Éditions de la NRF (p. 25-26).

CHAPITRE IX

LE SYSTÈME

Ce qu’ont pensé, ce que pensent maintenant les hommes qui furent crochets, harpons ou aiguillons pour rassembler, tirer et pousser les hommes vers la région terrible, je n’essaie point de le deviner ; ces visages à forme humaine fatiguent l’observation par un sérieux mécanique. Du moins, comme j’étais mêlé au troupeau des malheureux, j’ai connu le désespoir sans paroles de l’homme assis sur son lit, équipé à neuf, attendant l’appel du clairon. C’étaient des blessés à moitié guéris. Ils avaient tenté de gagner un jour ou deux et quelques-uns y avaient réussi. C’est quelque chose qu’un jour ou deux de vie, mais enfin on en voit le bout. En route donc, tirant le pied, avec tout le bagage sur le dos. L’excès de la fatigue supprime ces rêveries amères qui aggravent nos maux ; on est assez content de faire le chemin ; on ne pense qu’à cela. Néanmoins presque tous cédaient à un instinct fort, qui les détournait. Ces voyages sont lents ; il y a des arrêts inespérés ; à la guerre tout se fait lentement et le temps passe vite. Comme il est aisé de manquer un train, le petit détachement fondit en route. Les sacs et les armes restaient sur les banquettes. Cependant le Système allait son train, avec cette patience des mécaniques, dont les résultats étonnent toujours. Un sergent, qui représentait l’invisible commissaire de la gare, seigneur tout puissant, un sergent donc, comme je lui remettais tous ces équipements abandonnés, disait : « Il y en a toujours qui s’échappent ; mais on les retrouvera ; où voulez-vous qu’ils aillent ? » Cette tranquillité réussit à enlever tout espoir, et c’est le mieux.

Cependant à mesure que les baraques couvrent une plus grande étendue, et que le vêtement civil devient plus rare, il est laissé plus de liberté à l’homme, et c’est la preuve qu’il n’en peut rien faire. Comme ces épis appelés ramoneurs, que tout mouvement pousse dans le même sens, ainsi tous les mouvements de fantaisie sont orientés dans la même direction. Le gendarme vous indique la route à suivre ; libre à vous de vous asseoir, de manger et boire, de dormir sur quelque triangle d’herbe entre ces deux pistes de boue. Je revois d’autres hommes silencieux, inertes ; comme si le Système les avait oubliés au bord de la route. Comme ces poussières oubliées par le premier balai tournant, le second les ramasse ; et il y a un troisième balai derrière. Mais ici, pour ces hommes, nulle contrainte visible ; seulement ce désert est assez éloquent ; ce n’est qu’un passage ; ces pistes boueuses saisissent l’attention ; bientôt les jambes suivent. Dès que l’on tourne la tête, on aperçoit cet arrière, unanime pour dire non aux malheureux, l’arrière impitoyable qui attend que l’on soit parti. Lorsque tant de volontés humaines et tant de traces humaines font saisir le même conseil muet, l’homme quelquefois se hâte, afin de moins subir ; et c’est le premier retour du courage.

Voici la dernière baraque, et voilà le dernier gendarme. Ici la pression est nulle. Ici le Système de l’arrière ferme sa dernière vanne. Tout ce qui a dépassé ce point est pour la guerre, sans aucun doute pour personne. L’action continuelle de l’ennemi, maintenant sensible, termine toutes les délibérations ; l’homme n’a qu’une place, en ce jeu serré ; il la cherche ; il ne peut être ailleurs. Bien vainement cette ligne volcanique, au crépuscule, illumine les nuages ; ici est comme déposée cette peur d’imagination qui coupe les jambes. La peur n’est plus à présent qu’une émotion brutale, imprévisible, et qui ne laisse point de traces. Le danger a une forme, et le soldat retrouve son métier. Jusque-là tous ces hommes qui vous poussent offrent l’image abjecte de la peur bien établie, spectacle qui nourrit peur, haine, tristesse. Maintenant ces frères de misère inspirent confiance et fraternité. Tout à l’heure la même question revenait toujours : « Pourquoi moi, et non pas eux ? » Contre quoi le Système exerçait sa pression mesurée. Maintenant au contraire chacun se dit : « Pourquoi eux et non pas moi ? » C’est pourquoi vous le voyez qui va à son poste d’un pas décidé, comme Régulus retournant. Et c’est le deuxième retour du courage.