DOCTOR
MARGARITUS.

i.

Dans la plaine de blés qui s’étend à l’entour
Du jardin où je perds mes heures favorites,
Est un champ jadis plein de ronces parasites,
Où, depuis quarante ans, un homme nuit et jour
Cultive assidûment des reines marguerites,
Auxquelles on dirait vraiment qu’il fait la cour.

C’est l’homme le plus rare et le plus solitaire
Qu’ici-bas, ô lecteur, tu puisses jamais voir.
Il marche environné du plus profond mystère
Ainsi que d’un manteau ; — tout ce qu’on peut savoir,
C’est qu’il laisse la faux pour prendre l’arrosoir,
Et que lorsqu’une fleur réplique, il la fait taire.

Jamais, après la faute, un écolier malin
N’a tremblé sur son banc, voyant venir le maître,
Comme tremblent les fleurs de ce petit jardin
Quand le pâle docteur se lève à sa fenêtre ;
Car il est leur soleil, et d’un signe de main
Il peut faire mourir celle qui vient de naître.

Cet homme aime ses fleurs d’un amour sans pareil ;
Et les arroserait du pur sang de sa veine
Pour donner à leur robe un éclat plus vermeil,
S’il ne savait fort bien que l’eau de la fontaine
Forme dans leur calice une perle sereine,
Plus douce et plus suave aux rayons du soleil.

Les femmes ont nommé cet amour-là délire,
Et vraiment, sur ma foi, les femmes ont raison ;
Cet homme vit tout seul au fond de sa maison
Avec de belles fleurs qu’il aime et qu’il respire ;
Il tient libre chacun de son opinion,
Et se croit pour sa part en droit de ne rien dire.

On le voit sur le soir aller on ne sait où,
Il ne prend pas son eau dans la source commune,
Nul ne sait les secrets enfin de sa fortune,
Ni ceux qu’en inclinant la tige de son cou
La belle fleur lui dit aux rayons de la lune :
Lecteur, tu le vois bien, cet homme est un vieux fou.

Il est alerte et vif, et c’est vraiment prodige
De le voir dans son pré courir pieds nus ; — la tige
Qui demeure éveillée et s’entretient tout bas
Avec l’insecte d’or qui rayonne et voltige,
Ne l’entend point venir près d’elle, et sous ses pas
Le brin d’herbe endormi ne se réveille pas.

Ô filles d’Allemagne ! ô dames Serpentines
Qu’adorait autrefois le blond étudiant ;
Je sais que vous étiez élégantes et fines,
Et que sur le gazon des campagnes voisines,
Où vous suivait la nuit votre pudique amant,
Vous ne laissiez jamais de traces en fuyant.

Je sais que vous étiez lascives et légères,
Que vous glissiez de front ainsi que des éclairs
Sur les tapis de mousse et les fraîches lisières,
Et que jamais les fleurs et les brins d’herbe verts
N’ont pu vous accuser d’avoir en vos concerts
Dépouillé d’un fleuron leurs têtes printannières.

Je connais mieux que tous peut-être vos vertus,
Et cependant (hélas ! que dirait Anselmus,
S’il m’entendait parler, alertes demoiselles ?)
Cependant je conviens que les brins d’herbe frêles,
Sous les pieds du docteur, sont encor moins émus
Que sous vos corps charmans, j’allais dire vos ailes.

Certes, je ne veux pas en votre chaste sein
Allumer aujourd’hui l’ardente jalousie,
Mais par un jour d’avril, le ciel étant serein,
S’il pouvait tout à coup vous prendre fantaisie
De quitter l’archiviste et ses palmiers d’Asie
Pour venir visiter les fleurs de ce jardin ;

Vous auriez beau dès-lors à votre tête blonde
N’épargner ni travaux, ni périls, ni sueurs,
Vous priver chaque nuit du sommeil, sous les fleurs
Traverser le ruisseau sans goûter à son onde,
Et courir sur le sable et faire tout au monde
Pour vous rendre cent fois plus légères, mes sœurs !

Dès que vous entreriez, les blés, les violettes
Vous connaîtraient bientôt, et croyez, sur ma foi !
Que ce ne serait pas au bruit de vos clochettes ;
Et le petit jardin serait tout en émoi,
Et si vous ne trouviez quelques promptes cachettes,
Toutes vous feraient honte en criant à la fois.

J’ignore s’il connaît les dogmes catholiques,
S’il croit à l’avenir, au progrès, au devoir,
Mais je sais qu’il préfère à l’ardent encensoir,
Qui fume et se balance au fond des basiliques,
L’agréable parfum des lis mélancoliques
Et la senteur des foins lorsqu’il vient de pleuvoir.

Pour tout homme qui prie et frappe sa poitrine,
Il a dès son enfance un mépris solennel ;
Il aime les métaux tant qu’ils sont dans la mine,
S’irrite de les voir façonnés en autel,
Et dit que c’est fêter la majesté divine
Que d’aller tête haute en regardant le ciel.

Il est né libre et fier, et prétend que la tête
Est un miroir limpide où le ciel se reflète,
Un éclatant miroir où chaque passion
A son jet lumineux et son pâle rayon,
Et que toute pensée auguste, pure, honnête,
Est fille du soleil ainsi que la moisson.

Il dit que l’homme libre en la publique voie
Doit se tenir debout comme un marbre au repos,
Impassible, attendant sans tristesse ni joie
La tempête et la pluie et les autres fléaux,
Et qu’au jour de la chute, au coup qui vous foudroie,
Il vaut mieux présenter la face que le dos.

Il trouve humiliant pour toute créature,
Pour tout homme sorti des mains du Dieu vivant,
De se ployer ainsi qu’un roseau sous le vent.
C’est pour cela qu’il t’aime, ô sublime nature !
Ô reine des soleils ! parce qu’en te servant
Il garde sa franchise et sa rustique allure.

Et ces fleurs qu’avant tout il chérit ici-bas,
Sont pleines d’amour chaste et de reconnaissance,
Mystérieux parfum dont je fais plus de cas
Que de l’autre, et qu’hélas ! de belles fleurs n’ont pas.
Elles savent en tout ce qu’il veut, dit ou pense,
Et dans les douze mois le jour de sa naissance.

Et ce jour-là, sitôt les premières ardeurs,
Dès que les gais rayons de l’astre de l’aurore
Commencent à tinter sur la vitre sonore,
Et sur les rideaux peints de bizarres couleurs
Éveillent en passant mille gentilles fleurs,
Mille oiseaux variés qu’ils semblent faire éclore,

Le vieux Margaritus jusques au lendemain
Ferme soigneusement son livre de science ;
D’un anneau précieux orne sa blanche main,
Puis, quand il a vêtu sa robe de satin,
S’assied de tout son long dans un fauteuil immense
Comme s’il s’apprêtait à donner audience.

Alors de belles fleurs qui viennent de la part
De leurs sœurs du jardin, les reines Marguerite,
Pour le complimenter et lui rendre visite,
S’avancent hardiment jusqu’aux pieds du vieillard,
Et demeurent ainsi long-temps sous son regard,
En le félicitant selon qu’il le mérite.

Comme de gais enfans alertes et dispos,
À l’heure du dîner revenus de l’école,
Vers la petite chambre où leur père s’isole,
Courent tous bruyamment, et la troupe frivole
Le forçant aussitôt à quitter ses travaux,
L’un monte sur ses bras et l’autre sur son dos ;

Et lui, laissant alors ses études profondes,
Au milieu de ce trouble est calme et bienheureux,
Et ne prend plus souci des choses et des mondes ;
Et, ployant sous le faix de ces têtes si blondes,
Devient semblable au tronc puissant et généreux
D’un bel arbre chargé de fruits mûrs et nombreux ;

Ainsi, lorsque ces fleurs ont adoré leur père,
Et sur ses cheveux blancs appelé le bonheur,
Elles grimpent autour des jambes du docteur,
Et s’attachant à lui comme au chêne le lierre,
Montent sur sa poitrine, et dans sa boutonnière
Viennent se réunir ensemble sur son cœur.

Et le vieillard alors descend dans la prairie,
Et jusques à la nuit se promène à pas lent,
Et chaque fleur alors le nomme en l’appelant ;
La marguerite d’or ploie et le glorifie,
Et la plus faible tige, aux dépens de sa vie,
Pour le voir, sur son pied se relève en tremblant.

Et lui va dans le pré, radieux et superbe.
Et les fleurs, entr’ouvrant leur calice vermeil,
Lui disent : « Puisses-tu toutes nous mettre en gerbe
« Avant de t’endormir de ton dernier sommeil !
« Salut ! Margaritus, murmurent les brins d’herbe,
« Je t’aime et te bénis à l’égal du soleil. »

Ainsi passe le jour et toutes les années.
À l’heure où le soleil tombe vers le couchant,
Le docteur tend la main aux tiges inclinées,
En leur disant : Allez, vous êtes pardonnées.
Et plusieurs, le matin, renaissent dans le champ,
Que pendant quelques jours on avait cru fanées.

Jeune reine des cœurs prêts à s’épanouir,
Des tout petits enfans aux lèvres purpurines,
Et de ces insensés, amoureux du loisir,
Qui dorment à vos pieds, ô chastes aubépines !
Et se prennent d’amour, et se laissent ravir
Par quelque douce image, et vont par les collines,

Loin des tristes regards du peuple indifférent,
Avec les fils mouillés de la lune sereine
Et les tièdes rayons du soleil expirant,
Trempés dans le cristal de la pure fontaine,
Lui faire un vêtement qui l’entoure et qui traîne,
Un vêtement de pourpre et de lin odorant.

Douce fille de l’air ! ô reine du poète,
Et des petits enfans et des blonds amoureux,
Qui dans sa rêverie inspirais Juliette ;
Chérubin aux yeux bleus, à la plume inquiète,
Sœur du bel Arc-en-ciel, ton frère lumineux,
Dont tu portes la robe et les flottans cheveux ;

C’est toi, fille de l’air, charmante Fantaisie,
Vierge de l’Allemagne et des molles vapeurs,
Qui, loin de la grand’route où chemine l’Envie,
Loin des bruits de la ville et des vaines clameurs,
Ô reine ! par la main as conduit dans la vie
Ce vieillard qui triomphe au milieu de ses fleurs.

ii.

L’autre jour, le soleil quittait le ciel à peine,
Qu’une averse tomba tout à coup sur la plaine ;
Averse de printemps qui, du faîte au sillon,
Émeut dans tous ses sens la végétation ;
Averse bienfaisante, et dont la fraîche ondée
Fait grandir dans les champs l’herbe d’une coudée,
Qui de la plaine aride apaise les ardeurs,
Et dégage le sol de ses chaudes odeurs ;
Averse de printemps qui, sur les herbes mûres,
S’épanche à large goutte avec de frais murmures,
Et de vagues soupirs étranges et confus,
Que nous autres, hélas ! nous ne comprenons plus,
Mais qui, pour les oiseaux que la feuillée abrite,
Pour l’insecte caché sous une marguerite,
Pour le petit lézard qui se tient attentif,
Et du fond d’un buisson en saisit le motif,
Et l’écoute et le suit d’une oreille inquiète,
Font une symphonie élevée et complète,
Une musique, un air harmonieux et frais,
Et tel que Beethoven n’en composa jamais.

Or, j’avais ce jour-là travaillé comme on prie,
Pour chasser de mon ame une image chérie.
Mais sitôt que la pluie à tomber commença,
Le ciel à s’éclaircir, dès que l’acacia
Se mit à secouer ses larmes sur mon livre,
Je relevai la tête, et je me sentis vivre ;
Et respirant l’air frais qui me venait des champs,
Pour la première fois je bénis mes vingt ans.

Je n’aurais rien de plus souhaité dans un rêve.
Et comme un jeune lis, qu’une servante élève
Dans sa petite chambre, auprès de son rouet,
Sentant l’humidité qui vient de la forêt,
Et l’odeur des buissons et de la feuille verte,
Tend aussitôt le cou vers la croisée ouverte ;
Ainsi, dans ce moment, mon âme, triste fleur,
Se dressa dans mon sein de toute sa hauteur ;
Et voyant à l’entour, sur les ardentes plaines,
Les grâces du Seigneur se répandre à fontaines,
Les calices s’ouvrir et la sève monter,
Mon âme, triste fleur, se prit à regretter
De s’être dans un corps jadis épanouie,
Et pour avoir sa part de ces gouttes de pluie
Qui tombaient sur les fleurs, eût changé volontiers
Avec les moindres lis perdus dans les sentiers.

Or, après un moment de folle rêverie,
Je descendis tout seul dans l’humide prairie,
Afin d’aller chercher une belle moisson
Pour la vierge que j’aime et dont je tais le nom ;
Car cette douce fille est la seule pensée
Qui du fond de mon ame appelle la rosée ;
Le seul brin d’herbe vert, le seul bouton vermeil
Que fécondent en moi la pluie et le soleil.
Et si tu n’aimes pas sa grâce naturelle,
Et les douces pâleurs de son calice frêle,
Sors de mon champ, lecteur, car tu la trouveras
Partout sous tes regards et partout sous tes pas.
J’allais pour lui cueillir les pâles violettes,
Et les coquelicots et les pieds d’alouettes,
Et ces petites fleurs, toutes peintes de bleu,
qui poussent dans les prés à la grâce de Dieu,
Et dont elle aime tant, cette fille charmante,
À couvrir son clavier le soir quand elle chante.
Or, comme j’étais là plein d’amour et d’espoir,

Accomplissant, loin d’elle, un si gentil devoir,
Et parlant de sa grâce aux fleurs de la campagne,
Qui la connaissent bien, — je vis de la montagne
Le vieux Margaritus revenir à grands pas ;
Il avait le front calme, et tenait en ses bras
Une gerbe de fleurs qui, longues, effilées,
Saluaient en passant les roses des vallées,
Et, fières d’être ainsi sur le sein du docteur,
Livraient au vent du soir leur plus vive senteur.

Et sa robe flottait séparée en deux ailes ;
Et le voyant ainsi par les herbes nouvelles
Marcher tout occupé de son rare faisceau,
Sans prendre garde au vent, aux cailloux, au ruisseau,
À ses cheveux épars, à sa robe mouillée,
Je me dis : Le voilà qui rentre à la veillée.
Heureux homme, sitôt qu’il s’est mis à pleuvoir
Il a dans quelque coin déposé l’arrosoir,
Et confiant au ciel ses reines Marguerite,
D’un instant de loisir profité tout de suite,
Pour aller visiter d’autres charmantes fleurs,
Reines peut-être aussi comme leurs nobles sœurs,
Mais qui n’habitent pas, comme elles, dans la plaine.
Ô charmans entretiens, qu’à la fraîcheur sereine,
Pendant la pluie, il vient d’achever sur le mont !
Comme toutes ont dû pencher leur chaste front
Sur sa débile main et la mouiller de larmes.
Ô quiétude ! ô paix ! vous avez moins de charmes,
Célestes entretiens entre deux jeunes cœurs,
Que ceux de ce vieillard avec toutes ses fleurs ;

Il s’est assis d’abord sur l’herbe parfumée,
Et chacune s’étant bientôt accoutumée,
S’est mise à lui conter sa peine et ses amours.
L’une est forte et puissante, et grandit tous les jours ;

Et telle est maintenant sa sève exubérante,
Et sa force vitale et la somme odorante
Des parfums amassés en son vase vermeil,
Qu’à la brise nocturne, à la pluie, au soleil,
Au torrent qui s’écoule, au voyageur qui passe,
Au vent, à l’arc-en-ciel, à la terre, à l’espace,
Elle peut en donner avec profusion,
Sans que cela l’épuise en aucune façon.
Or, celle-là chérit le mont qu’elle domine,
Et le sol de granit où plonge sa racine,
Et la mâle fraîcheur qui sur elle descend ;
Et comme un nourrisson vigoureux et puissant
Préfère le vin pur au lait de la mamelle,
Elle aime mieux les vents qui soufflent autour d’elle,
Les vents de la montagne, impétueux et froids,
Que la brise des prés, des vallons et des bois.
Une autre est triste et pâle, et valétudinaire,
Et penche un front débile et se plaint du tonnerre
Qui, dans la nue en feu, gémit à son côté,
Et l’éveille en sursaut pendant les nuits d’été.
Hélas ! il lui fallait, pauvre petite plante,
Une terre de pré, ni froide ni brûlante,
Mais tiède et tempérée, un gazon doux et frais,
Un rayon de soleil, un peu d’ombre et de paix.
Il lui fallait, Seigneur, la rosée et la plaine,
Les humides fraîcheurs de la source lointaine,
Le voisinage heureux des lis immaculés,
Et l’oiseau matinal qui chante dans les blés.
Elle a lutté long-temps contre vous, ô nature !
Et livrée aux fléaux qui passent d’aventure,
À la foudre qui tombe, à la neige qui fond,
Elle attend de mourir ou de quitter le mont.

Heureux Margaritus ! chaque fleur, chaque tige
Lui dit ce qui l’amuse, et lui plaît et l’afflige ;
Et mieux qu’un amoureux rêveur et de vingt ans

Il sait tous les secrets des herbes du printemps.
Elles lui disent tout comme à leur jardinière,
Car elles ont en lui confiance plénière.
Et le voilà, chargé d’une riche moisson,
Qui descend la montagne et rentre à la maison ;
Car il a d’autres fleurs à visiter encore,
Avant de s’endormir chez lui jusqu’à l’aurore.
Et dès qu’il rentrera dans son champ, je suis sûr
Qu’il va dans les roseaux qui tapissent le mur
S’asseoir paisiblement, et les pieds dans le sable,
Essuyant la sueur de son front vénérable,
Avec toutes ses fleurs deviser un moment,
Et les interroger pour apprendre comment
Tout vient de se passer au logis, en l’absence
Du maître souverain, et, par reconnaissance
De leur garde fidèle, aussitôt leur conter
Des nouvelles du lieu qu’il vient de visiter,
Et ce que font les fleurs là-haut sur la montagne :
« Valentine se meurt ; Lucile croît et gagne ;
Marguerite est charmante, et Claire, à son réveil,
Fraîche et belle à vous rendre envieux du soleil ;
Marthe a repris là-haut ses belles couleurs roses,
Et se rappelle à vous, et vous dit mille choses,
Et vous envoie, avec ses lèvres du matin,
Cent baisers parfumés d’aloës et de thym. »

Heureux homme ! il a vu toutes ses fleurs chéries,
Celles de la montagne et celles des prairies ;
Et voilà maintenant qu’il s’en revient tout seul,
Joyeux et triomphant, et tel que mon aïeul,
Père d’une famille honorée et nombreuse,
Qui, dans les derniers temps de sa vieillesse heureuse,
Revenait tous les soirs par le petit sentier
Du cloître où, pour aimer les anges et prier,
Deux filles de son sang avaient pris le saint voile ;
Et, guidé par le feu de la sereine étoile,

Rentrait paisiblement à sa maison du bourg,
Où ses autres enfans attendaient son retour.

Or, comme je le sais d’une humeur inquiète,
Sitôt que je le vis, je détournai la tête
Et me cachai derrière une touffe de lis ;
Mais lui, venant à moi d’un air grave : — mon fils !
Me dit-il, quand les fleurs où tu te réfugies
Seraient, par le pouvoir de certaines magies,
Plus hautes sur leur pied qu’un cèdre du Liban ;
Quand la feuille attachée à leur calice blanc
Se déploierait dans l’air plus large et plus épaisse
Cent fois qu’il ne convient aux lis de cette espèce,
Je t’aurais néanmoins découvert, ô mon fils !
Car bien avant mes yeux mon cœur t’avait surpris.
Tu vas croire peut-être ici que je plaisante,
Mais il en est de toi tout comme d’une plante :
Quand je sais qu’elle habite un champ que je parcours
Elle a beau se cacher, je la trouve toujours.
Et s’il est ici-bas des hommes que j’évite,
Des fous dont le discours maussade et parasite
Aux ailes de mon ame est une lourde glu,
Il en est, Dieu merci, d’autres dont le salut
M’est cher et gracieux, et la parole douce
Comme la fraîche odeur d’une plante qui pousse ;
Et tu peux désormais, ô mon jeune voisin !
Te compter dans ce nombre, et me donner la main.

Voici bientôt un an que j’ai vu ton visage
Pour la première fois : selon mon vieil usage,
J’étais cette nuit-là descendu dans le champ
Voir si toutes mes fleurs dormaient profondément
Au lieu de converser avec la lune oisive,
Ce qui, pendant l’été, malgré moi, leur arrive,
Et souvent me les tue ou leur flétrit le teint.

Et comme je rentrais au lever du matin,
En étendant le bras pour tenter la rosée,
Je te vis, ô mon fils ! debout à la croisée ;
Tu regardais mes fleurs qui ployaient sous le vent
Et penchais un front triste, et suivais en rêvant
Les ondulations de leur tige assoupie.
Certes, je n’aime pas qu’un étranger m’épie,
Je hais les curieux dans l’ame, et suis jaloux ;
Mais tu les regardais avec des yeux si doux,
Ton amour me parut si frais et si sincère,
Tu semblais tant rêver en elles de mystère,
Et lire dans le sein de leur calice blond
Tant de choses d’un sens merveilleux et profond,
Dont au livre de l’homme aucune n’est écrite,
Qu’il me sembla voir Faust penché sur Marguerite,
Et contemplant avec une dévote ardeur
Ce sein qui s’agitait au vent de la pudeur,
Et les rideaux de lin, et le beau Christ d’ivoire,
Et ravi dans le ciel par la douce mémoire
De cet homme inquiet par un enfant charmé,
Au lieu de te haïr, jeune homme, je t’aimai.

Et depuis cette amour que pour toi j’ai sentie,
S’est encor, je l’avoue, augmentée en partie,
Quand je t’ai vu courir par les bois et les prés
Après les belles fleurs et les boutons dorés.
Cependant ne crois pas, désormais, que j’ignore
Que cette amour chez toi n’est pas complète encore,
Je sais, mon jeune ami, que vous aimez les fleurs
Moins pour leur chaste robe et leurs fraîches couleurs ;
Et leur grâce pudique, et leur beauté native,
Que pour l’amour charmant d’une vierge pensive
Que vous glorifiez dans toutes vos chansons,
Et que si les beaux lis et les fleurs des buissons
N’avaient que leurs parfums pour payer votre peine,
On ne vous verrait pas si souvent dans la plaine.

N’importe ! cet amour capricieux et vain
Qui, pareil au serpent entoure dans ton sein
L’amour pur et fécond de la belle nature,
Finira par tomber comme une grappe mûre ;
Et celui-là tout seul réchauffera ton sang ;
Et tu deviendras fort, vigoureux et puissant ;
Et tu seras alors mon fils et mon élève ;
Et quand tu passeras, tu sentiras la sève
Murmurer dans la tige, et les herbes grandir ;
Et tu ne verras rien flotter ou resplendir,
Ou voler dans l’espace, ou couler sur la terre,
Sans en savoir bientôt la force et le mystère ;
Et sous l’épais manteau toujours levé pour toi,
Tu surprendras la vie, et la force, et la loi ;
Et quel que soit enfin l’objet où tu t’inclines,
Un caillou de la grève, une fleur des collines,
Un morceau de cristal, une pierre, un lézard,
Il te sera soumis dès le premier regard ;
Et grâce à cet amour, tu pourras sans obstacles
Pénétrer désormais dans tous les tabernacles,
Et dans le moindre objet de ton attention
Découvrir la lumière, et la vie, et le son ;
Et tu pourras alors vêtir ma grande robe
Et t’appeler docteur, et te lever à l’aube
Pour visiter le champ que je t’aurai laissé.
Toutes les belles fleurs te diront : Mon fiancé !
Car tu n’auras pas l’air encor d’être leur père
comme moi qui suis grave et maussade et sévère,
Et souvent les arrose avec un front chagrin.
Vois-tu, mon doux ami, quel avenir serein,
Quel astre à l’horizon se lève sur ta vie !
Tu régleras le pré selon ta fantaisie,
Et lorsque tu voudras accroître encor ton bien,
Tu pourras, s’il te plaît, joindre ton champ au mien,
Rien qu’en faisant tomber le mur qui les sépare.
Tu porteras alors une double tiare
Et peindras ton manteau de nouvelles couleurs,

Car tu gouverneras deux familles de fleurs.
Mon champ, je le désire et je le sollicite,
Sera toujours planté de reines Marguerite ;
Tu pourras, si tu veux, semer le tien de lis,
Car je sais que ces fleurs te sont chères, mon fils,
Et que ton âme douce est comme une prairie
Où naissent à l’envi ces tiges de Marie.
Tu sèmeras ton champ de beaux lis glorieux,
Et ce sera, le soir, charmant et curieux
De voir ces jeunes rois couronnés en Judée
Dans le petit jardin, sitôt après l’ondée,
À l’heure où le soleil plonge vers le couchant,
Causer d’amour avec les reines de mon champ ;
Et les pâles rayons des étoiles timides,
Se croisant au hasard dans les herbes humides,
Comme des pages blonds iront porter les mots
Que les rois chanteront aux reines de l’enclos :
« Belle dame, mon roi vous supplie et vous aime,
Et demande un fleuron de votre diadème
En échange des flots de cinname et d’encens
Qu’il dépose à vos pieds et vous donne en présens,
Comme firent jadis les rois de la légende. »
Et la reine, aussitôt émue à cette offrande,
Enverra sans retard à son royal amant
Un joyau sur son front tombé du firmament.

À ces heures de nuit, où sous les tièdes brises
Les herbes et les fleurs qui te seront soumises
Chanteront dans le pré leur cantique d’amour,
Lorsque reines et rois se seront fait la cour,
Lorsque les lis ployés rêveront à leur dame,
Alors, ô mon enfant ! cueille au fond de ton ame
Cette petite fleur que j’y sème à présent.
Et pense au vieux docteur endormi dans le champ.
Pense aux rayons éteints, pense aux roses fanées ;
Et si le souvenir de mes vieilles années,

Dans ton ame fidèle éveille quelque émoi,
Confie au vent du soir une larme pour moi ;
Et cette larme-là ne sera pas perdue,
Et saura bien trouver, à travers l’étendue,
Ce qui du vieux docteur en ce temps restera ;
Et si je suis étoile, elle resplendira
Comme une blanche perle en mon vase superbe.
Si je ne suis, hélas ! que millet ou brin d’herbe,
En recevant sur moi cette larme du cœur,
Je me croirai, mon fils, arbuste ou grande fleur,
Et je la porterai comme un lis sa couronne ;
Et si je la conserve au moins jusqu’à l’automne,
Cette larme d’un cœur pur et reconnaissant,
Je ne me plaindrai pas des affronts du passant.

Écoute, prends ma clé, jeune homme, et s’il t’arrive
De vouloir contempler ce que la foule oisive
Méprise hautement et raille sans conseil,
Entre dans mon jardin au coucher du soleil ;
Surtout garde-toi bien de folle inquiétude,
Entre comme un ami que je vois d’habitude,
Et pour qui dans mon champ il n’est rien d’étranger ;
Ose aborder mes fleurs et les interroger,
Et tu verras bientôt que ces fleurs, quoique reines,
Ne sont dans leurs palais ni fières ni hautaines,
Comme on le pourrait croire à des signes divers.
Car s’il leur arrivait de prendre de grands airs
Avec ceux que j’honore et compte en ma famille,
Je les humilîrais d’un coup de ma faucille.
Viens visiter mon champ, tu nous dois bien cela,
Car mes petites fleurs te connaissent déjà,
Et m’ont parlé de toi bien souvent dans leur vie,
Et je dois t’avouer qu’elles brûlent d’envie
De voir l’étudiant qu’elles ont pour voisin
Et dont la lampe veille ainsi jusqu’au matin ;
Car elles ont souvent épié ta fenêtre,

Et bien des fois, du soir à l’aube qui va naître,
Suivi comme une étoile en son cours régulier
Ta lampe de travail, ô mon jeune écolier !

Or, comme il finissait ces étranges paroles,
Je le vis tout à coup s’entourer d’auréoles,
Et les fleurs de sa robe, et les fleurs de sa main
Se mirent à grandir sur le bord du chemin,
Et s’unirent bientôt ensemble de manière
À former sur son corps un buisson de lumière.
Et sur ces tiges d’or et ces ardens rameaux,
Je vis de toutes parts accourir des oiseaux
Qui battirent de l’aile, et d’une voix sonore
Chantèrent leurs amours, le printemps et l’aurore,
Et tous ces gais refrains que dans l’air embrasé
Murmurent les oiseaux quand leur plume a poussé.
Et, comme je suivais l’étrange comédie,
Les uns ayant chanté selon leur fantaisie,
Les autres resplendi de bizarres façons,
Tout disparut, oiseaux, lumières et buissons.
Chaque fleur prit alors sa forme naturelle,
Chaque petit oiseau ployant le cou sous l’aile,
S’endormit jusqu’à l’aube, et mes regards troublés
Suivirent le docteur dans le sentier des blés.

iii.

Sitôt que du jardin j’eus franchi les limites,
J’entendis s’éveiller les reines Marguerites,
Et ce furent bientôt de bizarres concerts,
Mêlés de gais saluts et de propos amers ;
Mon nom courut alors de calice en calice,

Et certaines, à qui j’avais rendu service,
Sans le savoir peut-être et sans m’en souvenir,
Se mirent à chanter comme pour me bénir.

« Salut, jeune amoureux ! parle donc, qui t’appelle
En ce petit jardin où ta dame n’est pas ?
Tu ne sais nous aimer, jeune homme, que pour elle,
Et lorsque de son front nous tomberons, hélas !
Tu viendras dans le champ, sitôt l’aube nouvelle,
Cueillir les autres fleurs, et tu nous oublîras. »

Mais toutes n’avaient pas tant de charme et de grâce ;
Et plusieurs que d’abord, aux rides de leur face,
À leurs mentons barbus, au bizarre patron
De la coiffe de lin qui recouvrait leur front,
Je reconnus, lecteur, pour de dévotes filles,
Sitôt que je parus, croisèrent leurs mantilles,
Et remuant les doigts, pâles, clignant des yeux,
Marmottèrent des mots d’un sens mystérieux,
Des mots dits d’une voix chevrotante et grossière,
Et pareille à la voix dont une filandière
Ameute le quartier contre un jeune étourdi
Qui, pendant qu’elle dort à l’ombre de midi,
S’approche de sa chaise, et sans façon embrouille
Les fils de son rouet et ceux de sa quenouille.

Et mon nom, en courant, comme une goutte d’eau
Prenait dans chaque fleur quelque reflet nouveau.

Pourtant je m’aperçus, un peu tard, qu’à mesure
Qu’elles me regardaient fixement, leur murmure
Devenait moins flatteur et leur parler moins doux ;
C’étaient des mots en l’air indiscrets et jaloux,

Qui maintenant couvraient toutes voix bienveillantes,
Et quoique nous n’eussions pour témoins que des plantes,
Et des lézards couchés sur des gazons touffus,
Je me troublai, lecteur, et devins tout confus.
N’auriez-vous que douze ans, et votre chevelure
Serait-elle aussi vierge, aussi blonde, aussi pure,
Que celle des enfans qui vinrent vers le Christ ;
Auriez-vous la candeur d’un vieillard qui rougit,
Et tous les purs trésors d’un cœur de jeune fille ;
Quand une chaste fleur que la rosée habille
Et qui vient de s’ouvrir sous l’haleine de Dieu,
Se met à vous railler, jeune homme, elle a beau jeu.

Toutes les fleurs du pré d’une voix haute et franche
Parlaient comme le soir les oiseaux sur la branche.
Et comme pour sortir de ce lieu de rumeur,
Je cherchais à gagner la maison du docteur,
Dont je voyais la lampe à travers la croisée,
Une fleur s’éleva sur sa tige élancée,
Et me dit : « Le docteur est en travail ce soir,
Et ce n’est que demain que tu le pourras voir.
Ainsi, reste avec nous jusqu’à ce qu’il descende. »
— Mes sœurs, écoutez-moi, dit une autre plus grande,
Et qui sous mes regards se balançait aussi,
Puisque l’étudiant passe la nuit ici,
Il faut l’interroger afin qu’il nous apprenne
Laquelle est entre nous la marguerite reine,
Que le poète au champ a cueillie un beau jour
Pour lui donner le cœur de Faust et son amour.

« Écoute, tu vas voir un merveilleux prodige,
Chacune d’entre nous, se levant sur sa tige,
Va se montrer à toi dans toute sa beauté
Avec le diadème, et le sceptre enchanté,
Et la tunique molle et flottante, et les voiles

Radieux qu’elle tient de ses sœurs les étoiles.
Chacune va chercher les vêtemens de lin
Que le brillant soleil, son père souverain,
A tissus des rayons des plus pures lumières
Pour les heureuses nuits des noces printannières,
Et que Margaritus, maître des belles fleurs,
Selon sa fantaisie a peints de cent couleurs.
Nous allons toutes prendre, au fond de nos cassettes,
Les riches diamans avec les bandelettes,
Les joyaux de cristal, et de perle et d’or fin,
Dont nous avons coutume, à la lune de juin,
De parer nos cheveux, ainsi que les génies,
Pour aller visiter les molles fantaisies
Et les rêves charmans du bel enfant vermeil
Dont un petit lézard protége le sommeil.
Puis nous défilerons sous tes yeux en silence,
Jeune homme, et tu diras, selon ta conscience,
Laquelle parmi nous descend en ce jardin
De cette douce fleur, qu’un poète au matin
Est venu prendre au champ de la belle nature,
Pour en faire une blonde et chaste créature,
Une vierge, un enfant gracieux et charmant,
Plein de bonté naïve et de pur dévoûment,
Qui, dans ses plus beaux jours, se souvenait encore
Du sillon dans lequel elle était près d’éclore,
Et fut toujours pieuse envers ses humbles sœurs,
Au point que sur le soir, dans les gazons en fleurs,
Lorsqu’en se promenant aux lueurs de la lune,
Sur le bord du sentier elle en remarquait une
Qui paraissait la suivre avec des yeux jaloux,
Elle ne tardait pas à quitter son époux,
Et venait un instant s’arrêter auprès d’elle.
Et lui parler tout bas, cette vierge fidèle ! »

La marguerite bleue aussitôt se leva :
On eût dit, à la voir, la reine de Saba

Traversant son palais pour monter sur le trône.
Elle avait à son front une double couronne
D’hyacinthe et d’opale, et pour tout vêtement
Portait un manteau bleu comme le firmament.
Ses beaux pieds nus et blancs, comme un lis de Marie,
Foulaient, sans la ployer, l’herbe de la prairie,
Et de ses longs cheveux, embaumés de senteur,
Qui la couvraient ainsi dans toute sa hauteur,
S’exhalait par instans une clarté sonore ;
Et quand elle passait, les oiseaux de l’aurore,
Admirant la beauté de son front virginal,
Se mettaient à chanter le réveil matinal.


Belle reine, je vous admire :
Si j’avais l’encens et la myrrhe,
Le cinname et le romarin,
Je les brûlerais tout de suite
Pour honorer votre mérite ;
Mais vous n’êtes pas Marguerite,
La chaste sœur de Valentin.
Faust ne serait que votre page,
Ce n’est pas l’amour, c’est l’hommage
Que commande votre renom.
Que faites-vous dans ce vallon
Où vous vous êtes attardée ?
Il vous faut un roi de Judée.
Allez, votre place est gardée
Sur le trône de Salomon.


Vinrent après la jaune, et la rose, et la verte,
La reine Élisabeth et la princesse Berthe,
Et l’infante Christine avec toute sa cour ;
Et toutes devant moi défilaient à leur tour
Et traversaient le champ, hautaines et sévères,
Et rendant le salut à peine aux primevères,
Qui, les voyant passer, dans l’air humide et frais
Secouaient leur clochette et leurs parfums secrets.

L’une avait la couronne et l’autre la tiare ;
Mais pour l’homme profond qui médite et sépare
Le travail des humains de l’œuvre du soleil,
Et voyant une reine en son grand appareil,
Reconnaît, aux lueurs de sa robe empourprée,
Si c’est la main de l’homme ou Dieu qui l’a sacrée.
Il était, ô lecteur ! bien facile de voir
Que les manteaux flottans de ces reines du soir
Avaient été plongés avec persévérance
Dans la cuve d’airain de l’humaine science,
Où toute chose perd son beau lustre natal,
Et que les cent fleurons de leur bandeau royal,
Les perles, les rubis, les vertes émeraudes,
Sous la vive morsure et les étreintes chaudes,
Et les ardens baisers de la lime de fer,
Avaient pu, pour un temps, gagner un teint plus clair,
Et s’enrichir aussi de belles ciselures,
Au point de mieux parer les blondes chevelures
De ces reines du champ, mais pour l’éternité
Perdu la sainte flamme et la fécondité.


La Marguerite du poète
N’a pas de couronne à sa tête ;
Tout au plus si les jours de fête
Elle met un épi de blé.
Elle va seule par la ville,
Porte au puits sa cruche d’argile,
Rentre à la maison, coud et file,
Et chante le roi de Thulé.
Mais vous, vous avez dès l’aurore
Trouvé, tout en venant d’éclore,
La couronne en votre berceau.
Vous êtes faites à la gloire :
Ce n’est pas vous que la mémoire
De l’écrin trouvé dans l’armoire
Éveille la nuit en sursaut.


La violette alors s’avança toute seule.
Or, celle-là branlait une tête d’aïeule,
Et sur un roseau frêle, étrangement taillé,
Soutenait, en marchant, son corps faible et ployé.
Et les brins d’herbe verts, debout dans la prairie,
Voyant son air malin et sa face amaigrie,
Se parlaient à l’oreille et riaient aux éclats ;
Et la duègne alors les foulait sous ses pas,
Ou leur brisait le front d’un coup de sa béquille ;
Et c’était curieux de voir la vieille fille
Sans cesse s’arrêter en ce petit enclos,
Tantôt pour réprimer les insolens propos
Des gazons étourdis et des petites plantes,
Tantôt pour admirer les poses indolentes
D’un jeune lis penché sur une goutte d’eau,
Et qui semblait heureux de se trouver si beau.


Rentre, duègne, dans ta serre ;
La fraîcheur qui mouille la terre
Est fatale pour tes vieux os.
Rentre, duègne, rentre vite
Sous la coupole qui t’abrite,
Tu n’es pas non plus Marguerite.
Mais si tu veux, à tout propos,
Jouer un rôle en ce poème,
Dépouille-moi ce diadème,
Et rougis de vin ton front blême,
Et tu seras Marthe soudain ;
Et tu pourras, vieille boîteuse,
Redevenir entremetteuse,
Comme tu l’étais sur ta fin,
Et le dimanche, après l’office,
Avec le diable, ton complice,
Causer d’amour dans le jardin.


Alors il se passa la plus étrange scène :
Tous les petits serpens du bois et de la plaine,

Qui s’étaient à mes pieds de bien loin rassemblés,
Se mirent à bondir sur les gazons mouillés,
Et secouant dans l’air leur crête rouge et bleue,
Et les clochettes d’or qui pendaient à leur queue
Crièrent aussitôt en leurs convulsions :
C’est Marthe ! la voilà, nous la reconnaissons.
Salut ! Marthe, salut ! tante de la vipère,
Salut ! fille d’amour de Satan, notre père.

Pourtant loin de la foule, et du rire et des bruits,
Sur une terre humide et qui bordait le puits,
Croissait dans le gazon une fleur isolée,
Une charmante fleur qui passait sa veillée
À causer simplement avec un doux rayon,
Qui semblait lui parler de végétation
Plus encor que d’amour et de ces choses vaines
Dont la lune entretient les belles fleurs des plaines.
Or, la vierge écoutait avec humilité
Le chaste gardien assis à son côté,
Et ce qu’il lui disait du vent et de la pluie ;
Et prête à s’endormir sous l’herbe épanouie,
Elle semblait attendre, avant de se ployer,
Que le petit rayon eût rejoint son foyer.
Ô Rembrandt ! ô Durer ! peintres des cathédrales,
Vous avez fait des saints à genoux sur les dalles,
Dans leurs chasubles d’or enfermés et priant
Sous un rayon de feu qui leur vient d’Orient ;
Des saints canonisés, qui, dans l’extase ardente,
Ont une piété moins douce et moins touchante,
Et dont les blonds cheveux, entourés de clarté,
Répandent moins l’odeur de la virginité,
Que cette douce fleur si naïve et si blanche,
Qui, sans savoir si c’est jour de fête ou dimanche,
Et se laissant aller au penchant naturel,
D’un œil mélancolique interroge le ciel.»


Oh ! de ta couche immaculée,
Marguerite de la vallée,
Lève-toi, ma sœur, lève-toi.
Voici Pâque, on sonne mâtine ;
Mets ta croix d’or sur ta poitrine,
Et cours vite chez ta voisine :
Déjà la rue est en émoi.
Viens, jeune fille d’Allemagne,
À ces reines de la campagne
Montrer ton sang pur et vermeil ;
Et leur faire voir, ma petite,
Que toi seule es la Marguerite
Des poètes et du soleil.


La vierge blonde alors suspendit sa prière,
Et dans un frais rayon de tremblante lumière
Bientôt elle sembla grandir, mais à regret.
Et, pareille à l’enfant que l’on rappellerait
Du monde où son esprit dans le rêve s’envole,
Pour lui dire qu’il faut s’en aller à l’école
Et que l’heure a sonné des pédantes leçons,
Long-temps elle marcha triste sur les gazons ;
Et je la reconnus à son air, c’était elle,
C’était la Marguerite, adorée, immortelle,
La maîtresse de Faust, la sœur de Valentin,
Celle qui se réveille en chantant le matin,
Qui croit à Jésus-Christ, aux anges, au mystère,
Aux étoiles du ciel, aux roses de la terre,
Aux longs regards des yeux, aux paroles du cœur,
À la vie éternelle, à l’amour, au bonheur,
À tout enfin, hormis au mal qui la conseille,
Et marche à ses côtés et lui parle à l’oreille.

Sitôt qu’elle eut remis son vêtement de lin,
Et dans ses blonds cheveux arrangé sa cornette,
Elle courut pieds nus sur le pré du jardin,

Appelant Henry Faust d’une voix inquiète ;
Et lui ne venant pas, lorsqu’elle eut appelé,
Elle alla le chercher dans les épis de blé,
Et toujours, pauvre enfant ! plus triste et plus craintive,
Ayant gagné le puits, s’assit près de la rive,
Et demeura long-temps immobile et sans voix.
Lasse enfin de pleurer, pour calmer son supplice,
Elle ouvrit tristement, avec ses jolis doigts,
Les odorantes fleurs dont le chaste calice
Au tomber de la nuit s’était déjà fermé,
Leur disant : Parlez-moi de Faust, mon bien-aimé ;
Et vous, acacias, qui voyez dans la plaine,
L’avez-vous vu passer là-bas, sur le chemin ?
Allait-il me chercher encore à la fontaine ?
Est-il venu ce soir ? reviendra-t-il demain ?
Et les acacias, et les fleurs de la rive,
Chantaient en s’éveillant : « Comme la brise est vive !
Comme le vent, ce soir, souffle dans nos rameaux !
Bénis soient le silence et le divin repos !
Que me fait le passant qui traverse la plaine,
Pourvu que le soleil vienne à l’aube prochaine,
Et qu’un vent aussi pur dans un ciel aussi bleu
Porte, quand je mourrai, mon dernier souffle à Dieu ? »

Et Marguerite alors courba son front modeste ;
Et puis, ayant vécu pour répandre le reste
Des pleurs que dans son âme elle avait conservés,
Elle sentit sa vie et son rêve achevés.

Et je me dis alors : « Quelle goutte de pluie,
Quel rayon de soleil te rendra, mon enfant,
Cette fraîcheur sereine et cet air confiant
Qu’hélas ! tu viens de perdre en rentrant dans la vie,
Pour y trouver encore un souvenir amer.
Un nom doux et fatal, une triste pensée,

Et qui doit, dans le sein de ta tige épuisée,
Marguerite, habiter, désormais comme un ver.
Or, comme j’invoquais pour la belle innocente
Les bénédictions de l’aurore naissante,
Le vieux Margaritus tout à coup m’aborda.
Je détournai les yeux. Il était ce jour-là
Vif comme le matin, gai comme l’alouette.
Mon enfant, me dit-il, c’est aujourd’hui ma fête,
Et je veux te donner, à cette occasion,
La fleur qu’il te plaira de choisir sans façon.
Vois comme sous tes yeux la terre en est couverte.
Veux-tu la reine bleue, ou la blanche, ou la verte,
Ou celle dont le sein de pourpre est tacheté ?
Parle-moi sans scrupule et sans timidité.
Dis-moi son nom, sa robe, ou bien son diadème,
Et j’irai dans le champ te la cueillir moi-même.
— Je te laisse, docteur, les reines de ce pré.
Qu’elles gardent la pourpre et le bandeau doré,
Et demeurent long-temps florissantes et belles :
Pour moi, je le souhaite ; et ne me sens pour elles
Aucun amour sincère, aucun profond désir ;
Et puisque tu veux bien me donner à choisir,
J’emporte cette fleur, qui, là, dans ta prairie,
Penche une tête, hélas ! si pâle et si flétrie.
Regarde, la rosée et la lumière en vain
Mouillent sa tempe aride et réchauffent son sein,
Et s’empressent autour ainsi que deux servantes ;
Elle s’en va mourir, et les fleurs que tu vantes
N’ont pour elles ni pleurs, ni soupirs, ni regrets.
Donne-moi cette fleur des prés et des forêts ;
Elle ne sera plus peut-être tout à l’heure.
Je la prends, n’est-ce pas ? Autant vaut qu’elle meure
Là haut, sur ma fenêtre, en me parlant tout bas,
Qu’ici, dans ton jardin, où chacun lui fait honte,
Où les reines ! hélas ! ne la comprennent pas,
Où le plus mince épi, la moindre herbe qui monte,
Se croit, le soir, en droit de lui demander compte…

Où toi-même, docteur, la foules sous tes pas. —

Le docteur ne savait ce que je voulais dire,
Et c’était un mystère insondable pour lui
De me voir préférer un brin d’herbe flétri
Aux merveilleuses fleurs de son étrange empire.

Enfin, haussant l’épaule, il sourit de pitié,
Disant : « Pour celle-là, tu pouvais bien la prendre. »
Et sa mine sévère alors me fit entendre
Que j’avais désormais perdu son amitié.

Il s’éloigna de moi sans regret ni colère,
Reprit son arrosoir renversé sur les buis,
Alla, tout en chantant, le plonger dans le puits,
Et revint à ses fleurs sans me regarder faire.

Depuis ce jour, trois mois sont déjà révolus ;
Il faut qu’il me conserve une vive rancune,
Car, lorsque dans les champs, aux clartés de la lune,
Parfois je le rencontre, il ne me parle plus.


Henri Blaze.