Marie ou l’esclavage aux États-Unis/12

Charles Gosselin (p. 119-136).



CHAPITRE XII.

SUITE DE L’EPREUVE.

4.

LITTERATURE ET BEAUX-ARTS.

1.

« Quand ou porte ses regards vers le passé, trois grandes époques apparaissent dans la vie des peuples. *

[Note de l’auteur. * Réf. ]

« La première est l’antiquité : l’âge de Sapho et d’Aspasie, d’Horace et de Lucullus, d’Alcibiade et de César : époque brillante, règne des sens.

« La seconde est le christianisme : le temps d’Augustin et d’Athanase, de saint Louis et de Guesclin, de Pascal et de Bossuet : époque morale, règne de l’âme.

« La troisième commence au siècle de Voltaire et d’Helvétius, de Condillac et de Smith, de Bentham et de Fulton : époque utile, règne de l’intelligence.

« Au premier âge, les plaisirs ; au second, les sentiments au troisième, les intérêts.

II.

« La société païenne dut ses joies à l’éclat de ses amphithéâtres, aux chants divins de ses poètes, aux chefs-d’œuvre de ses artistes, à ses fêtes triomphales, à ses débauches brillantes, à son luxe de dieux et d’esclaves.

« Le monde chrétien, grave et solennel comme les édifices religieux du moyen-âge, trouva ses voluptés dans la méditation, le recueillement, les sacrifices et les austérités de la vie.

« Aujourd’hui, la société n’a ni cirques ni cloîtres, ni gladiateurs ni anachorètes ; elle a des manufactures. Indifférente au charme des sensations et de l’enthousiasme, elle n’aspire qu’au bien-être matériel.

III.

« Les divinités païennes s’adressaient aux passions, non pour les combattre, mais pour les enhardir. Elles offraient à l’esprit de séduisantes images et aux sens des plaisirs sans remords.

« Le Christ est venu, qui a dit à l’homme : « Les grandeurs de la terre sont misérables ; car le pauvre est l’égal du riche. Toutes les passions sont stériles : la charité seule féconde les âmes. Le bonheur n’est point dans les richesses, dans la gloire, dans les voluptés : on le mérite ici-bas par la vertu, et l’on n’en jouit que dans le ciel. »

« De nos jours, les théories qui gouvernent l’homme le laissent sur la terre : tout est mis en œuvre pour offrir à son corps un séjour doux et commode.

IV.

« Quel triomphe pour l’artiste grec ou romain, quand ses lascives peintures ou ses sculptures impudiques avaient exalté les imaginations ! Que la gloire du pontife chrétien était grande, lorsqu’il avait déposé dans les âmes quelques germes de croyance et de vertu !

« De notre temps, honneur à qui invente des machines ! là est le besoin des peuples !

« Caton et Brutus se donnaient la mort pour s’épargner la douleur de voir mourir la patrie ; le moyen-âge nous montre des martyrs de la foi et de l’honneur : l’industriel des temps modernes se suicide après banqueroute.

V.

« La méditation et la foi s’étaient, durant l’âge intermédiaire, créé un monde tout moral, mélange de religion et de philosophie, d’idées et de sentiments ; il se passait dans les consciences une vie intérieure, secrète, qui ne se révélait point au dehors : c’était la vie de l’âme avec toutes ses passions immatérielles, ses joies sublimes, ses douleurs profondes. Alors la main travaillait peu et le corps était pauvre à voir ; mais c’était l’âme qui était riche ! aussi elle ne se reposait point. Cette spiritualité de la vie s’est retirée du cœur des hommes ; à présent leur existence est tout extérieure. Leur corps s’agite incessamment à la poursuite des choses matérielles ; le temps se dépense en travaux utiles, et, de peur que la pensée ne trouble la main dans ses œuvres, l’âme s’est faite inerte et stérile…

VI.

« L’utilité matérielle : tel est le but vers lequel tendent toutes les sociétés modernes… Mais cette tendance, en Europe, lutte avec des souvenirs, des habitudes et des mœurs. Le présent subit encore l’influence du passé.

« Nous ne sommes point religieux, mais nous avons des temples magnifiques ; quoique le positif des choses nous gagne, nous enfermons encore dans de splendides palais nos bibliothèques, nos musées, nos académies. Les esprits les plus vulgaires, les âmes les plus indolentes, rendent, chez nous, hommage au génie et à la vertu. L’homme qui a forfait à l’honneur s’incline encore, dans nos cités, devant la statue de Bayard.

« L’Amérique ne connaît point ces entraves : elle s’avance dans la voie des intérêts matériels, sans préjugés qui la gênent, sans passions qui la troublent.

VII.

« Ne cherchez, dans ce pays, ni poésie, ni littérature, ni beaux-arts. L’égalité universelle des conditions répand sur toute la société une teinte monotone. Nul n’est ignorant de toutes choses, et personne ne sait beaucoup ; quoi de plus terne que la médiocrité ! Il n’y a de poésie que dans les extrêmes : les grandes fortunes ou les grandes misères, les clartés célestes ou la nuit infernale, la vie des rois ou le convoi du pauvre.

VIII.

« Dans la société américaine, point d’ombre et point d’éclat, ni sommités, ni profondeurs. C’est la preuve qu’elle est matérielle : partout où l’âme règne, on la voit s’élever ou descendre. Au-dessus des intelligences voilées s’élancent les brillants génies ; au-dessus des âmes engourdies, les cœurs enthousiastes. Le niveau ne se fait que sur la matière.

IX.

« Le monde moral est-il donc soumis aux mêmes lois que la nature physique ? faut-il, pour que les beaux esprits apparaissent, que l’ignorance des masses leur serve d’ombre ? Les grandes individualités sociales ne brillent-elles au-dessus du vulgaire qu’à la manière des hautes montagnes, dont la cime étincelante de neige et de lumière domine des précipices ténébreux ?

X.

Il est de poétiques ignorances : au temps où le Dante s’immortalisait par un livre, apparut Guesclin qui rien savait des lettres. * Quand le connétable s’obligeait, il ne signait point, faute de le savoir ; mais il engageait son honneur, qui était tenu pour bon.

« Cette grossière ignorance ne se rencontre point aux États-Unis, dont les habitants, au nombre de douze millions, savent tous lire, écrire et compter.

[Note de l’auteur. * Réf. ]

XI.

« En Amérique, il manque aux caractères, pour être brillants, un théâtre et des spectateurs. Si les pays d’aristocratie sont féconds en personnages éclatants et poétiques, c’est que la classe supérieure fournit les acteurs et le théâtre : la pièce se joue devant le peuple, qui fait le parterre et ne voit la scène qu’à distance.

« L’aristocratie romaine jouait son rôle devant le monde ; Louis XIV, devant l’Europe. Que si les rangs se mêlent, les individus, vus de près, se rapetissent ; il y a encore des acteurs, mais plus de personnages ; une arène, mais plus de théâtre.

[Note de l’auteur. ** Réf. ]

XII.

« Toutes les sociétés renferment dans leur sein des vanités puériles, des orgueils énormes, des ambitions, des intrigues, des rivalités… mais ces passions s’élèvent ou descendent, sont grandes ou misérables, selon la condition et le génie des peuples. Turenne était presque aussi fier de sa naissance que de sa gloire ; Ninon était galante ; le grand Bossuet était jaloux de Fénelon…

« Les Américains convoitent l’argent, sont orgueilleux d’argent, jaloux d’argent… Et si quelque marchande de New-York se livre à des galanteries, qu’importe son nom au monde ? quel reflet ses amours répondront-ils sur l’avenir ?

XIII.

« Il existe, à la vérité, en Amérique quelque chose qui ressemble à l’aristocratie féodale.

« La fabrique, c’est le manoir ; le manufacturier, le seigneur suzerain ; les ouvriers sont les serfs ; mais de quel éclat brille cette féodalité industrielle ? Le château crénelé, ses fossés profonds, la dame châtelaine et le féal chevalier n’étaient pas sans poésie.

« Quelle harmonie le poète moderne puisera-t-il dans les comptoirs, les alambics, les machines à vapeur et le papier-monnaie ?

XIV.

« Aux États-Unis, les masses règnent partout et toujours, jalouses des supériorités qui se montrent et promptes à briser celles qui se sont élevées ; car les intelligences moyennes repoussent les esprits supérieurs, comme les yeux faibles, amis de l’ombre, ont horreur du grand jour. Aussi n’y cherchez pas des monuments élevés à la mémoire des hommes illustres. Je sais que ce peuple eut des héros ; mais nulle part je n’ai vu leurs statues. Washington seul a des bustes, des inscriptions, une colonne ; c’est que Washington, en Amérique, n’est pas un homme, c’est un dieu.

XV.

« Le peuple américain semble avoir été condamné, dès sa naissance, à manquer de poésie… Il y a, dans l’ombre attachée au berceau des nations, quelque chose de fabuleux qui encourage les hardiesses de l’imagination. Ces temps d’obscurité sont toujours les temps héroïques : dans l’antiquité, c’est la guerre de Troie ; au moyen-âge, les croisades. Dès que les peuples s’éclairent, il n’y a plus de demi-dieux… Les Américains des États-Unis sont peut-être la seule de toutes les nations qui n’a point eu d’enfance mystérieuse. Environnés, en naissant, des lumières de l’âge mûr, ils ont écrit eux-mêmes l’histoire de leurs premiers jours : et l’imprimerie, qui les avait précédés, s’est chargée d’enregistrer les moindres cris de l’enfant au maillot.

XVI.

« La poésie commença en France par les chants des trouvères et les amours des chevaliers… Telle ne saurait être son origine aux États-Unis. Les hommes de ce pays, dont le respect pour les femmes est profond, méprisent les formes extérieures de la galanterie. Une femme seule au milieu de plusieurs hommes, égarée dans sa route ou abandonnée sur un vaisseau, n’a point d’insulte à redouter ; mais elle ne sera l’objet d’aucun hommage. On sait en Amérique le mérite des femmes ; on ne le chante point.

XVII.

« À peine le peuple américain était-il né, que la vie publique et industrielle s’est emparée de toute son énergie morale. Ses institutions, fécondes en libertés, reconnaissent des droits à tous. Les Américains ont trop d’intérêts politiques pour se préoccuper d’intérêts littéraires. Lorsque, vers la fin du siècle dernier, vingt-cinq millions de Français étaient gouvernés selon le bon plaisir d’une femme galante, ils pouvaient, tranquilles sur les affaires du pays, s’amuser de choses frivoles et se dévouer corps et âme à la querelle de deux musiciens ! *

[Note de l’auteur. * Réf. ]

« Peu confiants dans les hommes du pouvoir, les Américains se gouvernent eux-mêmes : la vie publique n’est point dans les salons et à l’Opéra ; elle est à la tribune et dans les clubs.

XVIII.

« Quand la vie politique cesse, vient la vie commerciale : aux États-Unis tout le monde fait de l’industrie, parce qu’elle est nécessaire à tous. Dans une société d’égalité parfaite, le travail est la condition commune ; chacun travaille pour vivre, nul ne vit pour penser. Là point de classes privilégiées qui, avec le monopole de la richesse, aient aussi le monopole des loisirs.

XIX.

« Tout le monde travaille !… Mais la vie du travailleur est essentiellement matérielle. Son âme sommeille pendant que son corps est à l’œuvre ; et, lorsque son corps se repose, son esprit ne devient pas actif. Le travail pour lui, c’est la peine ; l’oisiveté, la récompense ; il ne connaît point le loisir. C’est tout une science que d’apprendre à jouir des choses morales. La nature ne nous donne point cette faculté qui naît de l’éducation seule et des habitudes d’une vie libérale. Il ne faut pas croire qu’après avoir amassé de l’argent et de l’or, on puisse se dire tout-à-coup : « Maintenant je vais vivre d’une vie intellectuelle. » Non, l’homme n’est point ainsi fait. Le reptile tient à la terre et l’aigle aux cieux. Les hommes d’esprit pensent, les hommes à argent ne pensent pas.

XX.

« Ce n’est pas qu’aux États-Unis on manque d’auteurs ; mais les auteurs n’ont point de public.

« On trouverait encore des écrivains pour faire des livres, parce que c’est un travail que d’écrire : ce sont les lecteurs qui manquent, parce que lire est un loisir.

« Le public réagit sur l’auteur, et vous ne verrez point celui-ci s’obstiner à produire des œuvres littéraires, quand le public n’en veut pas.

XXI.

« Supposez un poète inspiré, que le hasard fait naître au sein de cette société d’hommes d’affaires : pensez-vous que son génie fournisse sa carrière ? Non, le génie lui-même subit l’influence de l’atmosphère qui l’environne. Nul n’exprime bien l’enthousiasme devant des êtres qui ne le sentent point ; on ne chante pas long-temps pour des sourds… La verve du poète et l’inspiration de l’écrivain, qu’échauffent les sympathies, se glacent dans l’indifférence et la froideur.

XXII.

« Tout le monde étant industriel, la première parmi les professions est celle qui fait gagner le plus d’argent. Le métier d’auteur, étant le moins lucratif, est au-dessous de tous les autres. Dites à un Américain que l’illustration des lettres est plus belle à poursuivre que la fortune, il vous accordera ce sourire de pitié qu’on donne aux discours d’un insensé… Exaltez en sa présence la gloire d’Homère, celle du Tasse : il vous répondra qu’Homère et le Tasse moururent pauvres. Arrière le génie qui ne donne point la richesse !

XXIII.

« En Amérique, on n’estime des sciences que leur application. On étudie les arts utiles, mais non les beaux-arts.

« L’Allemagne, la France, inventent des théories ; aux États-Unis on les met en pratique ; ici on ne rêve point, on agit. Tout le monde aspire au même but, le bien-être matériel ; et comme c’est l’argent qui en est la source, c’est l’argent seul qu’on poursuit.

XXIV.

« Lorsque dans ce pays on fait de la littérature, c’est encore de l’industrie. Il n’existe là ni école classique, ni romantique. On ne connaît que l’école commerciale, celle des écrivains qui rédigent des gazettes, des pamphlets, des annonces, et qui vendent des idées, comme un autre vend des étoffes. Leur cabinet est un comptoir, leur esprit une denrée ; chaque article a son tarif ; ils vous diront au juste ce que coûte un enthousiasme imprimé.

XXV.

« Ces marchands intellectuels vivent entre eux dans de fort bons rapports. L’un soutient les principes politiques de M. Clay ; l’autre, ceux du général Jackson ; le premier est unitaire, le second presbytérien ; celui-ci est démocrate, celui-là fédéraliste ; un troisième se montre l’ardent défenseur de la morale religieuse ; un autre protège la morale philosophique de miss Wright.

XXVI.

« Tous sont amis entre eux, se querellant quelquefois pour les personnes, jamais pour les principes.

« Chacun ne doit-il pas librement exercer son industrie ? la dernière loi du congrès vous semble sage : rien de mieux ; moi, je la trouve insensée ; vous soutenez que notre président est un profond politique, à merveille ; je suis en train de démontrer qu’il ignore l’art de gouverner ; vous poussez à la démocratie, moi je lutte contre elle. La société marche-t-elle à sa perfection ? ou tend-elle à sa décadence ?

XXVII.

« Allons, que chacun de nous prenne à sa convenance parmi ces textes différents. Ce sont des branches variées d’industrie ; on peut même s’attacher à plusieurs en même temps : écrire pour dans un journal, et contre dans un autre ; la contradiction n’importe point. Ne faut-il pas des idées qui aillent à toutes les intelligences ? C’est dans l’un et dans l’autre cas un besoin social auquel on répond.

XXVIII.

« Il arrive parfois, dans les révolutions politiques, que, la vertu devenant crime et le crime vertu, on voit tour à tour condamnés au dernier supplice les hommes de principes les plus opposés. Est-ce que le bourreau et ses aides s’abstiennent de leur profession parce que les crimes sont douteux ? non sans doute ; ils continuent leur métier. Ainsi font les écrivains ; ils ne travaillent pas sur des corps, mais sur des idées, tantôt sur l’une, tantôt sur l’autre. Leur demander de se vouer à un système, c’est vouloir qu’ils aient des opinions, des croyances, des convictions exclusives ; c’est restreindre dans de certaines limites leur industrie qui, de sa nature, est sans borne comme la pensée dont elle émane.

XXIX.

« L’industrie des idées étant la dernière de toutes, il s’ensuit que, pour écrire, il faut n’avoir rien de mieux à faire. Quiconque se sent du génie se fait marchand ; les incapacités se réfugient dans le petit métier des lettres. On laisse volontiers aux femmes le soin de faire des vers et des livres, c’est une frivolité qu’on abandonne à leur sexe ; on leur permet de perdre le temps en écrivant.

« Vous trouverez dans toutes les villes d’Amérique un assez grand nombre de femmes savantes. Quelques-unes ont acquis par leurs ouvrages une réputation méritée * ; mais la plupart sont froides et pédantes. Rien n’est moins poétique que ces muses d’outre-mer ; ne les cherchez point dans la profondeur des sauvages solitudes, parmi les torrents et les cataractes, ou sur le sommet des monts : non, vous les verrez marchant dans la boue des villes, des socques aux pieds et des lunettes au visage.

[Note de l’auteur. * Réf. ]

XXXI.

« Quoiqu’il y ait peu d’auteurs en Amérique, dans aucun pays du monde on n’imprime autant. Chaque comté a son journal ; les journaux sont, à vrai dire, toute la littérature du pays. ** Il faut à des gens affairés, et dont la fortune est médiocre, une lecture qui se fasse vite et ne coûte pas cher. Il se fait d’ailleurs pour l’éducation primaire et pour la religion une énorme consommation de livres !… C’est plutôt de la librairie que de la littérature. L’instruction donnée aux enfants est purement utile ; elle n’a point en vue le développement des hautes facultés de l’âme et de l’esprit : elle forme des hommes propres aux affaires de la vie sociale.

[Note de l’auteur. ** Réf. ]

XXXII.

« La littérature américaine ignore entièrement ce bon goût, ce tact fin et subtil, ce sentiment délicat, mélange de passion et de jugement froid, d’enthousiasme et de raison, de nature et d’étude, qui président, en Europe, aux compositions littéraires. Pour avoir de l’élégance dans le goût, il en faut d’abord dans les mœurs.

XXXIII.

« Ni dans les journaux, ni à la tribune, le style n’est un art. Tout le monde écrit et parle, non sans prétention, mais sans talent. * Ceci n’est pas la faute seule des orateurs et des écrivains ; ces derniers, quand ils font du style brillant et classique, mettent en péril leur popularité : le peuple ne demande à ses mandataires que tout juste ce qu’il faut de littérature pour comprendre ses affaires ; le surplus, c’est de l’aristocratie.

[Note de l’auteur. * Réf. ]

XXXIV.

« C’est ainsi que les lettres et les arts, au lieu d’être invoqués par les passions, ne viennent en aide qu’à des besoins ; ou si quelque penchant pour les beaux arts se révèle, on est sûr de le trouver entaché de trivialité : par exemple, il existe, aux États-Unis, un genre de peinture qui prospère : ce sont les portraits ; ce n’est pas l’amour de l’art, c’est de l’amour-propre.

XXXV.

« Vous rencontrerez parfois, dans ce monde industriel et vulgaire, un cercle poli, brillant, au sein duquel les travaux de l’art sont appréciés avec goût, et les œuvres du génie admirées avec enthousiasme : c’est une oasis dans les sables brûlants d’Afrique. Vous trouvez çà et là une imagination ardente, un esprit rêveur ; mais un seul poète dans un pays ne fait pas plus une nation poétique que l’accident d’un beau ciel sur les bords de la Tamise ne fait le climat d’Italie.

XXXVI.

« Quoiqu’il n’existe point de littérature proprement dite aux États-Unis, ne croyez pas que les Américains soient sans amour-propre littéraire. Il se passe à cet égard un phénomène assez étrange ; vous n’apercevez point chez leurs auteurs de ces vanités monstrueuses, qu’on voit chez nous, compagnes de la médiocrité, quelquefois même du génie. Les écrivains ont la conscience qu’ils exercent une profession d’un ordre inférieur.

« En Amérique, ce ne sont pas les écrivains qui ont l’orgueil littéraire, c’est le pays.

« La littérature est une industrie dans laquelle les Américains prétendent exceller comme dans toutes les autres.

« Et ne croyez pas leur être agréable en leur disant que la conformité du langage rend communs aux États-Unis tous les beaux génies de l’Angleterre ; ils vous répondront que la littérature anglaise ne fait point partie de la littérature américaine.

XXXVII.

« Le caractère anti-poétique des Américains tient à leurs mœurs par de profondes racines.

« Lorsque dans ce pays on poursuit l’argent, on ne recherche point le plaisir. La religion, et plus encore d’austères habitudes, interdisent les jeux, les amusements, * les spectacles.

« Les grandes cités ont chacune un théâtre ** ; mais les riches, qui sont toujours en avant de la corruption, s’efforcent vainement de le mettre en vogue. Le spectacle n’est point, en Amérique, un plaisir populaire ; la tragédie, la comédie, la musique italienne, sont des divertissements aristocratiques de leur nature ; ils demandent aux spectateurs du goût et de l’argent, deux choses qui manquent au plus grand nombre. Les cirques et les amphithéâtres veulent une multitude à passions ; et c’est ce que l’Amérique du Nord ne saurait leur donner.

[Note de l’auteur. * et ** Réf. ]

XXXVIII.

« Si les grands théâtres y sont rares, les petits y sont inconnus. Cette absence du goût dramatique est sans doute un élément de moralité pour la société américaine qui, n’ayant pas de théâtres, ne distribue point chaque soir des moqueries aux maris trompés, des applaudissements aux amants heureux, et de l’indulgence aux femmes adultères. Les Américains ont plus de moralité parce qu’ils n’ont pas de spectacles ; et ils n’ont pas de spectacles à cause de leur moralité. Ceci est à la fois cause et effet.

XXXIX.

« Ce n’est pas seulement par amour pour la morale que les Américains fuient le théâtre, car beaucoup qui n’y vont pas se livrent chez eux à d’ignobles plaisirs. Le spectacle est un amusement dont naturellement ils n’ont pas le goût. Ils tiennent cette antipathie des Anglais, leurs aïeux, et subissent encore l’influence du puritanisme des premiers colons américains. Le théâtre n’a jamais été, en Angleterre, qu’une mode des hautes classes, ou une débauche du bas peuple ; et ce sont les classes moyennes de ce pays qui ont peuplé l’Amérique. Quelle que soit la cause, l’effet est certain ; le génie poétique est, aux États-Unis, dépouillé de son plus bel attribut ; ôtez à la France son théâtre, et dites où sont ses poètes.

XL.

« La religion, si féconde en poétiques harmonies, ne porte au cœur des Américains ni inspiration, ni enthousiasme. L’habitant des États-Unis aime, dans son culte, non ce qui parle à l’âme, mais seulement ce qui s’adresse à sa raison ; il l’aime comme principe d’ordre, et non comme source de douces émotions. L’Italien est religieux en artiste ; l’Américain l’est en homme rangé.

XLI.

« Les cultes chrétiens sont d’ailleurs trop divisés en Amérique, pour fournir aux beaux-arts des sujets d’un intérêt général : la secte des quakers, simple et modeste, ne se bâtira point des palais somptueux ; qu’importent à l’église méthodiste les admirables sermons de M. Channings, ministre des unitaires ? Si la communion baptiste élève quelque monument à sa croyance, de quel intérêt sera-ce pour les presbytériens ?

« À la place de l’unité religieuse qui règne en France depuis quinze siècles, supposez mille sectes dissidentes, vous n’aurez à cette heure ni grandes églises, ni grands orateurs chrétiens, ni Notre-Dame, ni Bossuet.

XLII.

« Les congrégations protestantes n’ont point, pour se rassembler, des temples magnifiques, décorés de statues et de tableaux ; elles s’enferment dans de simples maisons, bâties sans luxe et à peu de frais. Le plus splendide parmi leurs édifices religieux se montre soutenu par quelques colonnes de bois peint : c’est là leur Parthénon. Otez a l’Amérique son Capitole, expression poétique de son orgueil national, et la Banque des États-Unis, expression poétique de sa passion pour l’argent, il ne restera pas dans ce pays un seul édifice qui présente l’aspect d’un monument.

XLIII.

« Tout, aux États-Unis, procède de l’industrie, et tout y va… mais à la différence du sang qui s’échauffe en allant au cœur, tous les élans, en atteignant l’industrie, se refroidissent à ce cœur glacé de la société américaine.

XLIV.

« Laissez grandir cette société, disent quelques-uns, et vous en verrez sortir des hommes illustres dans les lettres et dans les arts. Rome naissante n’entendit point les chants d’Horace et de Virgile, et il a fallu quatorze siècles à la France pour enfanter Racine et Corneille.

« Ceux qui tiennent ce langage confondent deux choses bien distinctes : la société politique et la civilisation. La société américaine est jeune, elle n’a pas deux siècles. Sa civilisation, au contraire, est antique comme celle de l’Angleterre dont elle descend. La première est en progrès, la seconde, en déclin. La société anglaise se régénère dans la démocratie américaine : la civilisation s’y perd.

XLV.

« L’esprit industriel matérialise la société, en réduisant tous les rapports des hommes entre eux à l’utilité.

« Il est de nobles passions qui fécondent l’âme : l’intérêt la souille et la flétrit. Il semble que la cupidité souffle sur l’Amérique un vent funeste qui, s’attachant à ce qu’il y a de moral dans l’homme, abat le génie, éteint l’enthousiasme, pénètre jusqu’au fond des cœurs pour y dessécher la source des nobles inspirations et des élans généreux.

XLVI.

« Voyez le paysan français, d’humeur gaie, le front serein, les lèvres riantes, chanter sous le chaume qui recèle sa misère, et sans soucis de la veille, sans prévoyance du lendemain, danser joyeux sur la place du village.

« On ne sait rien, en Amérique, de cette heureuse pauvreté. Absorbé par des calculs, l’habitant des campagnes, aux États-Unis, ne perd point de temps en plaisirs ; les champs ne disent rien à son cœur ; le soleil qui féconde ses coteaux n’échauffe point son âme. Il prend la terre comme une matière industrielle ; il vit dans sa chaumière comme dans une fabrique.

XLVII.

« Personne ne connaît, en Amérique, cette vie tout intellectuelle qui s’établit en dehors du monde positif, et se nourrit de rêveries, de spéculations, d’idéalités ; cette existence immatérielle qui a horreur des affaires, pour laquelle la méditation est un besoin, la science un devoir, la création littéraire une jouissance délicieuse, et qui, s’emparant à la fois des richesses antiques et des trésors modernes, prenant une feuille au laurier de Milton, comme à celui de Virgile, fait servir à sa fortune les gloires et les génies de tous les âges.

XLVIII.

« On ignore dans ce pays l’existence du savant modeste qui, étranger aux mouvements du monde politique et au trouble des passions cupides, se donne tout entier à l’étude, l’aime pour elle-même, et jouit, dans le mystère, de ses nobles loisirs.

« L’Amérique ne connaît, ni ces brillantes arènes où l’imagination s’élance sur les ailes du génie et de la gloire ; ni ces cours d’amour où les grâces, l’esprit et la galanterie se jouaient ensemble ; ni cette harmonie presque céleste qui naît de l’accord des lettres avec les beaux-arts ; ni ce parfum de poésie, d’histoire et de souvenirs, qui s’exhale si doux d’une terre classique pour monter vers un beau ciel.

XLIX.

« L’Europe qui admire Cooper croit que l’Amérique lui dresse des autels ; il n’en est point ainsi. Le Walter Scott américain ne trouve dans son pays ni fortune ni renommée. Il gagne moins avec ses livres qu’un marchand d’étoffes ; donc celui-ci est au-dessus du marchand d’idées. Le raisonnement est sans réplique.

L.

« D’abord incrédule à ce phénomène, je supposais que Cooper avait peint de fausses couleurs les mœurs des Indiens, et que les Américains, juges d’un tableau dont l’original est sous leurs yeux, le condamnaient comme dépourvu de vérité locale. Plus tard j’ai reconnu mon erreur : j’ai vu les Indiens, et me suis assuré que les portraits de Cooper sont d’une ressemblance frappante.

LI.

« Mais les Américains se demandent à quoi sert de connaître ce qu’ont fait les Indiens, ce qu’ils font encore ; comment ils vivaient dans leurs forêts, comment ils y meurent. Les sauvages sont de pauvres gens desquels il n’y a rien à tirer, ni richesses, ni enseignements d’industrie. Il faut prendre leurs forêts, voilà tout, et s’en emparer, non pour faire de la poésie, mais pour les abattre et passer la charrue sur le tronc des vieux chênes.

LII.

« Ces belles forêts, ces magnifiques solitudes, ces splendides palais de la nature sauvage, il leur fallait pourtant un chantre divin ! Elles ne pouvaient tomber sous le fer de l’industriel sans avoir été célébrées sur la lyre du poète… le poète n’était pas chez les Américains… mais franchissant l’Atlantique, l’ange de la poésie a, sur ses ailes de flamme, transporté l’Homère français sur les rives du Meschacébé.

LIII.

« Tous les mondes sont le domaine du génie ! et il est de larges poitrines qui pour respirer à l’aise, n’ont pas trop de l’univers. Quelques années plus tard, l’hôte des sauvages allait, poète inspiré chanter des souvenirs sur les bords de l’Eurotas, et pèlerin pieux, adorer Dieu sur les rives du Jourdain !

Atala, Réné, les Natchez sont nés en Amérique, enfants du désert. Le Nouveau-Monde les inspira ; la vieille Europe les a seule compris.

Les Américains, quand ils lisent Châteaubriand, disent, comme en voyant la merveille de Niagara

« Qu’est-ce que cela prouve ? »

Tel est le peuple sur lequel j’avais conçu l’espoir chimérique d’exercer une poétique influence ! !

O cruel désenchantement ! Ainsi se brisait dans mes mains le rameau secourable auquel j’avais, durant le naufrage, rattaché ma dernière chance de salut !