Éditions de la NRF (p. 58-59).

CHAPITRE XXV

DE L’ADMIRATION

J’ai aimé Manfred, marchant à la mort avec une espèce de joie farouche. Et que de Manfred en ce temps ! Nul ne les a admirés plus que moi. Je crois avoir vu, mieux que la plupart, la véritable beauté de la chose, qui consiste en ce qu’on est vainqueur d’une action impossible, pour la dignité seulement, et pour ce que l’homme se doit à lui-même, sans soutien extérieur, sans Dieu et sans espérance. Mais j’en ai trop vu aussi par terre, et à peine plus gros que des oiseaux sur la terre. Tant de génie, et tant de résolution, et tant de patience, une vertu sans manteau, si nue, tout cela est détruit à coup sûr, de façon que je puis prédire, en de pareilles circonstances, que le plus vertueux périra le premier. Trop pour oublier jamais. Trop pour suivre les poètes qui chantent ou déclament derrière, célébrant ce temps plus beau que l’Iliade. Oui, que de paroles sublimes, mais punies de mort aussitôt, mieux que par le plus subtil tyran. Je trouve, pour tout dire, que les poètes ont trop de plaisir. Tout s’arrange trop bien.

C’est trop vite dit, qu’il ne faut pas plaindre ceux qui n’ont pas voulu se plaindre. Et c’est mal de frapper sur les cymbales pour les exciter encore, comme les vieilles femmes quand les jeunes dansent. Qu’un héros se paye d’autres motifs, cela passe encore ; qu’il dispose aussi ses pensées de façon que les raisons répondent aux actions, soit. Mais moi je n’ai que faire de ces motifs-là. Le héros me suffit bien. Barrière contre la force parce qu’elle est force, et contre l’épouvante parce qu’elle est épouvante, sans autre motif. Ils se revêtent de motifs, et moi je les veux nus, comme veut le sculpteur. Je me fie à leur grandeur seule. Des hommes seulement ; rien n’est plus grand. Toutes leurs idées, justice, civilisation, patrie. Dieu, épreuve, sacrifice, je les suis jusqu’à leur source, en eux-mêmes, dans cette résolution de vouloir seulement. Le chrétien, je m’en moque ; je considère le stoïcien seulement ; et encore dans la profonde tristesse qu’il veut me cacher. Oui, abandonné de tous, je le vois, sous des cieux vides, en face d’hommes qui le valent et qui sont aussi nus que lui ; à demi enfermé dans sa tombe déjà ; trahi même par les siens, qui se consolent trop vite ; compté pour rien. (Qu’est-ce que la perte d’un homme ? Les journaux n’en parleront seulement pas.) Ainsi seul, en présence d’une chose qu’on ne peut braver, et qu’il faut braver. Réfugié en lui-même ; tout pauvre et trouvant en lui-même toute la richesse intacte. Tout désespéré, et trouvant en lui-même un espoir aussi vivace que sa vie. Tout cela inconnu, et déjà effacé parmi les hommes.

Jetant donc toutes ces armes d’éloquence qu’on lui fait tenir de l’arrière, et tout le clinquant académique, et tout le probable, respectable et bien construit catholicisme. Tout nu, oui. Et il tiendra jusqu’à la mort. Je le sais et je le savais ; seul peut-être je l’ai prévu. Et puis vous voulez que je me réjouisse avec vous, poètes, hommes d’état, hommes d’académie, parce qu’il tombe noblement ? Non. J’ai gardé un jugement inflexible qui veut distinguer deux choses, le héros qui tombe, et les faibles qui applaudissent. Et toute cette déclamation me fait horreur. Non je n’aimerai pas ces jeux de gladiateurs.