J. Ferenczi et fils (p. 237-239).

IX

Les Bartau ont acheté la villa de marbre. C’est presque une infamie… mais ils y vivent très heureux, très paisibles.

Quelques mois après le suicide de Mme Marcelle Désambres, Hector Carini, son frère, a mis en vente ce temple mystérieux d’un amour monstrueux, et Louis, voulant se rapprocher de leur scierie mécanique, s’est décidé, sur les instances de Louise… Ils ont payé cette villa charmante la moitié de sa valeur, naturellement.

Le drame n’a pas fait grand bruit. Hector, le sculpteur s’attendait à ce dénouement, il l’avait déjà prédit. Une fois les constatations d’usage terminées, il a emporté le cadavre de sa sœur avec son héritage, tous les bibelots rares, les tableaux, les étoffes. Le magistrat chargé de l’enquête traditionnelle a deviné les choses qu’on ne lui expliquait pas : puisqu’elle s’habillait en homme pour mourir, c’est qu’elle était folle, et puisqu’elle s’était tuée le soir même de la noce de Tranet, c’est qu’elle avait aimé Tranet ! Un de ces amours de bas étage qu’on découvre souvent entre un ouvrier et une grande dame, passion réprouvée menant droit au désespoir la femme qui n’est plus assez jeune pour espérer mieux.

Après l’apothéose du martyre, l’auréole du ridicule !…

Le père Tranet colore d’une certaine façon l’histoire qu’on raconte rue de l’Intendance. Il parle avec une réserve discrète de sa bienfaitrice, la personne chic qu’il avait remarquée dans les salons parisiens lors de ses pérégrinations de jeune inventeur socialiste… mais si on le tourmente pour en apprendre davantage, il envoie tout de suite les gens se promener en s’écriant :

— Ah ! brisons là ! j’ai eu des femmes chic, possible, mais j’ai toujours reconnu ce que je leur devais !

Peut-être a-t-il, intérieurement, le désir de restituer aux héritiers de Marcelle les cinq mille francs qui ont apprivoisé Caroline…

Le père Tranet se range ! Caroline le dresse comme un caniche, à la baguette. Il ne va pas au café de la Poste sans une permission spéciale et ne suit plus les ouvrières endimanchées. Il perfectionne une dernière invention : une bonde pour tonneaux, munie d’un thermomètre marquant les différents degrés de l’alcool. Une merveille, cette bonde. Il demandera un brevet et installera le débit de ses articles dans le magasin des douves en chêne.

Maman Caroline, qu’on appelle toujours maman Bartau, tant elle est reine à côté de son prince époux, lui arrangera un coin : elle s’humanise ! S’il est bavard, il y a des compensations, et, pourvu qu’elle conserve la haute direction sur le reste des affaires… Marie, leur cuisinière, déclare tous les jours au charcutier, M. Chinard, que ce vieux pétroleur de Tranet est la crème des hommes. Le Docteur Rampon, plus aigre, plus pessimiste que jamais, revient dans la maison, il harcèle le mari de Mme Bartau par ses savantes dissertations. Il attaque toutes les théories sur la bonde-thermométrique, déguste le cassis de Caroline, fait une allusion aux mariages stériles, puis se retire, mystérieux. Tranet ne peut plus digérer sans lui…

Et les enfants ?

Les enfants ! Louis garde un pli au front, une ride qui s’est creusée, paraît-il, le soir même de la catastrophe et qui ne s’efface pas. Louise a beaucoup pleuré… Un matin ils se sont réveillés, sains d’esprit et de corps, d’un sommeil rempli de cauchemars. La chimère, après les avoir tenus dans l’ombre de ses ailes, s’est enfuie brusquement, les abandonnant au clair soleil de leur amour. Oui, de leur amour, car ils n’ont point cessé de s’aimer… Des remords, allons donc ! Si on découvre une chenille sur une fleur, on l’écrase, et la fleur est encore digne de la rosée du printemps. Ils sont jeunes, ils sont beaux, et, avant de chasser le démon du paradis terrestre, juste revanche des innocents, ils lui ont ravi le génie de l’amour.

Ils sont heureux… ils savent !