Mahmoud et Méhémet-Ali



MAHMOUD
ET
MÉHÉMET-ALI.

Mahmoud avait vingt-trois ans, lorsqu’au mois de mai 1808, une révolution sanglante lui ouvrit le chemin du trône. Le fameux Baraïctar-Pacha, le serviteur dévoué et l’ami de Sélim, avait pris les armes pour arracher son maître des prisons du sérail, et le replacer sur le trône d’où, l’année précédente, les janissaires l’avaient précipité en haine de la nouvelle milice. Le Baraïctar touchait au but de ses efforts ; il avait vaincu les janissaires, il entourait le sérail, menaçant d’en briser les portes si on ne lui rendait Sélim ; les portes s’ouvrirent enfin, mais au lieu de son maître on ne lui livra que son cadavre. Pressé par la révolte et l’esprit de vengeance, espérant sans doute conserver le trône en détruisant son rival, Mustapha, que les janissaires avaient couronné à la place de Sélim, avait donné l’ordre de le faire mourir. Mais sa cruauté ne lui profita point. Le Baraïctar, trop compromis pour le laisser ressaisir une couronne qu’il avait voulu lui arracher, tira de l’obscurité du sérail son jeune frère Mahmoud et le proclama sultan.

Comme tous les princes du sang impérial, que la jalousie des souverains relègue au fond du sérail lorsqu’elle consent à leur laisser la vie, Mahmoud avait passé sa première jeunesse dans les mains des eunuques et des femmes, n’ayant d’autres distractions que l’étude des littératures turque et persane qu’il possède, dit-on, d’une manière supérieure. Plus heureux que les autres princes de sa race, il lui était réservé de recevoir, quelque temps avant son élévation, des leçons d’un souverain qui avait passé par toutes les épreuves de la vie et du trône. Devenu le compagnon de captivité de son jeune cousin, Sélim l’avait pris en affection, lui avait révélé la cause de ses malheurs, l’avait, sans doute, initié à sa haine contre les janissaires ainsi qu’à ses projets de réforme, et avait déposé dans l’esprit de son élève des germes que le temps devait mûrir et développer.

La nature avait donné à Mahmoud une ame plus fortement trempée que celle de Sélim, et l’on put facilement juger, au début de son règne, que le nouveau sultan avait une volonté ardente et impétueuse que n’arrêteraient ni les difficultés, ni les périls, ni même au besoin la crainte de verser le sang. Lorsqu’il fut mis sur le trône par le Baraïctar, l’empire se trouvait dans une des crises les plus affreuses qu’il ait traversées depuis sa fondation. L’autorité du souverain était comme anéantie. La plupart des pachas, abusant de la faiblesse de Sélim et des embarras où l’avaient jeté ses guerres avec la France et la Russie, étaient parvenus, les uns ouvertement, les autres avec plus de ruse et de mystère, à se rendre à peu près indépendans de la Porte. Dans une grande partie de l’Asie mineure, des familles riches et puissantes, fortes d’un patronage immense, s’étaient saisies du gouvernement des provinces. Le pouvoir féodal, dans tout son lustre et ses abus, s’était comme réfugié dans ces contrées. Les Tschapa-Oglou et les Carasman-Oglou étaient de hauts et puissans seigneurs exerçant dans leurs vastes domaines un pouvoir à peu près sans limites, levant des troupes, rendant la justice, et ne remplissant leurs devoirs de sujets que par les tributs annuels qu’ils envoyaient à la Porte. Sur les frontières de la Perse, les pachas d’Orfa, de Diarbekir, de Merdin et de Mossoul, en lutte perpétuelle avec les Kurdes et les Turcomans, obligés, pour leur résister, de tenir constamment des troupes sur pied, protégés d’ailleurs par la distance, étaient, dans leurs gouvernemens, de véritables souverains de fait. Il en était de même des pachas de la Caramanie, du Beylan, ainsi que des pachas d’Acre, de Seyde et de Damas en Syrie. Ceux de Bagdad et de Bassora possédaient des richesses immenses qui leur donnaient les moyens d’entretenir de véritables armées. En Égypte, Méhémet-Ali commençait à jeter les bases de sa puissance. L’autorité de la Porte n’était pas mieux respectée en Europe. Le tyran de l’Épire, le fameux Ali, pacha de Janina, commandait en maître, par lui-même ou par ses enfans, à tous les pays situés sur les mers Adriatique et Ionienne. La Servie, gouvernée par le prince Milosh, et soumise à l’influence de la Russie, n’appartenait plus à l’empire que par le faible tribut qu’elle lui payait. L’état d’insurrection semblait la condition normale des turbulens Bosniaques. La Moldavie, la Valachie et la Bulgarie étaient la proie des armées qui venaient s’y combattre, et la Turquie, toujours battue dans la lutte inégale qu’elle soutenait contre la Russie, semblait à la merci d’une armée assez audacieuse pour franchir les Balkans. À Constantinople, les janissaires, par leurs perpétuels soulèvemens, paralysaient l’action du pouvoir. Aussi incapables de défendre l’empire que de se soumettre à la discipline, ils avaient comme resserré dans les limites du sérail l’autorité des sultans. Toutes les ressources étaient épuisées, le trésor vide, les armées décimées, les populations des provinces danubiennes foulées et ruinées ; enfin, pour mettre le comble à tant de misères, la corruption rongeait le cœur de l’état. L’or et les intrigues des Russes et des Anglais avaient acheté presque toutes les voix du divan et la plupart des chefs de l’armée. L’abattement et la peur faisaient le reste. L’empire présentait donc sur presque tous les points, à la circonférence comme au centre, les symptômes d’une sorte de décomposition ; il menaçait ruine de toutes parts. Dès que Mahmoud put faire acte d’autorité, il s’appliqua tout entier à remédier aux maux de l’état. Recouvrer sur les Russes les provinces qu’ils avaient conquises, et recomposer le faisceau brisé de l’unité souveraine, telle fut la double tâche à laquelle il dévoua les premières années de son règne. Il déploya, dans la poursuite de ces grands buts, une puissance de volonté extraordinaire ; mais il ne put les atteindre tous les deux également : il échoua dans ses efforts contre les Russes. En vain eut-il recours à tous les moyens que lui donnait son pouvoir politique et sacerdotal, pour exciter le fanatisme de son peuple, et le pousser à la défense des frontières et de l’islamisme. Ses hordes asiatiques répondirent à son appel, elles accoururent sur le Bosphore ; mais leur fougue indisciplinée alla se briser contre le courage froid et régulier des Russes. Des revers accablans et continuels détruisirent ses armées, démoralisèrent ses peuples, épuisèrent ses dernières ressources ; et lorsqu’en 1812, l’empereur Napoléon lui proposa de marcher à la tête de cent mille hommes sur la Bessarabie, tandis que lui-même s’avançait sur le Niémen avec la grande armée, le malheureux sultan pouvait à peine disposer de quinze mille hommes. Mahmoud cependant, comme nous l’avons dit ailleurs[1], ambitionnait personnellement notre alliance ; mais tout ce qui l’entourait, ministres, membres du divan, chefs des janissaires et de l’armée, demandait la paix, fût-ce une paix honteuse, parce que tous étaient vendus ou découragés. Il céda et signa la paix de Bucharest (mai 1812), qui lui enleva une partie de la Moldavie, quand il lui eût été si facile de conserver l’intégrité de son territoire. Ce fut là sa première faute. La corruption ou la lâcheté du divan ne le justifient point. Une volonté forte et intelligente sait triompher de pareils obstacles. Son caractère, que l’âge et les malheurs n’avaient point encore altéré, avait alors une énergie tellement indomptable, qu’on ne peut expliquer son consentement au traité de Bucharest que par l’ignorance de la véritable situation de son empire à l’égard de l’Europe. Trop souvent nous aurons l’occasion de remarquer que, chez lui, les lumières de l’intelligence ne sont point au niveau de la volonté.

Mahmoud fut plus heureux dans ses efforts pour ressaisir sur tous les points de l’empire une autorité que les faibles mains de Sélim s’étaient laissé ravir. Il s’appliqua successivement à soumettre les pachas, les grands feudataires d’Asie, les janissaires, les chefs de la loi et de la religion : tentative hardie, mais qui s’explique toutefois par la mort de son frère Mustapha, que lui-même avait ordonnée au milieu d’une révolte de janissaires, et qui le laissait l’unique rejeton de la race d’Othman. Il n’attaqua pas tous ses ennemis avec les mêmes armes, ni dans le même temps. Avec les uns, il employa la ruse, les caresses d’abord, puis le fatal cordon ; avec d’autres, la force ouverte et toujours la confiscation, l’exil ou la mort. Plus d’une fois enfin, il arma les uns contre les autres des pachas rivaux, et, les détruisant l’un par l’autre, parvint à recouvrer des provinces qui étaient sur le point de lui échapper. En général, tous les pachas qui eurent le malheur d’être assez puissans pour lui donner de l’ombrage, mais qui ne le furent point assez pour défendre, contre son pouvoir, leurs richesses et leur tête, trouvèrent en lui un maître inexorable. Presque tous ils succombèrent et furent remplacés par des hommes dévoués. Là où sa main ne s’appesantit point, c’est qu’elle ne put y atteindre. Sans traiter aussi cruellement les grands feudataires d’Asie, il les déposséda peu à peu de leurs gouvernemens et leur enleva ainsi toute influence politique.

En 1821, Mahmoud avait accompli une partie de sa tâche. Partout, dans ses provinces d’Europe comme d’Asie, il avait châtié la plupart des rébellions, et rétabli son autorité où elle était méconnue. En Égypte cependant Méhémet-Ali, en Albanie Ali-Pacha conservaient, sous des formes plus ou moins respectueuses, une véritable indépendance de fait. Mais tandis que le premier assemblait et mettait en œuvre les élémens de sa grandeur future, il s’étudiait à ne fournir à son souverain aucun motif de mécontentement ; il désarmait ses soupçons à force de respects ; jamais le paiement de son tribut n’éprouvait le moindre retard ; jamais il ne manquait d’envoyer chaque année, au grand-seigneur et à ses visirs, les présens accoutumés. Aussi donnait-il des inquiétudes à la Porte, non par l’usage qu’il faisait actuellement de sa puissance, mais par l’abus qu’il pouvait en faire un jour. Prudent, soumis et fort tout ensemble, il enleva à Mahmoud le prétexte et le pouvoir de le détruire. Il n’en fut point ainsi d’Ali, pacha de Janina. L’Épire, l’Albanie, la Livadie, une partie de la Thessalie et de la Morée, gémissaient sous sa tyrannie et celle de ses enfans. Sa puissance était redoutée même de la Porte. Dix mille Albanais composaient sa garde personnelle ; il pouvait armer, en cas de guerre, vingt-cinq mille hommes ; il avait une marine disciplinée et un revenu net de dix millions de francs. Ce vieillard cruel et violent n’apportait, dans ses rapports avec son souverain, aucun des égards et des ménagemens qu’y mettait l’habile pacha d’Égypte. Arrogant, présomptueux, toujours prêt à la rébellion, il s’était attiré la haine du sultan et celle des membres du divan qu’il n’avait point achetés. Depuis long-temps, Mahmoud méditait sa ruine ; mais la guerre avec la Russie et ses efforts pour raffermir son autorité en Asie l’avaient forcé à ajourner ses vengeances. Le moment vint enfin où il rassembla toutes ses forces pour écraser cet odieux vassal ; il lui fit, en 1821, une guerre acharnée. Parvenu à l’âge de soixante-dix-huit ans, le terrible Ali avait conservé l’énergie et l’opiniâtreté de sa jeunesse, et il fallut deux années d’efforts et de nombreuses armées pour l’abattre. Il succomba enfin ; mais, en tombant, il fit à l’empire une plaie bien profonde : il lui légua la révolution grecque.

Plusieurs causes, sans doute, ont concouru à ce grand soulèvement. Les intrigues ourdies par la Russie depuis le règne de Catherine II l’avaient préparé. Le libéralisme de l’Occident et la société de l’Hétairie, dont le principe et le but étaient l’affranchissement de la Grèce, l’avaient, en quelque sorte, amené à maturité ; il ne fallait plus qu’une occasion pour le faire éclater. Ce fut Ali-Pacha qui donna l’impulsion décisive. C’est lui qui, en excitant les Grecs et en leur offrant dans sa révolte un point d’appui redoutable, leur a donné le signal de l’indépendance. L’héroïsme de ce peuple qui comptait à peine sept cent mille ames, luttant, pendant six années, contre toutes les forces de l’empire ottoman, demeurera éternellement dans la mémoire des hommes, comme un sublime exemple de ce que peut sur une population enthousiaste et courageuse l’amour de l’indépendance nationale excitée et nourrie par la magie des souvenirs antiques.

Pour le sultan Mahmoud, l’insurrection grecque a été une affreuse calamité et le commencement de toutes les misères qui depuis ont affligé son règne. Elle l’a violemment arrêté dans ses efforts pour recomposer l’unité de l’empire ; elle a dévoré ses plus belles armées, désorganisé ses flottes, épuisé ses finances, usé, sans profit ni gloire, le fanatisme religieux de son peuple, qu’il eût été si précieux de tenir en réserve pour une guerre extérieure ; elle l’a forcé, pour vaincre, à emprunter la flotte et les armées de Méhémet-Ali, en sorte qu’en même temps qu’il donnait la mesure de sa propre faiblesse, il révélait à son vassal le secret de sa force, et lui montrait qu’il pourrait désormais tout ce que son ambition voudrait. Elle a été pour tous les rayas sujets de l’empire un funeste exemple et a commencé le mouvement d’affranchissement qui doit tôt ou tard arracher les races conquises au joug de l’islamisme ; elle a soulevé dans toute l’Europe une admiration et des sympathies tellement profondes en faveur des Grecs, que, sur cette question, toutes les intelligences se sont trouvées comme obscurcies, toutes les traditions bouleversées et confondues, et que l’intérêt politique est allé en quelque sorte se perdre dans l’intérêt d’humanité.

Cette lutte fatale durait encore lorsque le sultan résolut d’accomplir un projet qui n’avait cessé, depuis son avénement au trône, de préoccuper sa pensée, la destruction des janissaires. Ce grand dessein qui, exécuté dans des circonstances plus heureuses, aurait pu faire le salut de la Turquie, combiné, comme il le fut, avec toutes les complications nées de la question grecque, devint une cause de ruine pour l’empire.

Parmi les faits européens qui, dans l’histoire du dernier siècle, dominent tous les autres, l’un des plus graves assurément est la décadence progressive de la puissance ottomane. Chacune de ses guerres, en effet, a été pour elle une occasion nouvelle de désastres ; toutes ont été marquées par d’humiliantes défaites, couronnées elles-mêmes par des traités plus honteux encore. Tant de faiblesse et de malheurs était le résultat de la mauvaise constitution politique de la Turquie, de son ignorance des arts de l’Europe, surtout de l’état arriéré de ses institutions militaires, et du défaut absolu d’armées régulières. En effet, tandis que tout autour d’elle avait marché, que des états, incultes encore à tant d’égards, avaient su emprunter à la civilisation toutes ses découvertes, et à la science militaire toutes ses armes, la Turquie seule demeurait stationnaire ; seule, elle fermait les yeux à la lumière, et fidèle aux vieilles traditions, s’obstinant à n’employer sur les champs de bataille comme partout que des instrumens barbares, elle n’opposait aux armées de l’Europe que ses janissaires indisciplinés et ses hordes asiatiques. Sélim comprit la nécessité d’une réforme : il créa le nizzam djeddi ou nouvelle milice. Les janissaires sentirent aussitôt qu’il y allait de leur existence comme corps privilégié ; la lutte s’engagea, et Sélim succomba. Les janissaires triomphans mirent sur le trône sultan Mustapha, qui, moins d’un an après, en fut précipité, comme nous l’avons vu, par le Baraïctar et remplacé par son frère Mahmoud. Ainsi ce prince, devant son élévation au parti réformateur, se fût trouvé, par la force des choses, l’ennemi déclaré des janissaires, lors même que les leçons de Sélim ne lui eussent point appris à les haïr. Deux partis étaient en présence : d’un côté se trouvaient l’intrépide sultan, tous les membres éclairés du divan et la plupart des pachas ; de l’autre, les janissaires et les ulémas. Les ulémas, interprètes du Coran, qui est tout à la fois le code civil, politique et religieux des musulmans, réunissent dans leurs mains le double pouvoir du sacerdoce et de la justice, pouvoir immense qui a pour base le caractère profondément religieux des Turcs et de grandes richesses, et qui dominerait tout, le trône comme les sujets, si le sultan, héritier de la puissance des califes, n’était vénéré et obéi comme souverain et comme pontife suprême de la religion musulmane. Ainsi que tous les corps politiques ou religieux qui tendent sans cesse à agrandir leur sphère d’influence et d’action, les ulémas ont trouvé dans le janissarisme un instrument docile, et ils s’en sont emparés. Les janissaires, troupe ignorante et fanatique, subirent naturellement l’action des chefs de la loi et de la religion ; une union intime se forma entre eux, et, se fortifiant l’un par l’autre, ils rendirent leur cause solidaire : l’un donnait l’impulsion morale, l’autre agissait ; le premier était la tête, le second le bras. Le janissarisme détruit, l’uléma restait isolé, puissant encore par son ascendant religieux et judiciaire, mais comme désarmé de sa milice. Ce premier coup une fois porté aux vieilles institutions, à quelles limites s’arrêterait la réforme ? Dépositaire des maximes antiques, intéressé à défendre un ordre de choses qui en faisait le premier corps de l’état, dominé par son fanatisme et par ses préjugés de caste, tout le poussait à combattre le parti novateur et à soutenir les janissaires. Les dix-huit premières années du règne de Mahmoud ne furent qu’une longue et opiniâtre lutte qu’il soutint avec des chances diverses contre les janissaires et les ulémas. Des deux côtés on s’était deviné, et on avait le sentiment de sa position et de ses dangers. On les voit s’attaquer tour à tour avec les armes qui leur sont familières : les janissaires, employer l’incendie, la révolte, et dans leurs jours de triomphe et d’audace demander au sultan la tête de ses visirs ; Mahmoud, saisir toutes les occasions d’affaiblir ses ennemis, soit en les décimant par les supplices, soit en gagnant leurs chefs, prodigue envers ces derniers des trésors du sérail, impitoyable envers la milice tant qu’il pouvait frapper sans exposer sa couronne ; toujours assez maître de lui pour s’arrêter à temps ; alliant la dissimulation la plus profonde aux plus cruelles violences, et scellant plus d’une fois du sang de ses favoris ses feintes réconciliations avec ses ennemis. C’est ainsi qu’il leur livra en holocauste Halet-Effendi, si long-temps son conseiller fidèle et son ami. Le jour vint enfin où il put expier dans le sang des janissaires de cruelles sentences, qui, bien que dictées par la révolte armée, étaient presque des crimes. Les victoires remportées en Morée par les troupes disciplinées d’Ibrahim eurent sans doute aussi une influence décisive sur la résolution du sultan.

Mais le moment de frapper un si grand coup était-il bien choisi ? Le corps des janissaires était alors la seule force militaire organisée. Il se divisait en deux classes, les janissaires soldés et les janissaires non soldés. Comme il y avait honneur et profit à en faire partie, le nombre en était considérable ; ils couvraient tout l’empire, et composaient une milice nationale. Formant la partie la plus saine du peuple, ils en étaient l’expression fidèle ; mais, comme le peuple, ils étaient ignorans et fanatiques ; comme lui, ils repoussaient avec une stupide horreur les arts et la civilisation de l’Europe chrétienne ; comme lui enfin, ils avaient conservé toute l’ardeur de la foi musulmane. Dans les mains d’un pouvoir habile, ils pouvaient être, contre un ennemi extérieur, un levier formidable. Le corps des janissaires était donc autre chose qu’une troupe de prétoriens avides et indisciplinés. Il tenait au peuple par la composition de ses élémens, aux ulémas par son esprit religieux et fanatique ; il était la principale base de toute l’organisation militaire de l’empire. Sa destruction allait produire une perturbation et un vide immenses dans le corps politique et social, et laisser pendant long-temps l’empire sans défense. Rien n’était préparé pour l’établissement du nouveau système. L’organisation d’une grande armée régulière, disciplinée et instruite, était une tâche longue et laborieuse qui devait avoir ses phases marquées dans le temps. L’état militaire de l’Europe est un des produits de sa haute civilisation ; il fait corps avec elle ; il puise sa force et son éclat dans les découvertes les plus élevées de la science, et, comme la civilisation elle-même, il ne s’est développé que progressivement. Un tel système ne s’improvise point par la volonté d’un homme, quelque énergique qu’elle soit ; il lui faut la sanction des années et l’éducation des esprits. Si la Turquie s’était trouvée placée dans des conditions de paix et de sécurité profonde à l’intérieur comme à l’extérieur, elle aurait pu se jeter hardiment dans les voies d’une grande réforme militaire. Mais telle n’était point sa situation. La guerre de Grèce durait encore, et le moment approchait où toutes les relations de la Porte avec les cabinets de l’Europe allaient être troublées, où trois grandes puissances allaient s’interposer dans sa lutte avec ses sujets révoltés et lui demander, non plus seulement d’arrêter le cours de ses vengeances contre eux, mais encore de reconnaître leur indépendance. En 1826, la cause des Grecs était devenue celle de toute la population intellectuelle et lettrée de l’Europe. Partout on avait applaudi avec transport au réveil de ce peuple courageux, admiré et célébré les exploits de ses héros modernes ; maintenant ses misères arrachaient à l’Europe des cris de compassion : au récit des massacres de Scio et d’Ipsara, des cruautés qui désolaient la Morée, des succès d’Ibrahim qui menaçait d’exterminer jusqu’au dernier des Grecs, toutes les ames se troublaient, et imploraient le terme de tant de fureurs. Les gouvernemens ne pouvaient plus rester sourds aux vœux de l’opinion ; les froids calculs de la politique étaient obligés de céder aux cris de l’humanité ; la question grecque était devenue une question européenne. Ainsi s’approchait le moment d’une crise terrible pour la Porte ; et c’est en présence de pareils dangers que Mahmoud allait en quelque sorte désarmer son empire en détruisant le janissarisme, et attaquer la force morale de son peuple en abaissant les ulémas ! Il semble que la prudence lui conseillait d’ajourner l’exécution de son dessein après la solution des graves difficultés qui se préparaient. Mais ce prince était à bout de résignation, et, prenant conseil de sa haine bien plus que d’une politique prévoyante, il prononça l’arrêt des janissaires. Les 16 et 17 juin 1826, il extermina par le fer et le feu cette milice redoutable. Le coup une fois porté, il brisa avec toutes les traditions de ses prédécesseurs, changea le costume, dépouilla le turban, organisa une véritable conscription, et forma des régimens sur le type européen, présidant lui-même aux manœuvres, et voulant ainsi prouver qu’après avoir eu l’énergie de détruire, il aurait celle de fonder. Mais le temps, si précieux, si nécessaire, pour conduire à terme ses projets, le temps devait lui manquer.

La question grecque en renfermait deux parfaitement distinctes, une question d’humanité et de civilisation, et une question politique. S’il était donné à la première d’éveiller dans toute l’Europe des sympathies également vives et profondes, il n’en était pas de même de la question politique. Celle-ci, composée d’intérêts positifs, rentrait dans la sphère exclusive des gouvernemens.

L’insurrection de la Grèce était, dans les destinées de la Turquie, un évènement d’une portée incalculable. Elle était comme le signal d’une ère d’émancipation pour toutes les populations chrétiennes de l’empire, un appel fait à tous les Grecs ensemble, une commotion qui menaçait de s’étendre à la Thrace, à la Macédoine, à la Bulgarie, à la Servie, à la Moldavie et à la Valachie. La Porte avait mesuré toute la portée d’un tel évènement ; elle comprenait que, si elle laissait se détruire sur un point le prestige de sa force, le lien du faisceau se briserait et l’œuvre de la conquête serait anéantie. Voilà ce qui explique ses fureurs implacables contre les Grecs, ses prodigieux efforts pour les replacer sous le joug, et plus tard enfin l’opiniâtreté de ses refus de reconnaître leur indépendance.

Considérée de ce point de vue, la question grecque sortait de son étroite sphère et acquérait les proportions immenses de la question d’Orient. On conçoit dès-lors les graves discussions qu’elle devait soulever dans les conseils des grandes puissances de l’Europe, et combien il était difficile qu’elles s’accordassent sur les moyens de la résoudre. La divergence de leurs intérêts en Orient devait naturellement se reproduire dans toutes leurs délibérations sur les affaires de Grèce. Comment, en effet, la Russie qui a un intérêt si grand à l’affaiblissement de la Turquie, l’Autriche et l’Angleterre qui en ont un plus grand encore à sa conservation, la France et la Prusse que les vicissitudes de cet empire ne sauraient atteindre que par le côté des intérêts généraux de l’équilibre européen, auraient-elles contemplé du même œil une crise qui tendait à la dissolution de la Turquie, et accordé leurs vues sur les moyens de la terminer ? Le problème semblait insoluble.

L’insurrection grecque avait mis en présence la Russie d’une part, l’Autriche et l’Angleterre de l’autre : la Russie, cause première et active de cette révolution, disposée à lui prêter l’appui de sa diplomatie et de ses armes ; l’Autriche et l’Angleterre alarmées de ces tendances et s’épuisant en efforts pour empêcher une collision nouvelle entre les Russes et les Turcs. De là, entre les trois puissances, une lutte diplomatique qui ne finit qu’à la mort d’Alexandre, et dans laquelle tous les avantages restèrent aux cours de Vienne et de Londres. Alexandre usa l’activité de ses dernières années à comprimer les élans de sa nature religieuse et mystique qui l’entraînait vers les Grecs, et l’ambition de son cabinet et de sa noblesse qui le poussaient sur le Bosphore. Il se laissa garrotter par les mains habiles du prince de Metternich dans les liens de son propre système. La sainte-alliance était fondée sur le maintien du statu quo européen et sur la compression des idées libérales de l’Occident. La Russie, en débordant sur l’Orient, bouleversait le statu quo. La Turquie avait été mise, il est vrai, en dehors des stipulations conservatrices de la sainte-alliance ; mais l’empereur Alexandre savait bien qu’en usant de son droit, il eût violé l’esprit, sinon la lettre du système, et mis en péril l’équilibre et la paix de l’Europe. Il eût de même été forcé d’abandonner la direction morale du continent. Que pouvait-il répondre à M. de Metternich, lorsque ce ministre lui montrait le libéralisme de l’Occident enchaîné avec tant de peine par la sainte-alliance, comprimé en France, vaincu à Naples, à Turin, à Cadix, en Allemagne, mais encore plein de sève et d’espoir dans ses défaites, et épiant l’occasion de briser ses entraves et de se déchaîner de nouveau sur l’Europe ? C’est ainsi que l’empereur Alexandre, vaincu par ses propres armes, fut réduit à subir, dans ses conséquences même les plus éloignées, le système qu’il avait fondé. Il lui fallut assister l’arme au bras, pendant six années, au massacre de ses frères en religion, de ces Grecs que la main de son aïeule et la sienne sans doute avaient secrètement poussés à la révolte. Sa mort mit enfin un terme à cette lutte douloureuse. Aucune révélation n’a encore éclairci les circonstances mystérieuses qui ont enveloppé sa fin prématurée ; mais ce qui a saisi non moins vivement toute l’Europe, c’est la découverte de cette trame militaire qui, dans son réseau immense, enveloppa l’élite de l’armée russe. Tous les esprits doués du sens politique virent dans ce vaste complot le symptôme évident d’une irritation générale de la noblesse et de l’armée russes contre le système suivi à l’égard des Grecs par le fondateur de la sainte-alliance. Partout il n’y eut plus qu’une même conviction, c’est que le nouveau czar allait sortir des erremens de son frère et satisfaire les passions de son peuple en le précipitant sur la Turquie et en embrassant hautement la défense des Grecs.

Une ère nouvelle allait donc s’ouvrir pour la politique de l’Europe. Ce n’était plus au nom du statu quo européen, en évoquant le fantôme des révolutions, qu’il était possible aux cours de Vienne et de Londres de contenir la Russie ; il fallait des moyens plus tranchés, un frein plus puissant : d’abord les conseils, les prières, puis les menaces, enfin peut-être la force. Une première question dut les préoccuper. Les Grecs étaient à bout d’énergie. Après six années d’une lutte héroïque, ils succombaient enfin, et ils succombaient sous les coups mieux dirigés d’Ibrahim. L’humanité et la civilisation élevaient une voix suppliante pour qu’on sauvât les restes de ce malheureux peuple, et la Russie allait être la première à embrasser une cause dont elle ne pouvait plus ajourner la défense. Quel parti allaient prendre dans cette crise les puissances de l’Occident ? Permettraient-elles à la Russie d’intervenir seule ? Mais c’était lui livrer la Turquie. S’y opposeraient-elles ? Mais c’était tout à la fois compromettre la paix générale et faire une chose inhumaine ; c’était blesser le sens moral de toutes les populations chrétiennes et civilisées. Des deux côtés, il y avait difficultés et graves périls. Entre ces deux partis extrêmes il s’en présentait un autre, c’était de concourir avec la Russie à la pacification de l’Orient, et de l’enchaîner dans les liens d’une commune intervention. C’est à ce parti que s’arrêta l’Angleterre.

Des négociations s’ouvrirent au commencement de l’année 1826, par l’intermédiaire du duc de Wellington, entre les cours de Londres et de Saint-Pétersbourg, dans le but de convenir des bases d’une médiation pacifique dans le Levant. La Russie vit aussitôt le piége qui lui était tendu et fit au duc de Wellington cette déclaration connue de toute l’Europe : « Elle ne demandait pas mieux de renoncer à la direction exclusive des affaires de Grèce et à la perspective du protectorat qui en résulterait pour elle ; mais il n’en pouvait être ainsi de ses différends directs avec la Porte. L’empereur Nicolas n’entendrait jamais traiter comme question européenne une affaire entre lui et cette puissance, et touchant à la foi des traités et à l’honneur de sa couronne. » Il faut le reconnaître, cette déclaration avait un double mérite ; elle était habile et franche : habile, car, d’une part, en séparant la question grecque de la question d’Orient proprement dite, la Russie se réservait toute la liberté de ses mouvemens contre la Turquie, et de l’autre, bien loin de se laisser entraîner dans la cause des puissances de l’Occident, c’était elle au contraire qui allait les compromettre dans sa propre cause vis-à-vis de la Porte ; franche, puisqu’elle ne prenait pas même la peine de déguiser ses projets hostiles contre la Turquie, Après un langage aussi net, les cours de Vienne, de Londres et de Paris, ne pouvaient plus rester dans le doute ; elles devaient savoir ce qui leur restait à faire.

Le protocole du 4 avril 1826 consacra, pour la première fois, le principe d’une intervention de la Russie et de l’Angleterre dans les affaires de Grèce. La France y donna son adhésion, et enfin de ce protocole et des négociations qui s’y rattachèrent sortit ce fameux traité du 6 juillet 1827, qui posa les bases de l’indépendance de la Grèce sous la suzeraineté nominale du grand-seigneur. L’Autriche fut invitée à fortifier, par son concours, la triple alliance : elle s’y refusa. On lui a reproché sa conduite comme un abandon des véritables intérêts de l’Occident. On a dit que si elle avait joint ses menaces à celles des trois cours, la Porte n’eût jamais osé résister à une ligue aussi formidable, et eût échappé, en acceptant le traité du 6 juillet, au désastre de Navarin. Ce reproche peut être fondé ; cependant, lorsqu’on mesure les fautes qui depuis furent commises par les puissances médiatrices, on ne s’explique que trop bien ces refus, et, quant à nous, nous ne nous sentons pas le courage d’en accuser le cabinet de Vienne.

Tout le monde a présens à la mémoire les évènemens qui suivirent le traité du 6 juillet, les premiers refus de Mahmoud, bientôt après la bataille de Navarin, l’obstination du sultan, enfin son divorce éclatant avec les puissances médiatrices, et le funeste isolement dans lequel il se plongea volontairement. Les fautes qu’il commit alors furent d’une gravité déplorable ; on peut dire qu’il n’eut pas un moment l’intelligence de sa situation ; toutes les nuances lui échappèrent : amis et ennemis, tout fut confondu à ses yeux. Il ne fut saisi que par le côté matériel des faits, et n’en découvrit point l’esprit. Poussé par un orgueil indomptable, marqué pour ainsi dire du sceau de la fatalité, il courut se jeter en aveugle dans un abîme sans fond, où il se perdit. Mais le sultan Mahmoud n’est point le seul qui ait commis des fautes peut-être irréparables dans cette crise de l’Orient.

Le salut des Grecs et leur affranchissement n’étaient point le principal but qu’avait poursuivi l’Angleterre en signant le traité du 6 juillet ; elle voulait, avant tout, enlever à la Russie un prétexte pour intervenir seule dans les affaires d’Orient ; c’était la Porte qu’elle voulait protéger, qu’elle voulait sauver. Toute médiation armée, exercée de bonne foi, suppose le recours à la force pour réduire celle des parties belligérantes qui refuse d’adhérer aux bases de la médiation. Dans le cas actuel, la résistance ne pouvait venir des Grecs décimés et vaincus, mais de la Porte dont les derniers succès d’Ibrahim avaient exalté l’orgueil. Un conflit entre les couronnes médiatrices et la Porte entrait donc dans les éventualités probables de la médiation. Mais la Porte était précisément la puissance qui excitait toutes les sollicitudes du cabinet de Londres ; c’était pour la garantir des coups de la Russie qu’il intervenait activement dans la crise du Levant. Le système dont le traité du 6 juillet était le point de départ ne pouvait donc pas se passer de son complément nécessaire, c’est-à-dire d’un ensemble de combinaisons calculées à la fois pour affranchir la Grèce et protéger la Porte. Il fallait que l’Angleterre et la France arrachassent d’une main les Grecs à une destruction certaine, et que de l’autre elles offrissent au sultan l’appui de leur alliance. Si, après leur avoir demandé son consentement au traité du 6 juillet, elles lui avaient dit : « La Russie vous menace, elle veut votre ruine ; c’est pour lui ôter le droit de vous faire la guerre que nous intervenons dans votre lutte contre la Grèce : nous voulons protéger l’œuvre régénératrice que vous avez entreprise, vous donner le temps de vous créer une armée ; acceptez le traité, et nous vous assurons l’appui de nos trésors, de nos armées et de nos flottes, » Mahmoud, si obstiné qu’il fût, eût sans doute compris ce langage ; à côté d’un grand sacrifice, il eût vu un bienfait, et il se fût résigné au premier pour obtenir le second. S’il avait persévéré dans sa résistance, c’eût été encore un devoir pour les cours médiatrices de le sauver en dépit de lui-même, et, après l’avoir châtié à Navarin, de protéger sa faiblesse contre les Russes. De cette manière seulement, la politique et l’humanité pouvaient être conciliées. Mais, pour qu’une telle conduite fût adoptée, une condition première était indispensable, c’était que la France s’y associât sans réserve, qu’elle fût résolue à l’épuiser en quelque sorte dans toutes ses conséquences, qu’elle tendît au même but que son alliée : la garantie, dans son intégrité, de l’empire ottoman. Partageait-elle à cet égard toutes les idées du cabinet de Londres ? Quelles étaient précisément ses vues ? De quel côté l’entraînaient ses sympathies secrètes ? Était-elle, en un mot, pour le Nord ou pour l’Occident ? Toutes ces questions étaient fort graves ; le bon sens le plus vulgaire conseillait à M. Canning de les éclaircir avant d’intervenir en Grèce. Se précipiter dans les éventualités d’une pareille médiation, sans avoir le dernier mot de la France, c’était commettre un acte d’insigne légèreté.

M. de Villèle était alors à la tête des affaires en France ; personnellement, il préférait l’alliance anglaise à celle de la Russie, dans une crise du Levant. Si la première ouvrait au pays peu de chances de grandeur et de gloire, elle était du moins une garantie de paix générale, et un frein salutaire à l’ambition de la Russie. Mais ce système, indépendant d’ailleurs de la politique suivie au dedans, ne dominait pas exclusivement le cabinet français. Parmi les hommes dévoués à la restauration, il en était qui voulaient avec la même passion le développement de nos libertés et celui de notre grandeur au dehors, qui gémissaient avec la nation de l’état d’abaissement où nous avaient précipités les traités de 1815. Entre tous ces hommes d’élite, qui eussent sauvé la branche aînée, si elle avait voulu être sauvée, se distinguait le comte de La Ferronnays, notre ambassadeur à la cour de Saint-Pétersbourg, Il pensait que la restauration ne parviendrait à se nationaliser, ne vivrait forte et puissante que lorsqu’elle se serait retrempée dans la gloire. Il croyait aussi que la France ne remonterait à son rang, ne ressaisirait, avec sa prééminence dans l’Occident, ses limites naturelles qu’en s’appuyant sur une alliance du Nord, et cette alliance ne lui semblait nullement incompatible avec les formes de notre gouvernement. Continuateur en quelque sorte, dans une situation bien différente, des traditions de Tilsitt et de la mission du duc de Vicence, il avait voué toutes ses sympathies à l’alliance de la Russie. Il est impossible de méconnaître les traces de cette influence dans les tendances de Charles X vers les cours du Nord. Mais ce prince, au lieu de voir dans une alliance russe un moyen de grandeur pour la France, n’y cherchait qu’un point d’appui pour ses intérêts dynastiques. Ce n’étaient point des sympathies nationales, mais des sympathies de monarque absolu, qui l’entraînaient vers le czar. Deux systèmes étaient donc en présence dans le cabinet français et s’en disputaient la direction au moment où se conclut le traité du 6 juillet : le système anglais, représenté par M. de Villèle ; le système russe, qui n’avait point de représentans officiels, mais seulement d’éloquens interprètes, comme M. de La Ferronnays, et un appui secret, le roi.

Telle était la situation, lorsque M. de Villèle et son parti rétrograde succombèrent dans la grande lutte électorale de novembre 1827, quatre mois après la conclusion du traité d’intervention. L’arrivée aux affaires de M. de Martignac changeait de fond en comble la politique intérieure de la France. En serait-il de même de sa politique extérieure ? Grave question dont bien peu d’esprits furent alors préoccupés. Évidemment, le parti national qui venait de renverser M. de Villèle n’avait nullement songé à détruire le système d’où étaient sortis la triple intervention dans les affaires du Levant, le traité du 6 juillet, et la bataille de Navarin. Ses tendances le portaient au contraire plutôt vers l’Angleterre, pays de liberté, que vers les cours absolues du Nord. Le roi, maîtrisé dans sa politique intérieure, conservait ainsi, dans ses relations avec l’Europe, la liberté entière de ses mouvemens, pouvant, selon sa volonté, incliner vers l’Angleterre ou vers la Russie. Il exprima ses préférences par le choix qu’il fit de M. de La Ferronnays comme ministre des affaires étrangères. Admettre dans l’administration nouvelle l’homme qui était l’organe le plus habile du système russe et l’y admettre au milieu de la crise d’Orient, c’était déserter l’alliance anglaise et embrasser la cause du Nord.

Tout prospérait donc d’une manière merveilleuse au gré de la Russie, et la fortune semblait réellement complice de son ambition. Par le traité du 6 juillet, elle avait isolé la Porte de tous ses appuis naturels ; elle avait traîné l’Angleterre et la France à Navarin ; elle les avait mises aux prises avec les Turcs, et s’était donné l’étrange spectacle d’un amiral anglais rivalisant d’ardeur avec un amiral russe pour abîmer la marine ottomane ; par cette bataille, elle avait jeté la Porte dans des résolutions désespérées, amené une rupture diplomatique entre elle et les trois puissances médiatrices. En Angleterre, la mort avait frappé Canning ; en France, une crise intérieure avait écarté des affaires M. de Villèle. Ainsi tout le système dont le traité du 6 juillet était l’expression était détruit : hommes et choses, tout avait disparu, et c’était la Russie qui recueillait le fruit de ces changemens. Secondée par les fautes du sultan, elle avait renversé tous les obstacles, brisé toutes les entraves, isolé sa proie : il ne lui restait plus qu’à fondre sur elle, et elle était trop habile pour la laisser échapper.

Elle s’était, comme nous l’avons dit, réservé le droit de régler ses différends personnels avec la Porte, sans permettre à aucune puissance de l’Europe de s’y ingérer. Ces différends étaient relatifs, d’une part, aux priviléges de la Servie, de la Moldavie et de la Valachie, dont elle s’était porté garante par le traité de Bucharest, qu’elle accusait les Turcs de violer ouvertement, et dont elle exigeait le maintien ; de l’autre, à la restitution réclamée par la Porte de diverses forteresses situées au pied du Caucase, dont la Russie s’était emparée dans la dernière guerre, et qu’elle s’était formellement engagée à rendre par le même traité de Bucharest. Depuis long-temps ces différends étaient réglés. La convention d’Ackermann (7 octobre 1826) les avait résolus tous, et les avait résolus au profit de la Russie, qui n’avait pas manqué d’abuser des embarras actuels de la Turquie pour lui faire la loi sur tous les points. Le cabinet de Saint-Pétersbourg n’avait plus de motifs pour légitimer aux yeux de l’Europe une attaque directe contre l’empire ottoman, lorsqu’au mois de décembre 1827, le sultan Mahmoud, comme s’il eût voulu braver le sort et pris un cruel plaisir à creuser l’abîme ouvert sous ses pas, adressa aux pachas de son empire une lettre par laquelle il faisait appel au patriotisme des Turcs, leur montrait la Russie prête à leur déclarer la guerre, et les engageait tous, comme souverain et chef de la religion, à s’armer pour la défense de l’empire et de l’islamisme. Ce fètwa n’était après tout que la révélation des véritables projets de la Russie, mais révélation intempestive et impolitique au plus haut degré. Si l’empereur Nicolas avait été animé de dispositions réellement pacifiques, il eût jugé cet acte comme il le méritait, il eût pris en pitié la colère et l’effroi du sultan, et il l’eût calmé en lui prodiguant des assurances de paix ; mais il voulait la guerre, et il ne cherchait qu’un prétexte pour la déclarer. Il se saisit du fetwa, le produisit au monde comme un insolent défi fait à sa puissance, et, au mois d’avril 1828, il précipita ses armées sur la Bulgarie.

Ainsi ce grand conflit tant redouté à Vienne et à Londres, la Russie par son habileté, la Porte par ses fautes, les évènemens par leur cours forcé, la fortune, enfin, par le jeu de ses caprices, l’avaient fait éclater. La guerre était allumée entre la Russie et l’empire ottoman.

Quelle attitude allaient prendre dans cette crise solennelle l’Angleterre, l’Autriche et la France ? Les dispositions des deux premières ne pouvaient être douteuses : intérêts de commerce, de sûreté territoriale, de prépondérance maritime et coloniale, tout leur rendait précieuse, nécessaire, l’existence de la Turquie, et, dans une lutte où cette existence pouvait être mise en question, tout les poussait à la couvrir de leur protection. Mais, pour qu’elles pussent s’interposer entre les deux empires avec l’autorité maîtrisante d’une médiation armée, il leur fallait le concours de la France. La situation compliquée de l’Autriche lui enlève toute liberté de mouvement contre la Russie dans une crise d’Orient ; ses décisions restent subordonnées à celles de la France. Pour qu’elle puisse protéger efficacement la Turquie, il faut qu’elle soit dégagée de toute inquiétude du côté de l’Italie, il faut que la France lui assure de ce côté toutes les garanties qu’elle est en droit d’exiger. Or, en fait de garanties de notre part, il n’en est qu’une seule qui puisse la satisfaire : c’est une coopération sincère de notre politique à ses projets. D’un autre côté, l’Angleterre, privée du concours de l’Autriche, est impuissante pour sauver la Turquie. De là, pour les cours de Vienne et de Londres, la nécessité d’obtenir, dans une guerre décisive d’Orient, l’alliance de la France. En 1828, pouvaient-elles compter sur cet appui ? La France se trouvait bien réellement arbitre dans le grand litige de l’Orient ; elle tenait dans ses mains le sort de l’empire ottoman et la fortune de la Russie. En se prononçant, elle emportait la balance de son côté, elle entraînait tout. Deux partis s’offraient à elle, l’alliance de l’Occident et celle du Nord. En embrassant le premier, elle conservait la triste position que lui ont faite les traités de 1815, mais le statu quo devenait la loi commune pour tous ; la Russie était maîtrisée, la Turquie garantie, et toutes les questions ajournées. Ce n’était point là, nous le répétons, une politique grande ni glorieuse, mais c’était une politique qui allait à la taille du roi, dont l’ame n’était point trempée pour les grands et audacieux desseins ; c’était d’ailleurs une politique de conservation qui laissait l’avenir intact. Tel était le système anglo-autrichien, système à vrai dire incomplet et bâtard, que M. de Villèle s’était attaché à faire prévaloir.

L’alliance du Nord nous ouvrait les plus vastes perspectives. Elle ne tendait à rien moins qu’à une reconstruction de tout l’édifice européen et au redressement des iniquités du traité de Vienne. À la Russie le Nord et l’Orient, à nous le Midi et l’Occident. C’était la grande pensée de Tilsitt adaptée à l’état actuel de l’Europe : unis de pensée et d’action avec la cour de Saint-Pétersbourg, nous dictions la loi au monde, nous enchaînions la Prusse dans notre système ; nous lui faisions une belle part d’indemnités pour les territoires qu’elle nous eût cédés sur la rive gauche du Rhin ; nous tenions en échec et paralysions l’Autriche en Orient ; par l’Autriche, nous maîtrisions l’Angleterre, et la Turquie était livrée aux chances des combats. Le cercle redoutable dans lequel nous ont jetés les traités de 1815 était pour jamais brisé. Nous rentrions en possession de nos limites naturelles. Paris cessait d’être à découvert à quarante-cinq lieues de la Prusse, et nous ressaisissions, dans le midi de l’Europe, le rang et l’influence dont nos désastres nous ont dépossédés. Ce grand système était celui de M. La Ferronnays. Entre l’alliance du Nord et celle de l’Occident, il semble qu’il n’y avait point de place possible pour un troisième système. Il s’en trouva un cependant, ce fut d’être Russe par les sympathies, et de n’oser l’être par les actions, d’embrasser dans les cours de l’Europe la cause du czar, et de n’avoir pas assez d’audace pour en saisir le prix, de le grandir, lui déjà si grand, et de nous laisser affaiblis, mutilés, de lui livrer enfin la Turquie en enchaînant le zèle des puissances qui voulaient la sauver, et, par là, d’achever la destruction de tout équilibre en Europe. Telle est la conduite, mélange inoui d’imprévoyance et de timidité, qui fut suivie par le cabinet français ou plutôt par le roi pendant toute la durée de la guerre de Turquie, en 1828 et 1829. « Je veux, dit Charles X, en s’expliquant sur le projet de M. de Metternich qui, dans l’hiver de 1829, voulait arrêter les Russes par le frein d’une médiation de toutes les grandes puissances de l’Occident, je veux rester uni à la Russie : si l’empereur Nicolas attaque l’Autriche, je me tiendrai en mesure et me réglerai selon les circonstances ; mais si l’Autriche l’attaque, je ferai marcher immédiatement contre elle. Peut-être qu’une guerre contre la cour de Vienne me sera utile, parce qu’elle fera cesser les dissensions intérieures, et occupera la nation en grand, comme elle le désire. » Ainsi Charles X, en adaptant à sa faiblesse les grandes et généreuses idées de son ministre, les a viciées dans leur application. Au lieu de tourner à la gloire de la France, elles ont tourné au préjudice de l’Europe ; elles ont activé la ruine de la Turquie, appelé sur elle toutes les misères et porté à l’équilibre général la plus profonde atteinte.

De toutes les guerres que la Turquie a eu à soutenir contre les Russes, il n’en est pas qui ait porté à sa puissance un coup plus terrible que celle de 1828. Cette guerre produisit, au sein de la nation musulmane, une crise d’abattement et de stupeur qu’elle n’avait jamais connue. En apprenant la chute de Varna, le passage des Balkans par Diébitsch et son entrée dans les murs d’Andrinople, l’orgueil jusqu’alors indomptable des Turcs fléchit enfin ; mais ils perdirent en même temps cette confiance en eux-mêmes qui, combinée avec le fanatisme religieux, était le principe de leur force. Que l’on compare leur attitude dans les guerres précédentes et dans la lutte contre les Grecs avec celle qu’ils montrèrent dans la campagne désastreuse de 1829. Là, quelle énergie, quel entraînement ! ici, au contraire, que de découragement et de tiédeur ! Mahmoud lui-même ne put se tenir ferme ni debout au milieu de tant de malheurs, et l’adversité entama dans le vif cette ame que l’on eût dit trempée dans le bronze. Supérieur à son peuple à beaucoup d’égards, ce prince lui ressemblait par un orgueil immense que ne justifiaient ni l’état débile de son empire, ni la mesure de son génie personnel. La campagne de 1829 l’humilia profondément, et en l’humiliant elle le brisa. La nouvelle de l’entrée des Russes dans Andrinople le surprit dans son camp de Ramish-Tifflick et le jeta dans un morne abattement. Il crut que c’en était fait de son empire, de son trône, de sa vie. Tout fut perdu à ses yeux, et cet homme, si beau d’énergie dans les premières années de son règne, resta pendant quelques jours comme frappé d’anéantissement. Il fallut l’intervention tardive, mais efficace, des ambassadeurs d’Angleterre et de France, qui suspendit la marche des Russes, pour faire cesser ses terreurs et lui rendre la conscience de lui-même. Cependant, comme situation militaire, sa cause était loin d’être désespérée. Le mouvement de Diébitsch était d’une extrême témérité. Il avait à peine avec lui vingt mille hommes. La famine et la peste l’avaient comme poussé sur la crête des Balkans. C’était autant pour faire vivre son armée dans un pays sain et abondant que pour aller dicter une paix glorieuse qu’il était venu déborder dans les plaines de la Roumélie. Si Mahmoud avait mieux compris sa situation militaire, il eût fait repentir Diébitsch de son audace et mis en grand péril sa faible armée. En 1827, il avait tout compromis par excès d’orgueil ; en 1829, il se résigna, par excès d’abattement, à des sacrifices qu’avec une fermeté plus éclairée il aurait évités. Il n’y eut point de gradation dans ses concessions. Le même homme qui avait joué sa marine à Navarin contre les trois plus grandes puissances de l’Europe, plutôt que de consentir à n’être que le suzerain de la Grèce, souscrivit sans condition à son indépendance absolue. Il signa la paix d’Andrinople (2 septembre 1829), qui le frappa sur tous les points, en Europe et en Asie, dans le présent et dans l’avenir. Ce traité, résultat de ses fautes et de celles du roi de France, formera une triste page dans l’histoire de la décadence de la Turquie. Par cet acte, la Russie s’est fait céder les îles situées à l’embouchure du Danube, ce qui la met en mesure de commander toute la navigation de ce fleuve. Elle a exigé que les Turcs abandonnassent la rive droite à la distance de six lieues ; elle ne leur a laissé qu’un droit de suzeraineté sur la Moldavie et la Valachie ; elle a présidé à l’établissement du gouvernement de ces provinces et les a soustraites de fait à l’autorité de la Porte, pour les placer dans sa propre sphère d’action et d’influence. Aussi est-il juste de dire que sa ligne de frontières n’est plus sur le Pruth, mais sur le Danube. En Asie, elle a conquis Anapa, Poti, une partie du pachalick d’Akhiska et deux cents lieues de côtes de la mer Noire. Par cet agrandissement, elle a isolé les populations belliqueuses du Caucase de la Turquie, fermé les ports par lesquels elles pouvaient recevoir des secours, et préparé la soumission du pays montagneux compris entre la mer Noire et la mer Caspienne, qui la coupait de la Géorgie et protégeait si efficacement, de ce côté, la Perse et la Turquie d’Asie. Enfin, elle est parvenue à distraire de l’Arménie une multitude de familles chrétiennes et à les fixer sur son territoire. La Russie s’est donc jouée de sa parole et de la crédulité de ses alliés, puisque, malgré ses déclarations réitérées tant de fois qu’elle respecterait l’intégrité du territoire ottoman, elle l’a si fortement entamée. Mais, quelque importans qu’aient été pour elle ces agrandissemens, il est évident que ce ne fut pas l’esprit de conquête immédiate qui lui mit, en 1828, les armes à la main. Elle se jeta dans cette guerre sous l’empire d’une tout autre préoccupation. En détruisant les janissaires, Mahmoud avait ouvert à son peuple la voie des réformes. Ses premiers essais militaires avaient répondu à son attente. Quarante mille hommes disciplinés à l’européenne composaient déjà, en 1828, le fonds de sa nouvelle armée. Les soldats étaient d’une extrême jeunesse, les officiers inexpérimentés, sans connaissance des moindres élémens de la guerre : ce n’était là encore qu’une ébauche informe de nos armées régulières, et cependant ces conscrits imberbes et si mal commandés disputèrent pied à pied et avec un admirable courage les champs de bataille de la Bulgarie aux armées russes. Ils rivalisèrent avec elles de valeur et de fermeté ; ils se firent tous tuer au pied des Balkans plutôt que de céder. C’est afin de détruire cette armée naissante, de mettre pour long-temps le sultan dans l’impossibilité de s’en créer une autre, de tâcher ainsi d’étouffer dans son germe la réforme militaire des Turcs, que la Russie a entrepris la guerre de 1828. Cette pensée se résume dans l’article du traité d’Andrinople par lequel elle a imposé à la Porte l’énorme tribut de guerre de 110 millions de francs, remboursable en dix ans. Comme garantie du remboursement, elle devait occuper la Moldavie, la Valachie et la place de Silistrie. Elle savait que, dans l’état d’épuisement où était tombé l’empire, les ressources du sultan ne pourraient suffire pour satisfaire à la fois à ses engagemens et recréer une nouvelle armée. Les faits ont prouvé qu’elle n’avait que trop bien calculé. Arrêté dans son premier élan de réformes, épuisé d’argent et abattu, Mahmoud se trouva hors d’état de réparer ses malheurs ; il ne put retrouver son ancienne énergie ; une sorte de résignation apathique succéda à son ancienne ardeur, et lorsque Méhémet-Ali envahit la Syrie en 1832, il le trouva désarmé. Ici s’ouvre pour le sultan une nouvelle série d’infortunes plus grandes encore que toutes les autres.


La vie politique de Méhémet-Ali se divise en trois phases bien distinctes : dans la première, il jette les fondemens de sa puissance ; dans la seconde, il l’organise ; la troisième, qui n’est point encore accomplie, a pour but l’indépendance légale et l’hérédité.

Ce prince est né à la Cavale, petite ville de la Roumélie en 1769 ; son père Ibrahim-Aga commandait la garde chargée de la sûreté des routes ; il le perdit encore enfant, et il fut recueilli et élevé par le gouverneur de la Cavale. Des fonctions militaires obscures et des spéculations de commerce remplirent sa première jeunesse. La Porte ayant ordonné des levées de troupes en Macédoine pour aller combattre les Français qui occupaient l’Égypte, le commandement de trois cents hommes échut à Méhémet-Ali. Ce fut là le point de départ de sa fortune. L’Égypte était alors la proie d’une épouvantable anarchie. Les Français, les Mamelouks, les Turcs, les pachas, les Albanais, se la disputaient avec fureur, et la population, foulée par tous ces partis, gémissait sous d’affreuses exactions. À peine Méhémet eut-il mis le pied sur cette terre désolée, qu’il comprit qu’au milieu de cette anarchie, il y avait, pour une ambition habile et patiente, une grande place à conquérir. L’Égypte était sans maître ; il résolut de le devenir : pensée d’une audace extrême, car il n’était qu’un pauvre officier obscur, à peine obéi d’une poignée de soldats, sans le moindre crédit à Constantinople, ni dans le pays. Mais il avait une ame forte et hardie, une ambition vaste et sachant toutefois s’imposer des limites, une volonté opiniâtre et en même temps une sagacité merveilleuse pour mesurer les moyens au but et n’entreprendre jamais que ce qui était possible, de l’ardeur dans la poursuite du but et une grande indifférence sur le choix des moyens ; incapable de verser le sang inutilement, il ne l’était pas moins de reculer devant un crime nécessaire ; enfin, sans être un grand capitaine, il savait la guerre, avantage incomparable dans ces contrées, où l’individualisme est tout. Ses premiers soins eurent pour objet de se créer une force militaire qui lui fût dévouée. L’armée des pachas était un assemblage informe de hordes pillardes et indisciplinées qui portaient partout la ruine et la dévastation. Les Albanais se distinguaient entre tous par leur naturel belliqueux et indépendant ; ce corps pouvait devenir dans des mains habiles un admirable instrument de domination. Méhémet s’empara peu à peu du cœur de ces hommes ; il les subjugua par son adresse et son courage, et en fit en quelque sorte sa garde personnelle. Mais ce n’était là qu’une force matérielle : il jugea non moins utile de se créer un parti au sein même du pays ; il mit en œuvre tout ce que la nature lui a départi de ruses et de séductions pour se concilier les hommes de la loi et de la religion. Lorsque les Français eurent évacué l’Égypte, la lutte s’engagea entre les pachas nommés par la Porte et les Mamelouks, lutte dont le prix devait être pour les vainqueurs la domination du pays. Méhémet se jeta dans la lice, non pour servir l’un des deux partis, mais pour les détruire l’un par l’autre et s’élever sur leurs ruines. Rien n’égale la souplesse infinie, le génie d’intrigue et en même temps l’audace qu’il déploya. Cromwell ne fut pas plus habile pour se soumettre le long parlement et s’emparer de la dictature. C’est un curieux spectacle que celui de ce chef d’Albanais renfermé en apparence dans les limites d’un pouvoir subalterne, et toutefois présidant à toutes les révolutions du Caire, servant la cause des pachas lorsqu’il fallait humilier les Mamelouks, puis s’unissant à ceux-ci contre ses alliés de la veille pour les abaisser à leur tour ; ruinant ainsi successivement Mohammed-Pacha Kousrouf, Ali-Pacha Gesaïrly, et enfin Kourchid-Pacha, et parmi les chefs de Mamelouks, le bey l’Elfy, Ibrahim-Bey et Osman-Bey Bardissy ; puis enfin, après avoir renversé tous ces pouvoirs rivaux, se faisant imposer avec une feinte violence, par les cheiks et les chefs de troupes, la vice-royauté de l’Égypte. Cependant il ne lui suffisait pas d’avoir conquis cette haute position ; il lui restait à obtenir la confirmation de la Porte et à soumettre les Mamelouks. Des émissaires, organes officieux des vœux de la population et chargés de présens, lui assurèrent la protection du divan. Quant aux Mamelouks, il leur fit pendant long-temps une guerre sans relâche, espérant les fatiguer et les réduire à force de victoires. Mais la configuration du pays éternisait la lutte : vaincus, les Mamelouks se retiraient dans la Haute-Égypte et la Nubie, formaient des alliances avec les tribus du désert, et revenaient, escortés d’une nuée d’Arabes, ravager la Basse-Égypte. Entre le pacha et cette milice puissante, c’était une lutte à mort ; il fallait que l’un des deux succombât. Ne pouvant les abattre par les armes, Méhémet-Ali eut recours à la ruse ; il feignit de se réconcilier avec eux, les attira au Caire, et les fit tous massacrer dans la citadelle. Au point de vue de la morale, cet acte est horrible ; politiquement parlant, on peut dire, pour atténuer le crime du vice-roi, qu’il y était comme poussé par une affreuse nécessité aussi bien que par l’intérêt de sa conservation, car les Mamelouks n’étaient pas des ennemis plus généreux que lui : désespérant de le vaincre par les armes, ils méditaient aussi de le détruire par un assassinat.

Le massacre des Mamelouks ferme la première période de la vie de Méhémet-Ali. Cet acte consommé, l’Égypte lui appartint tout entière, et de ce jour son règne véritable commence.

Une fois parvenu au gouvernement de l’Égypte, un ambitieux vulgaire se serait endormi dans le calme et la sécurité. Les vues d’Ali s’étendaient bien au-delà du présent. Il connaissait les jalousies ombrageuses de la Porte, le sort fatal que Mahmoud réservait aux pachas trop puissans, et il n’était pas homme à lui abandonner un pouvoir qui lui avait tant coûté, bien moins encore à lui livrer sa tête, si les esclaves du sérail venaient la lui demander. De là, chez lui, la résolution de placer son autorité sous la garantie d’une force assez imposante pour se faire respecter par la Porte ; mais les premiers élémens de cette force qu’il ambitionnait semblaient lui manquer. L’Égypte avait été si long-temps dévastée par toutes les armées qui étaient venues s’y combattre, que ses ressources étaient comme anéanties. La population, n’osant plus compter sur ses récoltes, ne travaillait plus que pour fournir à ses stricts besoins. Un climat brûlant favorisait sa paresse et son incurie, et le pays le plus fertile de la terre ne donnait que de faibles produits. Les impôts ordinaires pouvaient à peine suffire au paiement du tribut annuel, et quant à ceux indispensables pour entretenir une armée permanente, ils manquaient tout-à-fait. Cependant Méhémet-Ali était impatient d’être fort. Le moyen dont il se servit pour se créer des ressources inconnues aux gouvernemens qui l’avaient précédé est une des conceptions les plus hardies et les plus violentes que nous ait offertes l’histoire. Il s’empara de toutes les terres de l’Égypte : succession des Mamelouks, mosquées, particuliers, il dépouilla tous les propriétaires sans distinction, et se mit à leur place. Maître absolu du sol, il en modifia la culture : elle ne produisait guère autrefois que des céréales ; dans l’ordre des productions, il donna le premier rang au coton, et il en couvrit toute l’Égypte. Au monopole des terres il joignit ceux de l’industrie et du commerce ; de vastes établissemens industriels furent élevés à grands frais. Toutes les forces matérielles du pays, terres et hommes, devinrent sa propriété, ses instrumens de travail : tout fut organisé, mis en valeur, avec un génie de fiscalité véritablement incomparable. La terre des Pharaons et des Ptolémées, tombée aux mains d’un soldat de fortune, se trouva tout à coup transformée en un immense atelier de culture et de fabrication, par une seule volonté, exploité au profit d’une seule ambition. Disposant de la vie et des forces des habitans comme d’une chose qui lui appartenait, Ali a enrégimenté les uns, employé les autres aux travaux de ses manufactures ou dans ses chantiers, condamné le reste à cultiver le sol comme il l’ordonnait, et à lui livrer à vil prix des produits qu’il revend ensuite aux malheureux fellahs à un taux plus élevé.

Devenu ainsi l’unique propriétaire foncier, l’unique manufacturier, l’unique marchand de l’Égypte, Méhémet-Ali réalisa bientôt d’immenses bénéfices, et ces richesses lui donnèrent les moyens de se créer une armée et une marine hors de toute proportion avec les ressources normales du pays. Mais là encore se présentaient de graves difficultés. Il avait appris à connaître les dangers auxquels des armées permanentes, lorsqu’elles ne sont point soumises au frein de la discipline, exposent le pouvoir en Orient comme partout. Il sut vaincre cet obstacle. La grande réforme militaire qui avait coûté la vie à Sélim, que Mahmoud méditait d’accomplir, peu d’années lui suffirent pour la réaliser dans sa vice-royauté, et c’est à un Français, à un de ces hommes intrépides formés à l’école de Napoléon, au major Selves enfin, qu’il confia cette tâche difficile. Habile, courageux, patient, Selves réussit. Il dompta le naturel à la fois paresseux et ardent des Arabes, et les soumit au joug de la règle et de la tactique.

Les dernières guerres avaient diminué la population de l’Égypte ; la culture de la terre réclamait l’emploi de tous ses bras. Le pacha sentit la nécessité d’accroître ses ressources ; il remonta le Nil, envahit la Nubie et le Sennaar, réunit ces provinces à son gouvernement, et élargit ainsi la base de son système.

Son génie naturel, à défaut d’instruction, lui révéla l’immense influence que les arts et les sciences pouvaient exercer sur le développement de ses forces ; il demanda à l’Europe des instrumens civilisateurs, des ingénieurs pour sa marine, des officiers pour instruire ses troupes, des négocians et des chimistes pour organiser ses établissemens d’industrie, des savans enfin pour fonder des écoles. C’est ainsi qu’il fut conduit, par les nécessités de son ambition, à déposer en Égypte les premières semences d’une civilisation matérielle.

Tandis qu’il organisait les élémens de sa grandeur future, il s’étudiait, dans ses relations avec la Porte, à ne lui fournir aucun prétexte, même le plus léger, d’irritation ni de mécontentement, montrant une ardeur empressée à exécuter tous ses ordres, prodigue de présens pour les membres du divan, conservant vis-à-vis du souverain l’attitude du vassal le plus soumis et le plus respectueux. Ainsi, au début de sa carrière, lorsque son autorité était encore chancelante et qu’il avait à combattre les Mamelouks, nous le voyons, docile aux ordres du grand-seigneur, marcher contre les Véhabites, compromettre ses ressources naissantes dans une entreprise pleine de périls, triompher enfin d’une secte redoutable, et mériter l’estime de tous les musulmans par la délivrance des lieux saints, Médine et la Mecque. Ainsi encore, dans cette guerre de Grèce qui, pour une ambition moins patiente, eût été une occasion si belle de lever le masque, sa fidélité, mise aux plus rudes épreuves, ne se démentit pas un moment. Ses troupes disciplinées, sa marine, son fils Ibrahim, il mit tout aux ordres de la Porte. Quelle amère douleur ne dut-il pas ressentir lorsqu’il apprit que les flammes avaient détruit à Navarin ses beaux vaisseaux qui faisaient son orgueil, et qu’il avait construits à si grands frais !

Tant d’obéissance et de respect ne parvint pas cependant à désarmer la jalousie de la Porte. Plus d’une fois il lui fallut échapper aux embûches des esclaves du sérail chargés par leur maître d’un message de mort. Toutefois il atteignit son but, qui était de se faire craindre du divan, et d’éviter, en ménageant son orgueil, tout conflit qui aurait arrêté le développement de sa puissance.

C’est dans la guerre de 1828 qu’il révéla pour la première fois ses projets d’indépendance. La Porte lui ayant demandé le concours de sa marine et de son armée, le vice-roi éluda, sous divers prétextes, l’exécution de ses ordres. Le moment était venu où il pouvait désobéir impunément. Tandis que la Russie détruisait les premiers essais de troupes régulières en Turquie, le pacha conservait intacte sa jeune armée. L’occasion d’utiliser son courage et de dicter des lois à la Porte, au lieu d’en recevoir, arriva enfin. En 1831, de malheureux fellahs, fuyant l’administration oppressive du vice-roi, s’étaient réfugiés sur les terres d’Abdullah, pacha de Saint-Jean-d’Acre. Méhémet-Ali les réclama comme lui appartenant à titre de sujets. Abdullah refusa de les lui livrer, disant que les Égyptiens n’étaient point sujets du vice-roi, mais de sultan Mahmoud, leur maître à tous. Évidemment, la prétention seule du pacha était une révolte ouverte contre l’autorité du grand-seigneur. En donnant la qualité de sujet à des hommes qui n’étaient que ses administrés, il faisait acte de souveraineté, il proclamait son indépendance. Cinq ans plus tôt, il eût reconnu la suprématie de Mahmoud ; aujourd’hui sa puissance était consolidée, son armée nombreuse, aguerrie, bien commandée par son fils Ibrahim, l’héritier de sa puissance. L’occasion de frapper un grand coup était bien choisie ; la Porte n’avait point d’armées dignes de ce nom. Des corps levés à la hâte, mal équipés, mal disciplinés, commandés par des chefs braves, mais incapables, tels étaient les élémens de défense qu’offrait alors la Turquie dans une lutte contre le vice-roi. Elle devait être et elle fut vaincue.

La marche d’Ibrahim ne fut qu’une suite de triomphes. La prise de Saint-Jean-d’Acre (8 juin 1832), celle de Damas (14 juin), les batailles de Homs et de Huna (9 et 11 juillet), le mirent en possession de la Syrie ; celle de Bylan lui assura les défilés du Taurus ; enfin, la journée de Koniah (21 décembre 1832), dans laquelle la Porte perdit sa dernière armée, lui livra toute l’Anatolie et lui ouvrit le chemin de Constantinople.

Cette guerre entraîna pour le sultan des effets non moins désastreux que celle de 1828. Sa puissance d’opinion y succomba tout entière. Les habitans de l’Anatolie, parmi lesquels le janissarisme avait conservé de nombreux partisans, assistèrent aux désastres des armées ottomanes avec une sorte de satisfaction, regardant Ibrahim comme l’instrument de la colère céleste et le vengeur des dernières humiliations infligées au croissant. Il fut évident alors que Mahmoud avait perdu la confiance publique, et que, s’il n’avait pas trouvé dans une force étrangère une protection pour sauver son trône et sa tête, il eût été perdu : le peuple l’eût vu tomber sans rien tenter pour le défendre. Aussi, que d’anxiétés et d’incertitudes dans l’esprit de ce malheureux prince ! Cet homme, naguère d’une obstination si inflexible, ne sait plus aujourd’hui où se fixer ; il s’adresse d’abord à l’Angleterre, qui lui refuse ses secours ; il se tourne alors vers la Russie, qui épiait l’occasion de l’écraser de sa protection. Humilié d’avoir recours à un pareil appui, il veut rétracter sa demande, mais le péril croît, il approche ; Ibrahim n’est plus séparé de Scutari que par quelques journées de marche ; la crainte l’emporte, Mahmoud revient à la Russie qu’il hait, mais qui peut seule le sauver. Nous ne reconnaissons plus à ces fluctuations mêlées de terreur le prince audacieux qui, en décembre 1827, osait jeter le gant à son puissant ennemi. Mahmoud sortit de cette crise affreuse en signant les traités de Koniah et d’Unkiar-Skelessi (avril et juillet 1833). Par le premier, il abandonna au pacha d’Égypte l’investiture de la Syrie ; par le second, il consacra l’intervention de la Russie dans les affaires intérieures de son empire, et plaça les Dardanelles sous l’action immédiate de sa politique. De tous les côtés honte et sacrifices ; ici, abandon d’une de ses plus belles provinces ; là, véritable aliénation de son indépendance.

Pour Méhémet-Ali, la conquête de la Syrie lui a valu d’inappréciables avantages ; on peut dire qu’elle a complété sa puissance. L’Égypte, qui n’a point de forêts, ne pouvait lui fournir les bois nécessaires à sa marine ; il était obligé de les acheter et de les faire venir à grands frais à Alexandrie. C’était là, dans sa situation, un véritable point de faiblesse qui n’existe plus ; les forêts séculaires du Liban lui offrent maintenant d’immenses ressources. Réduit à l’Égypte, il n’était nullement protégé contre les agressions de la Porte : le voisinage de la Syrie était pour lui un danger toujours imminent ; maîtresse des fortes positions militaires de cette province, la Porte pouvait agir contre lui tout à la fois et par ses armées de terre et par ses flottes ; aujourd’hui la Syrie, au lieu d’être un danger pour lui, est devenue son boulevart. De plus, en s’emparant du district d’Adana, c’est lui qui met en échec la puissance du sultan ; des défilés du Taurus, il plonge sur toute l’Asie mineure ; il menace Smyrne et Scutari, position redoutable, et dont l’attention de l’Europe ne saurait trop se préoccuper.

Cet état de choses, jugé au point de vue des puissances qui ont un intérêt manifeste à la paix du Levant et au maintien de la Turquie, est un grand malheur, et l’on ne peut comprendre comment l’Angleterre ne s’est point opposée à son développement. Elle prévoyait sans doute que tôt ou tard Méhémet-Ali romprait avec l’autorité du sultan. Dans l’état d’impuissance où l’avaient jetée les désastres de 1829 et le traité d’Adrinople, la Porte était vulnérable aux coups du plus faible ennemi, à plus forte raison d’un ennemi tel que Méhémet-Ali. La politique de l’Angleterre lui était indiquée par tous ses intérêts ; tout lui commandait de couvrir la débilité actuelle de la Turquie, d’écarter d’elle de nouveaux périls, de lui donner les moyens et le temps, en garantissant sa sécurité, de réorganiser sa puissance. Dès qu’elle eut connaissance des prétentions du vice-roi, elle aurait dû se jeter entre les deux rivaux, protéger l’un et contenir l’autre. Méhémet-Ali eût subi l’ascendant d’une volonté qui avait à ses ordres la première marine du monde. Au fond, il a encore plus de prudence que d’audace, et il n’entreprend jamais que ce qu’il peut accomplir. Certes, il n’eût jamais osé braver une puissance qui pouvait si facilement abîmer sa flotte et incendier ses chantiers ; il n’ignore pas que, s’il a les sympathies de la France, il n’en est pas de même de l’Angleterre, qui voit avec déplaisir le développement de ses forces. Si donc la Grande-Bretagne avait menacé à propos Méhémet-Ali, les troupes de ce dernier n’eussent point dépassé Saint-Jean d’Acre ; la Turquie eût conservé la Syrie, et elle n’eût point subi les flétrissures des traités de Koniah et d’Unkiar-Skelessi. L’Angleterre a manqué dans cette occasion de prévision ou de courage ; elle s’est laissé déborder par les évènemens. Lorsque Mahmoud désespéré, ne pouvant plus se sauver lui-même, implora son secours, il n’était plus temps, le moment d’agir pour elle était passé ; ce n’était pas lorsque les Égyptiens débordaient victorieux des flancs du Taurus dans les plaines de l’Asie mineure, que sa voix pouvait être entendue au Caire ; si puissante qu’elle soit, elle a contre elle, dans les crises du Levant, les inconvéniens de la distance. Il faut, si elle veut exercer une influence prépondérante dans ces contrées, qu’elle sache prévoir les évènemens de loin et se mette en mesure de les dominer ; sinon, elle se condamne à l’impuissance et laisse le champ libre à la Russie. Les nécessités de notre position nous enchaînaient alors à son système ; bien que nous soyons favorables à la puissance égyptienne, il ne pouvait entrer dans nos combinaisons de favoriser dans le vice-roi un projet dont l’effet inévitable devait être d’augmenter les embarras de la Turquie et l’influence russe sur le Bosphore. On a dit que l’Angleterre et la France, bien loin de comprimer l’ambition du pacha d’Égypte, auraient dû lui donner tout son essor, le pousser hardiment sur Constantinople, lui mettre en quelque sorte entre les mains le sceptre de la famille d’Othman, et lui confier à lui et à son fils la mission de réorganiser l’empire. C’est là une pensée brillante, mais qui porte sur des bases fragiles. La Russie avait fait la guerre à la Turquie en 1828 pour arrêter la réforme militaire ; comment admettre qu’elle fût restée passive en présence d’une révolution qui aurait eu pour but de relever cet empire ottoman qu’elle travaille depuis plus d’un siècle à détruire, révolution accomplie sous l’influence de l’Occident et dirigée contre elle ? Elle se fût hautement prononcée contre Méhémet-Ali et eût poussé les choses à l’extrême. Si l’Angleterre et la France avaient embrassé à leur tour la cause du vice-roi, la guerre générale, qu’elles s’efforçaient avec tant de peine de prévenir dans l’Occident, fût sortie inévitablement de la question d’Orient, et, en éclatant, elle eût pris aussitôt le caractère d’une guerre de principes. La joie de la Russie eût été sans mélange, car elle ne peut être réellement maîtrisée en Orient que par les armées de l’Autriche, et l’état convulsif de l’Europe en 1833 n’eût pas permis au cabinet de Vienne d’embrasser la cause de l’Occident.

Ainsi, la France et l’Angleterre ont eu chacune une déplorable part aux malheurs qui ont accablé Mahmoud. La première, en empêchant, en 1829, les cours de Vienne et de Londres de le secourir, l’a livré désarmé aux coups de la Russie ; la seconde, en le laissant accabler, en 1833, par un rival qu’elle pouvait si facilement maîtriser, l’a jeté dans les bras du czar. La France a rendu en quelque sorte inévitable le traité d’Andrinople, l’Angleterre celui d’Unkiar-Skelessi.

Depuis que Méhémet-Ali a levé le masque et s’est emparé de la Syrie, de nouveaux intérêts se sont développés et sont venus ajouter leurs exigences aux complications de la question d’Orient. L’empire ottoman est comme brisé dans son milieu ; la race arabe tout entière s’en est séparée ; elle forme aujourd’hui à elle seule un état compact qui se dresse en rival de la Porte, et dont la dépendance nominale n’est plus qu’une dérision.

Le vice-roi n’a point achevé son œuvre. Il a l’ambition de la couronner en lui donnant la sanction de l’indépendance légale et de l’hérédité. Le traité de Koniah l’a fait entrer dans la troisième phase de sa vie politique. Il veut tout à la fois posséder avec sécurité le pouvoir qu’il a fondé et le léguer intact à son fils. C’est là le but où tendront désormais tous ses efforts. Tant qu’il ne l’aura pas atteint, son ambition ne sera point satisfaite ; il refusera de détendre les ressorts de son système, et il continuera d’entretenir une armée et une marine qui écrasent son pays et dévorent toutes ses ressources. De son côté, la Porte a aussi des passions à contenter ; elle a d’humiliantes défaites à venger, le traité de Koniah à déchirer, la Syrie à recouvrer ; elle aussi ne désarmera que lorsqu’elle aura assouvi ses haines, ressaisi ses provinces perdues, et renversé l’œuvre du vice-roi.

Divisées sur la question turque, les grandes cours de l’Europe ne s’accordent pas davantage sur la question égyptienne.

La Russie a un intérêt évident à empêcher que les deux rivaux ne se réconcilient, à réveiller leur haine, si elle tend à s’assoupir. Leurs combats font sa joie, parce qu’ils achèvent d’épuiser la Turquie et la distraient des dangers bien autrement sérieux qu’elle lui prépare au nord.

Tous les intérêts, comme toutes les sympathies de la France, l’entraînent vers l’Égypte. Il est impossible de calculer les richesses et la prospérité que lui procurerait ce pays, si, à défaut de sa possession matérielle, il lui appartenait par le triple lien d’une intimité commerciale, politique et maritime. La plupart des productions des tropiques, le coton, l’indigo, la canne à sucre, le café, l’encens, croissent sur les bords du Nil à côté des plantes de l’Europe. Tous les élémens d’un grand commerce, basé sur une véritable réciprocité, existent entre les deux pays. Ils peuvent devenir l’un pour l’autre un vaste et riche marché. L’Égypte nous vendrait ses produits naturels et recevrait en échange les ouvrages infinis dans leurs variétés de notre industrie. Comme point d’appui politique et maritime, elle pourrait nous rendre d’immenses services, soit que nous voulussions étendre nos possessions d’Afrique, soit comme moyen d’influence en Orient et dans la Méditerranée. Grandissant en civilisation sous notre protectorat, subissant l’influence de nos arts et de nos conseils, elle nous vaudrait tous les avantages de la plus belle colonie ; nous en aurions tous les profits sans en avoir le fardeau. Par l’Égypte, nous agirions sur l’Afrique entière. Ce serait tout un monde ouvert à notre civilisation. C’est cette grande pensée qui conduisit, il y a quarante ans, aux pieds des Pyramides, le jeune vainqueur de Rivoli. Le germe civilisateur porté par Napoléon sur la terre des Pharaons n’a point été perdu. Un homme d’un génie inculte, mais puissant, s’en est emparé et l’a fécondé. Méhémet-Ali a recomposé, sans le vouloir peut-être, le faisceau d’un empire arabe. Voilà ce qu’il est de notre intérêt de protéger, de défendre. Autant que l’Autriche et plus que l’Angleterre, nous souffrons de son système fiscal et déprédateur. Nous devons faire des vœux et des efforts pour qu’il renonce à des rigueurs qui écrasent et déciment son peuple et nuisent à notre commerce ; mais nous ne devons point permettre que la puissance qu’il a fondée soit sacrifiée aux vengeances de la Porte. Nous sommes en Europe ses alliés naturels.

Tandis que nos intérêts nous attirent vers Méhémet-Ali, ceux de l’Angleterre l’en éloignent. C’est la Turquie dont l’existence incessamment compromise excite toutes ses angoisses, dont la faiblesse fait son désespoir, et dont elle voudrait à tout prix retremper la puissance et assurer l’avenir. Sous ce rapport, elle s’alarme et s’irrite de la rivalité qui pousse l’un contre l’autre Mahmoud et Méhémet-Ali. Elle doit chercher à réparer ses fautes, à simplifier la position de la Porte, à ramener son attention et ses forces du Taurus où elles se concentrent, sur le Danube qu’elle semble perdre de vue, et où sont ses vrais dangers. Une réconciliation sincère et durable entre le sultan et le vice-roi, sans être impossible, est tout au moins fort difficile en ce moment : la haine, l’orgueil ulcéré, l’ambition de recouvrer la Syrie, dominent dans l’esprit de Mahmoud toutes autres considérations, et il ne se livrera qu’au bras qui voudra le venger. La Russie qui flatte ses passions, qui va sans doute jusqu’à lui promettre son appui contre des revers possibles, la Russie touche, impressionne, subjugue. Pour lutter avec avantage contre de telles influences, l’Angleterre se voit forcée d’employer les mêmes séductions. Voilà ce qui explique comment, dans son impatience d’enlever la Porte à la Russie, elle ne se montre que trop disposée à lui sacrifier le vice-roi. En embrassant d’ailleurs la cause de la Porte contre l’Égypte, elle n’obéit pas seulement aux nécessités du moment : elle ne fait que suivre la pente où l’entraînent ses intérêts à venir. Elle doit désirer ardemment de renouer les communications qui liaient autrefois l’Inde à l’Europe par la mer Rouge et la vallée du Nil, et que cette révolution dans les voies du commerce de l’Asie s’accomplisse sous son influence et à son profit. L’Égypte deviendrait alors en Orient le vaste entrepôt de ses marchandises de toute nature et de toute origine. Elle régnerait sans concurrence sur tous les marchés de l’Afrique, de l’Arabie, de la Perse, de la Syrie et de la Grèce. Mais pour que ce grand changement s’opérât, il faudrait que son influence dominât exclusivement au Caire, que l’Égypte lui livrât ses destinées, que l’édifice élevé par Méhémet-Ali fût renversé du faîte jusqu’à la base. Dans les mains du vice-roi, le sol égyptien a changé de nature, et cette terre fournit aujourd’hui en quantité considérable la plupart des denrées de l’Inde. C’est par là surtout que l’œuvre de Méhémet-Ali mérite notre protection, de même que celle de l’Autriche dont les provinces méridionales font un commerce considérable avec l’Égypte. Mais, pour l’Angleterre, cette transformation de culture n’est point un titre à ses préférences. Maîtresse de territoires immenses dans les deux Indes, elle possède en abondance les produits coloniaux qui sont les premiers élémens de son industrie. L’Égypte ne saurait être pour elle, comme terre de productions coloniales, d’une importance capitale. Les conditions d’un bon système d’échange entre les deux pays manquent absolument. Si l’ouvrage de Méhémet-Ali s’écroulait, et qu’à la faveur du désordre qui suivrait ce bouleversement, l’Angleterre parvînt à prendre pied sur le Nil, sinon par ses armées, du moins par son influence politique et ses comptoirs, toutes les améliorations récentes disparaîtraient ; la population retomberait dans sa paresse et son incurie ; les cultures du coton, de l’indigo et du sucre seraient abandonnées pour celles des céréales, qui demandent moins de peines ; dès-lors le pays perdrait à nos yeux tous ses avantages commerciaux et sortirait de notre système pour tomber dans celui de l’Angleterre.

Il ne faut donc pas se le dissimuler, le renversement du pouvoir de Méhémet-Ali pourrait offrir à l’Angleterre une occasion d’agrandir sa sphère d’opérations politiques et commerciales en Orient. De là le traité qu’elle a conclu, le 16 août 1838, avec la Porte sur l’abolition des monopoles dans toute l’étendue de l’empire ottoman, y compris l’Égypte et la Syrie. Toute la force du vice-roi repose sur le monopole. Lui demander qu’il y renonce, c’est lui demander sa ruine, c’est jeter le désordre et la confusion dans son gouvernement, c’est le désarmer de sa marine et de ses troupes. La Porte n’a pas eu d’autre pensée lorsqu’elle a négocié le traité. Sans y porter, bien entendu, les mêmes passions, nous croyons que le cabinet de Londres n’a pas voulu seulement protéger son commerce du Levant, mais ébranler dans ses bases le pouvoir du pacha, peut-être même l’immoler à la haine du sultan. L’occupation récente par les Anglais de la position d’Aden qui commande l’entrée de la mer Rouge, rapprochée du traité sur l’abolition des monopoles, n’est-elle pas une révélation lumineuse de leurs vues ultérieures sur l’Égypte ? La France a donné aussi son adhésion au traité du 16 août, mais elle n’a pu voir dans cet acte qu’un moyen de garantir les intérêts de son commerce et de faire comprendre au pacha que le moment était venu enfin d’adoucir les rigueurs de son système fiscal et de substituer d’autres combinaisons à celles dont il a si cruellement abusé jusqu’ici.

Les intérêts des grandes puissances de l’Europe sont donc tout-à-fait dissemblables sur la question égyptienne, comme ils le sont sur la question de Turquie, et ces différences ont eu une part immense aux malheurs qui ont accablé la Porte depuis trente ans. L’Orient se trouverait-il donc soustrait par la force des choses à l’influence conservatrice des cours de Vienne, de Londres et de Paris, et ces puissances seraient-elles condamnées à assister à ses révolutions futures sans pouvoir les maîtriser ? Quant à nous, nous sommes convaincu que le jour où elles voudront sérieusement concerter leurs pensées et leurs efforts pour assurer la sécurité du Levant, le problème sera résolu. Elles semblent, du reste, en ce moment, vouloir sortir de leur attitude apathique et disputer la Turquie à l’omnipotence russe. Le traité du 16 août 1838 avec la Turquie ; la convention du 3 juillet de la même année par laquelle l’Angleterre et l’Autriche se sont garanti la libre navigation du Danube et la sécurité de leur commerce dans la mer Noire, évidemment menacées par les établissemens russes aux embouchures du fleuve ; l’attitude du gouvernement de la Compagnie dans l’Inde ; tous ces faits sont autant de symptômes d’une vive et soudaine réaction de l’Occident contre le Nord. Il ne faut pas cependant se faire illusion sur le caractère et la portée de cette réaction, La Porte, nous ne saurions trop le redire, ne trouvera une véritable sécurité que sous le protectorat d’une grande alliance occidentale qui admettrait dans ses développemens et ses prévisions toutes les chances, toutes les éventualités, qui garantirait le présent et l’avenir tout ensemble. La formation de cette alliance serait sans doute une œuvre laborieuse, délicate, mais d’une exécution prompte et certaine, si l’Autriche, l’Angleterre et la France y apportaient un véritable esprit de conciliation, si elles se dépouillaient des jalousies ombrageuses, des ambitions exclusives qui, en les divisant, ont jusqu’ici annihilé leur influence dans le Levant, et livré la Porte à l’action désorganisatrice de la Russie. Un accord sérieux et durable entre elles n’est possible qu’à une condition, c’est qu’elles lui donneront pour base le principe des concessions mutuelles. Ainsi l’Autriche et l’Angleterre ont un intérêt immense à la conservation de l’empire ottoman, car, si cet état succombait et que les Russes prissent possession du Bosphore, elles se trouveraient compromises et frappées l’une et l’autre dans leurs plus chers intérêts.

La France, au contraire, ne saurait être touchée vivement du sort de la Turquie que sous le point de vue des intérêts généraux et de l’équilibre européen ; mais elle doit couvrir de toutes ses sollicitudes la puissance qui s’élève sur les bords du Nil. En outre, elle éprouve un désir ardent de sortir des conditions territoriales que lui ont imposées la conquête et les traités de 1815. Cette diversité d’intérêts entre les trois cours ne leur offre-t-elle pas tous les élémens d’un échange réciproque de concessions ? Garantie et protection à la Turquie et à l’Égypte tout à la fois, redressement de notre ligne de frontières au nord et à l’est, tels devraient être, dans notre pensée, les premiers fondemens d’une solide et harmonieuse alliance entre les cours de Vienne, de Londres et de Paris, dans les crises inévitables et prochaines du Levant. Une autre combinaison se présenterait encore, et nous ne désespérons pas qu’elle se réalise un jour, malgré l’attitude de plus en plus hostile qu’ont prise l’un contre l’autre Mahmoud et Méhémet-Ali. Cette combinaison serait, non pas seulement une réconciliation, mais une véritable alliance entre la Porte et l’Égypte, qui deviendrait la seconde ligne de défense et comme l’arrière-garde de la Turquie contre les envahissemens de la Russie.

Si la Porte se sentait soutenue, protégée par une confédération qui, dans son vaste réseau, envelopperait l’Autriche, l’Angleterre, la France et l’Égypte, son attitude, son langage, changeraient tout à coup. On peut dire qu’elle reprendrait possession d’elle-même. Sa confiance en ses forces renaîtrait. Elle poursuivrait en paix le cours de ses réformes, réorganiserait son administration et finirait par trouver dans ses propres ressources des garanties de conservation. Tant que cette grande alliance ne sera point conclue, toutes les autres combinaisons seront précaires et insuffisantes. Ne sachant sur quelles bases se fixer, n’obtenant point de l’Occident un appui véritable, le sultan se rejettera vers le Nord. Ce prince, il faut bien s’en convaincre, est incapable, livré à lui-même, de maîtriser les événemens.

Sans doute, le jeune souverain qui, sans expérience des hommes ni des choses, a su, en peu d’années, reformer l’unité de l’empire devenu la proie des pachas, contenir pendant dix-huit ans les janissaires et puis les anéantir, fonder un nouveau système militaire, organiser des armées régulières et comprendre que son empire ne pouvait être sauvé qu’en se dépouillant de ses préjugés, de son ignorance, en s’éclairant des lumières de l’Europe, en lui empruntant quelques-uns des élémens de sa civilisation ; le prince qui a fait toutes ces choses n’est pas assurément un homme ordinaire. Quiconque voudra le juger impartialement devra tenir compte, avant tout, des circonstances au milieu desquelles s’est développé son règne. L’histoire présente peu de souverains placés dans des conditions plus malheureuses. D’abord la chute de Napoléon, seul capable de contenir la Russie ; puis la sainte-alliance qui livre au czar les rênes du continent, qui exclut la Turquie de ses dispositions conservatrices et l’isole de tous ses appuis naturels ; bientôt après le soulèvement de la Grèce, ralliant à sa cause le despotisme du Nord et le libéralisme lettré de l’Occident ; le développement de l’ambition et des forces de Méhémet-Ali ; tous ces faits, sortis du fond même des choses, composent comme un cercle fatal dans lequel la fortune semble avoir pris plaisir à enfermer le sultan Mahmoud. Quelle sagacité, que de ressources dans l’esprit, quel art pour deviner quand il fallait agir ou attendre, lever la tête ou fléchir, que de génie enfin n’aurait-il pas fallu à ce prince pour triompher de tant de difficultés ! Mahmoud ne s’est point trouvé à la hauteur des évènemens. La nature lui a donné deux nobles qualités qu’elle ne dispense qu’aux ames d’élite, un esprit porté aux grandes choses et une volonté puissante. Malheureusement elle ne lui a pas départi au même degré les lumières du génie. À un caractère de cette trempe, il eût fallu une intelligence vaste, pénétrante, lumineuse. Il n’y a que la réunion des deux puissances morales, la pensée et la volonté, qui fasse les grands hommes. Mahmoud est évidemment dépourvu de cette sagacité fine et étendue qui embrasse toutes les faces d’une question et saisit le vrai à travers les voiles qui l’enveloppent. La paix de Bucharest, la destruction intempestive des janissaires, sa rupture avec les puissances signataires du traité du 6 juillet, le téméraire défi jeté à la Russie à la fin de 1827, ce sont là de ces fautes comme la Providence en suggère aux princes qu’elle choisit pour servir d’instrumens à la ruine des empires. L’attitude du sultan, dans les deux crises les plus périlleuses de son règne, après la prise d’Andrinople et la bataille de Koniah, prouve qu’il n’a pas non plus la fécondité qui trouve des ressources là où le vulgaire croit tout perdu. Enfin il n’a pas non plus les sublimes inspirations d’un génie vraiment grand et civilisateur. Il a réformé de vieux abus, mais il ne s’est point élevé au rôle de législateur. Énergique pour renverser, il s’est montré impuissant à fonder.

Ici se présente une bien haute question. Quels peuvent être le sens précis et la portée de ces mots réforme et civilisation, appliqués à l’empire ottoman. Les opinions de l’Europe nous semblent à cet égard vagues et confuses. Si, par ces mots, l’on entend une réforme complète, qui s’étendrait aux intelligences comme aux choses matérielles, qui irait jusqu’à renouveler toutes les destinées du peuple musulman, à changer ses idées, ses mœurs et ses lois, et à les assimiler à celles de l’Europe chrétienne, nous nous hâtons de le déclarer, cette manière de comprendre une réforme en Turquie nous semble complètement erronée. Considéré dans son vaste ensemble, l’empire ottoman est peut-être l’état du globe qui se trouve naturellement placé dans les plus merveilleuses conditions de force et de puissance. S’il était habité par une population industrieuse, éclairée et compacte, gouverné par un pouvoir habile et civilisé, il serait le premier de la terre ; mais il lui manque la première de toutes les conditions pour être fort, l’unité. Sa population, en n’y comprenant point la race arabe, soumise en ce moment au sceptre de Méhémet-Ali, se partage en deux grandes masses, d’une part les Turcs, de l’autre les Grecs et les Slaves. Les premiers sont les maîtres ; ils ont conservé intacts les droits que leur ont donnés, il y a trois siècles, la victoire et la conquête ; ils règnent. Les seconds sont les vaincus ; ils portent encore au front tous les signes de leur défaite et de leur servitude. La loi du vainqueur les tient courbés et humiliés, les rejette en dehors de la loi commune, ne les appelle ni au gouvernement, ni à la défense du pays. Politiquement ils appartiennent à la race victorieuse, et administrativement ils sont la proie des pachas. Ces peuples ne sont point agglomérés sur un point obscur de l’empire ; ils couvrent un vaste territoire ; ils sont le fonds de la population de la Turquie d’Europe. Or, si l’on vient à scruter dans ses profondeurs la question d’une réforme générale en Turquie, une première difficulté se présente. Quelle sera la condition des rayas au milieu de ce mouvement régénérateur ? On ne peut supposer qu’ils resteraient plongés dans l’état d’abjection politique où les a jetés la conquête. Ils ne sauraient rester en dehors d’une révolution qui renouvellerait la face de l’Orient. Le premier degré d’amélioration, pour les races chrétiennes, serait naturellement d’être relevées de leur dégradation présente, et placées, au point de vue social, sur la même ligne que les vainqueurs. Mais cette émancipation pourrait-elle s’accomplir sans renverser l’œuvre de la conquête, sans briser le lien du faisceau qui tient réunies tant de races diverses sous le sceptre des descendans d’Othman ? Les peuples ne s’arrêtent point dans la voie du progrès. Les populations chrétiennes auraient-elles obtenu leur affranchissement, elles ne seraient point satisfaites ; elles ambitionneraient davantage ; elles aspireraient à l’indépendance politique ; elles voudraient, en un mot, redevenir nations. Dans notre conviction, il ne saurait exister pour les rayas de condition transitoire entre leur infériorité présente et l’indépendance ; ils sont condamnés à subir le joug ou à le briser. De son côté, la Porte, si elle ne veut pas se détruire elle-même, doit conserver aux Turcs leur suprématie politique et sociale sur les rayas. S’il est dans ses destinées de voir l’édifice élevé par les mains de Mahomet II s’abîmer sous l’action d’une civilisation progressive, ce n’est pas à ses successeurs à le renverser de leurs propres mains. Mahmoud avait rendu un firman, en 1826, qui autorisait les rayas à porter le même costume que les Turcs ; c’était faire un premier pas vers l’égalité des races. La guerre de Grèce durait encore, et il espérait, par cet acte de conciliation, amener un rapprochement entre les populations chrétiennes et musulmanes. Il a compris plus tard la portée d’une semblable mesure, et, en 1836, il l’a révoquée.

Une réforme en Turquie ne saurait donc avoir cette large extension, cette portée civilisatrice qui fut le caractère des réformes introduites, il y a un siècle, en Russie, par Pierre-le-Grand. Il est dans sa destinée d’être presque exclusivement militaire et administrative,

de tendre plutôt à l’amélioration matérielle des peuples, à la destruction d’abus monstrueux, qu’à une prompte et complète initiation aux lumières de l’Europe. Renfermée dans ce cercle d’intérêts, la réforme a encore un vaste champ à parcourir.

Une des causes les plus actives de la décadence de l’empire, c’est son administration, plaie honteuse et dévorante, obstacle absolu à toute amélioration. Dans cette sphère d’intrigues et de corruption, tout s’achète à prix d’or, le crédit, les promesses et les places. La vénalité des charges publiques, admise et pratiquée à tous les degrés de la hiérarchie gouvernementale, est le principe démoralisateur de tout le système. Esclaves la plupart de naissance, élevés dans le sein du sérail, n’ayant souvent exercé que les emplois les plus vils, les hauts dignitaires de l’empire ne doivent, en général, leur élévation qu’à de honteuses faveurs ou au caprice du maître. De là la ruine de l’empire, ses misères et sa dépopulation croissante. Les janissaires étaient un frein à la tyrannie des pachas et au despotisme capricieux des sultans. Organes des douleurs du peuple, et organes toujours redoutés, parce qu’ils étaient une portion du peuple armé, ils lui servaient de garantie, et ils formaient dans l’état un véritable pouvoir de contrepoids. Les peuples trouvaient aussi protection dans ces puissantes familles d’Asie, qui avaient intérêt à les ménager pour s’en faire un point d’appui contre la Porte. Mahmoud, en abattant le janissarisme, les grands feudataires de l’Asie et les pachas trop puissans, renversait, il est vrai, des obstacles peut-être insurmontables à une réforme militaire et administrative ; mais il laissait ses peuples sans défense contre la tyrannie des gouverneurs : il causait dans l’ordre politique comme dans l’ordre militaire un vide effrayant et qu’il fallait combler. Si la nature lui avait donné un génie organisateur, comme elle lui avait donné la force du caractère, il eût assis toutes ses réformes sur celle de son administration. Après le grand coup porté contre les janissaires, il pouvait tout. Sa force d’opinion, ainsi que son énergie, étaient encore intactes. De grands désastres et de honteux traités n’avaient point altéré le respect des peuples pour sa personne, ni porté dans son ame le découragement. Il aurait dû profiter du moment pour abolir la vénalité des charges, séparer d’une main forte le pouvoir politique du pouvoir judiciaire, fonder un bon système de finances, empêcher l’altération des monnaies, un des abus les plus funestes que les sultans aient fait de leur autorité. Au lieu d’accomplir cette révolution administrative, il a épuisé son énergie à changer des coutumes qui étaient chères à son peuple. Il a décrété une foule de lois qui prouvent sans doute un esprit élevé et de bonnes intentions, mais qui la plupart ne sont point exécutées, parce qu’elles sont en opposition avec le personnel et tout le système de l’administration. Enfin, en autorisant et en pratiquant lui-même l’usage du vin et des liqueurs fortes, il a violé ouvertement le Coran et froissé la rigidité des mœurs musulmanes. La moitié de l’énergie qu’il lui a fallu déployer pour opérer ces changemens lui aurait suffi pour réorganiser son gouvernement.

Cependant l’année 1838 a été marquée par une grave décision. Un firman a déclaré abolie la vénalité des charges publiques et décidé que tous les fonctionnaires de l’état seraient désormais payés par le gouvernement. Décrétée dix ans plus tôt, cette grande mesure aurait pu être appliquée, et elle eût suffi pour changer toute la face des choses en Turquie ; mais la situation présente de l’empire, l’ascendant funeste que la Russie a pris sur le divan en corrompant une partie de ses membres, laissent peu d’espoir qu’une réforme si importante reçoive son exécution. Sur ce point, comme sur tous les autres, l’avenir de la Turquie dépend moins d’elle-même que du degré de protection que voudront bien lui accorder les grandes cours de l’Occident.

Une circonstance bien malheureuse dans la vie de Mahmoud a été son inaptitude militaire. La plupart des grands hommes qui ont fondé ou régénéré des empires, n’y sont parvenus que par la guerre. Alexandre, César, et, dans les temps modernes, Charlemagne, Mahomet, Pierre-le-Grand, Frédéric et Napoléon, tous se sont servis du glaive pour réaliser les conceptions de leur génie ; tous ont été à la fois grands capitaines et grands politiques. Aussi a-t-on pu dire qu’en de certaines mains la guerre était le plus puissant levier de la civilisation. En Orient surtout, où la vie intellectuelle, telle que nous la comprenons, n’existe point, les qualités militaires sont indispensables à tout homme qui veut prendre sur ses semblables un ascendant dominateur. Si, comme son heureux rival, le pacha d’Égypte, Mahmoud avait été le fils de ses œuvres ; si, au lieu de languir pendant ses premières années dans l’oisiveté du sérail, il eût été endurci à la vie des camps, il eût échappé à la plupart des infortunes de son règne ; il eût apporté dans la réforme militaire l’expérience d’un praticien et le zèle d’un fondateur. Il aurait eu la conscience de son œuvre, il en aurait mesuré toutes les difficultés. La connaissance minutieuse de ses ressources eût souvent tempéré son audace, ralenti sa fougue ; souvent aussi elle eût soutenu son énergie, encouragé sa résistance, et dans ses projets il aurait toujours su proportionner les moyens au but. Il n’eût point, en 1812, signé la honteuse paix de Bucharest. Il eût conduit en personne la guerre de Grèce, et ses coups eussent été plus sûrs, plus décisifs. Peut-être n’eût-il pas été réduit à l’horrible extrémité de détruire par le fer et le feu les janissaires. Il eût appliqué l’énergie de sa volonté à modifier leur esprit turbulent. Si l’habileté de sa diplomatie n’avait pu lui éviter les embarras d’une guerre avec la Russie, il eût du moins créé à son ennemi de grands périls, et mis hors de question l’existence de son empire. Le Bosphore, les Dardanelles et les Balkans, boulevarts dont la nature a entouré sa capitale, fussent devenus par ses soins des positions inexpugnables, et Diébitsch ne serait point venu lui dicter des lois dans les murs d’Andrinople. Il n’eût point laissé la puissance égyptienne grandir, ni se développer ; il eût étouffé lui-même dans son berceau cet ennemi naissant. Enfin sa puissance militaire lui eût été d’un merveilleux secours pour réformer son administration. En face d’un souverain qui au sceptre de la religion et de la politique eût joint la force du glaive, toutes les résistances eussent fléchi, tous les intérêts, tous les préjugés ligués contre lui eussent été vaincus. Mais ni la nature ni l’éducation ne l’avaient préparé à faire ces grandes choses ; il a succombé sous la violence des évènemens. On peut dire que, dans le cours de ses trente années de règne, la Turquie a parcouru le cercle de toutes les infortunes possibles ; aucune ne lui a manqué. La guerre civile et la guerre étrangère, travaillant en commun à son démembrement, lui enlevant en Europe une partie de la Moldavie, la Grèce et les îles qui commandent l’embouchure du Danube, en Asie le territoire confinant à l’Imiret et à la Géorgie, la Syrie et le district d’Adana, en Afrique l’Égypte ; ses vieilles institutions militaires détruites par la main de son souverain, et les nouvelles arrêtées dans leurs développemens par les armes de la Russie ; le sultan réduit à placer sa couronne et sa tête sous la protection de douze mille Moscovites ; toutes ses ressources épuisées ; l’opinion du peuple altérée, sa foi dans les vieilles croyances ébranlée, l’influence de la mosquée attaquée à sa source ; toutes les forces organisées du pays, forces morales et matérielles, détruites ou affaissées : tel est en quelques traits le tableau des misères qui, depuis un quart de siècle, sont venues fondre sur la Turquie et l’ont conduite au bord de l’abîme. Mahmoud lui-même n’a pu traverser tant d’épreuves cruelles sans y laisser une partie de son énergie morale. Depuis la paix d’Andrinople, il n’est plus qu’un débris de lui-même ; ce qui lui restait de force est allé se perdre dans les voluptés du sérail : semblable à ces hommes qui, rongés de chagrins ou d’ennuis, cherchent dans les distractions de la débauche l’oubli de leurs tourmens, il s’est plongé tout entier dans les plaisirs grossiers. Le vin, les femmes, les folles prodigalités, la manie des constructions, toutes les jouissances d’un égoïsme matériel se disputent maintenant une vie qui semblait autrefois vouée tout entière aux soins des affaires et à la noble mission de civiliser un grand empire. Une seule passion politique a survécu en lui à toutes les autres, sa haine contre le pacha d’Égypte.

Quant à Méhémet-Ali, il a été jugé fort diversement, comme la plupart des hommes qui sortent de la ligne commune. Les uns l’admirent sans réserve, comme un des génies les plus vastes et les plus élevés qui aient brillé dans l’histoire. Il leur répugne d’expliquer sa haute fortune par le simple développement d’une ambition habile et patiente. Régénérer la race arabe et la reconstituer en un corps de nation, la rendre digne de ses nouvelles destinées en la retrempant par le travail, rappeler sur les bords du Nil les arts et les lumières de la civilisation, faire de l’Égypte le centre et le foyer lumineux d’un vaste système politique, commercial et industriel, qui rayonnerait en Afrique et en Asie ; rester néanmoins fidèle à toutes les croyances de l’islamisme, et, si la Turquie venait à se dissoudre, offrir aux populations musulmanes un centre de ralliement : telles sont les hautes pensées, les mobiles supérieurs par lesquels les admirateurs enthousiastes du vice-roi expliquent tout son règne. Ses détracteurs, à leur tour, lui contestent non-seulement les hautes conceptions du génie, mais les qualités les plus vulgaires de l’homme d’état. Méhémet-Ali n’est à leurs yeux qu’un audacieux aventurier qui a conquis le pouvoir par la ruse et le crime, et qui le conserve par la violence. Son système leur semble l’attentat le plus monstrueux à la dignité et à l’indépendance humaine, dont l’histoire ait fourni l’exemple. Frappés de la dépopulation croissante de l’Égypte, des misères qui accablent et déciment les fellahs, ils ne voient en lui qu’un ambitieux égoïste et cupide, pour lequel le pouvoir n’est qu’un moyen d’exaction, et le peuple un instrument de fortune.

Ces deux opinions sont également fausses, parce qu’elles sont l’une et l’autre exagérées. S’emparer du gouvernement de l’Égypte, le conserver, le rendre héréditaire, telle a été, comme nous l’avons dit, dans ses trois phases progressives, la pensée de toute la vie politique de Méhémet-Ali, et cette pensée n’est pas celle d’un ambitieux vulgaire. Son but était grand, les moyens de l’atteindre insuffisans. Alors il fit une chose inouie dans les fastes modernes : il s’appropria le pays tout entier, changea ses cultures, et acquit d’immenses richesses. Avec ces richesses, il organisa une armée et une marine redoutables qui lui assurèrent la souveraineté de fait de l’Égypte et de la Syrie. Il a appelé nos arts et nos sciences à concourir à son œuvre ; mais ils n’ont jamais été pour lui que des moyens d’arriver plus sûrement et plus promptement à son but, qui était de fonder sa grandeur personnelle et celle de sa famille. Avec les idées que les hommes se font du pouvoir en Orient, pressé d’ailleurs par les exigences de son ambition, il était bien difficile qu’il n’abusât point de sa puissance. Il en a abusé en effet, et, à cet égard, il a dépassé toutes mesures. Le tableau des misères auxquelles il a condamné ses sujets est une terrible réponse aux éloges emphatiques de ses partisans. Il s’est conduit comme ces hommes qui, avec une grande fortune, ont des besoins plus vastes encore. Ses revenus, quoique immenses, ne lui suffisant point, il a dévoré une partie de son capital ; il a contraint l’Égypte à lui livrer toute la substance de ses forces ; il a écrasé sous le poids de ses exactions les malheureux fellahs, traité cette race infortunée comme un troupeau d’esclaves dont il pouvait disposer selon ses caprices. Le résultat d’un système aussi oppressif a été la dépopulation croissante du pays. L’Égypte comptait, il y a trente ans, deux millions cinq cent mille ames ; elle en possède à peine aujourd’hui un million neuf cent mille. Au lieu de préparer aux Arabes de meilleures destinées, d’élever leur intelligence, de leur payer en améliorations de tous genres les sacrifices énormes qu’il était obligé de leur demander pour satisfaire aux nécessités de sa lutte contre la Porte, il les a traités comme une race conquise et inférieure ; il a réservé toutes ses faveurs, tous les grands commandemens militaires et civils pour les Turcs et les étrangers, et il n’a laissé aux Arabes que les emplois obscurs et sans influence. La solidarité d’impôts et de travail qu’il a imposée à tous les fellahs est une des combinaisons les plus iniques qu’ait inventées la tyrannie.

Ses établissemens scientifiques et industriels portent tous le cachet de sa pensée égoïste ; tous ils révèlent bien plutôt le désir de perfectionner des instrumens de travail et de production, que de répandre sur son pays les bienfaits de la civilisation. En tout, il a voulu faire vite plutôt que bien, parce qu’il était pressé de jouir. La plupart de ces créations n’ont point d’avenir, les unes parce que le climat les repousse, les autres parce qu’elles sont composées de mauvais élémens et mal dirigés, ou bien, enfin, parce que le peuple, au milieu duquel elles ont été improvisées est trop ignorant et trop apathique pour en comprendre les avantages. Dans les œuvres de l’homme comme dans celles de la nature, il faut des gradations, sinon le fruit se gâte avant d’avoir atteint sa maturité. En abusant comme il l’a fait des forces et de la patience de son peuple, le vice-roi a créé un état de choses trop violent pour être durable ; s’il s’opiniâtrait à tendre aussi fortement les ressorts de son système, il finirait infailliblement par le briser ; une réaction terrible s’opérerait tôt ou tard contre son gouvernement, son édifice s’écroulerait, et l’Égypte retomberait dans la confusion et l’anarchie dont sa main puissante a su la tirer.

Nous avons suivi dans leurs phases successives les deux hommes qui, depuis trente ans, se partagent sur le théâtre du Levant l’attention du monde. Cette étude nous a conduit à embrasser dans son ensemble la question d’Orient, et à préciser le point où elle est aujourd’hui parvenue. Une guerre nouvelle, sans être imminente, menace d’éclater tôt ou tard entre le sultan et le vice-roi : à moins que l’Europe ne se jette entre les deux rivaux pour les désarmer, il nous semble comme impossible d’empêcher un choc entre eux. La crise actuelle est en quelque sorte l’héritage de toutes les fautes qui ont été commises depuis vingt ans par les cours d’Occident. Ce n’est pas seulement la paix de l’Orient, c’est la paix générale qu’elle remet en question ; car la guerre, une fois commencée, comment lui tracer son cours et ses limites ? L’issue de cette guerre, quelle qu’elle soit, affectera les intérêts de quelques-unes des grandes puissances de l’Occident. Si Méhémet-Ali est vaincu et son ouvrage détruit, la France perd un allié précieux et se trouve atteinte dans son commerce futur en Orient, ainsi que dans son influence méditerranéenne. Si la fortune, au contraire, réserve aux armes de la Porte d’aussi cruels revers qu’en 1832, les mêmes périls l’obligeront à recourir aux mêmes moyens de salut. Il lui faudra subir, comme il y a six ans, la protection des Russes et l’humiliation d’un nouveau traité d’Unkiar-Skelessi : elle perdra jusqu’à l’ombre d’indépendance qu’elle conserve encore, et l’Angleterre et l’Autriche, intéressées à ce qu’elle soit forte et libre, se trouveront frappées dans son abaissement.

Le moment d’agir est donc venu pour les cours d’Occident. Les évènemens se pressent. Attendront-elles, pour intervenir, que la flotte de Sébastopol vienne mouiller une seconde fois à la pointe du sérail ? En 1833, les Russes sont venus reconnaître les côtes qui regardent Bysance. Si l’Europe leur permet d’y reprendre pied, est-elle bien sûre qu’ils les abandonneront cette fois ; et, si elle veut les en chasser, en aura-t-elle le pouvoir ?


Armand Lefebvre.
  1. Voyez la Revue des Deux Mondes du 15 avril 1838 : Histoire politique des cours d’Europe, etc.