J. Hetzel (p. 136-147).

XI
ON SE REVOIT

Ils commencèrent à descendre par cet escalier étroit qui pliait et tremblait sous eux.

Maroussia ne s’était pas rendu compte de la façon dont s’était ouvert le plancher. Elle ne comprit qu’il s’était refermé qu’en se trouvant dans l’obscurité ; plus ils descendaient, plus l’air devenait froid. Le soleil n’avait jamais pénétré dans cette cave profonde.

De temps en temps la petite fille sentait qu’une main solide et sûre la soutenait aux endroits difficiles.

Enfin ils atteignirent la dernière marche.

Knich la prit alors par la main, et ils se mirent à marcher, en suivant un corridor qui resta obscur pendant une centaine de pas. À un détour, une large bande de lumière pénétra alors par le haut et éclaira le souterrain, qui s’était élargi en rotonde en cet endroit. L’envoyé s’y promenait à pas lents. Ses yeux se tournèrent aussitôt vers les visiteurs. Averti par le bruit de leurs pas, il les attendait.

« Maroussia, mon gentil conseiller ! dit-il en se baissant vers l’enfant, que je suis heureux de te revoir ! et de pouvoir te dire : Merci ! »

Maroussia, toute palpitante, s’était jetée dans les bras de son grand ami.

« Ah ! lui dit-elle, que tu as dû souffrir dans le foin, au bruit du combat, à l’arrivée des soldats, et, sur la route, quand Ivan tournait autour de la voiture, et tout à l’heure encore quand il a failli tomber la tête la première tout près de cette cave ! »

— Je me rappelais l’histoire de la femme du bandit, répondit l’envoyé, mais je craignais pour mon guide. »

Le vieux Knich se retourna pour essuyer une larme qui lui tombait des yeux.

Cette étreinte de l’homme fort et de la faible enfant lui avait montré que cette frêle petite fille était déjà devenue pour le rude guerrier un être à jamais cher et sacré.

« Si Tarass était un peu plus grand, se disait-il, vaudrait-il pour moi ce que cette petite Maroussia vaut pour l’envoyé ? »

« Allons un peu plus loin, dit Knich ; nous y serons plus en sûreté encore. »

Ils firent quelques centaines de pas dans le souterrain, qui tantôt devenait étroit comme un étui, tantôt s’élargissait considérablement. Ils passèrent par des alternatives de lumière et d’obscurité. Partout où la lumière pénétrait, on découvrait de petits escaliers aboutissant à des issues bien cachées et permettant aux habitants du souterrain de se tenir au courant de ce qui se passait dans la cour et dans le jardin.

« Nous ne sommes pas riches en fait de temps, dit Knich à celui qu’il appelait Tchetchevik.

— Il s’agit de ne pas être pauvres en expédients, lui répondit celui-ci.

— Alors, choisis, » dit Knich ; et il lui montrait une excavation du souterrain dont la vue faisait presque penser au magasin d’étoffes, d’armes et de vêtements, qu’avait découvert la femme du bandit dans le souterrain du château.

Tchetchevik se baissa ; du milieu d’un monceau de costumes de toutes sortes, de vêtements étranges, de capuches, d’uniformes usés ou troués, — quelques-uns par les balles, — il tira une grande barbe blanche et une défroque bizarre qui semblait avoir appartenu à quelque vieux musicien ambulant. À côté était un théorbe de forme ancienne et rare en bon état. Il ne manquait rien au déguisement : la perruque, les moustaches, les sourcils mêmes, étaient en parfait rapport avec la barbe.

« Ceci, dit-il gaiement, c’est mon affaire. Cherchons maintenant ce qui peut convenir le mieux à Maroussia.

— Maroussia t’accompagnera ? » dit Knich, tout en secouant un vieux manteau.

À cette question, qui semblait mettre en doute qu’elle dût suivre partout l’envoyé jusqu’à ce que le but de son voyage fût rempli, le visage si doux d’ordinaire de Maroussia prit une expression où l’indignation le disputait à la colère.

« Que dirait mon père, que dirait ma mère et que dirait-il, lui (elle montrait Tchetchevik), si je ne faisais que la moitié de mon devoir ?

— Mais sais-tu, fillette, où il va ? reprit Knich, sais-tu qu’il va où l’on peut mourir, et qu’il n’est pas probable qu’on puisse en revenir sain et sauf ?

— N’est-ce pas pour cela même que je serais lâche de le quitter ? répondit l’enfant rouge de honte.

— Ah ! la brave fille ! s’écria Knich ; tiens, il faut que je t’embrasse ; fasse Dieu que mon Tarass te ressemble !

— Si Tarass avait mon âge, dit Maroussia, il ferait ce que je fais. Ne s’occupe t-il pas, à chaque instant, le petit, d’exterminer à lui seul tous les ennemis de l’Ukraine ?

— C’est vrai, c’est, ma foi ! vrai, dit Knich ; il ne pense déjà qu’à ça. »

L’envoyé cherchait, cherchait dans les costumes, — il s’agissait de déguiser Maroussia ; — rien ne lui convenait, il rejetait tout.

« Ils lui vont si bien, ses jolis habits ! quel dommage qu’on ne puisse les lui laisser ! Ceci est affreux. disait-il, et ceci plus affreux encore. »

Il examinait un à un ceux des pauvres vêtements qui auraient pu aller à la taille de la petite fille, et il les jetait au rebut.

« Il n’est pas nécessaire non plus qu’elle ait l’air d’une mendiante, » se disait-il. Il venait de repousser sur le tas un costume tout déguenillé, qui n’avait pu appartenir qu’à quelque malheureuse petite fille attendant son pain de la charité des passants. Maroussia le releva.

« Il faut que j’aie l’air d’une mendiante, dit-elle. Il faudra peut-être que je sois une mendiante. Je choisis ce costume. Ces guenilles sont mon affaire. »

Elle courut alors dans un coin sombre, et, se dépouillant vivement de sa jolie parure, en un clin d’œil la riche petite fermière revint vêtue comme une pauvresse. Mais quelle mine fière elle avait encore sous ses guenilles, et que radieux était son regard et quelle joie dans son cœur !

« Ah ! fillette, lui dit Knich, tu as l’air d’une petite princesse déguisée ; il faudrait changer d’yeux aussi. Les yeux de pauvre, où les prendre ?

— La pauvreté me les donnera, dit-elle. Qui sait si nous n’allons pas mourir un peu de faim aussi ? »

Pendant ce temps, la transformation de l’envoyé s’était complétée.

« Quel beau vieillard ! disait Knich. C’est ton grand-père, Maroussia.

— C’est l’ami de l’Ukraine, dit l’enfant. Partons ! »

Elle se voyait déjà à Tchiguirine, mendiant à la porte du palais du grand ataman, et veillant pendant que son ami agirait.

Les deux hommes s’étaient retirés dans un coin. Ils se rendaient compte de l’état des choses. Knich, interrogé, répondait aux questions brèves et laconiques de Tchetchevik.

Ses informations n’étaient pas précisément rassurantes.

« L’opinion est indécise, disait-il ; en somme, la division est partout et nuit à l’effort commun. On ne s’entend pas sur les moyens, encore moins sur les hommes. Les amours-propres sont en jeu. Les femmes valent mieux que nous, en vérité. Tu les trouveras partout prêtes à bien faire. « Rendre l’Ukraine aux Ukrainiens, se disputer après, si l’on veut, mais non plus tôt, » voilà ce que nous disent nos femmes. Elles ont cent fois raison. Nous avons deux atamans : l’ataman grand seigneur et l’ataman ami des petits. Ils se jalousent, la méfiance les fait rivaux. C’est à croire qu’ils voudraient se dévorer tout vivants. Les Moscovites, les Polonais et les Tatares fomentent ces haines qui ne servent qu’à eux. Béni sera celui qui pourra mettre la concorde entre ces passions déchaînées !

— On dit que notre ataman ne se porte pas bien. Est-ce vrai ?

— Il a vieilli. Il est bien changé. Ce n’est qu’à l’écrevisse que le chagrin et la souffrance, le feu vu de trop près, donnent de belles couleurs.

— Et l’autre ?

— De l’autre, vous n’entendrez dire que du mal.

— Est-ce que personne des nôtres n’est près de lui ?

— Si fait ! Anton est là, mais il ne pense qu’à s’en défaire. Il dit que c’est un rude métier que d’avoir l’œil sur un coquin pareil. Dans le cas où tu voudrais visiter ce vautour, rappelle-toi que sa femme est une vraie bonne âme. C’est parmi les épines qu’a fleuri cette rose. C’est une grande dame, mais son cœur bat. Elle a une sœur qui est peut-être un ange… et qui pour sûr sera un jour ou l’autre une sainte, du côté des martyrs, dans le grand calendrier de Dieu.

— Ainsi, dit Tchetchevik, — notre ataman à nous serait découragé ?

— Il l’est.

— Quels sont ses conseillers ?

— Personne ; il reste seul comme un aigle blessé.

— N’importe, dit le vieux rapsode en redressant sa grande taille, il faut voir tout cela de près. J’irai à tous, à tous ! et, si Dieu me vient en aide, je ferai un faisceau de ces armes éparses. »

Maroussia s’approcha de Knich et, fixant sur lui le plus doux de ses regards :

« J’ai un grand service à te demander, dit-elle.

— Parle, petite. »

Elle lui prit la main. Elle voulait parler, mais de son cœur débordant il ne put d’abord sortir que ceci :

« Tu diras à mon père vénéré… tu diras à ma mère chérie… »

Les larmes bienfaisantes étaient venues, elles coulaient, coulaient silencieusement de ses yeux.

Les deux hommes émus laissaient à son émotion le temps de se calmer.

Enfin, par un effort suprême, elle reprit d’une voix affermie :

« Tu leur diras que, si Maroussia ne doit pas les revoir, c’est qu’elle sera morte, et qu’elle sera morte en pensant à eux, — aux petits frères aussi, — à eux et à l’Ukraine, — et à celui dont ils m’ont fait la fille pour tout ce temps d’épreuve. Je baise la main de mon père sur la tienne, Knich, et je te dis adieu et merci.

— Ah ! chère petite, dit le vieux paysan, que Dieu te conduise ! mais tu ne seras jamais à ta place que dans son paradis. »

Tchetchevik aurait été le père de sa petite compagne, qu’il ne l’aurait pas regardée plus tendrement ni plus fièrement.

« Sais-tu, dit-il à Knich, que ce roseau sera mon soutien ? »

Knich inclina la tête, et son mouvement voulait dire : « En vérité, tu as raison. » À part lui, il pensait : « Mon Tarass à moi est encore trop petit. »

Knich mit alors le théorbe dans la main de la petite mendiante.

« Allons, il est temps de partir, dit-il. Je veux vous mettre sur votre route et rentrer avant la nuit au logis. »

Il les fit sortir du souterrain par une autre issue, qui les conduisit dans une arrière-petite cour où s’entassaient de vieilles roues, de vieilles carrioles démantibulées, des outils et des charrues hors de service. À les voir bientôt passer sur la route, personne n’aurait reconnu en eux ceux qui tout à l’heure encore étaient dans le souterrain. Le vieux musicien n’était plus qu’un pauvre homme cassé par l’âge et la misère.

Maroussia, Maroussia au cœur radieux, n’était bien qu’une malheureuse petite mendiante, et le vieux Knich, le lent et lourd paysan dont le soldat Ivan avait mis à contribution l’inépuisable complaisance.

Ils marchent, marchent longtemps sans parler, comme il arrive à des gens qui n’ont plus rien à se dire.

Un détachement russe avait passé auprès d’eux, sans plus les remarquer que la poussière de la route.

Ils avaient fait une halte. Le vieux musicien était assis sur l’herbe et promenait lentement ses doigts sur les cordes de son théorbe, qu’il avait repris à Maroussia. Il chantonnait à mi-voix un hymne au refrain monotone, une sorte de prière du soir. Sa petite compagne, endormie sans doute par son chant, était couchée à ses pieds. Quant au vieux fermier Knich, il écoutait en rêvassant la tête penchée. En vérité, cela ne méritait pas le regard de tous ces beaux soldats. La halte de ces trois pauvres gens se prolongea jusqu’à ce que le dernier cavalier du détachement eût disparu dans le lointain.

Alors chacun d’eux se leva. Les mains une dernière fois s’unirent, une dernière fois les yeux s’allumèrent, et d’un élan commun, pour dernier adieu, chacun échangea ces quatre mots : « Tout pour la patrie ! » XI

tout pour la patrie.

Une fois séparés, l’un retournait sur ses pas, les deux autres marchaient en avant ; chacun allait dans sa voie, aucun d’eux ne se retourna pour s’adresser un dernier regard.