J. Ferenczi et fils (p. 153-181).

VI

— M’est avis, mon cher monsieur Bartau, que le premier péché d’adultère a été commis par un homme très vertueux… qui s’ennuyait. Si je risque cette vérité de la Palisse avec vous, j’espère bien qu’elle n’ira pas plus loin. Votre femme ne me le pardonnerait pas.

Et ses grands yeux de chatte à demi fermés, elle se renversa dans sa causeuse. Certes, Mme Désambres ne s’ennuyait jamais, car elle possédait le merveilleux secret de plaire aux autres tout en se faisant plaisir à elle-même. Ainsi, ce petit marchand de bois, gauche et raisonnable, avait le don de l’égayer beaucoup. Elle lisait à livre ouvert sur ce visage de blond qui a bien dormi. Quand il avançait le bras, elle savait ce qu’il voulait, et quand il pinçait la bouche, elle devinait ce qu’il pensait. Un duel semblait toujours prêt à éclater entre eux, et cependant elle calmait ses révoltes au moment le plus chaud de la discussion en lui adressant un sourire affectueux.

— Madame, murmura-t-il, je ne suis pas de force à lutter contre vous. Un homme est ridicule dès qu’il essaye de paraître vertueux… et je suis peut-être plus ennuyé que vertueux pour le quart d’heure !

— Voilà de la pure galanterie ou je ne m’y connais pas, monsieur Bartau !

Elle fit une moue et reprit :

— Vous vous ennuyez… ici, chez moi ?

— Mais non, madame… je m’ennuie ailleurs.

— Serait-ce chez votre femme ?

— Je vous assure que…

— Ne m’assurez rien, vous allez mentir.

Abasourdi, Louis Bartau se tut, et, par contenance, il promena son regard désolé autour de l’appartement.

Il se trouvait dans le coin préféré de Mme Désambres, une sorte de pièce tendue en rond d’étoffe noire à ramages chinois pailletés de laque. Une immense baie, vitrée par une glace sans tain, trouait le mur du côté de la Loire, et l’on apercevait le paysage comme tout nu au milieu de la chambre. Ni draperie, ni rideaux n’encadraient ce morceau de nature. On en savourait les multiples effets par les temps sombres ou par le grand soleil avec la satisfaction égoïste de l’amateur qui se sent à l’abri au fond d’une baignoire de théâtre. Les premiers plans montraient le fleuve roulant, furieux, ses eaux d’hiver rougeâtres, çà et là frangées d’écume. Dans les lointains noyés du brouillard, quelques collines bleues et quelques villas blanches, puis, une large étendue de ciel roulant des nuages comme la Loire roulait ses ondes. À l’opposé de ce superbe tableau, une coquette cheminée de marbre rose supportait la statue de Sapho, en bronze légèrement teinté d’or. Cette antique très cruelle tenait sa lyre à l’envers et fixait des yeux complètement morts sur la porte d’entrée. On aurait dit qu’elle guettait un homme pour lui faire le plus détestable des partis… sans oser l’avouer pourtant, car ses deux lèvres jointes ne laissaient pas échapper une seule expression coupable. De chaque côté de la Sapho, deux amours à pieds de faunes élevaient des girandoles garnies de vertes bougies tortillées en spirales. Un miroir penché, ovale, tout ruisselant de mousseline et de dentelles, un véritable pompadour avec nœuds de rubans papillons, dominait les statuettes, vous renvoyant leurs doubles dans une perspective claire de fontaine endormie. Les meubles affectaient des allures un peu sournoises. Il y avait des crapauds de peluche noire et myrte assez pareils aux nids de mousse que l’on trouve dans le creux des vieux arbres, des canapés en x à longues franges multicolores qui mettent les visiteurs bouche à bouche tout en les laissant dos à dos, des divans tellement bas et sombres, tellement encombrés de coussins qu’on les fuyait d’instinct pour ne pas être tenté de se mal tenir, des petits pouffs sans roulettes ni dossier, absolument ronds comme des pommes et aussi profonds, dès qu’on les palpait, que des abîmes. Ces sièges couraient sur un tapis d’ours brun, dont les poils lisses et s’irisant aux lueurs du foyer, avaient l’aspect de la vie. Une bibliothèque tournante, en mosaïque pompéienne, se dressait à la gauche de la cheminée, des cariatides d’ivoire et de stuc précieux tendaient les pupitres en ébène, une lampe d’albâtre, suspendue par quatre chaînettes scintillantes, couronnait son fronton sculpté. À droite, un piano allongeait sa queue de palissandre uni dans un fouillis somptueux de soieries japonaises bleu et argent, très gaies, très folles, détonnant comme une fanfare de ces contrées toujours ivres de la lumière pure et de la couleur crue. Le plafond était peint en ciel d’aurore ; des nuages pourpres sur un orient de perles fines. Pas plus d’amours que de tourterelles, mais, pour suspendre un globe de cristal, une main de fer forgé sortant d’un écusson aux armes des Valois.

On ne voyait bien toutes ces choses que lorsqu’on étudiait le logis minutieusement. L’ensemble de ce boudoir était harmonieux et pas un luxe ne nuisait à l’autre, tous paraissaient utiles, tant leurs savantes provocations vous saisissaient la chair. Comme une brutale découverte, la glace de l’unique fenêtre était là pour vous crier le froid du dehors, la pauvreté de la campagne, la mélancolie du temps. Il fallait bien se rendre compte que, dans ce coin capitonné, tour à tour scintillant et discret, on vivait mieux, on vivait plus que sur le quai désert de cette Loire remplie de catastrophes. La maîtresse du logis, vêtue d’un long peignoir en velours gris d’acier, sans bijou, sans col, se moulait à miracle dans cet écrin soyeux. Quand on ne tombait point sur ses yeux inquiétants, mauvais, ses yeux en métal changeant, du métal de certaines lames damasquinées et empoisonnées, on l’admirait de bonne foi. Elle n’avait pas d’âge certain, elle témoignait par ses gestes souples d’une jeunesse bizarre, forte ou même virile, elle riait avec de jolies dents tranchantes et laiteuses, elle causait avec un accent sonore et plein de caresses. Enfin, si elle n’était pas une femme désirable, elle devait posséder de tels secrets d’amour qu’on se laissait envahir, tout près d’elle, par le lancinant besoin de les lui demander.

Sa poitrine, droite, n’accusant pas de seins possibles, demeurait une énigme qu’on redoutait d’approfondir. Et la ligne serpentine du corps décelait quelques irritantes beautés, peut-être fausses.

Pour Louis Bartau, le simple marchand de bois, il ne cherchait plus le mot de ce problème féminin. Elle venait de Paris, donc elle n’était pas faite comme tout le monde. La première fois qu’il avait présenté sa note dans la maison du quai, elle l’avait reçu devant une table servie, à son déjeuner, et la femme qui mange est si vulgaire, n’est-ce pas ? qu’il ne s’était occupé que de leurs additions. À la vérité, il avait constaté que cette dame croquait le gibier et buvait le vin blanc comme un chasseur. Tout, le long des murs, lui avait donné une fière idée de ses divers appétits. Des trophées de chasse : tête de cerf, carabine, pistolet, dague, carnier, couteau, poire à poudre, des panoplies de salle d’armes ornées de tous les genres d’épées connues. Sur la toile de java brodée de fleurs de lis rouge, des tableaux de bons maîtres exhibaient des natures mortes d’une tonalité gourmande. Et puis, un autre matin, il était entré dans la chambre à coucher tapissée de rose-chine, un satin très épais qu’elle avait voulu, l’excentrique, recouvrir de tulle noir comme d’un deuil de coquette. Là, il avait contemplé un lit énorme, bas, sans boiserie apparente, un lit drapé de ce satin pâle, doublé toujours de ce tulle agaçant. Il avait parcouru un salon meublé de bambous légers et lambrissé de nattes aux nuances éclatantes, un cabinet de bain en granit gris dallé de marbre vert, un cabinet de toilette où les robes attendaient sur des mannequins graves, des robes uniformément noires, en velours, en drap, en soie, en dentelles, toujours noires, et il s’était dit, quand le valet de chambre l’avait introduit dans le boudoir, réduction de toutes les merveilles de cette maison bizarre, que les Parisiennes riches savaient vraiment dépenser leur fortune.

Rien de plus, rien de moins. Louis était un cerveau sobre qui n’absorbait que ce qu’il pouvait supporter. Comment revenait-il, maintenant qu’il avait fini ses livraisons de bois dur ? Voilà ce qu’il n’expliquait pas à maman Bartau, et ce qu’il tâchait surtout de ne pas s’expliquer à lui-même. On lui disait : Amenez-moi donc votre petite femme ; et, par politesse, il l’amenait de temps en temps, mais, quand elle restait en arrière, la petite femme, il arrivait pour l’excuser, s’asseyait, boudeur, dans ces sacrés fauteuils myrtes, et ne savait plus ni ce qu’il disait, ni ce qu’il faisait. Une heure s’écoulait, la Sapho le tenait là, passif, sous son regard mort, il aurait voulu ne plus s’en aller. Ses relations avaient débuté d’une façon banale. Un jour, Mme Marcelle Désambres était venue commander du bois pour des sculptures, le soir de ce jour, les deux frères de la dame, deux freluquets moins bien qu’elle certes, avaient soldé le compte de ce bois dur, et le lendemain, Louise, à la musique, avait rencontré la dame, on avait causé de la pluie d’octobre, du beau temps d’Amboise ; le père Tranet, un homme intrigant, s’était fait inviter avec sa fille pour une collation après la musique. Louise parlait de cette collation comme d’un festin digne des dieux.

Mme Désambres, depuis un mois, habitait une charmante petite maison blanche au bord de la Loire, derrière le chemin de fer. Un jardin en pente trempait des rosiers et des bouts de pelouse dans l’eau jaune du fleuve. Le salon chinois s’ouvrait sur une terrasse italienne ornée d’une balustrade de marbre délicatement travaillée. C’était l’ancienne demeure d’une cocotte. Aussi riche qu’un banquier, la cocotte avait fait bâtir ce bijou pour s’y retirer avec un garçon coiffeur qu’elle venait d’épouser, mais — le sort est souvent injuste — le garçon coiffeur était parti huit jours après ses noces, et la pauvre délaissée, revendant le nid à la hâte, avait regagné Paris pour y poursuivre l’oiseau turbulent. Mme Désambres dut seulement remeubler le petit hôtel qui lui semblait trop cocotte, prétendait-elle, pour une femme de son âge. Elle en avait fait une espèce de temple, très séraphique au dehors avec ses colonnettes de Carrare et ses grilles enguirlandées de bronze doré ; très mystérieux au dedans avec ses revêtements d’étoffes mousseuses de couleurs indécises ou très sombres. Le boudoir donnait le frisson, on y tremblait comme lorsqu’on entre dans une grotte humide. Les armes de la salle à manger vous stupéfiaient comme vous annonçant un danger quelconque, un piège éternellement tendu.

Mme Désambres disait que sa solitude lui pesait. Elle ne voulait pas nouer de relations mondaines, sa santé ne le lui permettait plus. Elle avait soif de la vie de famille, et ses frères, travaillant aux réparations du château d’Amboise, venaient si rarement qu’elle pouvait bien périr d’ennui entre leurs visites alternées. Du reste, elle n’aimait que le plus grand, l’autre, celui qui s’appelait comme elle et qui ajoutait son nom de dame à son nom d’homme par plaisanterie, lui ressemblait trop pour qu’elle pût beaucoup le chérir. Il avait tous ses défauts.

— Il est, expliquait-elle à ses nouveaux amis, capricieux, ambitieux, désordonné, presque fou… et d’ailleurs, il devient amoureux de toutes les jeunes filles qu’il rencontre, ce qui me donnerait du désagrément dans une ville rangée comme doit l’être Tours. Du reste, il a les mêmes goûts artistiques, les mêmes volontés que moi, et cela nous gêne… nous nous précipiterions sur le piano ensemble, nous saisirions le pinceau ensemble et nous nous arracherions le même livre. Mon rêve, c’est, après l’existence mondaine que j’ai dû mener à Paris, bien malgré moi, une petite Thébaïde confortable et sans prétention, très ignorée, très silencieuse, avec quelques amis sages ne donnant ni soirées ni dîners extraordinaires. De bons commerçants, par exemple, incapables de me poser des tas de questions sur mon passé ou mon avenir. Je suis veuve, je n’ai pas d’enfants, j’aimerais à devenir une marraine gâtant son filleul, une protectrice pour une jeune femme malheureuse, un conseiller pour des gens dans des peines que mon expérience saurait adoucir. C’est si charmant d’être la providence des petits et des humbles quand on est riche et qu’on n’a rien de mieux à faire.

Tout cet exposé de choses gracieuses les engoua. Maman Bartau n’y voyait aucun mal. La ame tombait des nues à propos… puisqu’on n’écoulait plus le bois dur et que la cliente payait toujours comptant. Louise, écœurée par certaine opération du docteur Rampon, ne songeait qu’à se distraire pour tâcher d’oublier l’indifférence de son mari. Le mari, lui, avait peut-être deviné que la dame, une toquée, les recevait comme on mange les merles, c’est-à-dire parce qu’elle ne pouvait recevoir mieux, mais, intérieurement flatté de cette relation, qui était de double rapport et comme clientèle et comme politesses, il se laissait entraîner à lui rendre des visites, plus longues, en vérité, qu’un marchand ne les doit. Il amenait Louise et lui faisait les mille observations d’usage.

— Tu te tiendras droite. Tu n’auras pas l’air étonnée. Ne regarde pas trop les tableaux, elle croirait que tu n’as jamais admiré de peinture. Si tu lui joues ta valse, tâche de ne pas rester court comme le soir de la Sainte-Caroline. Veille bien à tes manières, nous lui devons des égards au moins, car elle n’est pas de notre monde, c’est une grande dame. Habille-toi selon tes moyens, mais n’oublie pas les gants frais. On peut la remercier : figure-toi qu’elle va nous faire avoir la concession des bois du château, elle fait ce qu’elle veut là-bas… je crois même qu’elle connaît le comte de Paris.

— Et si je rencontre ses frères ? demandait Louise tout émue.

— Tu n’as qu’à te retirer… ce sont des polissons et tu n’as pas à t’en occuper… ce ne serait pas de mise… sans moi. Mais tu ne les y trouveras jamais, elle ne les aime guère, m’a-t-il paru.

De son côté, le père Tranet, après une tirade contre les aristocrates et les hôtels des cocottes, remeublés ou non, jubilait de se sentir de la petite fête. On ne manquait pas de lui offrir un verre de fine champagne, un doigt de madère pour sucer un biscuit, et il parlait de perfectionner le ciel de lit lumineux afin de l’adapter plus solidement dans cette demeure hospitalière. Quant au docteur Rampon, il bougonnait tout bas… « Les Parisiennes, des machines à plaisir ! Ainsi, Louise n’aura pas d’enfant ! Ah ! bien oui, tout est trop étroit chez elle… ni hanches, ni bassin… C’est le dépeuplement complet de la France, quoi ! »

Louis, ce matin d’hiver, était arrivé, dès son café bu. Il prétextait maintenant l’innocente débauche d’un café dégusté dehors pour gagner, le long de la promenade, la maison de marbre, comme on l’appelait. Il faisait un froid piquant, il n’était pas fâché de se dégourdir un peu ; ensuite, les voyageurs et les pourvoyeurs n’abondaient pas, le moment des coupes était passé : quel mal y avait-il de pousser jusque chez la dame de Paris ? Et Louis s’était machinalement installé dans un des crapauds de peluche vert myrte, en face de la Sapho menaçante.

— Savez-vous, monsieur Bartau, dit l’énigmatique femme qui souriait de son sourire doux, savez-vous que, pour un jeune marié, vous n’êtes pas si tendre ?… Aviez-vous donc eu des amourettes sérieuses avant votre mariage, de ces amourettes qu’on oublie difficilement ?

— Je n’ai même pas eu de maîtresse, madame…

— Adorable bambin ! et comment donc vous y êtes-vous pris la nuit de vos noces ?

— Oh ! madame ! je savais ce que c’était qu’une femme, j’étais rentré souvent très tard, chez ma mère…

— Idéal ! voilà une belle éducation, ma foi !

Louis regrettait la légèreté de cet entretien. D’abord elle l’avait remercié d’un envoi de copeaux qu’il lui avait fait gratis parce qu’il lui avait entendu dire qu’elle adorait des grandes flammes claires par ce temps de décembre. Et puis, de fil en aiguille, il avait avoué un secret chagrin, des ennuis d’intérieur, des tracas domestiques et elle lui avait appris que non seulement ses copeaux brûlaient à merveille, mais encore que le premier péché d’adultère avait été commis par un homme vertueux. Mon Dieu ! l’étrange créature !…

— Votre petite Louise, dit-elle, est timide, froide. Elle ne sait pas vous charmer. Voyons, mon cher enfant, je suis d’âge, à tout comprendre, je pense !

Et elle jouait, du bout de son pied mince, nerveux comme un pied de chèvre, avec un joli chaton angora étendu devant le feu.

— Vous désirez que je vous fasse une confidence, soupira-t-il, et vous vous moquerez de moi… Eh bien, au contraire, Louise m’aime beaucoup, elle me fait peur. Une fois, j’ai failli devenir paresseux, tellement elle m’avait ensorcelé dans ses deux bras… pourtant, s’aimer c’est toujours s’aimer, et où cela vous mène-t-il quand on ne peut pas avoir de bébés ?

— À la passion, monsieur le dégoûté, la passion, qui est meilleure que le simple amour.

— Et la passion ?

— Monsieur Bartau, déclara Mme Désambres, si deux êtres pouvaient, dans le mariage, s’aimer avec la fougue de deux amants, et de toutes les manières et de toutes leurs forces, si ces deux êtres réunissaient en outre les conditions de vertu antérieure et de beauté présente nécessaire à la durée d’une affection, si folle qu’elle soit, si ces deux êtres existaient, vous dis-je, le paradis terrestre nous rendrait les félicités de sa sainte légende… Dieu serait bien attrapé…

— Pourquoi, madame, cela n’est-il pas possible ?

— Jeunesse ne peut savoir… et vieillesse est impuissante !

— Quelle drôle de complication, l’amour ! gémit le mari de Louise.

— Vous devriez aller tous les deux à Paris, voulez-vous que je vous y conduise ? L’air de la capitale est souverain pour les ignorants en ces sortes d’affaires.

— Je ne tiens pas à ce que ma femme devienne coquette. J’ai le naturel jaloux.

— Alors… allez-y tout seul, riposta Marcelle impatientée.

— Vous me renvoyez ? murmura Louis, levant ses grands yeux gris calmes et bons sur sa nerveuse cliente.

Ils s’examinèrent un instant. Louis, très boutonné dans un pardessus de limousine brune, les mains gantées de peau de chien, n’avait pas mauvaise tournure, mais il était à équarrir comme les tronçons de chêne qu’il vendait. Ses souliers de gros cuir et son vieux feutre à larges bords, qu’on repassait de temps en temps, lui donnait la mine d’un ouvrier propre. Son épiderme de blond pâle et délicat rehaussait ce que sa personne avait d’un peu manant ; sans cela il aurait eu des allures vulgaires.

Mme Désambres, elle, tordue dans son velours comme une couleuvre dans un lierre, était à mille lieues de cet homme par sa grâce pleine d’aplomb, ses gestes d’une décision royale, et ce fut peut-être à cause de l’énorme distance qu’elle rapprocha son fauteuil après avoir saisi le minet par une oreille.

— Non, monsieur Bartau, je ne vous renvoie pas ; vous m’intéressez.

— Je vous amuse, rectifia Louis avec tristesse.

— Sans doute ! Nous autres, les femmes, on ne nous intéresse qu’à ce prix. Mais je plains votre petite Louise : elle est jolie, et vous verrez qu’elle aura le sort de toutes les Louises vertueuses… son mari la trompera.

— Ou elle trompera son mari, madame.

— Je réponds d’elle comme de moi-même. Une véritable ingénue.

— Oh ! vous lui prêtez des romans ?

— De bons romans, monsieur : Mademoiselle de Maupin, par exemple, où il s’agit d’amitiés de femmes, des idylles bien naïves, allez !

En disant ces mots, elle le regardait en face et ses prunelles distillaient une lueur singulière. Louis ne broncha pas, il ignorait tous les chefs-d’œuvre de la littérature française, et, à part un feuilleton d’Alexandre Dumas qu’il avait suivi, de loin en loin, il se moquait carrément des faiseurs d’histoires amoureuses.

— Je ne prétends pas vous empêcher de la distraire, madame, vous êtes si bienveillante pour nous.

Marcelle éclata de rire.

— Vous êtes unique, vous, mon ami, et je puis mourir contente, j’aurai découvert l’homme primitif dont parlent les livres d’histoire naturelle.

— Merci, madame !

Louis se leva pour saluer. Il chercha sa canne sous un meuble, caressa le petit chat qui jurait, puis, mélancolique :

— Ce n’est pas à moi, dit-il, qu’on prêterait un bon roman.

— Tiens ! quelle idée ! Toute ma bibliothèque est à votre disposition, mon ami.

Elle se leva à son tour, et faisant pivoter des casiers chargés de livres, elle tira d’une rangée un elzévir très élégant relié en maroquin rouge.

— Voilà qui va vous damner, jeune époux raisonnable.

Il mit le livre dans la poche et eut un rire naïf.

— Des machinettes noires sur du papier blanc… ça ne m’effraye guère, madame.

— Promettez-moi de m’avouer vos fredaines. un soir. Il vaut encore mieux que vous la trompiez, n’est-ce pas, que si elle vous trompait, et presque toujours quand le mari débute, la femme devient jalouse et ne songe plus à faire des coquetteries aux autres.

— Quelle expérience vous avez, madame !

— Pour votre service, monsieur.

Il était resté debout devant elle, embarrassé de ses phrases qu’elle lui lançait, toutes chaudes, avec une crânerie moqueuse.

— Alors vous voudriez que je trahisse ma femme ?

— De grand cœur… pour pouvoir la consoler. J’ai tant d’amour, moi, dans la poitrine, qu’il me faut un but affectueux, une occasion de dévouement pour ne pas mourir d’ennui et d’exaspération. Je n’ai jamais aimé les hommes, ils sont si bêtes et si brutaux. Mon mari m’en a dégoûté pour le reste de ma vie. On m’avait fait épouser un vieux tout plein d’idées baroques, je fus complaisante, m’imaginant que la complaisance était un des principaux devoirs conjugaux et… mon cher ami mourut au bout de quelques semaines de lune de miel. Il me légua de solides rentes, plus une éducation légère, une de ces éducations qui se commencent au couvent mais qu’on ne termine bien qu’avec un vieux mari… malgré tout ce que j’ai entendu dire aux philosophes de ce siècle. J’ai parcouru, veuve et très libre, les différents mondes parisiens, puis, un beau matin je me suis réveillée véritablement artiste… (ici Mme Désambres s’arrêta pour pouffer de rire). Vous ne savez pas, vous, homme, le demi-quart de ce que je sais… quel malheur ! Tenez, énumérons, musique (et elle touchait du doigt la lyre de Sapho), peinture (elle montrait une nymphe de Henner se détachant toute blanche des tentures sombres), sculpture (elle souleva une main de plâtre qu’elle avait moulée elle-même), littérature (elle se frappa le cerveau de son index), je peux faire ce que je veux. Il me semble qu’avec une argile humaine de bonne composition je créerais un chef-d’œuvre causant, chantant, valsant et vibrant, surtout, comme une nouvelle Galathée. Alors… conclut-elle brusquement, vous, l’homme, que pensez-vous m’apprendre ou me disputer ?

Louis Bartau l’écoutait, ébahi. Ses phrases, se précipitant les unes sur les autres, lui martelaient l’entendement sans qu’il se rendît compte de ce qu’elles signifiaient. Certes il avait du plaisir à l’écouter, mais il en aurait eu davantage à la deviner. Ce vieux mari, les philosophes, Sapho qu’il ne connaissait pas, même de réputation, et la nouvelle Galathée, tout se mêlait dans un galop infernal. La famille des Carini avait un coup de timbre, décidément !…

— Madame, dit-il, faisant un violent effort, je ne tiens guère à en savoir si long, moi… je deviendrais fou.

Il se pencha sur le chat qui, excité par les gestes de sa maîtresse, bondissait d’une manière désordonnée.

— Pauvre petit ! balbutia-t-il, es-tu heureux d’être une bête !

Et il sortit du boudoir très vite, craignant de se retourner pour recevoir une dernière égratignure.

Marcelle Désambres demeura un moment immobile.

— Cela est exact, proféra-t-elle les dents serrées, il vaut mieux être un bel animal, peu conscient, peu logique, sans morale et sans dignité. On fait le bien ou le mal par hasard… et on meurt d’une indigestion ou de vieillesse, ayant tout effleuré pour ne rien maudire. Est-ce que ce marchand de bois aurait trouvé ce que je rêve : la tranquillité ? Serait-il moins un imbécile que les autres dans sa suave quiétude ? Elle eut un méchant rictus.

« Allons ! je crois que nous nous en débarrasserons facilement. »

Louis Bartau rentra pour être témoin d’une effroyable scène. M. Tranet avait failli mettre le feu au magasin des bois neufs. Depuis un mois, le père Tranet perfectionnait une colle forte. En général, les colles fortes que l’on achète ont une odeur désagréable, et souvent elles ne collent pas du tout. Tranet voulait faire un onguent parfumé avec addition de cire vierge, au lieu de gélatine de poisson : une innovation merveilleuse. Quand il aurait expérimenté la chose, il demanderait le traditionnel brevet, il chercherait un commanditaire et on ouvrirait un débit dans le magasin même des douves de chênes. En attendant, il avait organisé un fourneau derrière des tas de souches qu’on ne remuait jamais, il brûlait les plus proches pour fondre ses matières, et il étageait celles du dessus pour se faire un rempart contre les curiosités des voisins. Le feu s’était déclaré dans les souches du dessus, impossible de le nier, car les flammes avaient jeté tout de suite une clarté sinistre. Les voisins étaient venus avec des arrosoirs, on parlait d’appeler les pompiers, le charcutier répétait qu’on allait piller sa boutique pendant son absence, Marie, la bonne, s’arrachait les cheveux… Une catastrophe, enfin !

— Misérable ! vous êtes la honte de la maison, et vous serez cause de notre ruine ! hurlait maman Bartau sous le mûrier, lequel dépouillé de ses feuilles avait l’aspect hérissé d’un gigantesque balai en colère. Le père Tranet, assis sur un des tonneaux qu’on mettait dans les coins pour l’eau de la pluie, baissait la tête, pâle comme un noyé.

— Ça ne peut être qu’un de mes ennemis, belle-maman, je vous assure, le fourneau était éteint, bien éteint. On aura jeté une allumette pour me faire de la peine.

— Et nous rôtir tous, n’est-ce pas, grand effronté ! libertin !

— Si j’avais su que ces souches valaient tant d’argent… madame Bartau.

— Il n’y a plus de madame Bartau, espèce de pétroleur, et vous sortirez ce soir même de chez moi… j’en ai assez des faillis et des incendiaires. Vous irez porter vos colles ailleurs, je vous le jure !

Comme le feu ne flambait plus, Louis ne vit rien de grave, il cria moins haut que sa mère, calma tout le monde, ferma les portes et fourra dehors le charcutier trop zélé.

— Mon fils, annonça maman Bartau, si vous ne chassez pas de votre magasin le père de mademoiselle Tranet… je partirai demain matin… et vous ne savez pas ce qui arrivera plus tard…

— Ma chère mère, qu’arrivera-t-il ?

— Je me remarierai, voilà !

Louis reçut ce choc terrible en levant les bras au ciel. Elle se remarierait. Au fait, pourquoi pas ? Le docteur Rampon n’avait jamais caché ses petits desseins. Il courtisait maman Bartau depuis son enfance, et il avait toujours regretté de n’avoir point eu de clientèle lors du mariage de Caroline avec le gros marchand de bois. Oui, elle pouvait se remarier, quitter la maison Bartau pour le cabinet Rampon, et laisser à son fils la gérance d’un commerce atrocement lourd ! De plus, retirer ses capitaux, les placer sur la tête du docteur par des manœuvres savantes, les déshériter de leur légitime bien. C’était navrant.

— Calme-toi, ma chère maman ! Voyons, ce pauvre Tranet n’est pas responsable de ses actes… tu le redresseras vigoureusement, et il ne le fera plus.

— Allons donc ! il inventera une sauce pour nous empoisonner, tu verras, mon petit ! Il faut qu’il se mêle de tout… et sa fille le conseille, sa fille le mène. Je ne suis plus la maîtresse chez moi. Marie l’écoute comme un oracle, de colles fortes en moulin à vent, il nous flanquera dans la tombe, toi, moi, le docteur, notre famille… je te le dis.

Pendant ce temps, Louise fuyait l’orage. Elle prenait une capeline, s’entortillait d’un châle et, par les rues détournées, se rendait à la villa de marbre. Une singulière audace lui était venue : la pauvrette qu’on humiliait jadis se défendait à présent, elle risquait des choses qui n’étaient pas de mise, et elle faisait des visites toute seule malgré les discours de maman Bartau. Le mari n’osait pas la gronder quand Mme Désambres trouvait qu’une jeune femme de vingt-deux ans peut sortir seule, et broder de jais sa confection de drap noir, elle ajoutait que si Louise aimait les gâteaux, on pouvait bien lui laisser manger ceux qu’elle lui offrait chez elle, attendu qu’ils ne coûtaient rien à maman Bartau, ceux-là. Louis subissait l’ascendant de cette étrange femme, en fermant les yeux sur les incartades de Louise.

Lorsque Mme Bartau jeune pénétra dans le boudoir de sa grande amie, elle était tout essoufflée.

— Ah ! j’ai cru que je ne pourrais pas venir. Figurez-vous que papa fabrique une colle et il a mis le feu !

Elle tomba sur le divan aux coussins. Marcelle l’entoura de ses bras.

— Le feu ! où cela, ma chérie ?

— Au magasin… Les voisins sont tous en l’air, ma belle-mère est furieuse, papa pleure, mon mari s’impatiente… Quelle histoire, mon Dieu !…

— C’est charmant… je voudrais les voir, ces gens, ils doivent être absolument à peindre Vous savez que votre mari m’a demandé un livre comme celui que je vous ai prêté, ma mignonne.

— Tant mieux ! Si vous en faisiez un artiste comme votre frère… soupira-t-elle, je vous bénirais, madame, et je l’aimerais… comme j’aime votre frère ! Avez-vous de ses nouvelles ? ajouta-t-elle plus bas.

— Oui, ma chérie. Vous l’aimez trop, ce polisson, il ne le mérite pas, je suis jalouse de lui, tenez !

Mme Désambres s’était agenouillée devant la jeune femme, elle lui enlevait son manteau, son chapeau, la caressait, jouant avec elle et la traitant plus en petite fille qu’en amie sérieuse.

— Oh ! dites-moi vite, madame, dites-moi si je le verrai bientôt. Je pense tellement à lui, que j’ai peur de l’appeler la nuit quand je dors.

— Vous couchez donc toujours dans le lit de M. Bartau ? interrogea Marcelle en fronçant ses épais sourcils bruns.

— Toujours… mais… j’ai déclaré cette nuit que j’avais la fièvre, vers une heure, une espèce de fièvre chaude qui me forçait à me lever tout d’un coup… Louis s’est réveillé en sursaut… je crois que cela ne durera pas.

Marcelle ne put s’empêcher de sourire.

— Tu es un ange ! dit-elle en lui baisant les mains.

Louise rougissait, mais elle la trouvait tellement bonne, cette Parisienne désœuvrée, qu’elle lui pardonnait ses folies. Ensuite, elle avait des nouvelles de son frère.

— M’a-t-il écrit ? demanda-t-elle.

— Oui… Un petit billet très court.

— Il est avare de ses pensées, monsieur votre frère, murmura la jeune femme désappointée.

— Lisez avant de réclamer, madame ma petite sœur !

Marcelle tira de son corsage une lettre que Louise décacheta avec rapidité.

Elle contenait trois lignes, cette lettre :

« Mon adorée Louise : J’ai, pour ce soir, la permission d’aller m’enivrer de votre présence, et je supplie ma chère Marcelle de nous inviter à dîner tous les trois. Tâchez de la fléchir, puisque vous avez la terreur du tête-à-tête avec votre esclave dévoué.

Marcel Carini. »

— Vous resterez, n’est-ce pas, madame ? supplia Louise les mains jointes.

Mme Désambres se redressa railleuse.

— Un joli métier !… j’allumerai, n’est-ce pas, les bougies de cire rose, qui éclaireront vos amours et je veillerai, contre les portes, à ce que votre mari ne vous surprenne pas. Je vous entendrai dire les plus énormes sottises sans avoir le droit de vous trouver deux sots, et, pour ma récompense, on me fera jouer une valse de Chopin, pendant que vous vous jurerez une passion éternelle. Non, certes, je dînerai au restaurant et j’irai au théâtre… On donne Mignon ce soir ; j’adore Mignon !

— Madame… c’est que je crains qu’il ne soit pas aussi respectueux que la dernière fois… Vous savez qu’il veut toujours des choses…

— Tant pis… je ne me mêle pas de ces choses… vous êtes une femme, défendez-vous !

— Oh ! Marcelle, vous êtes bien méchante.

— Et vous bien ridicule, ma chère petite ! Vous adorez mon gredin de frère qui vous adore, et vous lui refusez le bonheur… ce n’est pas logique. Notez que je vous trouve aussi coupable en pensée qu’en action, Louise… Mais ce ne sont pas mes affaires. J’ai eu pitié de vous deux… je continuerai à servir dévotement vos jolies intrigues… Quant à me faire voir ces horreurs de près… jamais !

Louise éclata en sanglots.

— Vous me méprisez, madame ! Ah ! je suis bien tombée en effet. Je mérite vos reproches… seulement… je ne puis pas lutter contre ce sentiment… il est comme le bon Dieu pour moi…

— D’accord… vous l’adorez… c’est entendu… alors pourquoi lui refuser ce qu’il désire ?

Louise eut un élan de naïveté presque brutale.

— Est-ce qu’on couche avec le bon Dieu, madame ? s’écria-t-elle.

Marcelle Désambres se mordit les lèvres et se tut.

Vers cinq heures du soir, on envoya le valet de chambre rue de l’Intendance, pour annoncer que Louise dînerait chez son amie. Marcelle passa dans son cabinet de toilette afin de s’habiller, elle prit une robe de faille noire splendide qui enthousiasma la jeune femme. Louise aimait ce luxe déployé des soieries et des bijoux ; elle touchait ces étoffes avec un profond respect, elle apprenait le monde entre deux nouveaux costumes, les étudiant comme des livres de science, ne les enviant pas, car son cœur était trop plein d’autres désirs, mais leur faisant avouer toutes leurs plus secrètes élégances à son profit. Déjà, elle savait poser un nœud de velours sans qu’on eût à trop le remarquer, elle arrangeait ses chapeaux selon les meilleurs principes, attrapant des modes tout ce qui était simple et lui allait bien. Si elle n’avait rien compris aux extravagances de Mlle de Maupin, elle saisissait déjà la différence qui sépare la femme riche de l’artiste distinguée. Quelquefois, elle pensait tristement :

« Nous serions heureux pourtant… Louis et moi… à la condition de nous défaire de nos petites idées… Il suffirait que maman Bartau ne soit plus avare… Hélas !… »

À six heures, Marcelle Désambres monta dans une voiture qu’on était allé chercher sur le quai, elle salua d’un joyeux signe de tête Louise penchée le long des vitres du salon et elle partit.

Le cœur battant, la jeune femme errait du boudoir à la salle à manger : tarderait-il ? Le train n’arrivait qu’à sept heures ! Elle feuilleta plusieurs albums, tisonna les braises, examina les statuettes, les tableaux, joua avec le chat. C’était délicieux et terrible, cette attente dans ce palais dont on la laissait la reine. Elle n’avait rien à craindre et cependant des nuages obscurcissaient sa vue… le moindre bruit la jetait palpitante contre un meuble, l’oreille aux guet, les membres agités de mille frissons. Comment serait-il ? en chasseur ou en voyageur ?… L’aimait-il toujours ?… Lui apporterait-il des fleurs comme la dernière fois ?

Oh ! que cette femme était bonne malgré ses railleries et ses soudaines fiertés ! Comme elle connaissait le cœur des autres femmes et comme elle avait le génie de l’amour ! Sûrement, le dîner serait exquis, soigné, sucré, plein de ces desserts friands que les gourmands préfèrent aux viandes saignantes. Si elle osait, elle irait voir dans la cuisine, mais par discrétion, elle restait là, les mains crispées, les yeux clos. Elle avait mis sa toilette la plus fraîche, une robe de cachemire bleu, tout unie, ornée d’un grand col de pensionnaire en fine toile de Hollande et le col s’écartait… juste ce qui était nécessaire pour faire deviner sa peau liliale. Elle avait natté ses cheveux simplement, un nœud de satin bleu pendait au bout, et, coquetterie adorable, elle avait remplacé sa broche d’or, le traditionnel cadeau des noces provinciales, par une touffe d’azalées, dérobée aux jardinières de son amie.

Le valet de chambre, toujours muet, apporta des lampes. Des pas pressés résonnèrent sur le perron.

— Je crois que je vais mourir ! songea Louise s’affalant dans un fauteuil.

C’était lui, le beau chasseur des jardins d’Amboise, et il avait couru tout d’une haleine de la gare à la maison de marbre.

— Ma chérie, ma déesse, mon trésor ! criat-il en se précipitant vers elle… Il ajouta très anxieux :

— Ma sœur est donc sortie ?

— Je n’ai pas pu la retenir, monsieur Marcel, bégaya Louise, lui abandonnant toute sa personne dans une étreinte folle.

— Monsieur ! Tu me dis monsieur ?… Eh bien, elle est incorrigible, cette Marcelle… Quelle farouche vertu ! Avec cela qu’elle est moins coupable, quand elle est dehors… Nous nous en passerons… seulement, ne me dis plus monsieur !

Il la dévorait de caresses. Louise, les joues pourpres, ne résistait que faiblement, car il y avait toute une semaine qu’on ne s’était réuni.

— Je t’aime ! murmurait le jeune homme d’une voix ardente, et il renversait son front pour trouver sa bouche.

— Je vous en prie, Marcel, vous me faites mal.

— Menteuse ! ce sont les maris qui font mal et non pas les amants.

Il l’entraîna sur le divan mystérieux où les coussins étaient imprégnés d’une fugace odeur d’ambre. Loin des lampes, elle reprit son aplomb.

— Marcel, dit-elle vivement, vous avez oublié mes fleurs !

— Pensionnaire ! fit-il avec une expression attendrie.

— Je n’ai reçu que trois lettres bien courtes, Marcel, continua-t-elle, hochant la tête.

— Eh ! pardieu ! je suis accablé de travail, là-bas. Hector gâche tout ce qu’il touche… mais j’ai pensé aux fleurs… Madame… les voici.

Il lui présenta un écrin ouvert.

— Oh ! les jolis myosotis ! fit-elle charmée.

C’était une agrafe de turquoises semée de brillants, un bijou de sentimentale.

— Vos fleurs vous plaisent-elles, madame ?

— Elles sont trop belles pour moi… je ne peux pas porter ça… et mon mari… que dirait-il ?

— Le mari dira que ma sœur vous les a offertes !

— C’est un bijou… Marcel… un bijou très cher, sans doute ?

— Tu es une ennuyeuse. Si tu refuses, je vais les offrir à la Loire.

Pour toute réponse Louise s’attacha l’agrafe au corsage.

— Comment savais-tu que je voulais des turquoises ? objecta-t-elle confuse.

— Je suis celui qui sait tout, madame !

Le valet de chambre vint leur annoncer que le dîner était servi.

Marcel mit le bras de Louise sous le sien et les deux amoureux passèrent dans la salle à manger. Le couvert étincelait aux lueurs des bougies roses, il y avait des gerbes de fleurs rares dans les vases de Saxe et les stores étaient baissés devant les fenêtres.

— Je meurs de faim, déclara Marcel joyeusement, le chemin de fer, cela vous creuse d’une horrible façon. Assieds-toi tout près de moi, nous nous servirons nous-mêmes, raconte-moi tes petites histoires de famille, dis-moi que tu détestes ta belle-mère et ton mari, dis-moi surtout que tu m’aimes comme on aime Dieu… quoique le bon Dieu soit dans les nuages et que moi je puisse descendre, dès que tu le voudras, de mon piédestal d’amoureux éthéré. J’ai faim de tes paroles, d’abord.

Louise le regardait, ravie.

— Comme tu me plais, ce soir ! dit-elle d’un accent naïf.

Il lui semblait qu’il était l’expression même de toutes ses pensées, l’incarnation de tous ses rêves. Elle l’avait voulu en chasseur, il avait justement son costume de velours brun, avec sa large ceinture de cuir fauve et ses coquettes bottes montantes. Ses yeux lançaient des éclairs extraordinaires. Son grand front pur, auréolé de ses cheveux noirs très courts comme une fourrure lustrée, était plus blanc peut-être que le front de sa sœur et sa chair mate avait un teint plus vivant que la chair un peu fardée de la Parisienne. Il se parfumait toujours, car il était raffiné au delà du possible, mais une senteur de cigarette fine mêlait à son parfum un je ne sais quoi de mêle très troublant.

Elle se mit à gazouiller sur un tas de choses insignifiantes ; il souriait, bien moins moqueur que Mme Désambres, s’intéressant aux catastrophes des Bartau, approuvant les colles du père Tranet, tonnant contre les méchancetés de Caroline. Au dessert ils mangèrent des cerises glacées comme deux gamins. Quelquefois elle les mordait pour les lui laisser voler près de sa bouche. Sans y faire attention, elle buvait du champagne dans sa coupe, et elle en buvait beaucoup.

— Te rappelles-tu Amboise ? disait-il. Tu me croyais fou !

— C’est moi qui suis devenue folle !…

— Mais dépêche-toi donc… je te quitterai vers minuit… et je n’aurai pas le temps de t’embrasser.

— Il faudra me reconduire jusque chez moi !

Elle se sentait brave et ne craignait plus les suppositions de son époux.

Il se décida à cacher les cerises.

— Assez… ma chérie, pour l’instant je vais te conduire dans notre nid. Il l’enleva, de ses bras nerveux, la coucha comme une enfant sur son épaule.

— Tu es très fort ! dit-elle toute tressaillante.

Dans le boudoir il ferma hermétiquement les portières, couvrit les lampes avec des écharpes de soie.

— Chérie, si vous divorciez un jour, voudriez-vous m’épouser ? lui demanda-t-il en s’agenouillant près d’elle.

— Oh ! certes, mon cher amoureux… mais vous ne m’aimeriez plus autant… les maris sont si vite dégoûtés de leurs pauvres femmes !

— Parce qu’ils ne savent pas les aimer… vois-tu. L’amour est comme un berceau : quand on ne le balance plus avec des précautions délicates, l’enfant s’éveille, il perd ses songes dorés, il est malade, il crie… je voudrais te bercer ainsi que font les mères, doucement, pour t’endormir dans un songe éternel, poétique et voluptueux, un songe tel que doivent en faire les anges. Tu crois aux anges, n’est-ce pas ?

— Oh ! oui, je crois à Dieu, je crois au paradis, mais je crois surtout en toi qui m’as donné un nouveau cœur.

Elle lui baisa le front, et il l’attira entre ses bras.

— Défais tes cheveux, ma reine, que je les admire à mon aise, ils sont si beaux !

Elle déroula sa longue natte, une mèche blonde s’accrocha aux myosotis perlés de diamants ; il fallut bien ôter le bijou, les azalées tombèrent à leur tour, puis le col. Louise se trouva demi-nue, le buste épanoui hors du corset sans savoir comment ce mystère s’était accompli.

— Marcel… vous me promettez d’être sage ?

— Je le jure, Louise… et pour te prouver ma pudeur… je vais me voiler la face !

Il posa ses lèvres au creux de sa gorge. Une folie s’empara d’elle.

— Jamais je n’ai eu si peur et jamais je n’ai été si heureuse. Est-ce que ton amour est autre chose que l’amour des hommes ? Sais-tu des caresses que les maris ne savent pas ?

— Louise ! cria le jeune homme enivré de passion, Louise… que dis-tu ?

Il était bien tard pour lui recommander la sagesse ! Les lampes s’éteignirent. La robe glissa sur le tapis..........

…À minuit, Louise, brisée de fatigue, les joues brûlantes, les yeux battus, rentrait chez elle. Son mari était déjà couché. Maman Bartau voulut user de son autorité, selon sa solennelle habitude.

— Mademoiselle Tranet, dit-elle, vous reprendrez votre ancienne chambre, car votre père, après l’incendie, est allé je ne sais où.

— Je vous obéirai, madame, répondit Louise sans un geste de révolte.

En se glissant dans le lit tout froid, elle éclata en larmes. La faute était commise… et quelle faute ?… un vrai crime : l’abdication de toutes les pudeurs !…

— C’est cela, un amant, se répétait-elle, se fourrant sous son oreiller, c’est donc cela !