Marie de Médicis, les Concini et l’évêque de Luçon/02

Marie de Médicis, les Concini et l’évêque de Luçon
Revue des Deux Mondes4e période, tome 124 (p. 108-137).
MARIE DE MÉDICIS
LES CONCINI ET L’ÉVÊQUE DE LUÇON

DEUXIÈME PARTIE[1]


III. — L’ÉVÊQUE DE LUÇON DE MARS 1615 À DÉCEMBRE 1616.

Dans le groupe politique qui se pressait autour de Marie de Médicis et de Concini, l’évêque de Luçon lui-même n’apparaît qu’assez tardivement ; il faut dire maintenant en quelles circonstances il s’y était fait une place.

À la clôture des États, qui avait eu lieu le 21 mars 1615, Richelieu était resté sur son beau succès oratoire et sur les éloges qu’il lui avait valus, notamment dans le monde épiscopal. C’était une force, à cette époque, que l’adhésion du haut clergé. Richelieu en conçut un juste sentiment de fierté, une confiance nouvelle en sa valeur et en son avenir. Mais il semble qu’il éprouva, en même temps, comme une sorte de surprise du peu d’empressement que mirent la cour et les ministres à recourir à lui. Le monde politique apprécie mal le genre de mérites dont Luçon se targuait alors : les petites besognes et les petites passions l’absorbent presque toujours ; les grands talens ne l’intéressent que quand ils consentent à se mêler à ses jeux. Une fois les États terminés personne à la cour ne songea plus à l’évêque de Luçon. Une de ces crises de fatigue et d’abattement qui accompagnent généralement en lui les grands efforts l’éloigne alors de Paris. Il va chercher un refuge dans son prieuré de Coussay. C’est là que viennent le trouver les protestations de ses admirateurs, — presque tous ecclésiastiques, — et des offres de concours, où il devait pourtant discerner les premiers indices d’une autorité naissante.

Ce sont, d’abord, des lettres de Duvergier de Hauranne, qui, dans un style où le monde et la théologie se confondent, lui écrit : « Je vous prie bien humblement. Monsieur, de croire que je n’ay point de plus grand dessein que de vous faire paroître que je participe autant de l’immobilité des anges en la volonté que j’ay de vous servir, que je confesse avoir un esprit subordonné au vôtre… » C’est ensuite le propre frère de Richelieu, Alphonse, qui, d’un ton un peu maussade, se joint au concert : « Un de vos amis m’a fait voir la harangue qu’avez faite à la clôture des États. Je loue Notre-Seigneur qu’elle vous ait réussi à votre contentement, ayant été assuré qu’elle a été fort agréée d’un chacun. » C’est l’évêque de Nantes, qui, venu à Paris pour prendre part aux travaux de l’assemblée du clergé, soumet avec empressement à son collègue les résolutions vigoureuses prises par un grand nombre d’évêques sur une matière des plus importantes, et qui avait été traitée dans le discours prononcé devant les États : la réception en France du concile de Trente : « Nous ne faisons, dit l’évêque, que suivre en tout la trace de l’assemblée des États… Nous avons fait résoudre entre nous qu’au cas que le roi nous refusât la publication du concile sur laquelle nous insistons, nous la ferions en nos conciles provinciaux et tâcherions de la faire observer en nos diocèses. Mais il s’y trouve bien des difficultés… Je vous écrirai par le menu, tout le progrès qu’aura pu faire cette affaire, la plus grande et la plus importante qui soit pour le rétablissement de la gloire de Dieu en ce royaume. » Dans cette même lettre, l’évêque de Nantes témoigne à celui auquel il rend compte « du désir qu’a toute la compagnie de vous gratifier et testifier l’estime qu’elle fait de vos actions. » — « M. de Bourgueil et moi, ajoute-t-il, nous sommes vos petits disciples. » Et enfin, il fait l’allusion la plus délicate à l’intimité qui lie l’évêque d’Orléans, L’Aubespine, à l’évêque de Luçon. Nous allons voir comment celui-ci en usait avec cette amitié.

Vers cette même époque, en effet, il recevait une lettre qui émanait encore d’un ecclésiastique, mais qui devait avoir, pour lui, une tout autre saveur. Le signataire était Bertrand d’Eschaux, évêque de Bayonne. Il avait avec lui des relations déjà anciennes. Très lié avec Duvergier de Hauranne, avec Jansenius, avec La Rocheposay, Bertrand d’Eschaux appartenait à cette étroite intimité des amis de la première heure que nous avons vus se grouper autour des deux évêques de Poitiers et de Luçon. Il avait un pied à la cour. Béarnais, de très bonne souche, il était aumônier du roi. C’était un esprit cultivé, mais original, avec des manières et un langage gascons qui prêtaient un peu au ridicule. Il allait être nommé bientôt à l’archevêché de Tours, et ne devait manquer plus tard le chapeau de cardinal que par suite de l’opposition qu’il rencontra chez son ancien ami, Richelieu. Il vécut très vieux et resta jusqu’au bout très amoureux des belles-lettres et des belles personnes. Or, c’est lui, dans les circonstances que nous allons dire, qui ouvrit à l’évêque de Luçon le chemin des grands emplois.

Celui-ci reçut, en effet, à Coussay, dans les premières semaines du mois d’août, une lettre où le bon évêque de Bayonne se perdait d’abord en complimens infinis : « Si ma plume était autant diserte pour vous extoller selon votre mérite que vous êtes bien puissant pour, par une profonde humilité et grande modestie, vous rabattre vous-même jusqu’au centre de la plus grande inanition que l’on peut imaginer, l’odeur de vos rares et singulières qualités serait plus répandue, à tout le moins en notre France… Mais, n’étant pas de ceux que le sort a voulu produire pour éloquens, il faut que je me contente de vous dire, sans cajolerie quelconque, que vous êtes autant aimable qu’estimable… et que tout ce que vous croyez trouver de bon en moi sera toujours employé uniquement à vous témoigner de mon amour et de mon estime… » Puis, il en venait au fait, et le fait était au moins des plus curieux. Il n’était question à la cour que de la prochaine conclusion des mariages espagnols. La reine mère se préparait à partir pour Bordeaux. On prenait les dispositions nécessaires pour l’arrivée prochaine de la jeune reine : on montait sa maison ; on pourvoyait au personnel qui devait l’entourer. Il fallait, tout d’abord, nommer son aumônier. On avait mis en avant le nom, connu de nous, de l’évêque d’Orléans, Gabriel de l’Aubespine, homme instruit, distingué, appartenant à une excellente famille et soutenu probablement par les Villeroy, ses amis et alliés. Les choses avaient été très loin, puisque le brevet avait été préparé et remis entre les mains de la reine mère. C’est ici qu’il faut laisser parler l’évêque de Bayonne, en débarrassant un peu son langage des aspérités béarnaises : « Vous avez pu reconnaître par une précédente lettre que je ne voudrais, en aucun temps, vous suggérer des persuasions au préjudice de vos amitiés et habitudes, de qui je ne serais jamais, si je ne perds le sens, auteur à qui que ce soit de commettre une lâcheté : mais là où sans crime et sans reproche je pourrai veiller pour le bien et avancement de mes amis, je serai loué d’une voix commune. Quand je vous écrivis dernièrement en quel état étaient les affaires de cour pour le regard de M. d’Orléans, notre commun ami, c’était lorsque, contre mon avis, l’on tenait ses affaires (c’est-à-dire sa candidature) pour ruinées et du tout perdues, et c’était pour cela que je désirais que vous approchiez de Leurs Majestés pour voir si l’on ne serait pas autant aise de se servir de vous que de toute autre personne de notre robe et condition… Assez tôt après ma lettre, ses affaires furent en bon et désirable train ; on lui expédia même et lui délivra le brevet de retenue du grand aumônier de la reine qui vient. Mais quelle sorte de fortune maligne préside à ses destinées ! Car la reine, avec une vivacité non pareille et colère extraordinaire et bien contraire à sa débonnaireté habituelle, s’est fait rendre le brevet… Or, moi seul et M. de Loménie, qui avait expédié et délivré le brevet, nous avons pu constater la grande satisfaction et, s’il est loisible de le dire, l’apaisement de colère avec lequel elle le fourra dans sa pochette avec un changement de visage et un mouvement si prompt qu’il ne peut y en avoir d’autre cause que ce que dit le poète : Tantæ ne animis cœlestibiis iræ. » Au récit de cette scène animée, dont la divulgation n’allait pas sans quelque péril pour un courtisan, l’évêque ajoute que le marquis de Richelieu et lui-même ont pensé qu’il y avait là une occasion à saisir pour frayer le chemin à la candidature de l’évêque de Luçon, et il termine par cette phrase, qui est une preuve de la profonde dissimulation dont Richelieu s’enveloppait même à l’égard de ceux qui travaillaient pour lui : « Monsieur de Richelieu et moi, l’un par nature et l’autre par une ferme résolution de ne mettre jamais à nonchaloir votre service, nous sommes résolus, contre votre humeur par trop, à l’aventure, stoïque, de faire la guerre à l’œil pour voir si nous pourrions donner quelque atteinte utile et honorable pour vous. Et ne m’alléguez pas votre bâtiment de Luçon : nous savons mieux que vous-même, ne vous déplaise, ce qui vous convient pour cette heure. »

Deux mots suffiront pour faire connaître l’issue prochaine de cette intrigue. L’Aubespine fut écarté, et Richelieu nommé aumônier de la jeune reine. Il devait se servir de cette situation pour pénétrer auprès de Marie de Médicis et pour prendre sur elle l’ascendant qui régla le cours de leurs destinées. Mais ce sont là des conséquences que le bon d’Eschaux évidemment ne pouvait prévoir.

Cependant Richelieu persévérait dans sa retraite. Il écrivait peu, sauf aux ecclésiastiques et à des personnes édifiantes ; il était plongé dans de vastes travaux théologiques ; il demandait à son libraire, Cramoisy, des livres d’étude : « J’ai apporté deux livres de Parœus contre Bellarmin, l’un De amissione gratiæ et statu peccati, l’autre De libero arbitrio ; il en reste un troisième du même auteur De justificatione contra Bellarminum, « Il lui faut ces livres, d’autres encore, tout ce qui paraît sur ces matières. C’est un docteur grave, penché sur ses papiers, et qui ne relève pas la tête. S’il se déride parfois, c’est toujours en compagnie peu frivole et sur un ton qui sent son évêque résident. Il écrit à Jamet, évêque de Langres : « Je m’imagine que maintenant vous ne respirez que sainteté et que tous vos ragoûts sont spirituels… Je souhaite tous les jours que vous soyez si bon courtisan qu’allant à Bayonne, je puisse vous attraper au passage ; mais je crains bien que le zèle d’un bon pasteur vous arrête. Si Mgr le nonce fait ce voyage, je perdrai mon latin ou je le régalerai, non selon son mérite, mais selon la portée d’un misérable pays où je m’assure pourtant qu’il trouvera quelque divertissement. » Ou bien encore c’est un terrible coup de boutoir envoyé à quelque officieux intempestif, futur pamphlétaire à ses ordres, qui lui avait donné on ne sait quel sujet de mécontentement. Voyez comme le caractère se découvre et devient brutal avec les inférieurs : « Monsieur, vous auriez raison de vous plaindre de moi et de me comparer aux amis de Job si vous étiez innocent et patient comme lui ; mais n’ayant ni l’une ni l’autre de ces qualités, n’appelez pas persécution ce qui n’est que remontrance charitable et fraternelle… Vous n’ignorez pas l’opinion, téméraire je le veux bien, qu’un certain nombre de courtisans ont eue de vos actions, estimant que ce fut maquerellage d’être ambassadeur du roi vers la marquise (de Verneuil) ou de vous entremettre entre lui et Mme de Moret au temps de ses plus fortes passions… Quoi qu’il en soit, l’opinion que l’on a de votre esprit et les charges dont il a plu à la reine m’honorer me défendent d’entreprendre aucune sorte de commerce avec vous, ni de vous en donner avec M. des Roches ; mais, usant de charité avec vous, comme j’ai toujours fait, et connaissant que l’humeur peccante qui vous dominait lorsque vous étiez ici abonde encore par trop en vous, je vous conseille de prendre une dose d’ellébore et d’user quelque espace de temps de lait clair pour tempérer cette grande chaleur et rabattre les vapeurs que vos viscères vous envoient au cerveau. »

La raillerie est vraiment charmante, et le correspondant de Richelieu devait en goûter tout le sel.

La cour cependant s’acheminait vers Bordeaux. Elle venait d’elle-même au-devant de l’évêque volontairement confiné dans sa province. Il boude encore ; il attend l’effet de certaines « promesses », auxquelles il devait faire allusion un peu plus tard quand elles furent réalisées. Cependant il se décide à quitter son prieuré de Coussay et à venir saluer le roi et la reine quand ils passent tout près de lui, à Poitiers. C’est là probablement, vers la mi-septembre 1615, qu’il reçut de la reine mère des paroles décisives pour la charge d’aumônier de la future reine. La cour avait été obligée de s’arrêter assez longtemps dans cette ville, en raison d’une légère maladie survenue à la jeune princesse qui allait vers la frontière pour devenir la femme de l’infant. Le roi et la reine prirent même les devans et laissèrent la convalescente à Poitiers. C’est Richelieu qui donne à la reine mère des nouvelles de sa fille, et il le fait dans des termes qui indiquent une certaine familiarité près de la famille royale.

Mais il n’accompagne pas la cour à Bordeaux, et aussitôt qu’elle a quitté Poitiers, il rentre à Coussay ; des correspondans assidus le tiennent au courant très exactement de tout ce qui se passe dans le royaume. Son frère était mestre de camp dans l’armée de Bois-Dauphin. Un de ses amis de Poitiers, M. de la Vacherie, réunissait les nouvelles et les lui transmettait, au besoin « par courrier exprès. » — « Je vois, lui écrit-il, le 15 octobre, par celle dont il vous a plu m’honorer, que vous êtes en la même inquiétude à la campagne sur l’état des affaires présentes que nous sommes ici de quel événement on peut espérer ou craindre. » Puis ce sont des détails sur la marche de Condé, sur les protestans, sur M. de Sully, sur les amis de Richelieu, soit ceux qui se trouvent à la cour, soit ceux qui sont à Poitiers, comme Duvergier de Hauranne, dont le nom se retrouve dans ces lettres. Un autre correspondant donne, de Paris, des nouvelles intéressantes sur les événemens qui se produisent en Angleterre.

Vers le début de novembre, Richelieu est toujours mal satisfait. Il attend avec une visible inquiétude des nouvelles de la cour. Celle-ci est à Bordeaux depuis le 1er novembre. Le 4 novembre, le fidèle La Vacherie lui écrivait encore, répondant à sa pensée : « Vous me mandez que je sais les raisons qui vous empêchent de venir ici, que vous demeurez en votre solitude pour être inutile au public. Je me figure les raisons que vous me dites, et ces mêmes raisons me feraient hésiter davantage (à vous conseiller de venir), vu que les affaires ont changé de face depuis votre départ, si d’autres raisons que vous pouvez avoir, plus particulières ne me faisaient acquiescer à votre solitude… Je dis ceci, monsieur, pour savoir ce que vous valez et non que je veuille, par mon insistance, heurter la solidité de vos résolutions… » Cependant des nouvelles de la Cour sont arrivées directement à Richelieu. Il a obtenu enfin ce qu’il désire : c’est la charge d’aumônier de la jeune reine. La décision a été prise à Bordeaux dans les premiers jours de novembre. Le 6 novembre, l’évêque écrit à la reine ; il lui donne force détails sur tout ce qui se passe autour de lui ; puis sa reconnaissance éclate, rejetée avec une indifférence affectée à la fin d’une lettre d’affaires : « Cependant, je supplierai Votre Majesté de me permettre de lui faire voir en trois lignes que, n’ayant point de paroles assez dignes pour lui rendre grâces de l’honneur non mérité qu’il lui a plu encore me faire en mon absence, résistant de son propre mouvement à ceux qui me voulaient priver du fruit de ses promesses, je dédie toutes les actions de ma vie à cette fin, suppliant Dieu qu’il accroisse mes années pour allonger les vôtres ; que, sans me priver de sa grâce, il me comble de misère pour combler Votre Majesté de toutes sortes de prospérités. » Que ces paroles sont ardentes, que ces engagemens vont loin, et que tout ce travail serait admirable si les succès de l’ambition valaient une pareille dépense d’effort sur soi-même, de volonté soutenue, et d’artifice !

Le résultat acquis, rien n’est changé, en apparence, dans la vie de Richelieu. Cette charge ne lui donne, pour le moment, aucune autorité politique. D’ailleurs, la cour est toujours par monts et par vaux, empêtrée dans les difficultés du voyage de retour. Le royaume est dans le plus grand désordre. Toutes les provinces sont en proie aux hommes de guerre : Rohan n’a pu résister à la tentation ; les protestans soulevés occupent tout le Midi ; Condé a passé la Loire, et Bois-Dauphin n’a pas su l’empêcher de pénétrer dans la région de l’Ouest, d’où il peut donner la main aux protestans. Le frère de Richelieu, officier dans l’armée royale, trouve, pour qualifier la conduite du maréchal, des accens où l’on croirait reconnaître le vigoureux langage de l’évêque : « J’ai eu tant de honte et de déplaisir d’avoir vu M. le Prince passer la rivière de Loire à la vue de notre armée, que, depuis cette heure-là, je n’ai pas eu le courage de vous écrire… sachant bien qu’il ne peut y avoir d’excuse valable pour justifier cette action et qu’en telles occasions où il s’agit du salut d’un État, de la réputation des armes d’un grand roi, et de la gloire qu’on y eût particulièrement acquise, les trop grandes et prudentes considérations doivent être mises sous les pieds… Malheureusement les conseils de plusieurs autres aussi bien que les miens ont toujours été combattus d’une autorité souveraine, et la volonté que tous avaient de combattre, retenue par ses commandemens absolus. »

« Autorité souveraine, — commandemens absolus, » ces mots visaient les ordres venus de la cour. Les vieux ministres ne voulaient pas livrer au hasard d’une bataille le succès de leur politique d’atermoiement et de longanimité. Le roi marié, l’opposition des princes du sang, et notamment du prince de Condé, perdait de ses chances et de sa force. Comme nous l’avons dit déjà, au début de l’année 1616, les esprits et les intérêts, tout se portait vers la paix. Les premières propositions du prince de Condé arrivèrent au roi à Verteuil, chez un ami de Richelieu, La Rochefoucauld. Les conférences s’ouvrirent bientôt à Loudun, à quelques lieues de Richelieu et de Coussay.

L’évêque est évidemment très agité. Les grands intérêts de l’État se débattent autour de lui, si près ! et pourtant il n’y est pas mêlé directement. Il cherche une entrée, une voie d’accès près de ces chambres secrètes où vont se partager l’argent, les situations, l’influence ; il ne la trouve pas. Ce sont toujours les vieux ministres qui tiennent la place et qui barrent la route. Villeroy, Pontchartrain, de Vic, de Thou, ont la charge des négociations, et ils s’occupent bien des ambitions inquiètes de l’évêque, dont la récente nomination d’aumônier n’a encore fait un personnage qu’à ses propres yeux !

Avant d’entrer dans le fond du débat, on avait eu beaucoup de peine à régler les conditions de la trêve. Les troupes de Condé arrivaient sur le pays et se livraient à tous les excès. La mère de Richelieu, restée dans son château, n’était pas épargnée : « Il y a quarante ans que je suis dans cette maison, écrit-elle à sa belle-fille, et j’y ai vu passer toutes les armées ; mais je n’ai jamais ouï parler de telles gens ni de telles mines qu’ils font. À la vérité, j’ai trouvé cela fort rude, car ils n’en avaient jamais logé en ce qui m’appartenait. Encore, quand ils n’eussent fait que vivre honnêtement, l’on ne se fût presque pas plaint ; mais ils rançonnent chacun son hôte et veulent prendre les femmes par force. Je crois bien que la plupart de cette armée-là pensent qu’il est un Dieu, comme font les diables. « Les biens personnels de Richelieu sont également mis au pillage. Il saisit cette occasion, et il écrit aussitôt à Louis Potier de Sceaux, secrétaire d’État, pour se plaindre, pour demander qu’on l’autorise à venir lui-même défendre ses intérêts à Loudun : « Je vous supplie très humblement m’obliger tant que de savoir de Leurs Majestés s’ils ne trouveront point mauvais que j’aille trouver, à Loudun, MM. de Brissac et de Villeroy, pour leur représenter toutes les contraventions aux articles de la trêve et faire en sorte que, par leur entremise, je puisse être rétabli en mon bien. »

C’était se glisser par une porte bien étroite : on ne la laissa même pas s’ouvrir devant lui. Il y avait à la cour tout un parti qui commençait à se méfier de lui et qui faisait surveiller ses démarches. Aussi en fut-il réduit à envoyer à Tours, où le roi et la reine se trouvaient maintenant. Charpentier, son secrétaire, qui, sous le prétexte de s’occuper des mesures de protection réclamées par l’évêque pour ses terres et pour celles de Mme de Richelieu, devait se mêler aux intrigues et le renseigner, jour par jour, sur les chances d’arriver aux affaires. « Vous qui êtes sur les lieux, lui écrit Luçon en langage convenu, souvenez-vous que, avant de partir, il faut faire le plus d’efforts que vous pourrez… Je sais que l’on fait une enquête sur les raisons de votre séjour. Mais vous en avez une plausible qui doit paraître satisfaisante… On vient de m’écrire qu’il est question de m’établir en la place d’un grand colosse froid comme marbre (peut-être Sillery, peut-être Villeroy). Il faut surveiller cela de très près. » Richelieu fait aussi allusion à des amis qui travaillent pour lui : « l’abbé » (probablement l’abbé de la Cochère), un personnage très influent « qui peut lui donner grande consolation en son attente… S’il m’écrit aussi chaudement qu’il le fit de Bordeaux, je tiendrai véritablement l’affaire assurée, sachant qu’ils la peuvent s’ils veulent… » Il s’agit peut-être de Concini, ou peut-être de Brienne, jeune ministre qui avait été son correspondant à Bordeaux. Il est aussi question d’un autre personnage qu’on appelle assez irrévérencieusement « la Lunette » ou encore « cette barbe », et qui « poursuit le patriarcat du lieu où vous êtes ». Il me paraît difficile de ne pas reconnaître à ces indications Bertrand d’Eschaux, qui dès cette époque postulait le siège archiépiscopal de Tours. Richelieu n’a pas l’air de compter sur l’amitié de ce grand donneur d’eau bénite de cour.

Dès cette époque, les vieux ministres étaient condamnés dans l’esprit de la reine mère, et il n’est pas étonnant que Richelieu, renseigné par ses amis, se donnât tant de mal pour attirer l’attention sur lui. Mais l’heure n’était pas encore venue. Villeroy était utile pour mettre le sceau à la négociation de Loudun. Les princes étaient disposés à en finir ; mais ils discutaient sur deux ou trois points pour vendre plus chèrement leur adhésion finale : c’était la fameuse question de « l’article du Tiers, » qui traînait toujours, depuis la session des États généraux, et à laquelle Condé avait attaché une importance théorique, destinée à couvrir uniquement ses réclamations d’ordre plus positif. On parla beaucoup autour de cette question avant de trouver un terrain d’entente. Enfin le prince, poussé, dit-on, par le Père Joseph, adhéra à un compromis qui donnait satisfaction au nonce du pape. Nous avons dit comment une autre question non moins débattue, celle des places de Picardie, fut arrangée par l’habile désintéressement des Concini. Le prince de Condé était malade, dégoûté ; son armée se débandait ; ses partisans menaçaient de faire leur paix, l’un après l’autre. Bouillon, satisfait de ce qu’il avait obtenu, n’avait cure de la foule des réclamans qu’il avait engagés dans la querelle et qui frappaient à sa porte en désespérés. Condé signa le 3 mai. « Que ceux qui m’aiment fassent comme moi ! » s’écria-t-il. Tous ceux qui l’avaient suivi n’avaient pas les mêmes raisons de conclure. Quoiqu’on eût distribué en dons et gratifications plus de six millions de livres, le nombre et l’exagération des demandes étaient tels qu’il fallut renoncer à satisfaire tout le monde.

Sur les conseils de Villeroy, la reine avait, une fois encore, cédé à toutes les exigences du prince de Condé. Il obtint la ville et le château de Chinon ; en échange de son gouvernement de Guyenne, celui de Berry, bien plus proche de Paris, avec la Grosse Tour de Bourges, qui passait pour une forteresse imprenable, plusieurs places à sa convenance et quinze cent mille livres d’argent comptant. Mais surtout, — grand succès moral pour lui, — un article secret disposait qu’il avait effectivement la direction du conseil royal et le droit de signer. Pour décider la reine, hésitante à faire ce sacrifice qui touchait à l’autorité royale et à l’honneur de la régence, Villeroy lui avait dit : « Que vous importe de laisser la plume en main à un homme dont vous tenez le bras ! » Elle avait cédé. Mais cette concession et celle qui avait été imposée au maréchal d’Ancre à l’occasion des villes picardes l’avaient touchée au cœur. Elle avait soupçonné une connivence entre ses ministres et les princes. Dans le trouble des esprits et des consciences, ces arrangemens étaient habituels.

D’ailleurs, l’attention de la reine était tenue en éveil par des hommes qui lui donnaient des conseils tout différens. Dolé, il est vrai, venait de mourir ; mais Barbin l’avait remplacé dans la confiance de la reine et des Concini. On commença par exécuter Sillery. La chute du pauvre homme fut lamentable. Ayant appris qu’on faisait venir de Provence Du Vair, qu’on lui donnait pour successeur, il avait demandé quelque répit ; mais il dut obéir et remettre les sceaux au roi, en présence de la reine, à Tours, le 28 avril. « Il entra si étonné et si tremblant qu’il fut contraint de s’appuyer sur Mlle Catherine, femme de chambre de la reine ; il se mit à genoux, pleura et fit, en somme, toutes les actions qui peuvent témoigner un extrême défaut de résolution. » On le remplaça par ce fameux Du Vair, foudre d’éloquence, grande vertu, grande barbe, et capacité médiocre, qui réservait à ses protecteurs actuels de promptes désillusions. Pour les autres ministres, on attendit encore. Richelieu, qui était aux écoutes, écrit : « L’éloignement du président Jeannin et de M. Villeroy était déjà aussi résolu, mais ce dessein n’éclatait pas encore, Barbin, à qui la reine avait donné la charge du premier, ayant cru devoir différer de la recevoir jusqu’à ce que Leurs Majestés fussent de retour à Paris et la paix bien assurée. »

Cette période d’incertitude imposée par la prudence et le sang-froid de Barbin dut paraître bien longue à l’évêque de Luçon. La cour s’éloignait lentement des provinces de l’Ouest. Léonora Galigaï était, depuis plusieurs semaines déjà, rentrée à Paris. Luçon n’y tint plus : quoique malade encore, il quitta Coussay et vint, à son tour, s’installer à Paris, en son domicile de la rue des Mauvaises-Paroles, qu’il avait fait aménager pendant son absence pour une installation définitive.

C’est de là que, à peine arrivé, il adresse à la reine mère une lettre où, pour qui sait lire entre les lignes, apparaissent les divers sentimens qui l’agitent. Sûr, déjà d’une sorte d’intimité, sachant qu’on apprécie et qu’on recherche ses conseils, il se plaît à les faire attendre, tout en s’excusant, dans les termes les plus humbles, de ne pouvoir être près de la reine mère et en alléguant des prétextes de santé : « Le déplaisir que j’en ai est indicible ; mais ce qui me console est la connaissance que j’ai de ne lui être pas seulement nécessaire (à la reine), mais qui plus est utile, le secours que Votre Majesté tire en ses affaires de sa propre tête étant plus que suffisant et le meilleur qu’il puisse y avoir pour les faire réussir… »


IV. — LE MINISTERE CONCINI-BARBIN. — L’EVEQUE DE LUCON DEVIENT SECRÉTAIRE d’ÉTAT.

Jamais, au contraire, la reine n’avait eu davantage besoin d’être dirigée.

Par la loi fatale de son intimité avec les d’Ancre, elle était amenée à leur abandonner le pouvoir. Mais, en revanche, elle sentait que partout la résistance s’organisait sourdement contre ses favoris. Ce n’était plus seulement le parti aristocratique, vieil adversaire dont l’inépuisable prodigalité des deniers publics finissait toujours par avoir raison : c’était l’opinion publique, très montée et dont l’excitation se traduisait par une véritable grêle de pamphlets ; c’était le peuple, dont les sentimens naturellement hostiles aux étrangers étaient surexcités par les bruits de magie et de sorcellerie qui circulaient sur les Concini et sur leur entourage, et par une sorte de campagne mystérieuse où se confondaient la haine du pouvoir, celle des juifs et celle des Italiens. Un incident assez peu important en soi, mais grave par l’état d’esprit qu’il révèle, avait découvert, au moment même où Concini touchait à l’apogée de sa fortune, cet état d’esprit fébrile et nerveux du peuple de Paris. Le 2 avril, quelques jours après le retour du maréchal d’Ancre, comme il se rendait en carrosse à sa maison du faubourg Saint-Germain, la garde de la porte de Buci l’arrêta, l’ordre étant de ne laisser sortir personne sans passeport. Les gentilshommes de la suite se récrièrent et dirent que c’était le maréchal. Mais la garde tint bon, et le sergent du quartier, un cordonnier nommé Picard, lui dit assez insolemment qu’on ne le connaissait pas et qu’il n’avait qu’à se conformer à la consigne. Concini et ses gens le prirent d’abord de très haut ; mais la foule s’ameuta : elle soutint le cordonnier, et le maréchal dut se retirer dans une maison voisine. Richelieu fait observer avec raison « qu’un seigneur français, né dans un climat plus bénin, » eût oublié cet incident. Concini, lui, garda au cœur le souvenir de l’affront et le désir de la vengeance. À quelque temps de là, le cordonnier Picard fut attaqué par deux estafiers du maréchal, qui le rouèrent de coups et le laissèrent pour mort sur la place. Les deux hommes furent arrêtés. Le maréchal eût voulu les sauver. Mais le peuple s’émut ; les magistrats tinrent bon, et les coupables furent exécutés en place de Grève, le 2 juillet. Depuis cet événement, entre le favori et le peuple de Paris il y avait hostilité déclarée.

Des symptômes plus graves encore se produisaient en un point plus dangereux. La reine avait cru reconnaître à de vagues indices que le roi son fils n’était plus le même à son égard. Affectueux, il ne l’avait jamais été. Mais il semblait que, de jour en jour, il perdît quelque chose de son respect et de sa déférence. Il grandissait. L’enfant taciturne devenait un adolescent dissimulé et froid.

Pourtant, on avait, avec une application soutenue, écarté de lui tout ce qui pouvait l’inciter à exercer prématurément son métier de roi. Saint-Simon, écho des souvenirs de son père, traduit en quelques lignes, peut-être un peu trop énergiques, l’impression que cette éducation avait laissée à Louis XIII lui-même : « Il fallait à cette régente un fils qui n’eût que le nom de roi et dont la majorité ne troublât point la puissance de ses favoris. Aussi fut-il élevé avec les précautions les plus convenables à remplir leurs vues et conséquemment les plus nuisibles au prince. On le laissa croupir dans l’oisiveté, dans l’inutilité et dans une ignorance si parfaite de tout, qu’il s’est souvent plaint à mon père, dans la suite, en parlant de son éducation, qu’on ne lui avait même pas appris à lire. On eut soin d’écarter toute cour de lui. C’était un crime si connu et si redouté d’approcher seulement de son appartement, qu’il ne s’y voyait que quelques valets bien choisis par ceux de sa mère et qu’on changeait dès l’instant que les inquiétudes de ceux qui gouvernaient la reine en prenaient le plus léger ombrage ».

Comme gouverneur et comme précepteur, le roi avait eu, en quelques années, le maréchal de Souvré, vieux soldat loyal et droit, mais qui paraît avoir été de peu de moyens et d’influence médiocre ; un poète bel esprit, Vauquelin des Yveteaux, renvoyé de bonne heure ; un vieil helléniste qui lui faisait expliquer l’Institution de l’empereur Basile, et un autre savant modeste, M. Fleurance. Tout ce monde avait reçu un seul mot d’ordre : laisser le jeune roi s’abandonner à des divertissemens qui prenaient tout son temps. Sa principale occupation était la chasse. Il chassait le lundi, le mercredi et le samedi. « Et s’il n’y avait point d’empêchemens importans, il chassait aussi les autres jours », dit naïvement le narrateur des hauts faits de sa fauconnerie, le sieur d’Esparron. Les oiseaux au poing, ou galopant derrière ses meutes, il battait, par tous les temps, les plaines et les forêts des environs de Paris. Nous pouvons en croire encore le sieur d’Esparron quand il affirme que « jamais on ne chassa si bien au vol en France, et que jamais roi n’eut de si bons oiseaux, que de toutes parts on lui apporte, sachant comme il les aime. » Dès 1610, Louis, encore dauphin et âgé seulement de neuf ans, écrit à sa petite sœur, Madame, ce billet vraiment bourbonien : « Ma sœur, je vous envoie deux piés, l’un de loup et l’autre de louve, que je pris hier à la chasse. Je courray après dîner le cerf, et j’espère qu’il sera malmené, et demeurerai vostre bien affectionné frère : LOUIS. » Nous verrons qu’il en écrivait de tout semblables à Richelieu trente ans plus tard. Quand il ne chassait pas, le roi se divertissait à d’autres exercices non moins importans : il attelait ses chiens à de petits canons, il faisait des massepains ou d’autres pièces de cuisine. Nous parlons toujours, bien entendu, du roi majeur et âgé de seize ans. Pour les temps de pluie, il s’était fait organiser tout un vol de petits faucons et de pies-grièches, dressés à prendre les petits oiseaux qu’on lâchait dans les appartemens et galeries. On sait que là fut l’origine de la faveur de Luynes. Il faut laisser parler encore Saint-Simon : « M. de Luynes fut l’unique courtisan qui put avoir leur attache (des Concini) pour amuser l’ennui du Dauphin, toujours enfermé dans son appartement, qui eut assez d’adresse pour se maintenir dans la liberté de l’approcher. Ils ne craignaient ni ses alliances ni ses établissemens ; il eut la souplesse de les rassurer sur son esprit et sur l’usage qu’il en pourrait faire ; il fut ainsi très longtemps l’unique ressource du jeune prince dans sa réclusion et les duretés sans nombre qu’il éprouvait. » Dans cette enfance prolongée, le roi conservait une douceur, une docilité, une soumission qui eussent trompé des esprits moins prévenus que ceux de la reine et de son entourage si l’on n’eût déjà vu passer en lui deux qualités royales, que ce système d’éducation avait plutôt contribué à développer : le secret et la dissimulation. On ne savait pas au juste ce qu’il y avait dans ces longues bouderies qui éclataient parfois en des crises de colère allant jusqu’à l’épilepsie. Vers la fin de 1615, l’ambassadeur vénitien résumait sa propre impression dans ce tableau vigoureux où tous les traits sont habilement ramassés : « Quant au roi, on s’applique à le porter le moins qu’il se peut aux affaires ; avec des apparences contraires, les ministres le laissent se perdre dans des jeux d’enfans, oiseaux, chiens et autres frivolités ; on lui laisse tout le loisir d’aller à la chasse, qu’il adore… Aussi on remarque qu’il ne favorise que les gens de basse extraction… Tous ceux qui l’entourent dépendent intérieurement de la reine mère, qui les choisit, autant que possible, de capacité médiocre et de peu d’esprit, crainte qu’ils ne suggèrent au roi des pensées viriles. Aussi, il reste dans l’obéissance et le respect ; l’autorité de la reine est entière et va plutôt croissant. Son fils ne parle, n’agit, ne commande que par elle. Le roi n’est, d’ailleurs, pas sans mérite ; il a de la promptitude, de la vivacité. Il promettrait beaucoup si son éducation avait été meilleure, et s’il eût eu l’esprit plus enclin aux choses sérieuses… » Cependant cette éducation qui avait été si négligée, cette prolongation de l’enfance ménagée avec tant d’art, cette incapacité de s’appliquer aux choses sérieuses dont on se réjouissait dans l’entourage de Marie de Médicis, abandonnaient le jeune roi à des influences qui, négligées tout d’abord, formèrent bientôt l’écueil sur lequel devait échouer la fortune politique de la reine mère et de Concini. Depuis quelque temps déjà on se rendait compte que les conseils de Luynes s’étendaient au delà de « la petite volerie » et des pies-grièches.

Cette histoire de Luynes est un véritable conte de fées. Luynes, Brantes et Cadenet, trois frères provençaux, avaient hérité de leur père, brave capitaine dans les troupes du roi Henri, trois choses : une petite seigneurie, située entre Aix et Marseille, nommée Luynes, « et elle était si petite qu’on disait qu’un lièvre la franchissait d’un bond plusieurs fois par jour » ; une métairie chétive nommée Brantes, « assise sur une roche et où le père avoit fait planter une vigne » ; enfin une île nommée Cadenet « que le Rhône avoit quasi toute mangée et qui disparaissait de temps à autre par le cours du fleuve, pour être remplacée par une autre qu’on appelle Limen. » À la mort de leur père, les trois frères se partagèrent cet héritage un peu chimérique et vinrent à la cour. Ils étaient très adroits aux exercices, jouaient bien à la courte-paulme et au ballon. L’aîné fut page du comte de Lude, puis introduit auprès du roi Henri IV par un favori propre à tous les services, La Varenne. Il plaisait par sa jolie figure, sa tenue modeste, son esprit discret et mesuré. Il obtint une pension de quatre cents écus, sur laquelle il nourrit ses deux frères : ils étaient unis tous trois d’une amitié si tendre qu’on ne pouvait s’empêcher de les admirer et de les aimer.

Après la mort de Henri IV, quand le nouveau roi vint à grandir, on commença à s’occuper de ses relations journalières ; il les choisissait généralement assez mal : un soldat nommé Haran ; un « plat pied » de Saint-Germain-en-Laye nommé Pierrot « qui lui faisoit passer le temps et lui fournissoit des moineaux. » Puisque le roi décidément n’avait de goût que pour cet ordre d’amusemens, on pensa qu’il fallait en confier les soins à quelqu’un de plus relevé. M. de Vitry, capitaine des gardes du roi, songea à placer là une de ses créatures, un soldat des gardes, nommé La Coudrelle, « qui entendait fort bien la fauconnerie. » Mais le gouverneur du roi, M. de Souvré, averti à temps, contrecarra cette intrigue, et, pour mettre en cet endroit un homme qui lui aurait toute l’obligation, il jeta les yeux sur Luynes. Le roi avait déjà paru s’attacher à lui. En raison de la grande disproportion des âges, de l’origine modeste, des relations et des moyens médiocres, le personnage ne paraissait point dangereux.

Or, justement, les qualités qui avaient dicté le choix de l’entourage de Marie de Médicis furent celles qui gagnèrent le cœur du roi. Ce tempérament calme, prévenant et très doux, cette maturité indulgente convenaient à l’enfant, qui n’avait pas été élevé et dont la nature à la fois peu communicative et aimante avait besoin d’être soutenue et dirigée. Il trouvait donc quelqu’un à qui parler sans rougir de son bégaiement, qui voulût bien s’amuser de ses amusemens, une épaule où s’appuyer tandis qu’il s’acheminait d’un pas si hésitant vers la virilité. Il s’abandonna en toute âme et confiance à ce seul ami qu’on lui laissait. Son inexpérience ne lui permettait pas de découvrir le calcul qui pouvait se cacher sous ces apparences charmantes. Bientôt il ne put plus se passer de Luynes. Il l’adorait. La nuit, il rêvait de lui ; il en avait la fièvre : Luynes ! Luynes ! criait-il, à la grande surprise d’Héroard, qui venait se pencher sur le lit de l’enfant pour suivre, jusque dans le sommeil, les progrès de cette étrange affection.

Bientôt ce fut une question pour la reine mère de voir s’il était préférable d’engager la lutte contre Luynes et de le briser avant qu’il fût devenu plus fort, ou bien s’il valait mieux le combler pour gagner sa gratitude. On prit ce dernier parti ; c’est celui des âmes faibles, et il vient d’une connaissance bien incomplète du cœur humain : les bienfaits nourrissent les ingrats. En 1614, Luynes reçut le gouvernement de la ville et du château d’Amboise, qui fut retiré au prince de Condé. Pendant le voyage de Guyenne, le roi ne le quittait pas ; il marchait par les chemins avec ce seul compagnon, galopait et chassait avec lui. Il l’envoya au-devant d’Anne d’Autriche, avec mission de présenter à celle-ci, « comme son confident serviteur », les hommages du jeune mari. Au retour, Louis XIII avait plus d’yeux pour son ami que pour sa femme. Il voulut s’arrêter trois jours à Amboise ; il y parut satisfait et ravi de tout. « Le 9 février, il faisait un extrême froid ; le roi chassait le héron, et tant qu’il était à Amboise, la campagne a été sa chambre et son cabinet. »

Après la rentrée à Paris, l’intimité fut plus grande encore, constante. L’habile favori jouait un jeu très couvert, poli, obséquieux auprès de tout le monde. On le voyait, dans les coins, parlant à voix basse avec le roi. Le soir, il restait seul près de son lit et l’entretenait longtemps. Pourquoi ces longs tête-à-tête ? Que se disaient-ils ? Autour d’eux, des confidens peu nombreux, les deux frères Brantes et Cadenet, des amis très sûrs, s’ils savaient quelque chose, gardaient bien le secret.

Ainsi, au moment où la reine se croyait le plus assurée de son autorité, au moment où Concini admis, recherché, entouré, mettait la main sur le gouvernement, au moment où les adversaires de l’un et de l’autre prenaient le parti de désarmer, on sentait remuer dans l’ombre quelque chose de nouveau qui entretenait l’inquiétude dans les âmes. La reine, incapable de dissimuler ses sentimens, étouffait.

Ses amis, ses confidens, parmi lesquels Richelieu apparaît dès cette époque, lui conseillaient d’en avoir le cœur net. Elle alla donc trouver son fils et lui mit le marché à la main : « Elle avait fait de son mieux pour le conduire jusqu’à sa majorité ; maintenant qu’il était majeur, marié, elle se considérait comme hors de charge ; elle demandait au roi de venir avec elle au parlement pour lui donner, en séance solennelle, à la fois le quitus de l’administration du royaume et le congé dont elle voulait jouir pour terminer ses jours dans le repos. » Elle avait même fait traiter l’achat de la principauté de la Mirandole où elle disait vouloir se retirer. De la part de la reine, cette offre était un jeu ; elle savait bien « que le roi ne la recevroit pas et qu’elle feroit en son esprit l’effet qu’elle désiroit qui étoit de lui ôter la créance qu’elle eût un désir démesuré de continuer son gouvernement, quoique au fond, elle y fût portée par ambition particulière, non pour le bien du service, ou que la nécessité publique le requît. » Mais le fils fut plus habile que la mère : « Quelque insistance qu’elle pût faire, il ne voulut jamais lui accorder de quitter le gouvernement des affaires ; » en revanche, « il ne s’ouvrit pas à elle des mécontentemens qu’il commençait à avoir du prodigieux élèvement du maréchal d’Ancre ; il l’assura qu’il était très satisfait de son administration et il ajouta, en forme de réponse aux reproches indirects qu’elle avait adressés à Luynes, que personne ne parlait d’elle qu’en des termes convenables à sa dignité. » Luynes était présent à l’entretien et le roi lisait ses paroles dans les yeux de son ami. La reine ne sut pas pousser à fond son attaque. Au point où en étaient les choses, il eût fallu chasser Luynes d’auprès de la personne du roi. Mais après s’être découverte, Marie de Médicis ne sut que se plaindre et verser des larmes. Elle fut trop heureuse de se prêter à une réconciliation feinte et de ressaisir cette autorité que le roi, d’autre part, n’osait pas encore lui retirer.

Vers le milieu de l’année 1616, tous les personnages du drame qui allait se dérouler étaient présens à Paris. La reine mère y était arrivée le 11 mai ; elle avait fait sa rentrée, à la nuit tombante, sans bruit. Le roi et la jeune reine, au contraire, avaient été reçus avec pompe et au milieu d’un grand concours de peuple le 16 mai. Les Concini étaient rentrés dès le mois de mars, et si le maréchal s’était absenté quelques jours pour se rendre vers ses places de Picardie, il devait revenir à Paris, le 6 juin. Luçon avait quitté, en avril, son prieuré de Coussay et s’était installé dans son domicile de la rue des Mauvaises-Paroles. Quant à Luynes, il ne quittait pas le roi.

Avec cette rentrée générale coïncide la disgrâce des vieux ministres, si longtemps suspendue, maintenant arrêtée définitivement. Comme nous l’avons vu, on avait commencé par Sillery. Le 16 mai, jour même de la rentrée du roi à Paris, le président Du Vair avait reçu les sceaux. Huit jours après, ce fut le tour du président Jeannin. On lui laissa sa place dans le conseil et le titre de surintendant ; mais il fut remplacé dans la direction effective des finances par Barbin, qui prit le titre de contrôleur général et qui fut mis à la tête des intendans. Avec Villeroy, ce fut un peu plus difficile ; sentant sa disgrâce approcher, décidé à faire tête et à ne céder que devant un ordre formel, il s’était retiré dans sa maison de Conflans. La reine le fit venir. Il lui représenta « qu’il y avait cinquante-quatre ans qu’il faisait sa charge, qu’il avait encore assez de force et de courage pour la faire aussi bien que jamais, que c’était sa charge, qu’il n’était nullement en humeur de se départir. » Mais la reine lui dit, en son italien : Lo voglio. Il répliqua encore très fermement ; puis il partit. Mangot lui succéda ; Villeroy refusa d’entrer en relations avec lui.

Le ministère ainsi reconstitué était entièrement dévoué à Marie de Médicis et au maréchal d’Ancre. Jamais la reine et son favori n’avaient joui d’une autorité plus absolue. Il ne restait plus qu’une difficulté sérieuse : savoir sur quel pied on traiterait avec le prince de Condé et ses adhérens qui, la paix de Loudun une fois signée, étaient restés à bouder dans leur province. On pouvait hésiter entre deux procédés : ou se maintenir dans l’esprit de la convention de Loudun, les traiter doucement, les attirer à la cour, tâcher d’obtenir leur adhésion aux transformations qui venaient de se produire ; ou user de rigueur, profiter de leur faiblesse actuelle et de la dispersion de leurs troupes pour en finir une bonne fois avec cette opposition toujours renaissante. Parmi les hommes énergiques qui entouraient la reine, plus d’un s’était déjà prononcé pour ce dernier parti. Cependant les conseils pacifiques l’emportèrent et on résolut d’user, encore une fois, des voies de la douceur. L’évêque de Luçon fut envoyé vers M. le Prince qui était allé au Berry prendre possession de son gouvernement, pour négocier son retour à Paris. Ce fut la première affaire d’État qu’eut à traiter Richelieu.

Quelle que fût sa fidélité aux puissances, et notamment à la reine mère, l’évêque s’était toujours ménagé certaines intelligences du côté de M. le Prince. Au début de l’année 1616, alors que les troupes de celui-ci menaçaient ses domaines et ceux de Mme de Richelieu, il avait écrit au prince sur le ton le plus déférant et lui avait demandé sa protection pour ceux qui « n’ayant que des prières pour armes, n’ont que des armes de paix. » Aussitôt la paix de Loudun signée, Richelieu avait encore écrit au prince pour le féliciter des avantages que lui avait rapportés sa rébellion : « Je ne puis que vous témoigner la part que je prends au contentement qu’il a plu au roi de vous procurer ; je vous prie de croire que nul n’en a été touché plus profondément que moi, l’affection que j’ai à votre service ne me pouvant permettre de céder à qui que ce soit le titre que je me conserverai soigneusement toute ma vie de votre très humble serviteur. » Il entretenait aussi, avec certaines personnes de l’entourage de Condé, des relations destinées probablement à lui concilier l’esprit du prince. Quoiqu’il paraisse avoir été, en ce moment, en rapports moins intimes avec le Père Joseph, peut-être recourait-il parfois à l’intermédiaire de Du Tremblay, frère du capucin et confident de M. le Prince. En tous cas, son ami La Vacherie s’était abouché avec un certain Vidard de Saint-Clair, Poitevin, homme besoigneux et quémandeur que Richelieu tenait en haleine par des promesses de place et d’argent.

On pouvait donc penser que l’évêque de Luçon serait bien accueilli à Bourges quand il viendrait y apporter non seulement les paroles de la reine mère, mais aussi les offres de service des Concini. Luçon, en effet, avait reçu mandat de parler au nom du maréchal d’Ancre et de sa femme. Ceux-ci, guidés probablement par Barbin, pensaient qu’au moment où ils éloignaient les vieux ministres, ils avaient tout intérêt à se rapprocher des princes et à les satisfaire, du moins momentanément, pour donner à la France, fatiguée des dissensions de cour, le spectacle de la paix et de l’union autour du gouvernement de la reine mère.

Dès l’époque du retour de la reine, Luçon avait commencé par lettres cette négociation où il servait d’intermédiaire entre les deux parties : « J’ai communiqué le contenu de vos lettres à la reine et lui ai représenté de nouveau autant qu’il m’a été possible la sincérité de votre affection », écrivait-il au prince. — « Madame la maréchale ne s’oublie pas de solliciter le règlement des affaires restées en suspens, désirant comme elle le fait, avec passion, votre présence à la cour… » — « Je vous dirai. Monseigneur, sans crainte de m’avancer trop, que vous trouverez Leurs Majestés mieux disposées que vous ne sauriez vous l’imaginer, et que vous avouerez que Madame la maréchale vous y a soigneusement et fidèlement servi, comme sans doute elle désire le faire en toute occasion. » Sur ces premières indications, Condé se décida à envoyer à Paris sa mère, la princesse de Condé douairière, et son favori Rochefort, pour tâter le terrain. Cependant les choses traînaient en longueur. Les lettres qu’écrivait le prince étaient contradictoires ; « ce qui fit, nous dit Richelieu lui-même, que, pour démêler ces fusées, la reine me dépêcha vers lui, croyant que j’aurais assez de fidélité et d’adresse pour dissiper les nuages de la méfiance que de mauvais esprits lui donnaient d’elle contre la vérité. » Dans ce rapide voyage, Luçon aborda avec le prince toutes les questions restées pendantes. Il parla au nom de la reine d’abord et donna les assurances nécessaires sur sa bonne foi, son désir sincère de voir le prince revenir à la cour ; il insista sur l’autorité que la présence du premier prince du sang apporterait aux résolutions du conseil. Il parla ensuite au nom de la maréchale d’Ancre, et dit que celle-ci promettait solennellement d’employer ce que son mari et elle pouvaient avoir d’influence sur la reine pour maintenir le prince en ses bonnes grâces ; il exposa les motifs qui avaient décidé le renvoi des vieux ministres. Le prince de Condé, en demandant seulement quelques compensations pécuniaires pour Villeroy, approuva le changement et le choix de Mangot et de Barbin. On régla enfin la question de la présence du prince dans les conseils. Celui-ci s’engagea à garder le secret sur les affaires de l’État ; en échange, on promit de les lui soumettre sans réticence. Toutes les objections de Condé furent écartées ou satisfaites. Il se laissa gagner par ce flux de protestations, de flatteries et de promesses verbales. Sans même consulter ses amis et conseillers habituels, Mayenne et Bouillon, il s’engagea à regagner la cour, et, le 17 juillet, il rentrait à Paris. Maintenant on le tenait. Fidèle, il ajoutait par sa présence à l’autorité restaurée de la reine mère ; insoumis ou seulement incertain, on n’avait qu’à lever la main pour le réduire à l’impuissance. Les nouveaux ministres inauguraient par ce coup d’adroite politique l’ère nouvelle dans laquelle entrait le gouvernement de Marie de Médicis. Quant à l’évêque de Luçon, il gagnait d’emblée ses éperons d’habile négociateur et de politique prévoyant.

Une fois Condé à Paris, l’incompatibilité des situations et des caractères apparut clairement, et le duel s’engagea rondement. Le prince réunissait autour de lui toutes les forces de l’opposition, Les concessions qu’on lui avait accordées à Loudun lui donnaient une autorité qui tenait en haleine tous les esprits insoumis. Il était admis dans le conseil et le dirigeait effectivement. Le garde des sceaux Du Vair le secondait sous main : « Le Louvre étoit une solitude, sa maison étoit le Louvre ancien. On ne pouvoit approcher de sa porte pour la multitude du monde qui y abordoit. Tous ceux qui avoient des affaires s’adressoient à lui. Il n’entroit jamais au conseil que les mains pleines de requêtes et mémoires qu’on lui présentoit et qu’il faisoit expédier à sa volonté. » Très enflé de son triomphe, Condé se montrait arrogant, bavard, présomptueux ; mais il avait près de lui un lieutenant autrement redoutable pour la cour, un homme qui le modérait, le calmait et donnait quelque fermeté à son cœur toujours vacillant : c’était Bouillon, conspirateur tenace, esprit adroit et ingénieux, qui passait sa vie à exciter la discorde et qui nageait dans la rébellion. Le duc de Mayenne, le duc de Longueville, étaient, bien entendu, de la partie. Si le chef des protestans, Rohan, se tenait coi, en revanche on avait trouvé moyen de détacher du parti de la reine jusqu’au duc de Guise. Nevers, toujours fou, se trouvait offensé de l’intérêt poli, mais froid, qu’on portait à son rêve de croisade et se mettait aussi à bouder. Tous les anciens ministres, y compris Sully, fomentaient la discorde et attaquaient le pouvoir qu’ils avaient si longtemps servi. L’opposition avait d’autres appuis non moins redoutables : le Parlement, où des esprits bilieux comme le président Le Jay échauffaient les jeunes têtes en faveur de la cour ; le peuple de Paris, qui était en train de se faire un héros du cordonnier Picard. Ces dispositions hostiles à l’égard du gouvernement de Concini se répandaient jusque dans les provinces, et, le 15 août, à Péronne, le peuple, chassant le gouverneur, avait remis la ville aux mains du duc de Longueville. Du dehors, les princes étrangers engagés contre la maison d’Espagne soutenaient les réclamations de Condé.

Ainsi, de toutes parts, venaient vers celui-ci des encouragemens et des secours qui exagéraient sa confiance en ses forces et exaspéraient ses ambitions. Il était le vrai roi de Paris, vivait d’une vie à la fois désordonnée et crapuleuse qui ne lui laissait ni le temps de calculer ni la liberté d’esprit nécessaire pour agir au moment opportun. Autour de lui, ses compagnons de débauche criaient à l’étourdir. Dans un de ces banquets, un mot fut prononcé qui, sous une apparence énigmatique, pouvait cacher un sens redoutable : Barrabas. Chacun l’interpréta à sa façon, les uns se contentant d’y voir une insulte à l’adresse du ministre Barbin, selon le mot de l’Evangile : « Erat autem Barrabas latro ; » mais le plus grand nombre affirmaient qu’il fallait dire « barre à bas », et que ces mots visaient la suppression de la barre qui, dans les armes des Condé, est le signe de la branche cadette : la branche aînée écartée, l’écusson aux fleurs de lys devait appartenir uniquement au prince. Condé lui-même disait sans mystère « qu’il ne lui restait plus qu’à ôter le roi du trône et à se mettre à sa place. »

Cette agitation, ces violences et ces ambitions avaient un point de mire avoué et commode : les Concini. Ceux-ci avaient échoué dans la tentative de rapprochement qui avait suivi la paix de Loudun. De part et d’autre les haines s’étaient exaspérées. Dans l’entourage de Condé, on parlait couramment de l’assassinat du maréchal d’Ancre. On vivait dans une atmosphère de délations et de menaces réciproques. On s’habituait à l’idée qu’on était à la merci d’un coup de main ; on s’apprivoisait avec le péril. Un jour que le maréchal alla visiter seul le prince de Condé, qui recevait l’ambassadeur d’Angleterre, les hommes du prince voulurent faire le coup. Ils attendaient un signal que leur maître n’osa donner. Concini, averti, se tira promptement du piège et sortit en narguant assez crânement ceux qui le menaçaient. Au fond du cœur, pourtant, lui et sa femme étaient troublés. Vers le milieu du mois d’août 1616, « ils dirent à Barbin qu’ils étaient désespérés, qu’ils voyaient bien que tout était perdu pour le roi et pour eux ; qu’ils voulaient l’un et l’autre se retirer à Caen, et de là, par mer, s’en aller en Italie ; que plût à Dieu ! fussent-ils dans une barque au milieu de la mer pour retourner à Florence. » Barbin lui remonta un peu le cœur. Mais peut-être commençait-il à vouloir se dégager du poids énorme dont l’impopularité du favori entravait sa politique. Il conseilla au maréchal et à sa femme de s’absenter pour quelque temps, « afin que les princes ni les peuples ne pussent prendre leur prétexte accoutumé sur eux. » Le départ fut donc décidé, au moins pour la Normandie. Mais, au moment de monter en litière, la maréchale, — comédie ou faiblesse, — fut prise d’un évanouissement. Il fallut surseoir au voyage. Le maréchal voulait partir quand même ; sa femme le retint et ne lui permit qu’une courte absence. Ils restèrent en France.

Parmi toutes ces difficultés, les conseillers de la reine n’avaient, pour se soutenir, que leur courage. Mais leur âme ne faiblit pas un instant. Comme le dit Richelieu, qui était au courant de tout, « le conseil était composé de personnes portées avec passion à l’affermissement du pouvoir ». Ils étaient résolus à faire tête jusqu’au bout. Barbin se multipliait, adroit et ferme avec les princes, tenace et attentif auprès de la reine, rude parfois avec les Concini, l’œil tourné du côté de Luynes, sentant que le péril pouvait venir de là. La violence ne lui faisait pas peur. Il se croyait dans une de ces positions désespérées où la sagesse consiste à jouer froidement le tout pour le tout.

Une scène étrange, qui fit une grande impression sur la reine, précipita les événemens. Le vieux Sully vivait, depuis sa disgrâce, dans une demi-retraite où il attendait toujours le signal qui devait le rappeler aux affaires. Quoiqu’on eût toujours pour lui des égards apparens, il affectait une bouderie muette qui, si on lui en eût prêté l’occasion, n’eût demandé qu’à se déverser en plaintes abondantes et amères : en somme, la cour le négligeait et le considérait plutôt comme un adversaire. Or, un beau matin, on le vit arriver aux appartemens de la reine, vêtu, comme d’ordinaire, à la mode surannée du roi Henri. Sa figure sévère était plus sombre que jamais. Il demanda à voir la reine. On lui dit qu’elle avait pris médecine. Il insista, disant que le sujet était trop important pour qu’il pût admettre le moindre retard, qu’il y allait de la vie de Leurs Majestés. On le fit entrer. Barbin et Mangot étaient là. Le jeune roi survint. Le vieillard fit le tableau le plus effrayant de la situation. Il affirma que tout allait périr et que le roi et le royaume étaient menacés. Barbin lui demanda d’indiquer le remède. Sully fut interloqué. Il n’osait pas dire le fond de sa pensée qui était de changer les ministres et de le rappeler lui-même aux affaires. Mais il reprit ses prédictions funestes et, comme il partait, revenant sur ses pas, une jambe avec la moitié du corps dans la chambre, il dit : « Sire, et vous, Madame, je supplie Vos Majestés, de penser à ce que je viens de dire ; j’en décharge ma conscience. Plût à Dieu que vous fussiez au milieu de 1 200 chevaux ; je n’y vois d’autre remède » ; puis il s’en alla.

La reine ne pouvait plus se contenir. Elle allait de l’un à l’autre, prenant tous les seigneurs de la cour à témoin de sa conduite, de sa longanimité à l’égard des princes. Est-ce que personne ne l’aiderait à défendre l’autorité du roi ? Puis, elle se retournait du côté de Louis XIII, le suppliait encore de la décharger du fardeau du pouvoir. Tout cela était public. Les hostilités étaient déclarées. On se demandait seulement lequel des deux partis oserait faire le premier pas : celui-là était sûr de la victoire. Condé, au lieu d’agir, perdit du temps à braver ses ennemis en paroles. Il eut, avec Barbin, une conversation qui commença par des caresses réciproques et qui finit par une rupture. Le ministre avait pris son parti depuis longtemps. Il entraîna la reine. Elle fit prêter un serment particulier de fidélité par les dix-sept seigneurs. On donna des ordres au maréchal de Thémines. Des préparatifs furent faits presque publiquement. On porta des pertuisanes par caisses, chez Barbin, en guise d’étoffes de soie d’Italie et, le 1er septembre, comme le prince de Condé se rendait chez la reine pour assister au conseil, Thémines, lui mettant la main sur l’épaule, l’arrêta. Le jeune Louis XIII, qui avait assisté au début de l’opération, montra une force de dissimulation qui eût dû ouvrir les yeux à ceux qui, ce jour-là, agissaient en son nom.

Le coup fait, tout ce qui hésitait courut en foule à la cour pour se montrer et donner des espérances de fidélité. Les plus compromis ne songèrent qu’à se mettre en sûreté. Mayenne, Bouillon, Guise, Vendôme et leurs complices s’enfuirent par toutes les portes. Il n’y eut que la princesse de Condé, mère du prisonnier, qui songea à organiser la résistance. Elle comptait sur le peuple de Paris. Elle sortit de sa maison et s’en alla jusqu’au pont Notre-Dame, criant partout aux armes. Chacun l’écoutait avec étonnement et pitié. Mais personne ne bougeait. Ce brave cordonnier Picard put seul produire une certaine émotion. Un gros de peuple qui le suivit se porta sur la maison du maréchal d’Ancre, près du Luxembourg, et la mit au pillage ainsi que celle de son secrétaire Corbinelli. La dévastation fut complète et dura deux jours. On trouva, dans la maison du favori, des robes de la reine, dont l’une valait plus de cinquante mille écus.

Ce fut tout. Le prince de Condé trembla tout d’abord pour sa vie. Bientôt rassuré, il prit assez philosophiquement son parti. On le laissa au Louvre pendant quelque temps ; puis on le transféra sous bonne escorte à la Bastille. Il put s’y reposer de ses débauches et y cuver tout à loisir ses ambitions. La reine, les favoris, les ministres triomphaient. Il avait suffi de vouloir. Qui pouvait maintenant leur résister ? La grande féodalité était frappée à la tête. Les protestans ne bougeaient pas. En province, les princes échappés essayaient en vain d’organiser la résistance. La plupart d’entre eux finirent par accepter le fait accompli. Le 6 octobre, ils signèrent une déclaration qui fut considérée comme un acte de soumission et qui passait outre à l’emprisonnement du prince.

Au fond, pourtant, les grands se sentaient atteints et cherchaient une occasion de témoigner leur mécontentement. Nevers, qui faisait toujours tout à contretemps, la leur fournit. Il apprit l’arrestation de Condé au moment où il allait en Allemagne pour recruter des adhérens à son grand projet de conquête de la Terre-Sainte. Il n’était pas content de la cour de France, qui le payait de bonnes paroles et qui, au fond, ne cherchait qu’à se débarrasser de lui et de ses encombrantes sollicitations. Saisissant une occasion de faire sentir sa mauvaise humeur, heureux peut-être aussi d’une circonstance qui retardait un voyage voué d’avance à l’insuccès, il écrivit au roi une lettre fort insolente et se mit à lever des troupes dans sa province de Champagne. Il essaya de s’emparer de Reims, dont La Vieuville lui refusa l’entrée. De plus en plus mécontent, il se mit en relation avec son voisin Bouillon, qui s’était renfermé à Sedan, et qui de là attendait que quelque mauvais vent soufflât. La cour comprit que l’incendie allait se rallumer. On envoya à Nevers plusieurs émissaires chargés de bonnes paroles de la reine. Ils le trouvèrent exaspéré. On recourut alors à l’homme de confiance qui avait eu part aux actes vigoureux qui venaient de s’accomplir, Luçon. On savait que, par le Père Joseph, il avait eu des relations assez intimes avec Nevers. On comptait que son sang-froid et son autorité épiscopale auraient facilement raison de la pieuse et faible imagination du rebelle attardé. Richelieu s’y trompa lui-même. Il crut qu’il réussirait, en promettant au bon duc, dont il flattait la manie, le concours du roi pour la croisade. La reine, conseillée par l’évêque, écrivait : « Pour vous faire paraître combien j’affectionne ce qui peut vous apporter du contentement, je veux embrasser plus que jamais le dessein pieux que vous savez, et écrire de nouveau, pour cet effet, au pape et au roi d’Espagne par le chartreux dont vous m’avez parlé plusieurs fois. » Précisément à cette époque, le Père Joseph postulait à Rome pour la cause sainte. Les deux amis, séparés pour l’instant, travaillaient donc momentanément dans le même sens, mais avec des vues bien différentes. Richelieu, muni de ces bonnes paroles, alla trouver Nevers. Il crut l’avoir gagné après quelques heures d’entretien et revint à la cour plein de confiance. Mais quand il eut le dos tourné, Nevers lui échappa de nouveau et l’évêque, sans s’attarder à d’inutiles tentatives, conseilla lui-même d’employer la force. Il pensait qu’on aurait facilement raison de cette résistance isolée.

Cependant, à la cour, Nevers trouvait un secours inattendu. Le garde des sceaux. Du Vair, était resté, au fond, l’ami des princes. Il supportait mal le reproche que lui faisaient ses amis et surtout les parlementaires d’être, au pouvoir, le prisonnier et l’instrument des favoris et des ministres.

Cette longue barbe crut bien choisir son moment en faisant un éclat sur l’affaire de Nevers. En plein conseil, Du Vair dit à Barbin « qu’il se trompoit s’il pensoit le rendre ministre de ses conseils violens. » Barbin ne répondit rien sur l’heure ; mais, le lendemain, le garde des sceaux fut congédié. Il prit, d’ailleurs, la chose en philosophe et en honnête homme. En remettant les sceaux à la reine, il lui adressa un discours du genre stoïque, où il disait, un peu longuement, des choses excellentes et qui furent généralement approuvées. On nomma à sa place Mangot, qui laissait ainsi vacante la place de secrétaire d’État, où il avait d’ailleurs paru insuffisant. C’était le moment de payer les services déjà nombreux rendus par l’évêque de Luçon. On ne pensa à nul autre. Laissons-le s’expliquer lui-même sur cet événement : « Peu de jours auparavant, j’avois été nommé pour aller en Espagne ambassadeur extraordinaire pour terminer plusieurs affaires… Par mon inclination, je désirois plutôt la continuation de cet emploi, qui n’étoit que pour un temps, que celui-ci, la fonction duquel étoit ordinaire. Mais outre qu’il ne m’étoit pas honnêtement permis de délibérer en cette occasion où la volonté d’une puissance supérieure me paroissoit absolue, j’avoue qu’il y a peu de jeunes gens qui puissent refuser l’éclat d’une charge qui promet faveur et emploi tout ensemble. J’acceptai donc ce qui me fut proposé en ce sujet par le maréchal d’Ancre, de la part de la reine, et ce, d’autant plus volontiers que le sieur Barbin, qui étoit mon ami particulier, me sollicitoit et m’y poussoit extraordinairement. »

Ceci se passait à la fin de novembre 1616. Il y avait dix-huit mois que Luçon avait prononcé son discours aux États généraux, huit mois qu’il avait quitté son prieuré de Coussay pour venir s’installer à Paris. En ce court laps de temps il était devenu successivement aumônier de la reine régnante, conseiller d’État, secrétaire des commandemens de la reine mère ; il avait été chargé de plusieurs missions importantes, s’était fait attribuer une pension de six mille livres, chiffre considérable pour l’époque ; avait été désigné comme ambassadeur en Espagne, et, sans même en avoir rempli les fonctions, devenait secrétaire d’État. Sauf le court intérim de Mangot, il succédait ainsi à ce « grand colosse froid comme marbre », à ce Villeroy qui, pendant si longtemps, avait été l’homme politique le plus autorisé de la cour de France. Il y avait là de quoi satisfaire et combler ses juvéniles ambitions ; mais il y avait aussi de quoi surprendre tous ceux qui ne le connaissaient pas, de quoi inquiéter ses protecteurs et lui-même sur les conséquences d’une si prompte et si audacieuse ascension.

Le souvenir des services rendus par son père avait préparé à l’évêque ses premières entrées à la cour. Son frère, le marquis de Richelieu, son beau-frère Pont-Courlay, étaient, depuis longtemps, admis dans l’intimité de la reine mère. Le marquis, séduisant, brave et généreux, ne se contentait plus de sa charge de mestre de camp du régiment de Piémont ; il se croyait appelé, lui aussi, à un autre avenir : « se voyant en état de penser à des choses plus grandes », il vendit son emploi à Fontenay-Mareuil, qui nous donne lui-même ce détail.

Dans les relations de sa famille, Richelieu avait trouvé encore d’autres appuis sûrs, des protecteurs influens, notamment Mme de Guercheville, née Antoinette de Pons, sa parente éloignée, femme de haute vertu, dont l’amitié fournissait pour lui caution de bonne race et de bonnes mœurs. Il avait su se créer, de lui-même, des amis et des admirateurs ; on se rappelait ses succès dans la chaire, son discours à l’assemblée des États en 1615, ses vastes études, la bonne administration de son diocèse, ses premiers livres d’édification et de piété. Tout le haut clergé lui était favorable. Du Perron, Sourdis, Chasteignier de la Rocheposay, Gabriel de l’Aubespine, Charles de Bourgueil, Zamet évêque de Langres, chantaient ses louanges. Le Père Joseph restait, au fond, son ami et savait glisser, à l’oreille des grands, le mot qui tournait leur attention vers ce jeune homme si sage et si bien doué ; ses amis l’aidaient, mais l’amitié ne l’embarrassait guère ; il savait, au moment opportun, la déposer comme un fardeau gênant.

Une correspondance active, engagée de bonne heure avec les principaux ministres, donnait la mesure de son zèle un peu inquiet et de sa capacité. Il ne manquait aucune occasion d’étendre ses relations, d’entr’ouvrir les portes, de se montrer à une heure propice, de rendre un petit service habilement placé, et il cultivait, avec des termes empressés, très polis, jusqu’aux relations les plus banales. Les voies détournées ne le rebutaient pas non plus. Le petit-fils de l’avocat Laporte avait trouvé, dans l’héritage, des accointances bourgeoises qu’il ne reniait pas, pourvu qu’elles lui servissent. Mme de Bourges achetait sa vaisselle et montait sa maison. Les Bouthillier, parmi tant d’autres services inappréciables, lui avaient fait connaître Barbin, robin comme eux, leur confrère de Melun, devenu, par la faveur des Concini, un si grand personnage dans l’État. Ce fut Barbin qui, à son tour, le recommanda à la maréchale d’Ancre.

Sur l’origine de ces relations et sur leur nature, les derniers voiles ne sont pas levés. Il est probable qu’on ne les déchirera jamais tous. Un pamphlet contemporain, parlant de la conduite de Léonora, dit qu’elle avait publiquement pour amans « un prêtre onctueux » et deux autres qu’il désigne moins clairement. De Morgues, ennemi juré de Richelieu, mais qui écrivait, en quelque sorte, sous les yeux de la reine mère, dit en 1631 : « Il a en sa jeunesse aimé les voluptés qui lui ont fait faire des choses non seulement indignes de sa profession, mais tout à fait ridicules. On ne les publie point en cet écrit qui ne doit coter que les imperfections et les fautes préjudiciables à l’État. » Nous avons une lettre de l’évêque de Luçon à Léonora dont il est bien permis de remarquer le ton quand on pense qu’elle est adressée à une femme peu séduisante et cela au moment où l’évêque venait de perdre sa mère : « C’est savoir obliger vos serviteurs de les traiter selon leur appétit, comme vous m’avez fait cette fois ; car, désirant sur toutes choses l’honneur de votre souvenir, vous m’en avez gratifié… c’est une faveur d’autant plus grande qu’elle m’est départie par une belle dame, au milieu de mes infortunes lesquelles finiront quand il plaira à Dieu. » Pour ce genre de complimens, le moment est, tout au moins, bien mal choisi. Dans la Relation de la mort du maréchal d’Ancre, attribuée à Dupuy et dont la valeur historique est indéniable, un passage précise encore le genre d’action, en quelque sorte physique, que l’évêque exerçait sur la nerveuse Italienne : « Léonora disoit qu’elle ne vouloit pas qu’on la regardât, disant qu’on lui faisoit peur quand on la regardoit et qu’on la pouvoit ensorceler en la regardant… Sur la fin de sa faveur, elle avoit même banni de sa chambre, pour ce sujet, MM. de Luçon et Feydeau. « L’histoire ne peut aller plus loin. Elle doit constater toutefois que le regard perçant de l’évêque remuait cette femme jusqu’à l’importunité.

Par la femme, Luçon touchait au mari. Sa correspondance avec l’Italien, pendant toute cette période de sa vie, donne l’idée de ce que l’ambition peut faire faire aux hommes fortement doués quand ils mettent leur énergie dans leur avilissement. Ce favori que Richelieu devait juger bientôt si sévèrement reçoit de lui les lettres les plus plates. Ce ne sont que protestations, flatteries, sermens d’éternelle gratitude : « Cette lettre est un titre authentique de la reconnaissance que je vous dois et de mon affection inviolable à votre service… Je ne prétends pas pouvoir jamais me décharger de la moindre des obligations que vous avez acquises sur moi, mais bien de vous faire paroître par la suite de toutes mes actions que j’aurai perpétuellement devant les yeux les diverses faveurs que j’ai reçues de vous et de Mme la maréchale… » L’Italien se payait-il de cette monnaie ? Il était assez fin pour en savoir le prix. Cependant, conseillé par Barbin, poussé par sa femme, sachant qu’il avait besoin de créatures dont la fortune dépendît uniquement de lui, il se vantait de son choix. Richelieu dit lui-même : « Je lui gagnai le cœur et il fit quelque estime de moi dès la première fois qu’il m’aboucha. Il dit à quelques-uns de ses familiers qu’il avoit un jeune homme en main capable de faire la leçon à tutti barboni. »

L’amitié des Concini mit l’évêque en relations constantes avec Marie de Médicis. De bonne heure, la correspondance qu’il adresse à la reine témoigne d’une sorte d’aisance et de familiarité. Dans les conciliabules des deux femmes, la présence du secrétaire des commandemens paraissait toute naturelle. Il est facile de s’imaginer la nature des entretiens entre ces trois robes : la reine, lourde, massive, boudeuse et peu caressante, cherchant toujours une distraction, un conseil, une impulsion extérieure capable de la tirer de son indolence ; la maréchale, fine, inquiète, mobile, toujours partagée entre ses convoitises insatiables et les terreurs de sa folle imagination ; l’évêque, insinuant, adroit, égoïste, menant déjà les deux femmes au gré de sa froide volonté et les tenant sous le feu de son pénétrant regard.

En sortant de ces conciliabules, il pouvait se croire arrivé à ses fins. Il ne manquait guère à son autorité que ce fini, cet achevé qui accompagne l’expérience et qui récompense les grands services. Il y manquait autre chose, à quoi il est vraiment extraordinaire que cet homme si éveillé et si prudent n’ait pas songé : je veux dire l’adhésion du roi lui-même, de Louis XIII. Cette ambition hâtive, absorbée par le présent, ne sut pas deviner l’avenir, un avenir si proche ! Luçon ne paraît pas s’être préoccupé de savoir si ce prince de seize ans que tout le monde négligeait ne se réveillerait pas bientôt pour parler en maître. La compagnie et la faveur des femmes lui avait paru d’accès plus facile et de commerce plus agréable. Il s’en tint là. Son sourire, qui ne négligeait personne, négligea celui qui commandait à tous. Aussi, Louis XIII ne l’aimait pas. Ce prêtre à la fois anguleux et souple, ce scrutateur de conscience, cet homme froid, déplaisait à sa nature timide et violente. Richelieu allait bientôt se repentir de sa faute : son impatience du pouvoir devait payer, par huit années d’attente, l’erreur commise par elle en débutant.

En somme, sauf par le parti des vieux ministres, la nouvelle de l’avènement de Luçon fut, en général, bien accueillie. Ses adversaires eux-mêmes écrivent : « Plusieurs personnes le connaissaient d’un esprit subtil, qu’on ne peut aisément surprendre, parce qu’il est toujours en garde, qu’il dort peu, travaille beaucoup, pense à tout, est adroit, parle bien et est assez instruit des affaires étrangères. » Le Mercure français, enclin, il est vrai, à l’apologie, dit aussi : « Celuy qui a été fait secrétaire d’État est un prélat si plein de gloire pour l’innocence de sa vie, pour l’éminence de son savoir et pour l’excellence de son esprit, que tous ceux qui savent quel est son mérite avoueront aisément que Dieu l’a destiné pour rendre de grands et signalés services à Leurs Majestés au milieu des tempêtes de leur État. » Des contemporains moins suspects, les diplomates portent aussi des appréciations qui font plus d’honneur à leur jugement qu’à leur perspicacité. Voici d’abord l’avis des ambassadeurs vénitiens : « La charge de secrétaire d’État qu’avait Mangot fut offerte à Barbin ; mais celui-ci n’a pas voulu quitter le ministère des finances, où il y a plus de profit et moins de fatigue. La secrétairerie a donc été confiée à l’évêque de Luçon, désigné antérieurement pour aller en Espagne. À notre avis, ce ministre ne peut être considéré comme favorable aux intérêts de Vos Seigneuries. Il nous revient en effet qu’il est du parti espagnol ; d’ailleurs, il est grand aumônier de la reine régnante. Il fréquente habituellement à l’ambassade d’Espagne ; on dit même que l’Espagne lui paie pension. « Le 2 décembre, le nonce du pape, Bentivoglio, qui, il est vrai, n’avait pas encore pris possession de son poste, écrivait de Lyon à la cour pontificale : « À la place de Mangot on a mis l’évêque de Luçon, prélat qui, quoique jeune, est, comme le sait Votre Sainteté, un des plus éminens de la France par ses connaissances, son éloquence, sa vertu et son zèle pour la religion. Nous pouvons espérer que ce changement nous sera favorable ; car le garde des sceaux, quoiqu’il fût très instruit et très intègre, n’était pas très attaché aux choses de la religion ; et, comme secrétaire d’État, on ne pouvait rien désirer de mieux que l’évêque de Luçon. » Il n’est pas jusqu’au duc de Monteleone, ambassadeur de Philippe III, qui ne fasse à son tour l’éloge de l’évêque : « C’est mon ami intime, écrivait-il : il n’en existe pas deux, je crois, en France aussi zélés pour le service de Dieu, de notre couronne et du bien public. Et quand il n’aurait pas toutes ces qualités, son zèle pour le service de la reine infante nous permet de tout attendre de lui. D’ailleurs, j’ai les preuves les plus formelles de son dévouement à notre cause. » Le nouveau secrétaire d’État allait avoir beaucoup de peine à se donner pour détruire la trop bonne opinion qu’on avait de lui dans certaines ambassades étrangères.

Richelieu fut désigné pour le poste de secrétaire d’État le 25 novembre. Sa mère était morte, à Richelieu, le 14 novembre, âgée seulement de soixante ans. Aussitôt que le marquis de Richelieu apprit la triste nouvelle, il écrivit de Paris à sa sœur Nicole, qui avait assisté aux derniers momens de Mme de Richelieu, pour faire retarder les obsèques : « Je vous prie, écrivait-il, de mettre le corps de ma pauvre mère dans la chapelle, le plus honorablement que faire se pourra, jusqu’à ce que M. de Luçon puisse venir, afin que nous le puissions porter en terre tous ensemble… M. de Luçon ne pouvant s’en aller que dans quinze jours, je partirai dans huit, afin de donner quelque ordre à nos malheureuses affaires. » Luçon écrivait de son côté à Alphonse de Richelieu une lettre pleine d’une émotion profonde et sincère : « J’ai bien du regret qu’il faille que vous appreniez par cette lettre la perte commune que nous avons faite de notre pauvre mère… En sa mort. Dieu lui a départi autant de grâces, de consolation et de douceurs qu’elle avait reçu, en sa vie, de traverses, d’afflictions et d’amertumes… Pour moi, je prie Dieu qu’à l’avenir ses bons exemples et les vôtres me puissent si utilement toucher que j’en amende ma vie. Rien vous dirai-je que sa mort, jointe aux circonstances d’icelle, m’ont cruellement touché… »

Le corps de la mère attendit près de trois semaines, dans la chapelle de Richelieu, la venue de l’évêque. Mais la carrière de celui-ci se précipitait. Dès le 29 novembre, il avait pris en main la conduite des affaires du dehors. « Outré de douleur », ce sont ses propres expressions, il dut renoncer à son voyage. Dans le tumulte des affaires, sa pensée, du moins, put-elle s’isoler et se reporter vers ce passé déjà si lointain, vers cette province, vers ce château où s’était écoulée son enfance, vers cette modeste église de village, où reposaient les corps des Du Plessis et où sa mère fut déposée, à son tour, le 8 décembre, par les soins du curé de la paroisse de Braye ?


G. HANOTAUX.

  1. Voyez la Revue du 15 juin.