Madame Bovary/Notes/Les poursuites

Louis Conard
Madame Bovary : Notes (1857)
Louis Conard (p. 513-516).

LES POURSUITES.

Mais Flaubert ayant recueilli tous les passages visés par la Revue de Paris, les citait volontiers à son entourage. La susceptibilité officielle peu à peu s’éveilla ; des influences différentes se rencontrèrent, agirent, la Revue de Paris déplaisait par ses tendances libérales ; en haut lieu on décida les poursuites.

Flaubert fut d’abord inquiet ; il voulut éviter le procès et son retentissement, et ce n’est pas sans trouble et sans nervosité qu’il écrivait à son frère le Dr Achille Flaubert :

« Mardi soir 10 h. — Je crois que mon affaire se trouble et qu’elle réussira. — Le Dr de la Sûreté générale a dit (devant témoins) à Me Treilhard d’arrêter les poursuites — mais un revirement peut avoir lieu — j’avais contre moi deux ministères, celui de la Justice et celui de l’Intérieur.

« On a travaillé — et pas marché — mais j’ai cela pour moi, que je n’ai pas fait une visite à un magistrat…

« L’important était d’établir l’opinion publique — c’est chose terminée maintenant et désormais, de quelque façon que cela tourne, on comptera avec moi — les dames se sont fortement mêlées de ton serviteur et frère ou plutôt de son livre, surtout la princesse de Beauvau, qui est une Bovaryste enragée et qui a été deux fois chez l’Impératrice pour faire arrêter les poursuites (garde cela pour toi bien entendu).

« Mais on voulait à toute force en finir avec la Revue de Paris — et il était très malin de la supprimer pour délit d’immoralité et d’irréligion… »

Et quatre jours après :

« Je ne t’écrivais plus, mon cher Achille, parce que je croyais l’affaire complètement terminée ; le Prince Napoléon l’avait par trois fois affirmé et à trois personnes différentes. Me Rouland a été lui-même parler au Ministère de l’Intérieur, et Me Édouard Delessert avait été chargé par l’Impératrice (chez laquelle il dînait mardi) de dire à sa mère que c’était une affaire finie.

« C’est hier matin, que j’ai su par le père Sénard, que j’étais renvoyé en police correctionnelle…

« J’en ai fait prévenir immédiatement le Prince, lequel m’a répondu que ce n’était pas vrai, mais c’est lui qui se trompe.

« Voilà tout ce que je sais, c’est un tourbillon de mensonges et d’infamies dans lequel je me perds — il y a là-dessous quelque chose, quelqu’un d’invisible et d’acharné — je n’ai d’abord été qu’un prétexte et je crois maintenant que la Revue de Paris elle-même n’est qu’un prétexte. Peut-être en veut-on à quelqu’un de mes protecteurs ? ils ont été considérables plus par la qualité que par la quantité.

« … Mais je n’attends aucune justice — je ferai ma prison — je ne demanderai bien entendu aucune grâce — c’est là ce qui me déshonorerait… — et on ne me clorera pas le bec, du tout ! je travaillerai comme par le passé, c’est-à-dire avec autant de conscience et d’indépendance. Ah ! je leur fouterai des romans ! et des vrais !…

« J’attends de minute en minute le papier timbré qui m’indiquera le jour où je dois aller m’asseoir (pour crime d’avoir écrit en français) sur le banc des filous et des pédérastes… »

Et un peu plus tard :

« Mon cher Achille — je suis tout étonné de ne pas avoir encore reçu de papier timbré — on est en retard — peut-être hésite-t-on ? je le crois — les gens qui ont parlé pour moi sont furieux et un de mes protecteurs qui est un très haut personnage « entre en rage » à ce que l’on m’écrit — il va casser les vitres aux Tuileries — tout cela finira bien, j’en suis sûr, soit qu’on arrête l’affaire, ou que je passe en justice… La police s’est méprise, elle croyait s’en prendre au premier roman venu et à un petit grimaud littéraire, et il se trouve que mon roman passe maintenant — et en partie grâce à la persécution — pour un chef-d’œuvre. Quant à l’auteur, il a pour défenseurs pas mal de ce qu’on appelait autrefois de grandes dames — l’Impératrice (entre autres) a parlé pour moi deux fois — l’Empereur avait dit une première fois « qu’on le laisse tranquille » — et malgré cela, on est revenu à la charge — pourquoi ? ici commence le mystère… Quant à ne pas comparaître à l’audience, ce serait une reculade — je n’y dirai rien — mais je serai assis à côté du père Sénard qui aura besoin de moi et puis je ne puis me dispenser de montrer ma barbe de criminel aux populations… J’achèterai une botte de paille et des chaînes, et je ferai faire mon portrait « assis sur la paille humide des cachots et avec des fers » !!!

« Tout cela est tellement bête que je finis par m’en amuser beaucoup. »

Le 1er janvier 1857, toujours à son frère Achille :

« Mon affaire va être arrêtée probablement cette nuit, par une dépêche télégraphique venue de la province — cela va tomber sur ces MM. sans qu’ils sachent d’où — ils sont tous capables de mettre leurs cartes chez moi demain soir. »

Et le lendemain :

« Je rentre après 21 francs de coupé — je crois que tout va s’arranger… je te le répète c’est du ministère de l’Intérieur que le coup part — et c’est là qu’il faut frapper — vite et fort. »

Quelques jours après :

« C’est jeudi prochain que je passe définitivement. J’ai été aujourd’hui une grande heure seul avec Lamartine, qui m’a fait des compliments par-dessus les moulins… — ce qu’il y a de sûr, c’est qu’il sait mon livre par cœur… j’aurai de lui pour la présenter au Tribunal une lettre élogieuse. »

En effet, un courant perfide s’établit et Gustave Flaubert, auteur de Madame Bovary, Laurent Pichat, Pillet, directeur et imprimeur de la Revue de Paris, furent traduits devant la 6e chambre de la police correctionnelle, le 31 janvier 1857, en vertu des articles 1 et 2 de la loi du 17 mai 1819, et 59 et 60 du Code pénal.

L’audience, présidée par Me Dubarle, eut les honneurs d’une foule choisie.

Le réquisitoire, faible d’argumentation, fut prononcé par l’avocat général Ernest Pinard. La défense, présentée par Me Sénard, fut un triomphe. Les accusés furent acquittés et Flaubert est acclamé chef de l’école dite réaliste. Madame Bovary devint populaire ; son succès dure encore. Il est à un moment si retentissant que Flaubert en paraît obsédé, il écrit : « Je voudrais être assez riche pour racheter tous les exemplaires de ce roman, les jeter au feu et qu’on n’en parle plus. » Et plus tard : « J’ai hâte de donner un autre livre qui détruira celui-ci. »