INTERIEUR D’UNE FAMILLE AMERICAINE.

Je choisis Baltimore de préférence aux autres villes d’Amérique, assuré que j’étais d’y trouver un ami, Daniel Nelson, auquel ma famille avait, dans une occasion importante rendu quelques services.

Le jour où j’entrai chez Nelson fut celui qui décida de mon sort. Je dois donc vous faire connaître cet Américain.

Son premier abord n’était point agréable : un maintien sévère, un langage froid, des formes rudes, telle était l’apparence extérieure de son caractère ; mais cette grossière écorce cachait des vertus d’un grand prix ; il était juste envers ses semblables, charitable au malheureux, et doué d’une fermeté d’esprit que je n’ai jamais rencontrée dans un autre homme ; il possédait encore une qualité que j’admirai d’autant plus en Amérique, que je l’avais moins vue en France : c’était de ne rien dire sans réflexion, et de ne jamais parler des choses qu’il ne savait pas *.

Habituellement calme dans ses discours, Nelson avait quelques passions sous l’influence desquelles sa froideur s’animait. La première, c’était un orgueil national poussé jusqu’au délire ; il ne parlait qu’en termes magnifiques de la sagesse et de la grandeur du peuple américain. Sa seconde passion était une haine : il détestait les Anglais ** ; enfin, sectateur ardent de la communion presbytérienne, Nelson nourrissait dans son âme un sentiment voisin de l’inimitié contre les catholiques et les unitaires, reprochant aux premiers de croire tout, et aux autres de ne rien croire.

J’aperçus dans le caractère de Nelson un dernier trait qui me frappa : quoiqu’il vécût dans une société où tout le monde a des esclaves ***, il ne voulut jamais en posséder aucun ; il avait acheté dans la Virginie deux nègres, qu’il s’était empressé d’affranchir des leur arrivée dans le Maryland, et dont il avait fait ses domestiques. L’un d’eux, nommé Ovasco, avait pour son maître un attachement qui ressemblait à un culte, et dont plus tard j’admirai les effets.

Fixé depuis plusieurs années à Baltimore, Nelson occupait dans cette ville une haute position sociale ; il avait d’abord trouvé dans le commerce une source féconde de fortune et de crédit. Alors il menait un train brillant ; sur un riche équipage, ses armes étaient peintes, avec cette devise : « Ubi libertas, ibi patria. » La même inscription avait été gravée sur le cachet dont il scellait toutes ses lettres, et sur lequel on lisait aussi : « John Nelson, 1631. » C’était le nom du chef de sa famille, et la date de son émigration en Amérique. Nelson se plaisait à parler de cette antique origine, et de ceux de ses aïeux dont le nom avait laissé d’honorables souvenirs parmi les Américains.

Cependant des idées d’ambition lui étant venues, il évita toutes les apparences du luxe et de la richesse, afin de se rendre populaire, et fut élu membre de la législature du Maryland ; il obtint d’ailleurs successivement tous les titres honorifiques auxquels peut aspirer un citoyen influent des États-Unis : membre de la société historique, président de la société biblique *, de la société de tempérance **, de la société de colonisation ***, inspecteur du pénitencier et de la maison de refuge ; il était, de plus, anti-maçon ****.

Il aspira longtemps à devenir membre du congrès, mais, ayant échoué dans les dernières élections, il abandonna subitement toutes ses prétentions politiques, et, se tournant vers un autre objet, il se fit recevoir ministre d’une église presbytérienne.

Lorsque j’arrivai chez Nelson, je le trouvai entouré de ses deux enfants, Georges et Marie.

Le premier, à l’âge de vingt ans, portait sur un front élevé l’empreinte d’un caractère noble et ferme ; son âme droite se peignait dans la franchise de son regard. Je me sentis d’abord attiré vers lui, et lui vers moi… bientôt une étroite amitié justifia nos sympathies.

Sa sœur, plus jeune que lui, me parut d’une éclatante beauté ; mais à l’époque de mon arrivée à Baltimore, je ne fis que l’apercevoir. Elle ne se montrait point dans le monde, où j’allais sans cesse ; et je la voyais à peine chez son père, dont j’évitais la société.

J’ai su plus tard apprécier Nelson et sa famille ; mais j’avoue que la rigidité de ses principes m’avait d’abord éloigné de lui : il gardait dans toute leur austérité les mœurs des puritains de la Nouvelle-Angleterre *****. Soir et matin, ses enfants et ses domestiques étant rassemblés, il leur faisait la prière en commun ; chaque repas était également précédé d’une invocation dans laquelle il demandait au Ciel de bénir les mets et les fruits servis sur la table.

Quand venait le dimanche ******, c’était tout un jour de recueillement et de piété. Le moindre amusement était interdit, et le temps qu’on ne passait point à l’office religieux s’écoulait silencieusement dans la lecture et la méditation de la Bible. Cette rigide observance du saint jour était la même par toute la ville ; cependant Nelson ne cessait d’accuser Baltimore d’irréligion et d’impiété : « Le Maryland, disait-il, est bien loin de valoir la Nouvelle-Angleterre, cette patrie des bonnes mœurs et de la religion. Du reste, ajoutait-il, les principes de la morale se relâchent tous les jours dans ce pays, et la Nouvelle-Angleterre elle-même ne se préserve point de la corruption générale. Croiriez-vous, me disait-il avec l’accent d’une douleur profonde, qu’on n’arrête plus les personnes qui voyagent le dimanche *, et que la malle-poste elle-même, qui porte les depêches du gouvernement central , circule pendant le jour du Seigneur ** ? Si ce progrès funeste ne s’arrête pas, c’en est fait, non seulement de nos mœurs privées, mais encore des mœurs publiques : point de moralité sans religion ! point de liberté sans le christianisme !

Comme il voyait dans l’expression de ma physionomie bien moins d’indignation que d’étonnement : Je sais, me dit-il, que la France est une terre d’immoralité ; tout le mal vient du papisme. Les catholiques ont tellement enveloppé le christianisme de formes matérielles, qu’ils ont perdu de vue le principe moral qui en est l’âme. Mais l’œuvre de la reforme s’achèvera, la France sera religieuse quand elle sera protestante ***. »

Ce zèle ardent pour les choses immatérielles s’alliait, chez Nelson, à des sentiments d’une tout autre nature : son amour pour l’argent était incontestable ; il était rare qu’après nous avoir entretenus des intérêts de son église et de ses méditations religieuses, il n’engageât pas quelque discussion sur le meilleur système de banque à fonder, sur les escomptes, sur le tarif, sur les canaux et les routes en fer. Son langage, ses souvenirs de commerce et de fortune, dénotaient une passion pour les richesses qui, poussée à un certain point, prend le nom de cupidité ; singulier mélange de nobles penchants et d’affections impures ! J’ai trouvé partout ce contraste aux États-Unis : ces deux principes opposés luttent incessamment ensemble dans la société américaine ; l’un, source de droiture ; l’autre, de mauvaise foi.

Au milieu d’idées et de sentiments tous nouveaux pour moi, ma première impression fut une répugnance, et, persuadé que la scène qui s’offrait à mes yeux, dans un étroit espace, ne me donnait point le type de la société américaine, je résolus, peu de jours après mon arrivée, de voir Nelson aussi rarement que je le pourrais sans manquer aux convenances, et de chercher dans le grand monde, où je tâcherais de me répandre, des relations qui me convinssent mieux. Le fils de Nelson, Georges, qui seul, dans cette maison, avait dès le premier jour gagné mon cœur, me présenta chez les personnes les plus considérables de la cité. Pendant le jour, nous visitions ensemble la ville, ses établissements publics et ses monuments ; nous assistions aux assemblées politiques ; nous pénétrions dans les clubs ; les environs de la ville nous fournissaient de charmantes promenades ; j’aimais surtout la baie de Baltimore, qui me rappelait celle de Naples ; là chaque impression me valait un souvenir. Souvent, abandonnant ma barque au caprice des vents, et mon âme à ses rêveries, je croyais, aidé de l’illusion de mes sens et des infidélités de ma mémoire, respirer encore sous le beau ciel de l’Italie ; parfois une colonne de vapeur noirâtre, sortie des flancs d’un navire, s’élevait dans les airs, et, se dessinant sur l’horizon par-dessus la cime des montagnes, dont elle semblait sortir, figurait à mes yeux le cratère fumant du Vésuve. D’où me venait ce penchant à me ressouvenir d’un pays qui m’avait donné tant d’ennuis, si peu de joies ? Ne serait-ce pas qu’un charme secret se cache dans les souffrances du passé ? il nous reste d’elles le sentiment de les avoir vaincues ; et, quand on est encore infortuné, c’est un bien que de penser à des malheurs qui ne sont plus.

Au déclin du jour, Georges et moi, nous cherchions, dans les brillantes réunions du monde, des distractions et des plaisirs. C’était la saison des fêtes : les bals, les concerts, se succédaient non interrompus.

Je portais un regard avide et impatient sur cette société dont on parle tant en Europe, et que l’on connaît si peu ! Je crus voir au premier coup d’œil que je n’y trouverais rien de ce que j’y cherchais.

Les États-Unis sont peut-être, de toutes les nations, celle dont la direction donne le moins de gloire aux gouvernants. Nul n’est chargé de la conduire ; elle a besoin de marcher seule. Le maniement des affaires n’y dépend point de quelques hommes, il est l’œuvre de tous. Là les efforts sont universels, et toute impulsion particulière nuirait au mouvement général. Dans ce pays l’habileté politique ne consiste pas à agir, mais à s’abstenir et à laisser faire. C’est un grand spectacle que celui de tout un peuple qui se meut et se gouverne lui-même ; mais nulle part les individus ne sont aussi petits.

Je crois aussi qu’aucun pays n’est plus étranger que les États-Unis aux grandes entreprises et aux crises politiques qui mettent en relief le mérite d’un homme, son génie, sa supériorité sur ses concitoyens. Les Américains n’ont point de guerre à soutenir, parce qu’ils n’ont point de voisins ; et l’intérieur du pays n’est point sujet aux grandes perturbations, parce qu’il n’y a point de partis *. Quelles occasions de gloire reste-t-il, quand on n’a pas à sauver son pays de l’anarchie, ni à protéger son indépendance contre les attaques de l’étranger ?

Les États-Unis font cependant de grandes choses ! leurs habitants défrichent les forêts de l’Amérique, et répandent ainsi la civilisation européenne jusqu’au fond des plus sauvages solitudes ; ils s’étendent sur la moitié d’un hémisphère ; leurs vaisseaux portent sur tous les rivages leur nom et leurs richesses ; mais ces grands résultats sont dus à mille efforts partiels, qu’aucune puissance supérieure ne dirige, à mille capacités médiocres qui n’appellent point le secours d’une plus haute intelligence.

Cette uniformité, qui règne dans le monde politique, se retrouve également dans la société civile. Les relations des hommes entre eux n’ont qu’un seul objet, la fortune ; un seul intérêt, celui de s’enrichir. La passion de l’argent naît chez les Américains avec l’intelligence, traînant à sa suite les froids calculs et la sécheresse des chiffres ; elle croît, se développe, s’établit dans leur âme, et la tourmente sans relâche, comme une fièvre ardente agite et dévore le corps débile dont elle s’est emparée. L’argent est le dieu des États-Unis, comme la gloire est le dieu de la France, et l’amour celui de l’Italie.

C’est l’intérêt et non la moralité qui rend les Américains amis de l’ordre ; ils poursuivent gravement la fortune.

Ils ne sont pas vertueux, ils ne sont que rangés ; la société des États-Unis refroidit l’enthousiasme sans inspirer le respect.

Peu séduit de ce premier aperçu, je m’éloignai du monde et de ses fêtes ; je résolus d’approfondir, dans la retraite, les mœurs et les institutions d’un peuple dont les salons ne me montraient que la superficie ; fatigué de mouvement et du bruit, j’aspirai à l’isolement et me sentis attiré vers Nelson par l’austérité même de mœurs qui m’avait éloigné de lui.

À l’instant où mes réflexions sur l’Amérique me jetaient dans l’abattement, en me prouvant une déception nouvelle, et comme je voyais fuir encore devant moi le but auquel j’avais rattaché mes dernières espérances, une passion, dont je ne soupçonnais point la puissance, vint s’emparer de mon âme.

Je n’avais jamais aimé en Europe, et, après avoir vu les femmes d’Amérique, je ne redoutais plus le joug d’un sentiment que j’avais toujours regardé comme une faiblesse et comme un obstacle aux grands desseins. Cependant un tendre penchant était destiné à renouer les liens de mon existence brisée, et allait devenir l’unique intérêt de ma vie.