J. Ferenczi et fils (p. 33-58).

II

Sérénité des cieux, abaissez-vous sur la terre, et que la rosée, transparence bénie, larmes des anges, sème des illusions sur les monceaux de boue ! Bien loin, bien loin a fui l’orage de la veille emportant ses nuées, déchirées comme les lambeaux d’un étendard vaincu.

Salut à toi, Touraine, beau jardin des rois de France, le soleil revient et t’admire. Il est fou, l’amoureux Candaule, de te voir si radieusement étaler les parures qu’il te donna, lors des fiançailles ! Les bois s’agitent comme des berceaux branlants au fond desquels vagissent les nouveau-nés. Les plaines bruissent, remplies des bonheurs de l’oiseau et la rivière-torrent va féconder des villes en charriant des fleurs, tandis que ses sables, plus perfides que ses ondes, recouvrent, en leurs plis moirés, des coins d’histoire ténébreux, squelettes huguenots, sceptres brisés… Mais la fête de ce matin automnal ne saurait se remettre : laisse dormir les morts, Nature, laisse pleurer les vivants ! car toujours le matin, joyeux, éveillera les roses et fera chanter les alouettes. Pierres taillées par la main des hommes, mondaines puissances, qu’êtes-vous devant les souples verdures ? Qu’importe la grandeur de l’humanité ? Les montagnes sont plus hautes ! Qu’importe les dynasties ? Les sources, éternellement limpides, coulent et ne remontent pas ! Qu’importe l’ambition ? La nichée de l’aigle est inattaquable ! Qu’importe la science ? Les insectes, hier soir, ont rentré leurs œufs avant l’orage ! Qu’importent les arts ? Il y a sur le bord des routes des liserons qui contiennent en leur calice le palais des coccinelles ! Qu’importe la poésie ? L’abeille a inventé le miel ! Qu’importent les richesses ? Voici l’amour universel aux franches libertés du vent !

Sur Amboise, un morceau de nuit s’accroche encore au clou brillant d’une étoile, l’étoile du matin, la première allumée, la dernière éteinte, le joyau des bergères ! Et, à cet endroit, la forêt garde des aspects d’alcôve. Bien des rideaux sont encore fermés. C’est un village, là-bas, noyé dans les brumes, dont le clocher, s’étirant, murmure l’Angelus. Plus loin, par delà le vallon, c’est une ruine de monastère triste et digne, dans son manteau de folles herbes. Quelques bouquets de chênes conservent à leur sommet obscur, des fragments de nuages. Les coteaux où les grappes méditent le vin de Rabelais, ont des mystérieux frissons ; les lièvres sont en maraude. Un arbre énorme, prince parmi la roture du taillis, domine l’horizon ; c’est, enfin, comme une futile curiosité, un signet profane sur un missel, la pagode de Chanteloup, jouet de la précieuse dame des Ursins… puis, en face, lavée d’une lumière diffuse, c’est la grande Blois où va la Loire menant un bruit de servante affairée, la grande Blois, ébauche incertaine, pâle mirage.

Pleine gaieté partout. Les fauves espèrent qu’on ne chassera pas d’un jour, et les lavandes, les romarins redouble de saveur. Les passereaux, dans le creux des ornières, trouvent leur bain préparé. Les brebis, à travers champs, hument des aromes inconnus, secret des sauvages collines. Deux chevaux vigoureux, aux reins luisants, entraînent une charrue avec des airs guerriers… Sérénités des cieux abaissés sur notre terre, pleurs des anges, rayons fidèles, jeune azur, demeurez !…

— Ah ! c’est bon d’aimer ! Restons ici. Je le veux… Oublions tout, notre mère, l’intérêt, les devoirs, et cette vie misérable qui donne plus de sacs de gros sous que de gerbes de clématites !

Et Louise, mollement, s’appuyait au bras de son mari consterné.

— Ah ! c’est bon d’aimer ! Je ne me souviens plus de Tours, te dis-je, je veux rester ici, dans cette cabane pauvre comme une invention de contes de fées ! Je me sens petite fille à cueillir des brins de gazon, durant des années entières. Nous écrirons que nous ne demandons que la moitié de nos rentes ; et maman administrera la fabrique. Puisqu’elle aime le bois mort, qu’elle me laisse au moins les feuilles ; je veux rester ici…

Louis n’osait pas lui répondre. Les femmes ont de ces soudaines hystéries, le docteur l’avait prévenu. Enfin, une drôle de créature tout de même ! Hier, elle se fâchait, le traitait de libertin, puis, voilà que maintenant qu’il était devenu raisonnable, la mignonne, pas encore fatiguée, voulait recommencer !…

Ils se promenaient dans un potager attenant à une maisonnette en torchis et en briques, ayant une touffe de genêt pendue sous son pignon. C’était une auberge de banlieue, qu’ils avaient rencontrée en fuyant sous l’averse, tout au bord du fleuve, entre un rideau de peupliers et la route nationale. De là, on voyait le château comme une gravure lointaine voilée par des buées d’encens. Et tout autour d’eux, il y avait des choses modestes promettant des repas délicieux dans leur simplicité paysanne : des choux, des salades, un colossal melon. Des poules caquetaient derrière un treillis d’osier, un honnête lapin les regardait de ses yeux ronds, tout brillants comme deux perles, l’oreille droite, fabuleuse, rabattue sur son nez pensif. La maîtresse du logis, une avenante personne coiffée d’un serre-tête bleu, quelque peu grêlée, raclait des salsifis sur le pas de sa porte. Elle était seule, ne recevant que du monde vigneron, et elle s’ébahissait bien, intérieurement, de la visite de ces nobles étrangers, mais elle s’était aperçue tout de suite que l’amour se mêlait de l’aventure et elle les guignait avec une curiosité goguenarde. Leur chambre, l’unique de l’auberge, était ramagée d’un papier extraordinaire, où Chloris refusait, par un geste continu et à la longue agaçant. une guirlande de roses vertes à Tircis, lequel Tircis avait les pieds nus et une roquelaure de satin violet.

Le mobilier se composait d’un lit en bois ciré, d’une chaise de paille et d’une cuvette en faïence barbouillée de toutes les couleurs de l’arc-en-ciel. Çà et là, des portraits de présidents de République décorés par les mouches. La croisée, sans draperie, s’ouvrait sur le panorama charmeur des coteaux à peine essuyés par le soleil levant.

Les jeunes mariés avaient laissé leur valise à l’Hôtel des Voyageurs. Beaucoup d’objets leur avaient manque dans cette nuit étourdissante et peut-être que Louise n’avait pas même eu de camisole à se mettre, ces fameuses camisoles brodées, chef-d’œuvre de maman Bartau, tantôt à roues démesurées, un dessin en rosaces de cathédrale, de bon ton chez les provinciales élégantes, tantôt à petite engrelures de passementerie cotonneuse, me peste pour les peaux délicates. Quant à Louis, il lui avait été impossible de découvrir une brosse, et il gardait, sur lui, la poussière diabolique des tours Prends-garde.

— Ma chérie ! ce n’est pas possible, je voudrais bien ! se décida-t-il, refaisant pour la centième fois le chemin, du carré de choux à l’auberge, oui, je voudrais bien, moi, seulement, il y a notre fortune à soigner. Songe donc, je n’ai pas la trentaine. Est-ce que l’on quitte le commerce à cet âge-là ? Si tu réfléchissais que les Bartau, de père en fils, se sont légué la scierie depuis cent cinquante ans !… Nous pouvons avoir des enfants à notre tour, et maman n’a plus assez de force…

— Elle se marierait avec papa. Est-ce que tu t’imagines qu’ils n’y ont jamais pensé ?… Va donc !… C’est la peur du ridicule qui les tient.

— Oh ! comme tu arranges les familles, toi ! Tu n’as de respect pour rien.

— Je suis de Paris et je crois qu’on peut dire à son mari ce qu’on imagine !

— Une belle imagination : un monsieur de soixante-cinq printemps et une dame de quarante-quatre hivers !

— Crois-tu donc que nous ne nous aimerons pas à cet âge-là, nous ?

Il fut inquiet de la voir revenir aux fleurettes.

— Si nous allions déjeuner, hein ? moi j’ai faim, tu sais !

— Oui, les hommes ont toujours faim. Quant ils ont la bouche pleine ils n’ont pas à vous répondre.

— Louise !

— Tu ne m’aimes plus !

— Mais, Louise…

— Dans l’escalier du château, ce n’était pas la même chanson.

— Ça, j’ai eu tort…

Louise s’arrêta net. Elle devint furieuse. Tort ! Il avait eu tort d’aimer sa femme… n’importe où ! Que les hommes sont donc stupides, les lendemains d’orage ! Est-ce qu’il allait lui faire des excuses, aussi ? Elle était tentée de lui expliquer que les ménages parisiens avaient la louable habitude de fonctionner comme cela, au milieu des cataclysmes et des escaliers sombres.

Paris, c’était son arme favorite ; elle ne savait même pas le nom de ses principales rues, puisqu’elle avait quitté le couvent un mois avant de se marier. Pourtant, elle portait en elle comme l’abrégé de toutes ses merveilles, de tous ses amours. Les provinciales sont filles d’Ève, les Parisiennes sont filles du Serpent.

— Tu n’as pas de volonté, pas de courage, pas de sincère affection. Tu es un chiffre, un vilain chiffre, tiens ! s’écria-t-elle en larmes.

Il la prit dans ses bras.

— Ne faut pas pleurer, mignonne… Tu méritais mieux que moi, je l’avoue… Hélas ! nous ne sommes pas assez riches pour aller à Paris.

— Est-ce qu’il s’agit de Paris ? fit-elle, sanglotant, je te demande de rester à Amboise, au contraire. Là, dans cette petite chaumière que nous louerions pour peu d’argent, bien sûr… j’y ferais de la tapisserie comme à Tours, mieux qu’à Tours. Ta mère ne peut pas me souffrir, elle serait heureuse de ne plus me voir, et moi je lui écrirais souvent. Qui t’empêcherait de courir de l’une à l’autre ?… et peut-être que dans ce bon air, dans ces fleurs, je te donnerai un bébé.

Elle était dépeignée, ses longs cheveux d’un blond cendré, d’un blond discret et fin, lui formaient une jolie mantille soyeuse. Sa bouche, très gourmande, ronde comme une cerise, tremblait de désespoir, et ses yeux noyés, ses yeux bleus, pas très grands, mais si pleins de fluide sensuel qu’on eût dit des yeux de chatte, se fermaient convulsivement. Sa poitrine, à peine bombée dans un corsage de fillette, était toute remuée par ce grand chagrin.

— Calme-toi ! répétait Louis qui perdait son assurance, Calme-toi !

Quelle maladie ont-elles en naissant ces Parisiennes ? se disait-il très effrayé. Et le pire, c’est que cela se gagnait !

Il se sentait envahi par une torpeur singulière, une envie de se rouler dans les salades et les choux. Le ciel leur jetait des parfums qui grisaient positivement. Il avait eu un peu la même ivresse le matin de ses noces ; mais, dès qu’il avait ouvert le livre des correspondances, une fois devant son bureau, il avait vu tout de suite fort clair : une mâtine de petite fille qu’on mènerait si on pouvait l’empêcher de vous embrasser ; et, par ce calcul entêté de tout jeune homme de province qui dédaigne la femme, au fond, quand elle n’est pas encore mère, il s’était appliqué à fuir ses caresses le plus possible. Pourtant, il convenait, ce jour-là, que la tâche devenait bien rude. Elle le tenait dans ses petites pattes, toujours saturées d’une inexplicable odeur de fruit, car, il l’avait remarqué, vraiment, elle embaumait la fraise ! Certes, il aurait fait doux de demeurer rien que des amoureux sans penser à l’avenir. Mais… mais la plus intime raison qu’il se donnait pour lutter, dans les dessous de son être, si peu pervers, c’est que… il y a des actes impossibles à recommencer tout le temps, après tout… La nature, les lois, la morale, les honnêtes gens, réprouveraient deux effrontés personnages qui… et il n’était pas assez vicieux ensuite pour s’amuser à un acte, toujours le même, n’est-ce pas ?

— Louise, déclara-t-il avec une soudaine fermeté, assez de folies ! Tu es trop nerveuse et maman dit que tu devrais voir le médecin à cause de ça ; je suis de son avis. Nous irons à la gare vers quatre heures… Arrange-toi.

— Eh bien ! je resterai ici toute seule. — Hein ?

Ils se regardaient en face avec des expressions de défi.

— M’sieur et la dame sont servis, faut pas vous fâcher ! interjeta la paysanne qui arrivait, trouvant que la discussion s’éternisait.

— Madame est nerveuse ! murmura Louis embarrassé.

— Il veut me ramener chez ma belle-mère, ajouta Louise, supposant que cette phrase expliquait tout.

— Pchoutt ! fit la vieille aubergiste, en voilà un petit homme facile à déplanter ! Alors, vous êtes mariés ? Quelle surprise ! j’aurais jamais cru ça, rapport que je n’avais guère dormi derrière la cloison ! — Elle ponctua son mot par une tape sur l’épaule du jeune homme. Louis bougonna.

— Mais, sacrebleu ! nous sommes obligés de partir… le déjeuner, c’est convenu… seulement vers quatre heures…

— Ta ! ta ! ta ! pour une nuitée de plus, on ne sera pas mort ! Vous enverrez une dépêche comme quoi l’orage a tout cassé dans le pays et que la robe à Madame n’est pas sec… Une idée… je porterai la dépêche… ce sera vingt sous pour passer les ponts.

— J’achèterai les poires, je chercherai le fromage ! renchérit Louise, joignant les mains.

— Non ! formula Louis en se détournant, rouge comme un coq.

— Je veux ! je te supplie ! cria-t-elle, exaspérée.

Louis se vit sur le bord d’un abîme. Il y a des catéchismes provinciaux à l’usage des jeunes époux, qui se conservent de famille en famille (comme les scieries mécaniques), et ils y apprennent, dès le bas âge, que la femme doit être dirigée par le mari, sans que le contraire soit permis, ne fût-ce qu’une seconde. Faute d’une régulière fermeté, on risque les plus grands dangers. Louis, que la présence de l’aubergiste avait rasséréné un peu, se dirigea vers la table.

— Mignonne, dit-il en dépliant sa serviette, je prendrai le train de quatre heures : tu me suivras ou tu ne suivras pas. Tout à ton aise. Je te confie à cette brave femme-là. Et ce sera maman qui te viendra rechercher demain… avec des gendarmes ! ajouta-t-il en affectant de rire.

Le déjeuner fut triste. Ah ! la veille, comme ils avaient joliment mangé de ce bon pain bis et bu de ce bon petit vin blanc rosé, pétillant ! Louise pleurait sur son assiette.

Dehors, le soleil reprenait, une à une, les perles, pour ses écrins d’avenir. La fête était terminée. Le jeune azur se fonçait lentement et, là-bas, le monstre royal, le château, envoyait son ombre gigantesque sur la campagne d’or…

Le soir, selon sa menace, Louis, après avoir réglé toutes les notes, mis des piécettes dans la bourse de Louise, s’en alla, la tête droite, le cœur serré, mais n’écoutant que sa conscience. Louis faillit s’évanouir, mais elle ne voulut pas céder ; une rage sourde couvait en elle. Pourquoi ne lui prouverait-elle pas qu’elle avait un caractère résolu ? Le lendemain, elle recevrait maman Bartau avec un aimable sourire et lui déclarerait, tout froidement, qu’elle ne voulait plus de la vie commune. Il faudrait bien qu’on changeât de gamme, une fois que l’esclandre serait public. (Le public, c’était l’aubergiste.) Ah ! elle était de Paris, où les filles sont fières, comme le prétend une chanson de Thérésa, et elle le leur ferait voir !

Cependant, mon Dieu, comme il était parti droit !… S’il s’était retourné au coin de la route, elle courait après lui… Moins de catéchisme provincial, moins de droiture, elle le suivait. Ah ! les hommes ne saisiront jamais, avec leurs gros doigts naïfs, les pattes déliées de l’araignée capricieuse qui s’agite sous le front de leur femme. Louise demeura immobile devant l’auberge, où il y avait un joli banc de pierres moussues.

Le crépuscule glissait déjà sur le coteau, lorsqu’une exclamation d’étonnement retentit aux oreilles de la jeune femme.

— C’est Didon ! de par tous les Médicis ! disait la voix, la séductrice voix du fou.

Il avait chu, évidemment, de son donjon, dans la campagne, et il errait comme une âme coupable en quête d’un mauvais tour à jouer.

Louise se leva, très digne, mais elle sentit qu’on lui léchait les mains et que c’était le charmant épagneul, aussi flatteur que son maître, qui mendiait une caresse. Elle le repoussa, malgré ses désirs de confier son immense douleur à quelqu’un, et, ne voulant pas tolérer la moindre familiarité, elle appela l’aubergiste.

— Tiens ! c’est monsieur l’esculpteur ! fit la paysanne ravie.

— En personne… je meurs un peu de soif, ma bonne mère, répliqua-t-il.

M. Désambres, son pourpoint de velours et son épagneul se faufilèrent dans la place.

— Vous permettez, madame ?

Il avala un verre de ce vin pétillant que Louise déclarait meilleur que le vin de Champagne.

Très interdite, ne s’attendant pas à cette nouvelle rencontre, croyant, du reste, ce monsieur plus surnaturel que chasseur, la jeune femme ne savait comment s’en aller. Louis n’avait pas pensé à cela : les maris n’y pensent jamais, malheureusement.

— Ce pays vous plaît, paraît-il, chère madame ? murmura Désambres, sans grand enthousiasme, car cet être bizarre n’avait point la mine d’un homme qui s’amuse de quelque chose.

— Beaucoup, monsieur.

— Et votre mari vous a choisi là un vrai nid de tourterelle.

Les larmes de Louise n’étaient pas encore taries, il en remonta plusieurs à ses yeux battus.

— Faut pas causer du mari, souffla l’aubergiste, le bourgeois qui demeure tout près, du côté de Tours, j’ai son adresse, s’en est encouru, pas content du tout. Il ne reviendra que demain matin. À savoir s’ils sont mariés, hein ?

— Pourquoi n’était-il pas content, la mère ? demanda tout bas le jeune homme en posant son fusil contre la table.

— Parce qu’elle voulait rester, tiens !

— C’est une curieuse mariée, en effet

— Peut-être de la main gauche.

— Elle s’appelle ?

— Mme Louise Bartau, de la maison Bartau, une scie à mécanique, m’a dit le bourgeois.

— De mieux en mieux ; et si c’était vrai, tout de même ? Rara avis !

— Sûrement, qu’elle a du vice ! fit l’aubergiste clignant de l’œil à cette interjection latine.

— Allez donc me chercher un poulet vous ; je dîne ici, ce soir, riposta vivement le beau Désambres dont le regard lança une rapide flamme.

La paysanne, une madrée commère, tourna les talons avec empressement. Louise réfléchissait. Devait-elle regagner sa chambre, ou rester là pour s’étourdir une minute à causer, bien sagement, d’ailleurs ?

— Madame, voulez-vous dîner avec moi ? Puisque vous êtes triste, cela vous distraira, implora le jeune homme jetant à terre son carnier et ses cartouches. J’ai justement tué une grosse perdrix rouge… il est d’usage que le varlet fasse don de sa chasse aux princesses qui le reçoivent… Ici, vous êtes chez vous… je vous ai déjà demandé la permission de boire, je réclame encore la permission de manger, mais à vos côtés, madame. Vous n’avez plus peur, j’espère, l’orage est fini… nous ne sommes plus dans les régions de la foudre.

Il débitait ses phrases avec une affectation marquée de courtoisie, et le fond de sa pensée devait être très sardonique.

— Monsieur, je suis toute seule, ce n’est guère convenable…

— Alors vous ne dînerez pas sous prétexte que je suis entré dans cette auberge où je viens tous les soirs, quand je chasse ?

— Je me ferai servir dans ma chambre.

— Ah ! nous allons être bien servis… l’un en bas, l’autre en haut, et cette vieille folle de mère Pichonneau qui a des rhumatismes… La perdrix, le poulet, la salade, la crème, les fruits, tout sera froid.

— Ce n’est pas ma faute, monsieur.

— Comment ? mettez-moi à la porte, parbleu ! cela ne vous coûtera pas davantage, madame.

— Je n’en n’ai pas le droit, monsieur.

— Mais beaucoup l’envie, ce me semble.

Louise baissa les paupières avec une contenance si chaste et si gracieuse à la fois que le jeune homme eut un remords.

— Madame, je suis votre obéissant serviteur, dit-il doucement.

Il ramassa son fusil, son carnier, siffla l’épagneul rôdant à la cuisine et sortit… Louise s’avança sur le seuil. Il était raisonnable ce jeune fou, vraiment, elle lui savait gré de ce sacrifice…

Au tournant — le tournant du mari qui ne faiblissait jamais, — elle s’aperçut qu’il faisait volte-face, oh ! pour la saluer encore, c’était bien naturel, il agitait sa toque, et… comment s’expliquer ces gestes involontaires ? Louise qui tenait un mouchoir, trempé de larmes, Louise agita ce mouchoir. L’épagneul accourut lui rapporter la perdrix, puis le maître suivit pour garantir son offrande de quelques coups de crocs hasardeux… Enfin, ils se retrouvèrent en présence. Louise, riant, à propos du chien ; lui, le chasseur, très grave.

— Madame, vous m’avez offensé, ai-je donc l’aspect d’un voleur du temps de la reine Catherine ? Mon frère, à la rigueur, est un rustre, mais moi, je sais me conduire.

— Vous êtes si hardi, monsieur !

— Madame, quand le mari est loin, je ne suis plus que très respectueux… Pourquoi ne pas en faire l’essai, de ce dîner impromptu entre deux personnes qui ne se reverront jamais et qui sont toutes les deux bien élevées, deux Parisiennes ?

— On le saura peut-être à Tours !

Il éclata de rire. Elle tressaillit. Ce rire avait quelque chose de troublant et d’énigmatique qui la poignait. Elle dit oui de la tête.

L’aubergiste pluma poulet et perdrix. On dressa le couvert et on mit le vin dans une terrine remplie d’eau fraîche. Louise semblait agir sous l’influence d’une baguette d’enchanteur. Cet homme était bien beau et bien doux. Il connaissait les faiblesses des femmes, et ne les brusquait pas en leur parlant des chiffres de la maison Bartau. Pour fou, il l’était, assurément, témoin ses gymnastiques dans les créneaux ; mais, tant qu’il n’y aurait pas d’orage… La mère Pichonneau, discrète, les abandonna au dessert. Ils se mirent à échanger quelques confidences. Les maris étaient de vilains messieurs. Ainsi, lui, Marcel Désambres, il avait une sœur, à Paris, qui avait souffert d’un mariage désassorti. Il concevait que les femmes trompassent leurs maris puisqu’ils étaient si grognons. Louise raconta toute sa petite existence de pensionnaire, de jeune dépaysée regrettant son Paris. Elle expliqua maman Bartau, une créature sèche et crampon. Pour Louis, il était bon, elle l’adorait, seulement…

— Quoi ? insista Désambres.

— Il ne m’aime pas assez ! soupira Louise toute rougissante.

— Le criminel !

Le jeune homme prit la main de l’éplorée, la baisa très respectueusement d’abord, et, tout d’un coup, il retourna cette menotte moite et colla ses lèvres à la paume, comme s’il eût désiré boire un peu de son sang dans ce creux.

— Monsieur ! s’écria Louise en se levant effarée.

— Continuez, ma chère enfant, dit-il sans broncher, c’est fort intéressant, l’histoire de votre ménage.

— Mais, monsieur, je ne veux pas que vous me baisiez les mains, moi !

— Tiens, je vous ai baisé les mains ?… oh ! c’est stupéfiant ; je ne m’en suis pas aperçu.

Il lui versa un verre de vin rosé et entama une poire.

— Quel morceau désirez-vous ?

— Je n’ai plus faim.

— Moi, j’ai chassé, je mangerais bien jusqu’aux miettes de ce pain bis. — Et il récoltait une à une toutes les miettes qu’elle avait sur son assiette.

— Je ne veux pas que vous touchiez à ça, reprit-elle, anxieuse.

Il lui semblait que les yeux de Louis la suivaient désolés.

— Allons dans le jardin, chère madame ; vous me permettrez de fumer une cigarette et nous lirons un peu dans le livre des étoiles.

Ils sortirent, Louise étourdie par ce petit vin pétillant, Marcel s’étudiant au respect… de plus en plus.

— Donnez-moi le bras, je ne fumerai pas et vous aurez fait une bonne action, car cela me rend malade, le tabac.

— Mon mari ne fume jamais, lui.

— Il a toutes les qualités, ce monsieur ! Tenez, vous me portez sur les nerfs avec votre mari, ma chère, continua-t-il en enjambant les choux et les laitues, voilà un nigaud qui vous plante au sein d’un site sauvage, sous prétexte de revoir l’état de son usine, qui fuit une adorable créature parce qu’elle a envie, une envie légitime de plein air, de demeurer une heure de plus chez une aubergiste où l’on mange des soupes à l’oseille divines, qui s’en va sans la saluer au coin de la route et qui n’est pas même un tantinet jaloux ! Je vous le dis, l’amour est mort depuis la mort des Titans, cordieu !

Louise s’affaissa sur la cage du lapin : elle contemplait le ciel.

— Alors, vous croyez que c’est de sa faute ?

— Si vous le permettez, oui ! Dans un an, vous aurez divorcé.

— Ça ne peut pas se faire en province, monsieur.

— Petite sotte, les lois sont les mêmes partout.

— Je l’aimerai malgré une séparation éternelle ! déclara Louise, qui se surprenait à être lyrique, le soir.

— Sublime naïveté !

Il se coucha aux pieds de Louise, ce qui le mettait de niveau avec le lapin.

— Ah çà ! madame, quel jeu jouons-nous ? dit-il, les dents serrées. Êtes-vous la pudeur rare, la beauté gracieusement gauche, la passion contenue, la perfection, enfin, que je cherche depuis tantôt dix ans sans espoir de la découvrir ? Êtes-vous mon idéal féminin ou une petite rouée travestie en petite niaise ? Est-ce le décor qui vous va ou vous qui illuminez le décor ? M’avez-vous deviné, vous, la Parisienne, ou est-ce moi, le Parisien, qui suis la dupe ? Je veux bien être amoureux, mais sans y risquer mon cœur, madame, car j’en ai souffert jadis, de mes folies, cruellement souffert, et j’ai juré de rendre blessure pour blessure… J’étais venu dans ce château un peu par métier, beaucoup par raison, pour mettre au vert mes sens tortureurs et torturés ; je rencontre une madone… elle reste seule dans une auberge, dois-je la prier ou la violer ?

Il ajouta, l’entourant de ses bras souples et se relevant sur les genoux :

— Louise, peux-tu donc t’égarer à ce point, toi, une femme, et ne me reconnais-tu pas ?

Mme Bartau poussa une exclamation de frayeur. Voilà que sa démence lui revenait. Le reconnaître ! Comment ? puisqu’elle ne l’avait jamais vu avant la veille, dans le château d’Amboise ?

— Jésus ! balbutia-t-elle, je suis bien malheureuse ! Il va me tuer, sans doute… Au secours !

D’un bond il fut debout.

— Tais-toi donc !… Tu me crois la cervelle dérangée, je le devine… Ma pauvre amie, si tu savais l’entière vérité, tu n’aurais plus peur… plus peur du tout, mais m’écouterais-tu encore ? Je crains que non. Tu es si simple et si nature !… Pardon de t’avoir calomniée… Tu es celle que j’aimais sans l’oser rêver. Tu es ma perle fine, mon bijou céleste, tu es ma tourterelle au bec innocent et pourtant toujours plein de baisers… Le destin te jette à moi, le monstre, je te garde. Veux-tu nous en aller tous les deux ? À Paris… je te bâtirai un nid digne de toi : je suis riche, indépendant, et ton mari ne te reverra plus ! Dis-moi… le veux-tu, ce bonheur mystique que les hommes et ton époux lui-même ne sauraient t’offrir ?

Chancelante. Louise était contrainte de s’appuyer à lui pour ne pas tomber tout à fait ; elle avait la fièvre, elle voyait rouge.

— Monsieur, laissez-moi ou je vais appeler quelqu’un… j’aime toujours mon mari et j’ai eu tort, grand tort de vous écouter… j’avais tant de chagrin que… Monsieur…

— C’est bien ! Madame, dit-il redevenant subitement très calme, c’est bien… je me retire… Il y a des péchés pour lesquels vous n’êtes pas mure encore, mon joli fruit défendu… Adieu ! — et il fit un pas en arrière, — adieu ! Vous savez où je suis, et, si jamais vous vous souveniez du fou d’Amboise !…

Il s’inclina cérémonieusement, puis rentra dans l’auberge. La paysanne, à la lueur d’une chandelle, ravaudait ses bas.

— Le polisson ! grommela-t-elle en le dévisageant.

— Je vous laisse, ma bonne mère, il se fait tard, déclara le Don Juan qui ne perdait pas la raison en présence des vieilles femmes.

— Comment ? Ça ne va plus, alors, vos petites affaires ? interrogea la complaisante aubergiste.

― Quelles affaires ? Ah ! Mme Bartau, de la scierie mécanique ! Eh bien ! ma bonne mère, elle aime son mari. C’est une enfant très sage !

— Pas possible ! Monsieur l’esculpteur ! Elle vous l’aura fait croire, tout de même.

— Non, madame Pichonneau, une pure vérité. Veillez bien sur elle et demain matin, à l’aube, vous trouverez, sur votre banc, un bouquet du château que vous lui donnerez de ma part. Bonsoir, dormez bien…

Il lui glissa une pièce d’or dans la main et siffla son épagneul.

— Venez ici, Tom ! Où est mon carnier, mon fusil ? Sacrebleu ! il doit pester, monsieur mon frère, et si l’amoureuse du comte de Paris ne voulait pas m’ouvrir la poterne. Bonsoir ! Bonsoir !

Marcel Désambres se sauva aussi rapidement qu’un sylphe.

— Hein ! marmotta la vieille désorientée, ils ne sont pas chauds, ces Parisiens, tout de même… ça ne leur dure guère. La petite bourgeoise va regretter son mari, cette nuit, pour de sûr.

Louise était déjà montée dans sa chambre. Une mortelle tristesse l’envahissait. Elle se sentait seule pour toujours. On ne se console pas d’avoir trop exactement fait son devoir et quand on laisse passer l’occasion, elle ne se représente plus. Elle n’avait pas songé une minute à tromper son mari : il y a des choses qu’une honnête femme ne peut faire qu’avec un mari, mais si elle avait livré un tout petit coin de lèvres, le mal aurait-il été grand ? Et comme ce morceau de péché, cette miette de plaisir, l’aurait rendu heureux, ce pauvre insensé ! Un pauvre être si doux qui ne l’avait pas violentée, car il pouvait certes la violenter, et on ne résiste pas à un homme. Elle se coucha en pleurant. Oh ! Louis était d’une cruauté révoltante… elle se vengerait.

Le coteau blanchissait à peine lorsqu’une carriole attelée d’un cheval étique s’arrêta devant l’auberge. Une dame, qui avait mis en révolution les bergers, le long du chemin conduisant de la gare au bout d’Amboise, sauta sur la marche de la porte et se livra, furieuse, à des violences inouïes contre le bois vermoulu.

— Eh là ! mon Dieu ! en fait-il du bruit pour ses fleurs, ce gamin ! bougonna Mme Pichonneau, réveillée au milieu d’un rêve dans lequel une pièce d’or jouait un rôle agréable.

— On y val… on y va !… Il démolira tout, ce gaillard ! Un brave petit esculpteur, quand même !

Elle décrocha un volet et se pencha ; mais presque aussitôt elle fut tirée brusquement par sa robe.

— C’est ma belle-mère ! souffla Louise éperdue.

La jeune femme s’était levée en sursaut, elle accourait, saisie d’une soudaine frayeur des gendarmes.

— Ne lui répondez rien, je m’habille. Tenez, voilà tout mon argent, elle ne vous en donnera pas, elle, je vous le jure.

Et Louise vida sa bourse sur la cheminée.

— Suffit ! je connais le monde, je ne parlerai pas du monsieur esculpteur.

Louise rougit beaucoup.

―― Oh ! je n’ai pas fait de mal, hier soir… je l’ai renvoyé… seulement vous ne connaissez pas maman Bartau, vous ; elle vous agoniserait de sottises si on avait été à l’église sans sa permission… et elle me déteste.

— Faut pourtant que je lui ouvre, elle ne nous mangera point qu’elle ne nous mette du sel dessus, probable !

Et la brave paysanne descendit avec un air digne.

Mme Bartau était âgée de quarante-quatre ans. Elle possédait une carrure d’épaules qu’un maître d’armes lui aurait enviée, et elle portait toujours une robe princesse en écossais vert et bleu. Quand la robe se fanait, on y ajoutait, sur le devant, une bande en soie verte et une bande en soie bleue, puis des gros boutons en bois qu’on habillait d’un moule tantôt vert tantôt bleu. Les bandes s’ajoutaient, les boutons s’augmentaient, mais la robe était toujours la même. Une immense chaîne de montre lui faisait trois fois le tour du cou pour tenir un oignon en argent très massif, une clef de coffre-fort, un tire-bouchon-canif pouvant, à la rigueur, servir de poignard, la médaille de Saint-Martin, une paire de ciseaux et un seau en acier contenant un dé à coudre. Ces différents objets sortaient continuellement du gousset qui était leur refuge et se répandaient alors en cliquetis désagréables. Mme Bartau, les jours de visites, une fois l’an, prenait, sur son bras, un châle-tapis qu’elle ne pouvait jamais draper sur elle parce qu’elle avait toujours trop chaude Elle emprisonnait sa taille presque carrée dans une large ceinture de caoutchouc à boucle en forme de croissant, une boucle de bel ivoire jauni. Cette lune, qui se promenait sur le fond verdâtre de la robe écossaise faisait songer aux paysages semi-nocturnes de Corot. Jamais elle n’apparaissait sans sa boucle, un cadeau de feu Bartau qui l’avait achetée, sous Napoléon III, vingt-cinq francs. Son chapeau, absolument simple, comme il convient aux fortunes médiocres, était en paille noire, forme cloche, bordé d’un galon vert, ce qui était assorti à la robe, avec une touffe de ces fleurs artificielles qu’on ne peut voir qu’en province, chez les mercières malheureuses, des fleurs qui, vues d’un certain côté, ressemblaient à du houblon pas mûr, par-dessus avaient l’aspect d’une variété d’Hortensia malade, et par-dessous étaient des boules de neige, un peu moisies. Le feuillage de ces fleurs répondait à l’idée qu’on se fait ordinairement du cresson de fontaine, mais l’artiste chargé de sa difficile coloration, l’avait tiqueté d’une chinure grise et rouge qui vous impressionnait tout de suite. Derrière le chapeau se balançaient deux pans de soie bleue, ce qui était également assorti à la nuance de la robe. L’écossais bleu et vert est une étoffe d’un emploi fort utile pour les petites rentes, car il y a, entre les carreaux unis, des lignes providentielles, jaunes, rouges, grises, violettes, avec leurs dégradations savantes, orange, rose, blanc, lilas, et ces intéressantes combinaisons vous permettent d’assortir toujours vos vêtements neufs à votre vieille jupe ; de plus c’est inusable, les trames anglaises. Mme Bartau avait, en outre, des faux-cols d’homme fermés par un camée-portrait représentant son fils à sept ans, vêtu de son premier pantalon, sur fond de photographe, c’est-à-dire à droite une amphore terminant une terrasse de marbre, à gauche des cygnes dans un lac, le tout un peu voilé, naturellement. Des gants de fil noir terminaient cette toilette de femme soucieuse de l’honneur de sa scierie mécanique, d’abord, et de la dignité du commerce ensuite.

Vis-à-vis l’auberge, la carriole attendait. Son conducteur, un paysan laitier, se tenait debout, ébahi, tandis que Mme Bartau se meurtrissait les poings contre la porte. Enfin l’aubergiste ouvrit.

— Faudrait pas ameuter les gens, tout de même ! déclara-t-elle, narquoise.

Mais avant qu’elle eût terminé sa phrase ; elle recevait une poussée formidable, et maman Bartau faisait irruption chez elle comme la Loire en courroux, il y avait de cela quelques années.

— Où est cette malheureuse ? rugit-elle.

— Me voici, maman ! soupira Louise, arrivant, son petit sac à la main.

— Ah ! vous êtes là, mademoiselle Tranet, car vous ne pouvez pas porter notre nom, je pense, après votre esclandre ! Elle est jolie, votre conduite, créature sans pudeur ! Découcher et dans la rase campagne, à la merci des rôdeurs et des vignerons saouls ! Découcher à trente lieues de son mari dans une bourgade inconnue ! Il voulait revenir, mais je l’ai bien vite remis à sa place ! Est-ce qu’on court après une femme comme vous, une pareille chipie ? Je vais écrire à votre père ; il sera content, M. Tranet. D’ailleurs c’est de sa faute, il a voulu épouser une folle et elle lui a donné une dévergondée pour héritière… Vous ne vous rappelez donc jamais à propos, mademoiselle Tranet, que vous n’aviez pas un châle dans votre corbeille de noce et pas un sou dans votre bourse, quand vous êtes entrée chez moi ? Mon fils a voulu se faire périr pour avoir mon consentement ; je l’ai bien prévenu qu’il serait puni. À présent sa femme découche et nous allons être la risée de notre quartier, quoi ! Allons, en route, refilons, nous n’avons qu’un quart d’heure à dépenser sur le chemin… cela fera dix francs cinquante centimes de lancés à la mer pour vos caprices honteux.

— Madame !… voulut objecter l’aubergiste qui, sans la crainte de la police, aurait volontiers boxé dans la robe verte.

— Vous ! silence, ou je vais chercher le préfet ! hurla Mme Bartau dont le chapeau se dressa tout d’un coup pour laisser voir une face cramoisie, des yeux gris d’acier, un nez retroussé et un menton poilu. Silence, entremetteuse, voleuse, gourgandine, directrice de maison mal famée !… Oui, je le connais, le préfet, et j’irai lui parler de vos affaires, moi. Caroline Bartau. Je suis. Dieu merci, honorablement réputée sur la place de Tours ; j’ai mené le commerce de bois des environs, vous m’entendez, levée dès patron-minette pour surveiller les ouvriers… et les acheteurs savaient, à l’époque, qu’il ne fallait pas me tromper d’un liard, ni d’une planche… Oui, de quoi vous mêlez-vous, vieille pie borgne ? Vous détournez les femmes mariées de leur devoir, paraît-il ! Ne mentez pas !… mon fils me l’a dit, lui. C’est du propre ! Vous n’aurez pas un sou. Il ferait beau me voir solder les notes d’hôtel de Mlle Tranet, qui n’avait pas une chemise, quand elle s’est mariée avec mon pauvre fils, une victime !… Partons-nous ?… Et cet imbécile oui me disait de ne pas me fâcher parce que Mlle Tranet était peut-être enceinte !… Une envie, cette escapade ! je t’en ficherai des envies pareilles ! Elle avait peut-être peur qu’il eût une auberge sur le nez, hein ?…

Louise, très pâle, ne répondait plus. Elle monta dans la charrette du laitier. Celui-ci pliait le cou.

— Une maîtresse bourgeoise ! fit-il avec admiration.

Maman Bartau s’installa, toute suante, à côté de sa belle-fille, puis, par une ancienne habitude de vendeuse de bois qui a su conduire sa marchandise elle-même, elle s’empara des rênes, du fouet et de la place du cocher.

— Hue donc ! cria-t-elle, le train n’attend pas et je ne couche pas à l’auberge, moi.

Mme Pichonneau, les bras au ciel, les suivit des yeux jusqu’au tournant de la rue. Le bouquet de Marcel Désambres n’avait pas eu le temps d’arriver, heureusement.