le réduit d’où l’on surveille, où l’on s’irrite, où l’on menace. Il y a de l’ambiguïté dans les mots, parce que celui qui commande doit aussi obéir ; mais il n’y a pas d’ambiguïté dans le fait, car, transmettre un ordre, ce n’est pas obéir. Or, par l’institution, et par l’appétit de commander, j’ai vu que les chefs s’efforcent en tout d’être chefs, et de penser qu’ils sont chefs, et de se séparer de l’action dès qu’ils le peuvent. C’est pourquoi la guerre, en dehors des maux atroces et assez visibles, sur lesquels je crois inutile d’écrire, rétablit l’ordre ancien, barbare, détesté qui fait voir, par un mécanisme inflexible, les meilleurs à la roue, et les pires levant le fouet. Et j’insiste là-dessus, parce que le souvenir des fatigues et dangers est souvent agréable, au lieu que le souvenir de l’infatuation dorée fera toujours bondir cet animal singulier, qui supporte mieux la faim et la douleur que l’injustice.