J.-A. LeFebvre, éditeur (p. 106-112).

VIII


Un matin d’octobre, Maria vit en se levant la première neige descendre du ciel en innombrables flocons paresseux. Le sol était blanc, les arbres poudrés, et il semblait bien que l’automne fût déjà fini, au temps où il ne fait que commencer ailleurs.

Mais Edwige Légaré prononça d’un air sentencieux :

— Après la première neige on a encore un mois avant l’hivernement. J’ai toujours entendu les vieux dire ça, et je pense de même.

Il avait raison, car deux jours plus tard une pluie fit fondre la neige et la terre brune se montra de nouveau. Pourtant l’avertissement n’avait pas été perdu et les préparatifs commencèrent : les préparatifs annuels de défense contre les grands froids et la neige définitive.

Avec de la terre et du sable Esdras et Da’Bé renchaussèrent soigneusement la maison, formant un remblai au pied des murs ; les autres hommes s’armèrent de marteaux et de clous et firent aussi le tour de la maison, consolidant, bouchant les trous, réparant de leur mieux les dommages de l’année. De l’intérieur, les femmes poussèrent des chiffons dans les interstices, collèrent sur le lambris intérieur, du côté du nord-ouest, de vieux journaux rapportés des villages et soigneusement gardés, promenèrent leurs mains dans tous les angles à la recherche des courants d’air.

Cela fait, il restait encore à ramasser la provision de bois de l’hiver. De l’autre côté de la clôture des champs, à la lisière de la forêt, les chicots secs abondaient encore. Esdras et Légaré prirent leur hache et bûchèrent pendant trois jours ; puis les troncs furent mis en tas, pour attendre qu’une nouvelle chute de neige permît de les charger sur le grand traîneau à bois.

Tout au long d’octobre les jours de gel et les jours de pluie alternèrent, cependant que la forêt devenait d’une beauté miraculeuse. À cinq cents pas de la maison des Chapdelaine la berge de la rivière Péribonka descendait à pic vers l’eau rapide et les blocs de pierre qui précédaient la chute, et de l’autre côté du courant la berge opposée montait comme un amphithéâtre de rocher en coteau, de coteau en colline, mais comme un amphithéâtre qui se prolongeait sans fin vers le nord. Du feuillage des bouleaux, des trembles, des aunes, des merisiers semés sur les pentes, octobre vint faire des taches jaunes et rouges de mille nuances. Pour quelques semaines le brun de la mousse, le vert inchangeable des sapins et des cyprès ne furent plus qu’un fond et servirent seulement à faire ressortir les teintes émouvantes de cette autre végétation qui renaît avec chaque printemps et meurt avec chaque automne. La splendeur de cette agonie s’étendait sur la pente des collines comme sur une bande sans fin qui suivait l’eau, s’en allant toujours aussi belle, aussi riche de couleurs vives et tendres, aussi émouvante, vers les régions lointaines du nord où nul œil humain ne se posait sur elle.

Mais voici que du nord vint bientôt un grand vent froid qui ressemblait à une condamnation définitive, à la fin cruelle d’un sursis, et présentement les pauvres feuilles jaunes, brunes et rouges, secouées trop durement, jonchèrent le sol ; la neige les recouvrit et le sol blanchi ne connut plus comme parure que le vert immuable des arbres sombres, qui triomphèrent, pareils à des femmes emplies d’une sagesse amère, qui auraient échangé pour une vie éternelle leur droit à la beauté.

En novembre, Esdras, Da’Bé et Edwige Légaré repartirent pour les chantiers. Le père Chapdelaine et Tit’Bé attelèrent Charles-Eugène au grand traîneau à bois et charroyèrent laborieusement les troncs coupés qui furent empilés de nouveau près de la maison ; quand cela fut fait les deux hommes prirent le «  godendard » et scièrent, scièrent, scièrent du matin au soir ; puis les haches eurent leur tour et fendirent les bûches selon leur taille. Il ne restait plus qu’à corder le bois fendu dans le hangar accoté à la maison, à l’abri des grandes neiges, en piles imposantes où se mêlaient le cyprès gommeux qui flambe de suite avec une grande flamme chaude, l’épinette et le merisier qui brûlent régulièrement et font un feu soutenu, et le bouleau au grain serré et poli comme du marbre, qui ne se consume que lentement et montre encore des braises rouges à l’aube d’une longue nuit d’hiver.

L’époque où l’on empile le bois est aussi celle où l’on « fait boucherie ». Après la défense contre le froid, la défense contre la faim. Les quartiers de lard s’entassèrent dans le saloir ; à la poutre du hangar se balança la moitié d’une belle génisse grasse — l’autre moitié avait été vendue à des habitants de Honfleur — que le froid devait conserver fraîche jusqu’au printemps ; des sacs de farine furent rangés dans un coin de la maison, et Tit’Bé prit un rouleau de fil de laiton et commença à confectionner des collets pour tendre aux lièvres.

Une sorte d’indolence avait succédé à la grande hâte de l’été, parce que l’été est terriblement court et qu’il importe de ne pas perdre une heure des précieuses semaines pendant lesquelles on peut travailler la terre, au lieu que l’hiver est long, et n’offre que trop de temps pour ses besognes.

La maison devint le centre du monde, et en vérité la seule parcelle du monde où l’on pût vivre, et plus que jamais le grand poêle de fonte fut le centre de la maison. À chaque instant quelque membre de la famille allait sous l’escalier chercher deux ou trois bûches, de cyprès le matin, d’épinette dans la journée, de bouleau le soir, et les poussait sur les braises encore ardentes. Lorsque la chaleur semblait diminuer, la mère Chapdelaine disait d’un ton inquiet :

— Ne laissez pas amortir le feu, les enfants !

Et Maria, Tit’Bé ou Télesphore ouvrait la petite porte du foyer, jetait un coup d’œil et s’en allait vers la pile de bois sans tarder.

Au matin Tit’Bé sautait à bas de son lit longtemps avant le jour pour aller voir si les gros morceaux de bouleau avaient rempli leur office et brûlé toute la nuit ; si par malheur le feu était amorti, il le rallumait aussitôt avec de l’écorce de bouleau et des branches de cyprès, entassait de grosses bûches sur la première flamme, et retournait en courant s’enfoncer sous les couvertures de laine brune et de catalogne pour attendre que la bonne chaleur eût de nouveau rempli la maison.

Dehors, le bois voisin et même les champs conquis sur le bois n’étaient plus qu’un monde étranger, hostile, que l’on surveillait avec curiosité par les petites fenêtres carrées. Parfois il était, ce monde, d’une beauté curieuse, glacée et comme immobile, faite d’un ciel très bleu et d’un soleil éclatant sous lequel scintillait la neige ; mais la pureté égale du bleu et du blanc était également cruelle et laissait deviner le froid meurtrier.

D’autres jours le temps s’adoucissait et la neige tombait dru, cachant tout, et le sol, et les broussailles qu’elle couvrait peu à peu, et la ligne sombre du bois qui disparaissait derrière le rideau des flocons serrés. Puis le lendemain le ciel était clair de nouveau ; mais le vent du nord-ouest soufflait, terrible. La neige soulevée en poudre traversait les brûlés et les clairières par rafales et venait s’amonceler derrière tous les obstacles qui coupaient le vent. Au sud-est de la maison elle laissait un gigantesque cône, ou bien formait entre la maison et l’étable des talus hauts de cinq pieds qu’il fallait attaquer à la pelle pour frayer un chemin ; au lieu que du côté d’où venait le vent le sol était gratté, mis à nu par sa grande haleine incessante.

Ces jours-là les hommes ne sortaient guère que pour aller soigner les animaux et rentraient en courant, la peau râpée par le froid, humide des cristaux de neige qui fondaient à la chaleur de la maison. Le père Chapdelaine arrachait les glaçons formés sur sa moustache, retirait lentement son capot doublé en peau de mouton, et s’installait près du poêle avec un soupir d’aise.

— La pompe ne gèle pas ? demandait-il. Y a-t-il bien du bois dans la maison ?

Il s’assurait que la frêle forteresse de bois était pourvue d’eau, de bois et de vivres, et s’abandonnait alors à la mollesse de l’hivernement, fumant d’innombrables pipes, pendant que les femmes préparaient le repas du soir. Le froid faisait craquer les clous dans les murs de planches avec des détonations pareilles à des coups de fusil ; le poêle bourré de merisier ronflait ; au dehors le vent sifflait et hurlait comme la rumeur d’une horde assiégeante.

— Il doit faire méchant dans le bois ! songeait Maria.

Et elle s’aperçut qu’elle avait parlé tout haut.

— Dans le bois, il fait moins méchant qu’icitte, répondit son père. Là où les arbres sont pas mal drus on ne sent pas le vent. Je te dis qu’Esdras et Da’Bé n’ont pas de misère.

— Non ?

Ce n’était pas à Esdras ni à Da’Bé qu’elle avait songé d’abord.