Marchez pendant que vous avez la lumière (trad. Smith)/Chapitre I

Traduction par Ernest W. Smith.
Alphonse Lemerre (p. 17-42).


CHAPITRE I


Ceci se passait sous le règne de l’empereur romain Trajan, cent ans après la naissance du Christ. Les disciples du Christ étaient encore dans la chair, et les chrétiens de ces jours respectaient scrupuleusement la loi du Maître, comme l’auteur des Actes des Apôtres nous le dit :

« Or, ils persévéraient tous dans la doctrine des apôtres, dans la communion, dans la fraction du pain et dans les prières. Et tout le monde avait de la crainte, et il se faisait beaucoup de miracles et de prodiges par les apôtres. Et tous ceux qui croyaient, étaient ensemble dans un même lieu, et avaient toutes choses communes ; ils vendaient leurs possessions et leurs biens, et les distribuaient à tous, selon le besoin que chacun en avait. Et ils étaient tous les jours assidus au temple d’un commun accord, et rompant le pain de maison en maison, ils prenaient leurs repas avec joie et simplicité de cœur, louant Dieu, en étant agréable à tout le peuple ; et le Seigneur ajoutait tous les jours à l’Église des gens pour être sauvés. »

Durant ces premières années du christianisme il vint en Cilicie, dans la ville de Tarse, un riche marchand de pierres fines, nommé Juvénal. Il était sorti de très bas, mais, à force de travail et d’expérience dans son métier, il était devenu très riche et très considéré par ses concitoyens. Il avait beaucoup voyagé, et, quoiqu’il n’eût aucune prétention à être regardé comme un savant, il avait beaucoup vu et beaucoup retenu ; ses compatriotes le respectaient pour sa saine intelligence et son excellente appréciation de la justice. Il professait la foi de Rome païenne, la religion à laquelle tous les citoyens honorables de l’Empire romain appartenaient et dont les formes et cérémonies mises en pratique sous le régime de l’empereur Auguste, furent rigoureusement observées par l’empereur Trajan. La province de Cilicie est assez loin de Rome ; mais elle était sous la domination d’un gouverneur romain, et les effets du progrès ou de la réaction qui influençait Rome furent ressentis en Cilicie, car ses gouverneurs étaient toujours empressés à imiter en toutes choses leur empereur.

Juvénal se rappelait les histoires qu’il avait entendues pendant sa jeunesse sur la vie et la mort de Néron. Il se souvenait comment les empereurs, l’un après l’autre, avaient fini par une mort violente, et, en observateur sagace, il voyait qu’il n’y avait rien de sacré, ni dans le pouvoir romain ni dans la religion romaine : que tous les deux étaient l’œuvre des hommes. Cette même sagacité lui faisait voir l’inutilité d’une révolte contre l’autorité impériale, et la nécessité, pour sa propre paix et son bonheur, de se soumettre à l’ordre des choses établies. Mais malgré cela, il était souvent stupéfié de la vie désordonnée qui l’entourait, et surtout de la vie à Rome même, où ses affaires l’appelaient assez souvent. Dans ces moments il était possédé de doutes inquiétants ; mais il retrouvait toujours son calme habituel lorsqu’il songeait que son esprit était trop borné pour lui permettre de comprendre les choses dans leur ensemble, et trop indiscipliné pour lui permettre de déduire les conclusions justes de ce qu’il voyait. Il était marié, avait été père de quatre enfants, dont trois étaient morts en bas âge. Le fils qui lui restait était appelé Julius.

En Julius fut concentré tout son amour ; il était l’objet de ses soins les plus tendres. Son but spécial était d’élever ce garçon de façon à lui épargner les douleurs terribles qu’il avait souffertes lui-même, à cause de ses doutes et de ses perplexités sur les problèmes de la vie.

Lorsque Julius atteignait sa quinzième année, son père le confiait aux soins d’un philosophe qui était venu à la ville pour chercher des élèves. À ce professeur il donnait non seulement Julius, mais le camarade de son fils, Pamphilius, fils d’un esclave affranchi qui venait de mourir. Les jeunes gens étaient du même âge, tous les deux beaux garçons, et unis d’une étroite amitié.

Ils s’appliquaient sérieusement à leurs études et faisaient de grands progrès. Ils étaient aussi, tous les deux, d’une conduite excellente. Julius montrait une prédisposition pour les lettres et les mathématiques, tandis que les goûts de Pamphilius le poussaient vers l’étude de la philosophie.

Un an avant la fin des études prescrites, Pamphilius venait à l’école pour faire part au professeur de l’intention de sa mère, de quitter la ville et de s’établir auprès de ses amis, dans la petite ville de Daphne. Il était de son devoir de l’accompagner et de l’aider, et par conséquent il serait forcé de se retirer de l’école et de mettre fin ainsi à ses études.

Le maître regrettait de perdre un élève qui faisait tant honneur à son enseignement. Juvénal regrettait aussi le départ de l’ami de son fils ; mais personne ne ressentit la perte si vivement que Julius. Pamphilius faisait l’oreille sourde à toutes les prières qui lui étaient faites de rester encore une année pour achever ses études. Remerciant ses amis des preuves nombreuses d’affection qu’ils lui avaient données, il prit congé d’eux et s’en alla.

Deux années s’écoulèrent. Julius avait terminé ses études sans avoir revu son ami une seule fois. Un jour, il fut agréablement surpris de le rencontrer dans la rue. Il l’invita à venir chez son père, où il lui fit subir un interrogatoire pour savoir comment il avait vécu depuis leur séparation. Pamphilius lui dit qu’il vivait toujours avec sa mère, dans la même ville.

« Mais nous ne vivons pas seuls, » ajouta-t-il ; « nous avons beaucoup d’amis avec nous, avec lesquels nous mettons nos ressources commun. »

« Qu’est-ce que cela veut dire : en commun ? » demanda Julius.

« Nul ne considère une chose comme appartenant à lui seul, comme sa propriété exclusive. »

« Pourquoi faites-vous cela ? »

« Parce que nous sommes chrétiens, » répondit Pamphilius.

« Est-ce possible ! » s’écria Julius.

Être chrétien, à cette époque, était à peu près la même chose qu’être conspirateur aujourd’hui. Sitôt qu’une personne était convaincue d’appartenir à la secte chrétienne, elle était arrêtée, jetée en prison, mise à mort si elle refusait d’abjurer sa foi. C’était la connaissance de toutes ces choses qui terrifia Julius quand il apprit que son camarade avait embrassé la nouvelle foi. Il avait entendu des horreurs incroyables des chrétiens.

« On me dit que les chrétiens tuent leurs enfants et les mangent. Se peut-il que vous preniez part à de pareilles atrocités ? »

« Venez voir par vous-même, » répondit Pamphilius ; « nous ne faisons rien hors de l’ordinaire ; nous vivons très simplement, en essayant de ne pas faire le mal. »

« Mais comment est-il possible de vivre en ne regardant rien comme vous appartenant ? »

« Nous nous aidons mutuellement ; si nous travaillons pour nos frères, à leur tour, ils partagent avec nous les fruits de leurs travaux. »

« Si, par hasard, vos frères acceptaient vos services et ne vous donnaient rien en retour ? » insista Julius.

« Nous n’avons pas de telles personnes parmi nous. Celles-là ont le gout de la vie de luxe, et ce n’est pas dans notre colonie qu’elles viendraient chercher la réalisation de leurs désirs. Notre vie est simple, sans luxe et à peine confortable. »

« Oui, mais il existe toujours un nombre assez considérable de paresseux qui ne demandant pas mieux que d’être abrités et nourris aux dépens des autres. »

« Il est vrai, qu’il y a de telles personnes ; nous les recevons comme les bienvenus. Dernièrement nous avons eu un homme de cette classe, un esclave évadé. D’abord il menait la vie paresseuse d’un vaurien, mais bientôt il s’est amendé et il est devenu un excellent frère. »

« S’il ne s’était pas amendé ? »

« Il y en a de cette catégorie aussi. Notre doyen, Cyril, dit qu’il nous est spécialement demandé de traiter ces hommes-là comme les plus aimés de nos frères, et de ne pas laisser échapper une occasion de leur donner des preuves de notre amour. »

« Mais est-il possible d’aimer des canailles ? »

« On n’a pas tort d’aimer ses semblables. »

« Dites-moi, » demanda Julius, « comment pouvez-vous arriver à donner à chacun ce qu’il lui plaît de vous demander ? Je sais très bien que si mon père accueillait toutes les demandes qui lui sont faites, il serait bientôt aussi pauvre qu’à sa naissance. »

« Je ne puis pas vous dire comment, » répondit Pamphilius, « mais nous avons toujours assez pour satisfaire à nos besoins. Et s’il arrivait que nous n’ayons rien à manger, ou que nous nous trouvions sans vêtements, nous demanderions ce qui nous serait nécessaire aux autres chrétiens et ils ne nous le refuseraient pas. Il est très rare, du reste, que nous soyons réduits à cette extrémité. Il ne m’est arrivé qu’une fois de me coucher le soir sans souper, et, ce soir-là, ce fut surtout parce que j’étais tellement fatigué que je ne me sentais pas disposé à aller trouver l’un de mes frères pour lui demander un repas. »

« Eh. bien, je ne prétends pas savoir comment vous arrangez ces choses, » dit Julius, « mais mon père m’affirme que s’il ne gardait pas ses biens avec soin, s’il donnait à tous ceux qui viennent mendier, il serait bientôt sans maison et réduit à la misère. »

« Nous ne mourons pas de faim, mais venez nous voir. Non seulement sommes-nous vivants et à l’abri du besoin, mais nous avons même du superflu. »

« Comment expliquez-vous cela ? »

« Voici : Nous nous soumettons tous à une seule et unique loi. Le degré de force que nous possédons pour l’observer varie beaucoup, les uns étant mieux doués que les autres. Par exemple, une personne peut atteindre la perfection d’une vie exemplaire pendant qu’une autre se débat encore contre les premières difficultés qui se dressent devant le prosélyte dans cette nouvelle vie. Élevés au-dessus de nous tous sont le Christ et sa vie : notre but est de les imiter. En ceci nous reposons notre bonheur. Quelques membres de cette colonie, — le doyen Cyril, par exemple, et la femme Pélégea, — sont plus avancés que nous ; d’autres se rapprochent d’eux ; d’autres encore sont en arrière ; mais nous marchons tous dans la même direction, dans la même voie.

« Les premiers sont déjà près de la loi du Christ — l’abnégation de soi, — ayant perdu leurs âmes d’atteindre la récompense. Les hommes de cette force n’ont plus besoin de rien. Ils n’ont aucune pitié pour eux-mêmes, et pour satisfaire à la loi du Christ ils donneraient volontiers la dernière croûte et le dernier vêtement à celui qui les demenderait. Il y en a d’autres, — âmes plus faibles, — qui ne peuvent pas encore sacrifier tout. Ils fléchissent et se prennent en pitié. Privés de leur nourriture et de leurs vêtements ordinaires, ils perdent la force et ne peuvent encore se résoudre à donner ce qu’on leur demande. Il y en a encore de plus faibles que ces derniers : ceux qui viennent de s’engager dans la bonne voie. Ils vivent comme auparavant, gardant autant qu’ils peuvent pour leur propre usage et ne donnant l’aumône que de leur superflu. Ces soldats de l’arrière-garde fournissent une aide matérielle et un appui à ceux qui sont dans les premiers rangs de notre société.

« De plus, on ne doit pas perdre de vue que nous avons tous des attaches avec les païens ; l’un de nos frères a un père qui vit encore dans la vie idolâtre ; il a une propriété et il fait une pension à son fils. Celui-ci distribue son argent en aumônes, et, en temps utile, reçoit encore une somme de son père. Un autre a une mère païenne qui a pitié de son fils et lui envoie de l’argent. Dans d’autres cas, ce sont les enfants qui sont païens pendant que la mère est chrétienne. Les enfants voulant assurer le bien-être de leur mère, lui donnent ce qu’ils peuvent en la conjurant de ne pas distribuer la somme parmi les autres. Elle accepte les subsides à cause de son amour pour ses enfants ; mais, sur-le-champ, elle les donne aux autres. Dans d’autres cas, la femme est païenne, le mari chrétien, ou vice-versâ.

« C’est ainsi que nous sommes mêlés. Ceux dans les premiers rangs sont heureux de donner la dernière croûte ou le dernier haillon, mais ils ne peuvent pas, car la dernière croûte ou le dernier haillon est toujours remplacé par un autre. De cette façon, les faibles sont fortifiés dans leur foi, et ceci explique aussi pourquoi nous ne sommes jamais sans le superflu. »

À ces explications, Julius répondit :

« S’il en est ainsi, il est évident que vous déviez considérablement de l’enseignement du Christ ; — vous mettez paraissant à la place d’étant. — Si vous ne donnez pas tout, il n’y a aucune différence entre vous et moi. Suivant moi, si vous prétendez être chrétien, vous devez l’être entièrement, vous conformant à la loi jusqu’en ses dernières prescriptions, distribuant tout ce que vous possédez en aumônes et restant vous-même un mendiant. »

« C’est vrai, » accorda Pamphilius, « ce serait le meilleur de tout. Pourquoi ne faites-vous pas cela ? »

« Je le ferai quand vous, chrétiens, me donnerez l’exemple. »

« Oh ! nous ne voulons rien faire pour la réclame. Je ne vous conseillerai non plus ni de venir à nous, ni de renoncer à votre entourage actuel seulement pour faire de l’effet. Tout ce que nous entreprenons est en vertu de notre foi. »

« Que voulez-vous dire par l’expression : en vertu de notre foi ? »

« Je voulais dire que nous croyons que le salut des maux de ce monde, de la mort, ne se trouve que dans une vie telle que le Christ l’a comprise. Ce que dira le monde, cela nous est égal. Nous vivons d’après nos principes, non pas pour plaire aux autres, mais parce que nous voyons dans ces principes le seul moyen d’obtenir la vie et le bonheur. »

« Il est impossible de ne pas vivre pour soi-même, » objecta Julius, « les dieux ont voulu que ce fût une partie de notre nature que nous nous aimions plus tendrement qu’autrui, et que nous ne cherchions que notre propre jouissance. C’est exactement ce que vous faites, vous, chrétiens. Vous venez d’admettre vous-même que la pitié que ressentent beaucoup de vos frères est pour eux-mêmes. Ils rechercheront de plus en plus activement leurs propres plaisirs, et par conséquent rejetteront graduellement les enseignements de votre foi, en quoi ils feront absolument ce que nous faisons. »

« Non, non, » répondit Pamphilius ; « nos frères poursuivent un autre chemin ; ils ne faibliront point, mais ils deviendront, au contraire, de plus en plus forts, — comme le feu qui ne s’éteint pas tant que l’on amoncelle les bûches ; — Telle est la force de la foi. »

« Et je ne vois pas encore en quoi consiste cette foi. »

« Voici notre foi : nous comprenons la vie telle que le Christ l’a interprétée. »

« Et c’est ?… »

« Le Christ racontait la parabole suivante : « Certains ouvriers travaillaient à une vigne plantée par un propriétaire auquel ils étaient forcés de donner une partie de la récolte. » Nous qui vivons dans le monde, nous sommes ces ouvriers ; nous sommes forcés de payer tribut à Dieu, d’accomplir sa volonté. Mais ceux qui vivaient dans le monde et partageaient les idées du monde, s’imaginaient que la vigne leur appartenait, qu’ils n’avaient rien à payer pour l’usage et qu’ils pouvaient jouir librement de ses fruits. « Le propriétaire envoya un serviteur pour toucher le tribut, mais les occupants le chassèrent. Alors il envoya son fils, mais ils le tuèrent, pensant qu’après cela personne ne s’occuperait plus de l’affaire. » Voilà la foi de ce monde, la foi d’après laquelle vivent les hommes. Ils ignorent que la vie nous est donnée afin d’être dépensée pour la plus grande gloire de Dieu. Le Christ nous a enseigné que la foi de ce monde, c’est-à-dire chasser l’envoyé et le fils du propriétaire du jardin et refuser de payer tribut, est fausse, parce que tout homme doit payer tribut ou être mis à la porte de la vigne. Il nous a enseigné aussi que ce que nous appelons le plaisir : manger, boire, s’amuser, n’est pas le plaisir et ne peut l’être si nous en faisons le but de notre vie ; qu’il ne devient le vrai plaisir que lorsque nous reposons notre bonheur sur une autre base — l’accomplissement de la volonté de Dieu ; — alors, et alors seulement, on jouit du plaisir comme de quelque chose d’ajouté et de compatible avec l’exécution des commandements divins. Souhaiter le plaisir sans la peine d’obéir à la volonté de Dieu, éplucher les fleurs d’entre les épines du travail, pour ainsi dire, est aussi insensé que vouloir cueillir des tiges et les planter sans leurs racines. C’est là notre foi, et c’est en vertu de cette foi que nous refusons de chercher l’illusion au lieu de la vérité. Nous savons que le bonheur de la vie n’est point lié à ses plaisirs, mais que ce bonheur repose dans l’accomplissement de la volonté de Dieu, sans que nous entretenions une pensée ou un espoir d’aucun plaisir. Par conséquent, nous vivons suivant les principes que je vous ai énoncés ; et plus longtemps nous vivons, plus clairement nous percevons que le bonheur et le plaisir suivent de très près l’observation de la volonté divine, comme les roues d’une charrette suivent les brancards. Notre Maître disait : « Venez à moi, vous tous qui êtes travaillés et chargés, et je vous soulagerai. »

Ainsi parlait Pamphilius. Julius l’écoutait avec une attention fixe, et son cœur était touché par ce qu’il entendait. Mais, après tout, il n’apprécia pas entièrement la portée de ce que Pamphilius venait de dire. À un moment, il soupçonnait son ami d’avoir essayé de le tromper, mais un instant plus tard, après avoir regardé dans les yeux calmes et sincères de son ami, il se persuada que Pamphilius se trompait lui-même.

Pamphilius invitait son ami à le visiter, pour étudier la vie de la colonie de près, et, si cela lui plaisait, s’installer parmi les chrétiens pour le reste de sa vie. Julius promit de faire cette visite.

Il le promit, mais il ne tint pas parole. Entraîné par la vie étourdissante d’une grande cité, il oublia bientôt tout ce que Pamphilius lui avait dit. Il paraissait avoir une peur instinctive que la vie des chrétiens n’eût trop d’attraits pour lui ; pour ne pas être trop tenté, il se la dépeignait à lui-même comme une existence dans laquelle on était forcé de renoncer au côté gai de la vie. Et il ne pouvait s’amener à l’idée d’abandonner les plaisirs parce qu’il en avait fait le centre et le but de sa vie. Il blâmait et condamnait les chrétiens, et il attachait une grande valeur à ces condamnations, parce qu’il craignait qu’un jour peut-être il cesserait de les condamner : et pour cette raison il ne négligeait aucune occasion de chercher des défauts dans le christianisme. Chaque fois qu’il se trouvait dans la société des chrétiens, il découvrait un prétexte pour censurer leur conduite. Quand il les voyait dans le marché vendre des fruits et des légumes, il se disait, et quelquefois il leur disait : « Vous prétendez ne rien posséder et vous voilà ici en train de vendre vos produits pour de l’argent au lieu de les donner pour rien à ceux qui les veulent. Vous vous trompez, et vous trompez les autres. » Il refusait de prêter l’oreille aux explications par lesquelles les chrétiens essayaient de lui persuader qu’il était nécessaire et juste de vendre leurs marchandises au marché et ne pas les donner aux passants. S’il voyait un chrétien bien habillé ; il ne manquait jamais de lui faire des reproches sur son inconséquence, en lui demandant pourquoi il n’avait pas donné son habit. Il était indispensable pour son bonheur que les chrétiens eussent tort, et puisqu’ils ne niaient jamais qu’ils avaient tort, ils étaient toujours coupables à ses yeux. Il les regardait comme des pharisiens, des trompeurs, dont la force résidait dans leurs phrases colorées et la faiblesse de leurs actes. Et de lui-même il disait, pour faire le contraste : « Au moins, je prêche ce que je fais, pendant que vous dites une chose et en faites une autre. » S’étant persuadé qu’il en était vraiment ainsi, il se sentait tout à fait rassuré et continuait à vivre comme auparavant.