Marchez pendant que vous avez la lumière (trad. Smith)/Chapitre VI

Traduction par Ernest W. Smith.
Alphonse Lemerre (p. 133-152).



CHAPITRE VI


Dix ans s’écoulèrent. Pendant tout ce temps, Julius ne se rencontra jamais avec son ami. Il pensa de moins en moins souvent à leur rencontre d’autrefois et à leur discussion, et à l’impression qu’elle avait faite sur lui, tant par rapport à Pamphilius personnellement que par rapport aux chrétiens en général. Cette impression devint de moins en moins forte, et enfin elle sembla avoir tout à fait disparue. La vie de Julius était très ordinaire. Son père était mort, et il s’était chargé de toutes les affaires de la maison ; un commerce très compliqué, avec ses clients et ses vendeurs en Afrique, ses employés dans la ville, ses recettes à faire toucher et ses paiements à effectuer. Malgré lui, Julius s’était entièrement donné à ses affaires, mais il avait les ennuis de sa femme à supporter. Puis il avait été élevé à une position civique, et cette nouvelle occupation, en flattant son amour-propre, lui donnait beaucoup de plaisir. À partir de ce moment, en plus de ses propres affaires, il s’occupa de la vie publique. On reconnut en lui un homme capable, bien doué, ayant la parole facile et agréable ; il commença à se faire remarquer parmi ses concitoyens et sembla destiné à arriver aux plus hauts honneurs civils de sa ville natale.

Ces dix ans amenèrent des changements considérables dans sa vie de famille, changements qui lui furent désagréables au plus haut point. Il était maintenant père de trois enfants, et l’un des effets de leur naissance avait été de rendre plus aiguës encore ses relations avec sa femme. Premièrement, elle avait perdu beaucoup de sa fraîcheur et de sa beauté ; et puis, elle s’occupait moins de lui qu’auparavant ; toute sa tendresse et toutes ses caresses étant réservées à ses enfants. Quoique les enfants fussent confiés à la nourrice, comme on le faisait toujours chez les païens, Julius les trouvait souvent dans l’appartement de la mère, ou bien, après avoir cherché vainement celle-ci, il la découvrait chez la nourrice. Julius regardait les enfants comme un fardeau ennuyeux, une source de troubles et de désagréments plutôt que de plaisir. Absorbé dans ses affaires publiques et privées, Julius avait abandonné sa vie irrégulière, mais il éprouvait le besoin d’un repos intellectuel à la fin de ses travaux journaliers, et ce besoin n’était plus rempli par la société de sa femme. Elle était de plus en plus incapable de satisfaire ce besoin parce que par suite de ses entretiens avec une esclave chrétienne elle se laissait entraîner vers la nouvelle doctrine, jusqu’à négliger ces parures et embellissements extérieurs, ce verni du paganisme duquel Julius faisait si grand cas. Ne trouvant plus dans la société de sa femme la satisfaction qu’il recherchait, Julius se lia avec une femme de mœurs légères, près de laquelle il passait tous les moments de loisir qui lui restaient à la fin de sa journée. Si on lui avait demandé à ce moment s’il était heureux, il aurait eu beaucoup de difficulté à répondre ; ses occupations étaient tellement nombreuses et absorbantes, avec ses affaires et ses plaisirs, qu’il était constamment surmené ; mais aucune de ses occupations n’était de nature à satisfaire entièrement ses désirs, et d’aucune il ne pouvait dire qu’elle trompait son inquiétude. Avant d’entreprendre une affaire sérieuse, sa première préoccupation était comment l’accomplir le plus vite possible ; et il n’y avait pas un seul de ses plaisirs qui ne fût empoisonné par quelque chose et qui ne fût pas gâté par ce dégoût qui vient de la satiété.

C’est ainsi que son existence s’écoula, jusqu’au jour où un événement inattendu faillit changer tout le cours de sa vie. Il prenait part aux jeux olympiques, et guidait bien son chariot vers l’arrivée lorsqu’il le cogna contre un autre qui était un peu en avant. Une des roues de son chariot se casse et il fut précipité par terre avec une telle force que deux côtes et son bras droit furent fracturés dans la chute. Les blessures étaient très graves, mais elles n’étaient pas mortelles. On le transporta à sa maison où il se vit forcé de garder le lit pendant trois mois.

Pendant ces trois mois d’affreuses souffrances physiques, son esprit devint très actif. Il employa ses loisirs forcés à méditer sur sa vie, qu’il regarda à un point de vue tout impartial, comme s’il s’agissait de la vie d’une personne étrangère.

Il n’était point satisfait de sa vie passée, et, trois événements fâcheux venaient lui faire une impression plus pénible que sa douleur réelle. Le premier était la trahison d’un vieil esclave, qui, après avoir servi son père avec loyauté pendant de longues années, disparaissait avec une quantité de pierres précieuses qu’il avait reçues d’Afrique pour le compte de son maître. Cette trahison avait apporté le désordre dans ses affaires et lui avait occasionné une grande perte. Le second était l’infidélité de sa maîtresse, qui l’avait quitté et s’était choisi un autre protecteur. Le troisième, l’événement qui le touchait le plus, était l’élection de son rival a un poste de distinction pour lequel il était lui-même candidat. Les élections aussi avaient lieu pendant sa maladie, et il perdait sa position. Tous ces contre-temps, Julius en était convaincu, étaient le résultat de sa maladie, qui, en somme, avait eu sa cause dans la déviation de son chariot d’un centimètre à peine à gauche. Étendu ainsi sur son lit, ses pensées se fixaient involontairement à ces petits incidents sur lesquels son bonheur reposait ; et puis, il se souvenait de ses autres malheurs, de ses efforts pour devenir chrétien, puis de Pamphilius qu’il n’avait pas vu depuis dix ans. Ces réminiscences furent accentuées par ses conversations avec sa femme ; qui, maintenant qu’il était souffrant et au lit, venait passer la plupart de son temps avec lui et lui dire tout ce qu’elle avait appris de son esclave au sujet du christianisme. Cette esclave avait demeuré pendant quelque temps dans la même colonie que Pamphilius et le connaissait personnellement. Julius, en apprenant cela, exprima le désir de voir la femme, et quand elle s’approcha de lui, il lui demanda plusieurs choses concernant la vie des chrétiens et celle de Pamphilius.

Pamphilius, lui dit-elle, était l’un des membres les plus actifs de la fraternelle association, aimé et respecté de tous. Il avait épousé Magdalen, avec laquelle Julius l’avait vu il y a dix ans, et maintenant il était père de plusieurs enfants. « Oui, » disait l’esclave, en terminant, « ceux qui doutent que le bon Dieu a créé les hommes pour qu’ils soient heureux, doivent visiter la colonie et voir Pamphilius et Magdalen. »

Julius renvoya l’esclave et resta seul en réfléchissant à la signification de ce qu’il venait d’entendre. Il ressentit un sentiment d’ennui quand il compara la vie de Pamphilius à la sienne, et essaya de chasser de telles idées. Afin de se distraire, il se prit à lire un document que sa femme lui avait laissé. Il y lut :

« Il y a deux chemins : l’un mène à la vie, l’autre à la mort. Le chemin de la vie, le voici : D’abord, il faut que tu aimes Dieu qui t’a créé ; ensuite, que tu aimes ton prochain comme toi-même, et que tu ne fasses pas à autrui ce que tu ne veux pas que les hommes te fassent. Les enseignements renfermés dans ces deux commandements peuvent être ainsi exprimés : Bénis ceux qui te haïssent ; prie pour tes ennemis ; fais du bien à ceux qui te persécutent, car si tu n’aimes que ceux t’aiment, quelle récompense en auras-tu ? Les méchants mêmes n’en font-ils pas autant ? Aime ceux qui te haïssent ; et tu n’auras point d’ennemis. Fuis les convoitises de la chair et du monde. Si quelqu’un te frappe à la joue droite, présente-lui aussi l’autre, et tu seras parfait. Si quelqu’un te veut contraindre d’aller une lieue avec lui, fais-en deux. Si quelqu’un veut plaider contre toi et t’ôter ta robe, laisse-lui encore l’habit, n’essaye pas de les recouvrer, car tu ne peux point le faire. Donne à celui qui te demande, et ne réclame point ce que tu as donné ; car le Père veut que ces dons bienfaisants soient conférés à tous. Béni est celui qui fait l’aumône suivant les commandements.

« Le second sermon de la Doctrine, le voici : Tu ne tueras point ; tu ne commettras point l’adultère ; tu ne déroberas point ; tu ne te serviras point de la sorcellerie ; tu n’empoisonneras point ; tu ne convoiteras point ce qui appartient à ton prochain ; tu ne jureras point ; tu ne diras point de faux témoignage ; tu ne diras point de mal d’autrui ; tu ne te souviendras point du mal. Ne sois point de cœur partagé, n’aie pas deux paroles…

« Ne souffre point que ta parole soit fausse, ni vaine, mais qu’elle soit conséquente avec tes actes. Ne sois point avare, ne sois point rapace, ni hypocrite, ni malicieux, ni orgueilleux. N’imagine point de mauvais projets contre ton prochain. Ne nourris point de haine contre tes semblables ; pardonne aux uns, prie pour les autres, et aime ton prochain encore plus que tu n’aimes ton âme.

« Mon enfant, fuis le mal de toute sorte, et tout ce qui ressemble au mal. Ne sois pas en colère, parce que la colère conduit au meurtre ; ni jaloux, ni querelleur, ni emporté, car le meurtre résulte de ces choses. Ne sois point sensuel, mon fils, car la sensualité mène à la fornication. N’emploie point des mots légers dans ta conversation, car cela mène à l’adultère. Mon fils, ne fais point de sorcelleries, évite ceux qui font de telles choses, car elles ressemblent à l’idolâtrie. Mon fils, ne mens point, car le mensonge est le chemin du vol ; ne sois pas ambitieux d’argent ni d’honneurs, car le vol en résulte. Ne sois point querelleur, mon fils, car cela est une source de blasphème ; ni insolent, ni malveillant, car le blasphème en est le fruit. Sois humble, car les débonnaires hériteront de la terre. Sois patient et aimable, et indulgent et modéré, et bon ; ne sois point exalté, ne fréquente point ceux qui sont fiers, et entretiens des rapports avec les justes et les humbles. N’importe quoi qui t’arrive, accepte-le comme un bien, sachant que rien ne t’arrive contre la volonté de Dieu. Mon fils, n’excite point de divisions parmi les hommes, mais fais la paix entre ceux qui sont en désaccord. N’élargis point les mains en recevant et ne les rétrécis point en donnant ; ne recule point à donner, et, ayant donné, ne le rappelle point, car tu connaîtras le bon Dispensateur des récompenses. Ne te détourne point des malheureux, mais reste auprès de ton frère en toute circonstance. N’appelle rien ta propriété à toi, car si Dieu te permet de partager l’impérissable avec lui, combien plus disposé tu dois être à partager le périssable. Enseigne à tes enfants, dès leur première jeunesse, à aimer Dieu. Ne commande pas tes esclaves ni tes domestiques avec colère, afin qu’ils ne cessent point de craindre Dieu, qui est notre souverain unique ; car il n’appellera pas les hommes suivant leur apparence, mais il appellera ceux qui seront préparés par l’esprit.

« Et le chemin de la mort ? le voici. D’abord il est mauvais et plein de malédictions. Dans ce chemin se trouvent le meurtre, l’adultère, le désir sensuel, la fornication, le vol, l’idolâtrie, la sorcellerie, l’empoisonnement, la rapacité, le faux témoignage, l’hypocrisie, la déception, la ruse, l’orgueil, la malice, le blasphème, l’envie, l’insolence, l’arrogance ; ici se trouvent aussi les persécuteurs des justes, les ennemis de la vérité et les menteurs, ceux qui nient qu’il y aura une récompense pour les justes ; ceux qui restent éloignés de ce qui est droit, et du jugement juste ; ceux qui ne sont pas disposés pour le bien mais seulement pour des projets mauvais ; ceux qui ne connaissent point l’humilité et la patience. Ici se trouvent aussi ceux qui se réjouissent de vanité, et ne cherchent que des récompenses ; ceux qui ne se sentent aucune pitié pour les pauvres, qui ne travaillent point pour aider ceux qui ont trop à faire, et qui ne connaissent point leur Créateur. Les assassins des enfants, ceux qui brisent l’image de Dieu en morceaux, ceux qui se détournent des malheureux et foulent aux pieds les opprimés ; les défenseurs des riches, les juges injustes des pauvres, les pécheurs en tout. Mes enfants, méfiez-vous de telles personnes. »

Longtemps avant d’avoir achevé sa lecture, il se sentait dans la position où se trouvent ceux qui lisent un livre — c’est-à-dire les pensées des autres — avec un véritable désir de saisir la vérité ; leurs âmes entrent en communion avec ceux qui ont eu ces pensées. Julius, lisait encore, devinant ce qui allait suivre, et non-seulement acceptant les idées énoncées, mais leur donnant pour ainsi dire leur expression en lui-même.

Il lui arriva à ce moment quelque chose de si ordinaire, si terre à terre, que cela échappe généralement à l’attention, bien que ce soit un des phénomènes les plus mystérieux et les plus importants de la vie. Cela consiste dans le fait qu’un homme soi-disant vivant, devient réellement vivant lorsqu’il entre en communion et s’unit avec ces soi-disant morts, et les fait entrer dans sa propre vie. L’âme de Julius devint une partie de celles des écrivains de ces pensées, et, après cette communion intime, il s’examina et jeta un coup d’œil sur son existence. À lui-même, sa vie entière lui sembla une erreur terrible. Il n’avait pas vécu ; mais il avait, avec ses soucis et ses anxiétés concernant la vie et sa soumission à la tentation, détruit la possibilité même d’une vraie vie.

« Je ne veux pas fouler ma vie aux pieds et la détruire, » se dit-il ; « je veux vivre, je veux prendre la voie qui mène à la vie. »

Tout ce que Pamphilius lui avait dit, lui revenait maintenant avec toute la clarté et la force d’il y a dix ans. Tout lui semblait si évident et si clair, qu’il était étonné d’avoir pu, sur les paroles d’un inconnu, abandonner son intention de devenir chrétien. Un des conseils de l’étranger lui revenait aussi à l’esprit : Lorsque vous avez goûté de la vie, alors, si vous le voulez, vous pouvez aller chez les chrétiens.

« J’ai goûté la vie, » se dit-il, « et je l’ai trouvée sans aucune attraction, sans aucune substance. » Il se souvenait aussi de la promesse de Pamphilius que, n’importe quand il viendrait aux chrétiens, il pouvait être certain d’avoir une réception cordiale, « Assez ! » s’écria-t-il ; « j’ai dévié et souffert assez longtemps ; j’abandonnerai tout, et je deviendrai chrétien pour vivre d’après les règles écrites dans ce document. » Il fit part à sa femme de son intention ; elle fut ravie de l’apprendre.

Elle se prépara à le suivre dans sa retraite. La question, maintenant, était de savoir comment s’y prendre. Que faire avec les enfants ? Doit-on les prendre et les faire baptiser, ou les laisser avec leur grand’mère païenne ? Serait-ce bien, ou même humain, de les faire chrétiens et de les exposer ainsi, après des années d’une vie luxueuse, aux privations qui étaient si chères aux membres de la secte ? La femme esclave proposa de les accompagner et d’élever les enfants comme chrétiens. Mais la mère ne pouvant pas s’y résigner, il fut décidé qu’ils seraient confiés à la grand’mère. L’approbation donnée par Julius à cette proposition écarta la dernière difficulté, et les préparatifs pour le départ furent immédiatement commencés par Julius et sa femme.