Mahatma Gandhi/Chapitre 5

Stock (p. 169-187).


V


Depuis, la grande voix de l’apôtre s’est tue. Son corps est muré comme dans un tombeau. Mais jamais les tombeaux n’ont enfermé la pensée. Et son âme invisible continue d’animer le corps immense de l’Inde. Paix, Non-violence et Souffrance est l’unique message venu de la prison[1]. Il a été entendu. Le mot d’ordre s’est transmis d’un bout à l’autre du pays. Trois ans avant, l’Inde eût été ensanglantée par l’arrestation de Gandhi. Quand le bruit en courut, en mars 1919, des populations se soulevèrent. La sentence d’Ahmedabad fut reçue par le silence religieux de l’Inde. Des milliers d’Indiens se firent emprisonner, avec une joie paisible. Non-violence et souffrance… Un exemple extraordinaire montra à quelles profondeurs la parole divine avait pénétré dans l’âme de la nation.

Les Sikhs, comme on le sait, furent toujours une des races les plus belliqueuses de l’Inde ; ils avaient servi en masse pendant la grande guerre. Au cours de l’année passée, un grave différend s’éleva entre eux. Le prétexte en était futile (à nos yeux d’Européens). Une renaissance religieuse Sikh avait fait surgir la secte des Akalis, qui voulurent purifier les sanctuaires. Ces sanctuaires étaient devenus l’apanage de gardiens mal famés, qui refusèrent de s’en laisser déloger. Le gouvernement, pour des raisons légales, prit leur défense. Alors, commença, vers août 1922, le martyre quotidien de Guru-Ka-Bagh[2]. Les Akalis avaient épousé la doctrine de la Non-résistance. Mille d’entre eux s’installèrent près du sanctuaire, quatre mille dans le Temple d’Or d’Amritsar. Chaque jour, cent volontaires (la plupart d’âge militaire, beaucoup ayant servi dans la dernière guerre) partaient du Temple d’Or, après avoir fait le vœu de ne pas employer la violence, ni en actes, ni en paroles, et d’atteindre le Guru-Ka-Bagh, ou d’être rapportés sans connaissance. De l’autre groupe de mille, vingt-cinq Akalis prononçaient le même vœu. Non loin du sanctuaire, la police britannique les attendait sur un pont, avec de longues perches au bout ferré. Et quotidiennement, se déroulait une scène hallucinante, que nous retrace un récit inoubliable d’Andrews[3], ami de Tagore et professeur à Santiniketan. Les Akalis, en turban noir orné d’une petite guirlande de fleurs blanches, arrivent en face de la bande de police, et s’arrêtent à un mètre, silencieux, immobiles et priant. Les policiers les frappent violemment de leurs longs bâtons. Les Sikhs roulent à terre, se relèvent s’ils peuvent, recommencent, sont de nouveau frappés, quelquefois piétinés jusqu’à perte de connaissance. Andrews n’entend pas un cri, ne remarque pas un regard de défi. Autour, à quelque distance, une centaine de spectateurs, le visage tendu d’angoisse, prient silencieusement, avec une expression d’adoration et de souffrance. « Ils me rappelaient, dit Andrews, l’ombre de la Croix ». Les Anglais qui racontent la scène dans leurs journaux[4], s’étonnent, ne comprennent point, constatent à regret que l’absurde sacrifice est une victoire éclatante pour l’armée de la Non-coopération, et que le peuple de Punjab en est fasciné. Mais le généreux Andrews, dont le pur idéalisme a appris à déchiffrer l’âme de l’Inde, a vu là, comme Goethe à Valmy, le début d’une ère nouvelle : « un nouvel héroïsme, appris par la souffrance, s’est levé sur cette terre ; une nouvelle guerre de l’esprit… »

Le peuple semble avoir mieux gardé la pensée du Mahâtmâ que ceux qui avaient reçu la charge de le guider. On a vu l’opposition qui s’était manifestée, au Comité du Congrès de Delhi, vingt jours avant l’arrestation du Maître. Elle se renouvela, quand le Comité du Congrès se réunit de nouveau, à Lucknow, le 7 juin 1922. Un vif mécontentement régnait, à l’égard du programme de patiente construction et d’attente, imposé par Gandhi ; le désir s’affirma d’en venir à la Désobéissance civile. Une Commission d’enquête fut nommée, pour examiner si la préparation du pays à la Désobéissance était suffisante. Elle fit le tour de l’Inde ; et son rapport, déposé à l’automne, fut décourageant : non seulement il concluait à l’impossibilité actuelle de la Désobéissance, mais la moitié des membres (des hommes d’une foi éprouvée) voulaient qu’on renonçât même aux méthodes gandhistes de Non-coopération, au boycott des fonctions politiques, et qu’un parti Swarâj (Home Rule) se formât, au sein des Conseils du gouvernement, bref que la Non-coopération devînt en fait une opposition parlementaire[5]. Ainsi, la doctrine de Gandhi était battue en brèche, d’un côté par les violents, de l’autre par les modérés.

Mais l’Inde protesta. Le Congrès National Indien, dans sa réunion annuelle de fin décembre 1922, à Gaya, réaffirma énergiquement sa fidélité au maître persécuté et sa foi en la doctrine de la Non-coopération. Par 1740 voix contre 890, il rejeta la proposition de participer aux Conseils législatifs[6]. Et finalement, l’unanimité se retrouva pour continuer la grève politique, avec de simples différences de détail dans les méthodes. On écarta seulement un projet de boycott de toutes les marchandises anglaises. Plus hardie comme toujours, la Conférence musulmane du Khilafat avait voté ce boycott, à une forte majorité.

C’est à ce point de l’histoire que nous devons interrompre notre récit du grand mouvement gandhiste. Malgré quelques fléchissements inévitables en l’absence du maître et de ses meilleurs disciples, de ses lieutenants (notamment, des frères Ali), comme lui emprisonnés, il a résisté victorieusement à l’épreuve redoutable de la première année sans guide. Et la déception avouée par la presse anglaise, après le Congrès de Gaya, montre bien l’importance de la partie gagnée[7].

Qu’en adviendra-t-il, par la suite ? L’Angleterre, instruite par les fautes passées, ne se montrera-t-elle pas plus habile à capter cet élan d’un peuple ? La constance de ce peuple ne se lassera-t-elle point ? Les peuples ont peu de mémoire ; et je douterais fort que celle des hommes de l’Inde conservât bien longtemps les leçons du Mahâtmâ, si elles n’étaient dès longtemps inscrites au plus profond de la race. Car si un génie est grand, par sa seule grandeur, qu’elle soit ou non d’accord avec ceux qui l’entourent, il n’est de génie d’action que celui qui répond aux instincts de sa race, aux besoins de son temps, à l’attente du monde.

Tel est Mahâtmâ Gandhi. Son principe de l’Ahimsâ (la Non-violence) était gravé au cœur de l’Inde depuis deux mille années : Mahâvira, Buddha et le culte de Vishnu en avaient fait la substance de ces millions d’âmes. Gandhi y a seulement transfusé son sang héroïque. Il évoque les ombres gigantesques, les forces du passé, engourdies et prostrées dans une léthargie mortelle. Et à sa voix, elles se sont levées. Car elles se reconnaissent en lui. Il est plus qu’une parole, il est un exemple. Il les a incarnées. Heureux l’homme qui est un peuple, — son peuple mis au tombeau, qui ressuscite en lui !

Mais ces résurrections ne se produisent jamais au hasard. Et si l’esprit de l’Inde vient de surgir de ses temples et de ses forêts, c’est qu’il apporte au monde la réponse prédestinée que le monde attendait.



La réponse, en effet, dépasse infiniment l’Inde. L’Inde seule pouvait la donner. Mais elle consacre autant sa grandeur que son sacrifice. Elle risque d’être sa croix.

Il semble qu’il faille toujours, pour que le monde se renouvelle, qu’un peuple se sacrifie. Les Juifs ont été sacrifiés à leur Messie, qu’après avoir porté, nourri de leurs espoirs, pendant des siècles, ils n’ont pas reconnu, quand sur la croix sanglante enfin il a fleuri. Plus heureux, les Indiens ont reconnu le leur. Et c’est joyeusement qu’ils vont au-devant du sacrifice qui doit les délivrer.

Mais, comme les premiers chrétiens, tous ne comprennent pas le véritable sens de cette libération. Longtemps ceux-là attendirent sur leur terre l’adveniat regnum tuum. Les espoirs d’une grande part des Indiens ne voient pas au delà du règne du Swarâj dans l’Inde. Et je pense que, d’ailleurs, cet idéal politique sera promptement atteint. L’Europe, saignée par les guerres et les révolutions, appauvrie et lassée, dépouillée de son prestige, aux yeux de l’Asie qu’elle opprimait, ne sera plus longtemps de taille à tenir tête, sur le sol de l’Asie, aux peuples réveillés de l’Islam, de l’Inde, de la Chine et du Japon.

Mais ce serait peu de chose que quelques nations de plus, — si riches que puissent être les neuves harmonies, dont elles enrichiront la symphonie humaine, — ce serait peu de chose, si ces forces de l’Asie n’étaient le véhicule d’une nouvelle raison de vivre, de mourir, et (ce qui compte le plus !) d’agir pour toute l’humanité, si elles n’apportaient à l’Europe épuisée un nouveau viatique.

Le monde est balayé par le vent de la violence. Cet orage qui brûle les moissons de notre civilisation n’avait rien d’imprévu. Des siècles de brutal orgueil national, exalté par l’idéologie idolâtrique de la Révolution, propagé par le mimétisme aveugle des démocraties, — et, pour couronnement, un siècle d’industrialisme inhumain et de gloutonne ploutocratie, un machinisme asservisseur, un matérialisme économique où l’âme meurt étouffée, — devaient fatalement mener à ces confuses mêlées, où disparaissent les trésors de l’Occident. Ce ne serait pas assez de dire qu’il y avait là une nécessité. Il y a là une Dikè. Chaque peuple égorge l’autre, au nom des mêmes principes, qui masquent les mêmes intérêts et les mêmes instincts de Caïns. Chacun, — nationalistes, fascistes, bolcheviks, peuples et classes opprimés, peuples et classes oppresseurs, — chacun revendique pour soi, en le refusant aux autres, le droit à la violence, qui lui paraît le Droit. Il y a un demi-siècle, la Force primait le Droit. Aujourd’hui, c’est bien pire : la Force est le Droit. Elle l’a dévoré.

Dans ce vieux monde qui s’écroule, nul asile, nul espoir. Aucune grande lumière. L’Église donne des conseils anodins, vertueux et dosés, qui veillent prudemment à ne la point brouiller avec les puissants ; au reste, elle conseille, et ne donne point l’exemple. De fades pacifistes bêlent languissamment, et l’on sent qu’ils hésitent ; ils parlent d’une foi, qu’ils ne sont pas sûrs d’avoir. Qui leur prouvera cette foi ? Et comment, au milieu de ce monde qui la nie ? — Comme une foi se prouve. En agissant !

Voilà le Message au monde, comme l’appelle Gandhi, le message de l’Inde : « Sacrifions-nous ! »

Et Tagore l’a redit, en paroles magiques[8] : car sur ce fier principe, Tagore et Gandhi ne sont qu’un :

«… J’espère que croîtra, vigoureux, cet esprit de sacrifice, ce consentement à souffrir… C’est la vraie liberté… Nulle valeur n’est plus haute, — pas même l’indépendance nationale… L’Occident a sa foi inébranlable en la force et en la richesse matérielles : par conséquent, il aura beau crier pour la paix et le désarmement, sa férocité grondera toujours plus fort. Tel un poisson que blesserait la pression de l’eau, et qui voudrait voler : brillante idée ! mais totalement impossible à réaliser pour un poisson. Nous, dans l’Inde, nous avons à montrer au monde ce qu’est cette vérité qui, non seulement rend possible le désarmement, mais le transmue en force. Le fait que la force morale est une puissance supérieure à la force brutale sera prouvé par le peuple qui est sans armes. L’évolution de la Vie montre qu’elle a peu à peu rejeté son formidable fardeau d’armure et une monstrueuse quantité de chair, jusqu’au jour où l’homme est devenu le conquérant du monde brutal. Le jour viendra où le frêle homme de cœur, complètement dégagé de l’armure, prouvera que ce sont les doux qui héritent de la terre. Il est donc logique que Mahâtmâ Gandhi, de corps débile et dénué de toutes ressources matérielles, évoque l’immense pouvoir des doux et humbles, qui attend caché dans le cœur de l’humanité de l’Inde outragée et destituée. Les destinées de l’Inde ont choisi pour allié Nârâyana, et non Nârâyani-senâ, la puissance de l’âme, et non celle du muscle. Elle doit élever l’histoire humaine, du niveau fangeux de la mêlée matérielle aux cimes des batailles de l’esprit… Quoique nous puissions nous abuser, avec les phrases apprises de l’Occident, le Swarâj (Home Rule) n’est pas notre but. Notre combat est un combat spirituel. C’est un combat pour l’Homme. Nous devons émanciper l’Homme des réseaux qu’il a tissés autour de lui, de ces organisations d’Égoïsme national. Il nous faut persuader au papillon que la liberté du ciel vaut plus que l’abri du cocon… Nous n’avons pas de terme pour Nation, dans notre langue. Quand nous empruntons ce mot aux autres peuples, il ne nous va point, car nous devons nous liguer avec Nârâyana, l’Être suprême ; et notre victoire ne nous donnera rien d’autre que la victoire pour le monde de Dieu… Si nous pouvons défier les forts, les riches, les armés, en révélant du monde la puissance de l’esprit immortel, tout le château du géant Chair s’effondrera dans le vide. Et alors, l’Homme trouvera le vrai Swarâj. Nous, les gueux déguenillés de l’Orient, nous conquerrons la liberté pour toute l’Humanité… »

Ô Tagore, Gandhi, fleuves de l’Inde qui, pareils à l’Indus et au Gange, embrassez dans votre double étreinte l’Orient et l’Occident, — celui-ci, tragédie de l’action héroïque ; celui-là, vaste songe de lumière, — tous deux ruisselants de Dieu, sur le monde labouré par le soc de la violence, répandez ses semences !



« Notre lutte, déclare Gandhi, a pour fin l’amitié avec le monde entier… La Non-violence est venue parmi les hommes ; et elle restera. Elle est l’Annonciatrice de la paix du monde… »

La paix du monde est loin. Nous n’avons pas d’illusions. Nous avons vu abondamment, au cours d’un demi-siècle, les mensonges, les lâchetés et les cruautés de l’espèce humaine. Ce qui n’empêche point de l’aimer. Car, même chez les plus vils, il y a un nescio quid Dei… Nous n’ignorons rien des fatalités matérielles qui pèsent sur l’Europe du xxe siècle, l’écrasant déterminisme des conditions économiques qui l’enserrent, les siècles de passions et d’erreurs pétrifiées qui constituent autour des âmes de notre temps une croûte dure, que ne peut trouer la lumière. Mais nous connaissons aussi les miracles de l’esprit. Historien, nous avons vu leurs éclairs transpercer des cieux plus sombres que le nôtre. Vivant d’une heure, nous entendons dans l’Inde le tambour de Çiva, « le Maître-Danseur, qui voile son regard dévorant et maîtrise ses pas pour sauver l’univers du retour à l’abîme… »[9]

Les Realpolitiker de la violence (révolutionnaire ou réactionnaire) se raillent de cette foi ; et ils montrent ainsi leur ignorance des réalités profondes. Qu’ils se raillent ! J’ai cette foi. Je la vois bafouée ou persécutée en Europe ; et, dans mon propre pays, nous sommes une poignée… (Sommes-nous même une poignée ?…) Mais quand je serais seul à croire, que m’importe ? Le propre de la foi est — loin de nier l’hostilité du monde — de la voir et de croire, — contre elle : c’est encore mieux ! Car la foi est un combat. Et notre Non-violence est le plus rude combat. Le chemin de la paix n’est pas celui de la faiblesse. Nous sommes moins ennemis de la violence que de la faiblesse. Rien ne vaut sans la force : ni le mal ni le bien. Et mieux vaut le mal entier que le bien émasculé. Le pacifisme geignant est mortel à la paix : il est une lâcheté et un manque de foi. Que ceux qui ne croient pas, ou qui craignent, se retirent ! Le chemin de la paix est le sacrifice de soi.

C’est la leçon de Gandhi[10]. Il ne lui manque que la Croix. Chacun sait que, sans les Juifs, Rome l’eût refusée au Christ. Et le British Empire vaut l’Empire Romain. Mais l’élan est donné. L’âme des peuples d’Orient en a été remuée jusqu’en ses profondeurs ; et ses vibrations s’étendent à toute la terre.

Les grandes apparitions religieuses en Orient ont un rythme. De deux choses l’une, ou celle de Gandhi vaincra, ou elle se répétera, — comme se sont répétés, des siècles à l’avance, le Messie et Buddha, — jusqu’à l’incarnation complète en un demi-dieu mortel, du principe de Vie qui mènera vers la nouvelle étape l’humanité nouvelle.

Février 1923.


FIN


  1. La revue Unity a publié (3 août 1922) une Lettre de la prison contre la civilisation moderne, qui me paraît apocryphe. J’y verrais un pastiche de pages anciennes, extraites de l’Hind Swarâj.
  2. Guru-Ka-Bagh est le jardin d’un sanctuaire (Gurdwara), à dix milles d’Amritsar.
  3. The Akali Struggle, paru dans le Swarâjya de Madras et publié séparément, à la date du 12 septembre 1922.
  4. Cf. Manchester Guardian Weekly, 13 octobre 1922.
  5. Lajpat Rai m’a fait observer qu’aucun des membres du Congrès de Luknow ne croyait en la violence. Tous gardaient leur foi dans le programme constructif de Gandhi ; mais ils voulaient se saisir des Conseils et de l’Assemblée, qui faisaient beaucoup de mal au pays. Ayant été vaincus à Gaya, ils formèrent un parti séparé Swarâj, au sein du Congrès, le 2 janvier 1923. Ils restaient en accord avec Gandhi sur le programme constructif, et ne pouvaient s’entendre avec lui sur la seule question de l’entrée dans les Conseils.
  6. Quant aux éléments révolutionnaires violents, ils étaient peu nombreux à Gaya, et ils n’y jouèrent qu’un rôle de second plan.
  7. Un article de Blanche Watson (Unity, 16 novembre 1922) énumère « les avantages que l’Inde a retirés de sa lutte de résistance non-violente ». Elle assure que les revenus intérieurs de l’Inde ont diminué d’environ 75 millions de dollars, et que le boycott du tissu anglais a fait perdre à l’Angleterre, en une année, 20 millions de dollars. Elle évalue à 30.000 le nombre des Indiens qui étaient, à cette date, emprisonnés, et représente le mécanisme administratif du gouvernement, comme entièrement détraqué. Mais Blanche Watson, fervente admiratrice du Gandhisme, a, sans doute, une tendance inconsciente à en exagérer le succès. D’autres témoignages se montrent moins satisfaits. Ils disent que le mouvement de sacrifice se heurte à l’égoïsme des classes commerçantes et aisées, et que beaucoup de démissions, données dans le premier élan, ont été, depuis, retirées. Il ne serait pas humain de supposer le contraire. Dans toute révolution, beaucoup restent en arrière, ou reviennent sur leurs pas. La question est de savoir si le courant se maintient dans les couches profondes. Voici un témoignage, de l’importance et de l’impartialité duquel il est impossible de douter :
    Le Manchester Guardian, dont on connaît l’intelligent libéralisme, mais qui représente de puissants intérêts directement mis en péril par la Non-coopération gandhiste, vient de procéder à une enquête attentive à travers l’Inde. Cette enquête a été publiée en une série d’articles. Malgré le manque de sympathie (bien naturel) qui s’y marque, à l’égard du mouvement indien, et malgré un parti-pris de le déprécier, on sent, d’article en article, à l’inquiétude croissante, la gravité de la situation pour l’Angleterre. Je résume l’article de conclusion, paru le 16 février 1923 (Manchester Guardian Weekly). L’enquêteur veut se persuader que la tactique gandhiste a subi un fort échec et que la Non-coopération doit se réorganiser sur de nouveaux plans. « Mais, ajoute-t-il, l’esprit de Non-coopération reste. C’est partout, sinon le pur Gandhisme, la méfiance du gouvernement étranger et l’ardent désir d’en être débarrassé. Les classes cultivées et les citadins sont imprégnés de cet esprit. Le ryot (paysan) en est touché encore assez superficiellement ; mais les conditions sont telles dans les villages, qu’il finira par être gagné. L’armée paraît encore indemne : mais elle est recrutée dans les villages ; et tôt ou tard, elle suivra le mouvement. C’est souvent chez les meilleurs, même chez les modérés, que cet esprit de Non-coopération est le plus fort. Les modérés ont seulement l’aversion des méthodes révolutionnaires ; mais cette aversion n’est pas partagée par le pays. Le pays sympathise avec la témérité des Non-coopérateurs, plus qu’avec la prudence des modérés. » L’observateur anglais évalue à une dizaine d’années le temps nécessaire à une organisation des paysans indiens, pour en arriver au refus de paiement des taxes et à la révolte. Mais d’ici là, la situation ne cessera d’empirer ; impossible de tenir encore les Indiens par la crainte de la prison : cette crainte n’existe plus chez eux ; il faudra en venir à des mesures coercitives plus dures, et elles ne feront qu’augmenter les haines. « Une seule solution pacifique est possible, s’il y en a encore une » : il faut que l’Angleterre prenne l’initiative du mouvement de réformes indiennes. Non plus des demi-réformes, comme celles qu’on a instituées en 1919 et tenté d’appliquer depuis un an à peine. Elles ne suffisent plus, et le temps presse. Que l’Angleterre réunisse une Convention nationale indienne, où tous les intérêts et toutes les nuances de pensée de l’Inde soient représentés : aussi bien Gandhi et ses disciples que les princes indiens et les capitalistes européens, les Musulmans, les Hindous, les Parsis, les Eurasiens, les Chrétiens, les Intouchables… Que cette Convention prépare une Constitution pour l’Inde autonome à l’intérieur de l’Empire, et qu’elle fixe les étapes d’exécution de ce Home Rule ! Ainsi, et ainsi seulement pourra être conjuré le déchirement de l’Empire.
    Je ne sais dans quelle mesure le gouvernement de l’Inde et la bureaucratie anglaise accueilleraient un pareil projet, que le Manchester Guardian, après son correspondant, appuie avec énergie. J’ai quelque peine à croire que Gandhi et les Non-coopérateurs acceptent de s’associer en une même Assemblée, avec les capitalistes européens et indiens ! Mais ce qui paraît sûr, c’est que le Home Rule indien n’est maintenant plus en question. D’une façon ou de l’autre, il est inévitable. Et rien n’est plus frappant que le changement de ton de l’Angleterre à l’égard des Indiens, depuis le commencement de l’action de Gandhi. Le mépris européen pour les Indiens n’est plus. On s’efforce de parler d’eux avec égards, et l’on s’accorde à flétrir les violences maladroites, qui étaient naguère le suprême secours du pouvoir et parfois même le premier. L’Inde a, moralement, vaincu.
  8. Lettre du 2 mars 1921, publiée dans la Modern Review, mai 1921.
  9. Extrait de la plus antique invocation à Çiva, dans la pièce Mudrâ-Râkshasa par Vishâkhadatta.
  10. Et c’est aussi l’exemple des Consciencious Objectors qui d’Angleterre, essaiment dans tous les pays d’Europe.