Maison d’édition non mentionnée (p. 171-178).

XIV


Madame Carlier ne devait pas chercher longtemps ce qu’il y avait d’impossible dans l’union de Marie-Anna et de Villodin. C’est en elle-même, dans sa tendresse maternelle qu’elle découvrit la source des impossibilités.

— Jacques reviendra ! avait assuré Marie-Anna.

Et après… Si le mariage s’accomplissait qu’adviendrait-il ? La pauvre femme entrevit soudain son isolement quand sa fille mariée, suivrait son mari en France. Jacques de Villodin avait une mère, lui aussi, il avait des amis, des biens, des intérêts en France et jamais il n’en pourrait faire le sacrifice pour s’établir au Canada. Ou bien des querelles de famille s’ensuivraient. Cela ne se pouvait.

Madame Carlier s’appliqua à faire sortir sa fille du fond de l’impasse où l’amour de Jacques la tenait enchaînée. De toutes façons, jamais elle ne donnerait son consentement à ce mariage qui lui arracherait son unique enfant comme la mort, dix ans plus tôt lui enleva son mari et elle savait que Marie-Anna, soumise, intelligente, pleine de cœur ne passerait pas outre sa volonté. Madame Carlier entra dans le rôle de médecin de l’âme et au moyen de douces et persuasives paroles, patiemment, mesurant les mots, fit d’abord sentir à sa fille, le chagrin qu’elle éprouvait en la voyant ainsi l’esclave d’un amour sans avenir conforme au bonheur commun. Puis elle lui demanda si elle avait pensé à sa mère le jour où des aveux et des promesses avaient été échangées avec Jacques de Villodin. Cette première question n’embarrassa pas la jeune fille ; elle avait l’assurance que Jacques ne priverait pas madame Carlier de son enfant et qu’elle serait invitée à partager leur vie. Alors la veuve lui fit entendre qu’il lui était impossible à son âge, de quitter le Canada, de s’expatrier après avoir passé toute sa vie dans la province de Québec où tant de doux et tristes souvenirs l’attachaient, où elle comptait finir ses jours.

Marie-Anna fut touchée.

Le voile des impossibilités soulevé complètement par la main délicate de sa mère lui montra pour la première fois l’instabilité de son amour.

L’effet immédiat fut une révolte du cœur. Il cria éperdûment au-dedans d’elle-même.

— Non, non ! Je ne veux pas ne plus l’aimer !

Marie-Anna ressentit à ce moment une souffrance si aiguë qu’elle ne put ni pleurer ni trouver un mot à répondre à sa mère. Celle-ci voyant son enfant demeurer muette et croyant ses efforts dépensés en pure perte éprouva une immense affliction qu’elle ne put dissimuler. Affolée, misérable, le cœur battu de toutes parts entre l’affection maternelle et l’amour, Marie-Anna souffrit horriblement.

Elle voulut s’épancher auprès de sa confidente et lui confia ses tourments mais Jeannette comprenait les craintes de madame Carlier. Après avoir longtemps discuté avec Marie-Anna sur ce sujet pénible, elle la blâma doucement d’abord, puis ouvertement d’oublier ainsi ce qu’elle devait à sa mère.

Alors, Marie-Anna ne parla plus… Repoussée de tous côtés sans consolation, sans soutien elle s’enfonça de plus en plus malheureuse dans l’isolement, dans l’immensité de sa douleur. Elle s’attacha avec désespoir à son amour chancelant, demandant du courage à la faiblesse, nourrissant sa chimère de toutes les forces de son âme encore follement éprise.

Elle reçut des nouvelles de Jacques et lui répondit, mais ses réponses devaient trahir sa détresse car les dernières lettres de Jacques s’en ressentaient. Il avait deviné que quelque chose se tramait autour de Marie-Anna pour la détacher de lui. Ses lettres devenaient pressantes, lyriques et un peu désordonnées :

Rézenlieu-Villodin. 15 mars.

Tu m’aimes, Mia-Na et tu me mets à la torture ! Enfoncé chaque jour dans une solitude sans horizons, j’en atténue l’horreur en relisant tes premières lettres si pleines de toi, si remplies de tout ce que j’aime en toi : mais hélas, depuis plusieurs semaines j’attends en vain ces paroles bénies toujours les mêmes et toujours nouvelles qui sont le soutien de mes espérances, l’aliment miraculeux de ma foi en ton amour. Ne m’oublie pas, Mia-Na, je t’en supplie, ne m’oublie pas ! Ton éloignement m’entoure de ténèbres ! Ton silence me fait peur. Il me semble être enlisé sous une montagne de neige et tu me regardes périr sans me tendre la main ! Ô Mia-Na ! Si Je savais que tu puisses m’oublier, j’abandonnerais tout, famille, fortune, avenir et j’irais me jeter à tes pieds, trop heureux encore si je pouvais lire dans ces beaux yeux noirs qui m’ont rendu fou, un peu de pitié, un peu d’amour !…

Rézenlieu-Villodin, 25 avril.

Enfin une lettre ! Une lettre de Marie-Anna ! Mais est-ce bien toi, est-ce bien la même Mia-Na qui a écrit ces lignes brèves après tant de chaudes et bonnes paroles ?… Je t’attendais, cette lettre avec toutes les impatiences de l’amour inquiet et aujourd’hui qu’elle est entre mes mains, hélas, j’y cherche en vain l’accent de jadis, le son d’une voix chérie, le frisson d’un cœur dont j’entendis un jour les battements répondre aux miens. Tu es malheureuse. Marie-Anna, je le devine. Je le sens par ce que je souffre moi-même ! Quelque chose nous menace ! J’ai pleuré de bonheur quand j’ai su que tu m’aimais ; aujourd’hui je verse des larmes de fiel tant la profondeur de mes maux ressemble à un avertissement. Dis-moi, mon adorée, dis-moi que tu es heureuse, que tu m’attends, que tu m’aimes… Je t’en prie, ne t’abandonne pas aux influences extérieures qui peut-être tendent à te détacher de mol, à t’arracher à ma tendresse, à rompre ces chaînes que l’amour le plus pur a scellées à-jamais le jour où mes lèvres ont recueilli tes larmes ! Souviens-toi de ce jour, Marie-Anna ! L’horrible délivrance de cet enchaînement serait aussi une délivrance finale, le commencement d’une vie de douleurs que les démons m’ont pas encore inventée dans le séjour des damnés !… Tu le vois, ma Mia-Na. Je m’égare. J’ai la tête en feu je n’y vois plus tant je souffre de toi ! Rappelle-moi, mon adorée, dis-moi de revenir…

Loin de calmer Marie-Anna, ces lettres toutes débordantes de passion achevèrent de l’affoler. Les nerfs rompus, incapable de lutter plus longtemps, elle fut sur le point de céder à l’orage de révolte qui grondait en elle et de répondre à Jacques : « Reviens, reviens vite ! » mais au moment où elle prenait la plume pour commettre cette irrémédiable folie, sa mère entra les yeux pleins de larmes, la couvrant d’un regard tout chargé de reproches.

Marie-Anna laissa tomber sa plume et courut se jeter dans les bras de sa mère. Madame Carlier la pressa sur son sein et couvrit son front de baisers.

— Viens avec moi, Marie-Anna, viens ! dit-elle en essuyant ses larmes et en l’entraînant.

Elles sortirent. Marie-Anna chancelante et comme énivrée de douleur se laissa conduire jusqu’à l’église où sa mère la fit entrer en disant :

— Prie, mon enfant. Cela te fera du bien.

Marie-Anna se vit toute seule dans le temple. Un mouchoir sur sa bouche pour comprimer ses sanglots, elle avança vers la petite lueur jaunâtre d’un cierge achevant de se consumer au fond du chœur. L’ambiance calme du lieu lui fut d’une douceur infinie en harmonie avec sa désolation ; le silence imposant de l’église apaisa peu-à-peu les battements de son cœur sous sa poitrine oppressée et haletante. Elle approcha du maître-autel, s’agenouilla, laissa tomber sa tête sur ses mains jointes et pria longuement, ardemment, avec toute sa ferveur de Canadienne pieuse.

Qui n’a touché au paroxysme de la souffrance dans les passions ne peut connaître les plus puissants effets de la prière. Dans ces jours où la vie semble un fardeau écrasant, où les yeux fixés sur l’horreur de tous les gouffres de l’imagination ne voient plus le soleil, les oiseaux, les fleurs, la verdure reposante des feuillages, il est encore à l’horizon une lumière indestructible et vive qui répand sa chaleur sous une voûte sans nuages, dans une atmosphère sans bourrasque, un aimant enchanté qui attire le naufragé, une voix douce qui lui dit : « Tu n’as qu’un pas à faire pour être sauvé ; viens à moi !… »

C’est la prière.

Quiconque se réfugie en elle sent descendre en son âme, le calme, l’assurance, la force en face des tentations, des passions et du malheur. C’est un charme qui remet en ordre les consciences les plus bouleversées et les maintient dans la règle des vraies, des grandes félicités. Et si parfois l’impatience de l’imprévu, l’amour de l’irrégulier, les illusions et les désirs réenvahissent le terrain perdu, la prière s’offre encore, s’impose, tyrannise même et combat le mal envahisseur. Heureuse tyrannie dont l’esclavage est la plus belle des libertés !

Quand Marie-Anna reprit le chemin de sa demeure, elle ne pleurait plus. En se relevant des marches de l’autel où toute pantelante de douleur sa piété filiale l’avait jetée, la pensée sainte du sacrifice avait pénétré son âme.

Elle ne répondit pas à Jacques.

Il arriva encore une lettre de France. C’était un suprême appel. C’était le dernier cri de la passion qui ne veut pas sombrer et qui s’accroche désespérément au passé. Brisée par cet état continuel de luttes et de déchirements, consolée, mais non guérie, Marie-Anna s’assit devant le petit bureau de sa chambre et prit une plume. Quelques larmes tombèrent sur la feuille blanche ; elle n’eut pas le courage d’écrire crûment que « tout était fini ». Elle traça quelques lignes banales et volontairement évita de terminer sa lettre par un mot tendre. Elle pensa que le coup serait moins dur ainsi et que Jacques comprendrait…

— Pauvre chéri ! sanglota-t-elle. Pourquoi m’a-t-il connue ?

Elle porta elle-même la triste missive à la poste et au retour pénétra dans l’église.

Le sacrifice s’accomplissait.