J.-A. LeFebvre, éditeur (p. 179-189).

XIII


Personne ne posa de questions à Maria, ni ce soir-là ni les soirs suivants ; mais quelque membre de la famille dut parler à Eutrope Gagnon de la visite de Lorenzo Surprenant et de ses intentions évidentes, car le dimanche d’après Eutrope vint à son tour, après le repas de midi, et Maria entendit un deuxième aveu d’amour.

François Paradis était venu au cœur de l’été, descendu du pays mystérieux situé « en haut des rivières » ; le souvenir des très simples paroles qu’il avait prononcées était tout mêlé à celui du grand soleil éclatant, des bleuets mûrs, des dernières fleurs de bois de charme se fanant dans la brousse. Après lui Lorenzo Surprenant avait apporté un autre mirage : le mirage des belles cités lointaines et de la vie qu’il offrait, riche de merveilles inconnues. Eutrope Gagnon, quand il parla à son tour, le fit timidement, avec une sorte de honte et comme découragé d’avance, comprenant qu’il n’avait rien à offrir qui eût de la force pour tenter.

Hardiment il avait demandé à Maria de venir se promener avec lui ; mais quand ils eurent mis leurs manteaux et ouvert la porte ils virent que la neige tombait. Maria s’était arrêtée sur le perron, hésitante, une main sur le loquet, faisant mine de rentrer ; et lui, craignant de laisser échapper l’occasion, s’était mis à parler de suite, se dépêchant comme s’il redoutait de ne pouvoir tout dire.

— Vous savez bien que j’ai de l’amitié pour vous, Maria. Je ne vous en avais pas parlé encore, d’abord parce que ma terre n’était pas assez avancée pour que nous puissions vivre dessus comme il faut tous les deux, et après ça parce que j’avais deviné que c’était François Paradis que vous aimiez mieux. Mais puisqu’il est mort maintenant et que cet autre garçon des États est après vous, je me suis dit que moi aussi je pourrais bien essayer ma chance…

La neige descendait maintenant en flocons serrés ; elle dégringolait du ciel gris, faisait un papillonnement blanc devant l’immense bande sombre qui était la lisière de la forêt, et puis allait se joindre à cette autre neige que cinq mois d’hiver avaient déjà accumulée sur le sol.

— Je ne suis pas riche, bien sûr ; mais j’ai deux lots à moi, tout payés, et vous savez que c’est de la bonne terre. Je vais travailler dessus tout le printemps, dessoucher le grand morceau en bas du cran, faire de bonnes clôtures, et quand mai viendra j’en aurai grand prêt à être semé. Je sèmerai cent trente minots, Maria… cent trente minots de blé, d’orge et d’avoine, sans compter un arpent de « gaudriole » pour les animaux. Tout ce grain-là, du beau grain de semence, je l’achèterai à Roberval et je payerai « cash » sur le comptoir, de même… J’ai l’argent de côté tout prêt ; je payerai cash, sans une cent de dette à personne, et si seulement c’est une année ordinaire, ça fera une belle récolte. Pensez donc, Maria, cent trente minots de beau grain de semence dans de la bonne terre ! Et pendant l’été, avant les foins, et puis entre les foins et la moisson, ça serait le bon temps pour élever une belle petite maison chaude et solide, toute en épinette rouge. J’ai le bois tout prêt, coupé, empilé, derrière ma grange ; mon frère m’aidera, et peut-être aussi Esdras et Da’Bé quand ils seront revenus. L’hiver d’après je monterai aux chantiers avec un cheval et je reviendrai au printemps avec pas moins de deux cents piastres dans ma poche, clair. Alors, si vous avez bien voulu m’attendre, ça serait le temps…

Maria restait appuyée à la porte, une main sur le loquet, détournant les yeux. C’était cela tout ce qu’Eutrope Gagnon avait à lui offrir : attendre un an, et puis devenir sa femme et continuer la vie d’à présent, dans une autre maison de bois, sur une autre terre mi-défrichée… Faire le ménage et l’ordinaire, tirer les vaches, nettoyer l’étable quand l’homme serait absent, travailler dans les champs peut-être, parce qu’ils ne seraient que deux et qu’elle était forte. Passer les veillées au rouet ou à radouber de vieux vêtements… Prendre une demi-heure de repos parfois l’été, assise sur le seuil, en face des quelques champs enserrés par l’énorme bois sombre ; ou bien, l’hiver, faire fondre avec son haleine un peu de givre opaque sur la vitre et regarder la neige tomber sur la campagne déjà blanche et sur le bois… Le bois… Toujours le bois, impénétrable, hostile, plein de secrets sinistres, fermé autour d’eux comme une poigne cruelle qu’il faudrait desserrer peu à peu, année par année, gagnant quelques arpents chaque fois au printemps et à l’automne, année par année, à travers toute une longue vie terne et dure.

Non, elle ne voulait pas vivre comme cela.

— Je sais bien qu’il faudrait travailler fort pour commencer, continuait Eutrope, mais vous êtes vaillante, Maria, et accoutumée à l’ouvrage, et moi aussi. J’ai toujours travaillé fort ; personne n’a pu dire jamais que j’étais lâche, et si vous vouliez bien me marier ça serait mon plaisir de peiner comme un bœuf toute la journée pour vous faire une belle terre et que nous soyons à l’aise avant d’être vieux. Je ne prends


Maria Chapdelaine — Plaisante à voir, saine et forte, habile
à toutes les besognes de la maison et de la terre.

pas de boisson, Maria, et je vous aimerais bien…

Sa voix trembla et il étendit la main vers le loquet à son tour, peut-être pour prendre sa main à elle, peut-être pour l’empêcher d’ouvrir la porte et de rentrer avant d’avoir donné sa réponse.

— L’amitié que j’ai pour vous… ça ne peut pas se dire…

Elle ne répondait toujours rien. Pour la deuxième fois un jeune homme lui parlait d’amour et mettait dans ses mains tout ce qu’il avait à donner, et pour la deuxième fois elle écoutait et restait muette, embarrassée, ne se sauvant de la gaucherie que par l’immobilité et le silence. Les jeunes filles des villes l’eussent trouvée niaise ; mais elle n’était que simple et sincère, et proche de la nature, qui ignore les mots. En d’autres temps, avant que le monde fût devenu compliqué comme à présent, sans doute de jeunes hommes, mi-violents et mi-timides, s’approchaient-ils d’une fille aux hanches larges et à la poitrine forte pour offrir et demander, et toutes les fois que la nature n’avait pas encore parlé impérieusement en elle, sans doute elle les écoutait en silence, prêtant l’oreille moins à leurs discours qu’à une voix intérieure et préparant le geste d’éloignement qui la défendait contre toute requête trop ardente, en attendant… Les trois amoureux de Maria Chapdelaine n’avaient pas été attirés par des paroles habiles ou gracieuses, mais par la beauté de son corps et parce qu’ils pressentaient de son cœur limpide et honnête ; quand ils lui parlaient d’amour elle restait semblable à elle-même, patiente, calme, muette tant qu’elle ne voyait rien qu’il leur fallût dire, et ils ne l’en aimaient que davantage.

— Ce garçon des États est venu vous faire de beaux discours, mais il ne faut pas vous laisser prendre…

Il devina son geste ébauché de protestation et se fit plus humble.

— Oh ! vous êtes bien libre, comme de raison ; et je n’ai rien à dire contre lui. Mais vous seriez mieux de rester icitte, Maria, parmi des gens comme vous.

À travers la neige qui tombait, Maria regardait l’unique construction de planches, mi-étable et mi-grange, que son père et ses frères avaient élevée cinq ans plus tôt, et elle lui trouvait un aspect à la fois répugnant et misérable, maintenant qu’elle avait commencé à se figurer les édifices merveilleux des cités. L’intérieur chaud et fétide, le sol couvert de fumier et de paille souillée, la pompe dans un coin, dure à manœuvrer et qui grinçait si fort, l’extérieur désolé, tourmenté par le vent froid, souffleté par la neige incessante, c’était le symbole de ce qui l’attendait si elle épousait un garçon comme Eutrope Gagnon, une vie de labeur grossier dans un pays triste et sauvage.

Elle secoua la tête.

— Je ne peux rien vous dire Eutrope, ni oui, ni non ; pas maintenant… Je n’ai rien promis à personne. Il faut attendre.

C’était plus qu’elle n’en avait dit à Lorenzo Surprenant et pourtant Lorenzo était parti plein d’assurance et Eutrope sentit qu’il avait tenté sa chance, et perdu. Il s’en alla seul à travers la neige, tandis qu’elle rentrait dans la maison.


Mars se traîna en jours tristes ; un vent froid poussait d’un bout à l’autre du ciel les nuages gris, ou balayait la neige ; il fallait étudier le calendrier, don d’un marchand de grain de Roberval, pour comprendre que le printemps venait.

Les journées qui suivirent furent pour Maria toutes pareilles aux journées d’autrefois, ramenant les mêmes tâches, accomplies de la même manière ; mais les soirées devinrent différentes, remplies par un effort de pensée pathétique. Sans doute ses parents avaient-ils deviné ce qui s’était passé ; mais respectant son silence, ils ne lui offraient pas de conseils et elle n’en demandait pas. Elle avait conscience qu’il n’appartenait qu’à elle de faire son choix et d’arrêter sa vie, et se sentait pareille à une élève debout sur une estrade devant des yeux attentifs, chargée de résoudre sans aide un problème difficile.

C’était ainsi : quand une fille arrivait à un certain âge, lorsqu’elle était plaisante à voir, saine et forte, habile à toutes les besognes de la maison et de la terre, de jeunes hommes lui demandaient de les épouser. Et il fallait qu’elle dît : « Oui » à celui-là, « Non » à l’autre…

Si François Paradis ne s’était pas écarté sans retour dans les bois désolés, tout eût été facile. Elle n’aurait pas eu à se demander ce qu’il lui fallait faire : elle serait allée droit vers lui, poussée par une force impérieuse et sage, aussi sûre de bien faire qu’une enfant qui obéit. Mais il était parti ; il ne reviendrait pas comme il l’avait promis, ni au printemps ni plus tard, et M. le curé de Saint-Henri avait défendu de continuer par un long regret la longue attente.

Oh ! mon Dou ! Quel temps merveilleux ç’avait été que le commencement de cette attente ! Quelque chose se gonflait et s’ouvrait dans son cœur de semaine en semaine, comme une belle gerbe riche dont les épis s’écartent et se penchent, et une grande joie venait vers elle en dansant… Non, c’était plus vif et plus fort que cela. C’était pareil à une grande flamme-lumière aperçue dans un pays triste, à la brunante, une promesse éclatante vers laquelle on marche, oubliant les larmes qui avaient été sur le point de venir en disant d’un air de défi : « Je savais bien… Je savais bien qu’il y avait quelque part dans le monde quelque chose comme cela. » Fini. Oui, c’était fini. Maintenant il fallait faire semblant de n’avoir rien vu, et chercher laborieusement son chemin, en hésitant dans le triste pays sans mirage.

Le père Chapdelaine et Tit’Bé fumaient sans rien dire, assis près du poêle ; la mère tricotait des bas ; Chien, couché sur le ventre, la tête entre ses pattes allongées, clignait doucement des yeux, jouissant de la bonne chaleur. Télesphore s’était endormi, son catéchisme ouvert sur les genoux, et la petite Alma-Rose, qui était encore éveillée, elle, hésitait depuis plusieurs minutes déjà entre un grand désir de faire remarquer la paresse inexcusable de son frère et la honte d’une pareille trahison.

Maria baissa les yeux, reprit son ouvrage, et suivit un peu plus loin encore sa pensée obscure et simple.

Quand une jeune fille ne sent pas ou ne sent plus la grande force mystérieuse qui la pousse vers un garçon différent des autres, qu’est-ce qui doit la guider ? Qu’est-ce qu’elle doit chercher dans le mariage ? Avoir une belle vie, assurément, faire un règne heureux…

Ses parents auraient préféré qu’elle épousât Eutrope Gagnon — elle le savait — d’abord parce qu’elle resterait ainsi près d’eux et ensuite parce que la vie de la terre était la seule qu’ils connussent, et qu’ils l’imaginaient naturellement supérieure à toutes les autres. Eutrope était un bon garçon, vaillant et tranquille, et il l’aimait ; mais Lorenzo Surprenant l’aimait aussi ; il était également sobre, travailleur ; il était en somme resté canadien, tout pareil aux gens parmi lesquels elle vivait ; il allait à l’église… Et il lui apportait comme un présent magnifique un monde éblouissant, la magie des villes ; il la délivrerait de l’accablement de la campagne glacée et des bois sombres…

Elle ne pouvait se résoudre encore à se dire : « Je vais épouser Lorenzo Surprenant. » Mais en vérité son choix était fait. Le norouâ meurtrier qui avait enseveli François Paradis sous la neige, au pied de quelque cyprès mélancolique, avait fait sentir à Maria du même coup toute la tristesse et la dureté du pays qu’elle habitait et lui avait inspiré la haine des hivers du nord, du froid, du sol blanc, de la solitude, des grandes forêts inhumaines où tous les arbres ont l’aspect des arbres de cimetière. L’amour — le vrai amour — avait passé près d’elle… Une grande flamme chaude et claire qui s’était éloignée pour ne plus revenir. Il lui était resté une nostalgie et, maintenant, elle se prenait à désirer une compensation et comme un remède l’éblouissement d’une vie lointaine dans la clarté pâle des cités.