Éditions de la NRF (p. 43-44).

CHAPITRE XVIII

DU DUEL

En d’autres temps, il y eut une émulation de mourir, mais pour l’honneur seulement. Et encore aujourd’hui si un jeune homme était jeté dans une guerre publique de discours avec un spadassin, je ne vois pas comment je le détournerais d’aller au combat réel, hors duquel les affirmations du courage sont ridicules et même méprisables. Heureusement nos mœurs protègent ici le promeneur, s’il est seulement poli. Mais enfin si l’on est étourdi, ou maladroit, et si l’on s’en tire par la colère, comme le jeu des passions l’explique si bien, il faut payer de son sang ; le froid raisonnement n’a aucune puissance alors contre la crainte d’être méprisé ; et les témoins, en ces aventures, peuvent seulement adoucir les conséquences. Ils s’y emploient toujours, et, dans les affaires d’honneur, nul n’est prodigue du sang des autres.

Or le courage est si évidemment la principale vertu du mâle de l’espèce, et celui qui ne sait pas vouloir contre un danger certain est tellement au-dessous de son rôle protecteur, qu’il est impossible que l’admiration n’aille pas au courage gratuit, quand il ne ferait que s’affirmer lui-même par des actions non ambiguës. Et les femmes seront les plus décidées, par ce besoin d’admirer qui est la poésie de l’amour. En voilà bien assez pour que la mode des duels ait tenu contre une répression impitoyable. L’homme n’a point changé là-dessus, et ne changera point. Et il est clair que, par la contagion et l’entraînement, un peuple est encore plus redoutable qu’un homme, dès qu’il se croit méprisé. Par ces puissants ressorts, la guerre est toujours possible.

J’ai admiré ces jeunes qui y couraient, soucieux de n’être pas devancés par la noblesse de tradition, et de faire voir que le sang plébéien est généreux de lui-même aussi. J’ai admiré beaucoup moins les assistants, quels qu’ils fussent. Respectons les Douleurs Voilées. Toutes les fois que j’ai surpris, en ceux qui ne combattaient point, le contentement de soi, la joie de commander ou le plaisir de vaincre, j’ai méprisé. Tout plaisir est vil qui fleurit sur la mort.

Que dire alors de ces comédiens vieux ou fatigués, qui, de la jeunesse des autres, faisaient arme et menace, et qui se donnaient le honteux plaisir de mépriser et d’insulter l’ennemi, sachant que d’autres paieraient ? J’ai saisi plus d’une fois, au temps de la paix, cet étrange regard du héros valétudinaire, fixé sur moi et mesurant mes quarante ans bien passés. « Oui, tu cherches la paix ; et tu feras la guerre, parce que moi j’insulte. » Il y a du Recruteur dans cet œil, et de l’enfant méchant aussi. On ne hait point un enfant méchant ; mais ne lui donnez pas la maison à gouverner. Peut-être tous les faibles sont-ils guerriers.

Cette page, assez amère, peut être bonne à lire pour les femmes, qui ne sont point faibles, mais autres. Leur faute serait peut-être d’agir comme les hommes faibles, et de menacer en laissant à d’autres de frapper. Qu’elles pensent une minute à ce rôle honteux qu’ont joué peut-être quelques-unes. À presque toutes il a manqué peut-être un amour moins passif, qui saisirait mieux chez le héros timide les signes de l’intrépidité. Mieux assurées, alors, de la force d’âme masculine, elles ne voudraient plus l’éprouver en ces massacres qui l’anéantissent aussitôt, pour le triomphe des faibles et des poltrons.