Ma vie (Cardan)/Chapitre XVII

Traduction par Jean Dayre.
Texte établi par Jean DayreHonoré Champion (p. 44-46).

XVII

CALOMNIES, DIFFAMATIONS ET EMBÛCHES TENDUES PAR MES ENNEMIS

(75) Les embûches sont de deux sortes : les unes visent la réputation et l’honneur, ce sont les seules dont je parlerai ; les autres, je m’en occuperai plus bas. Je veux me borner maintenant aux embûches, surtout à celles qui ont été tendues en secret. Or pour peu qu’elles aient été moins dissimulées, elles ne seraient point passées inaperçues ; et si elles étaient grandes, il eût été difficile de les cacher. Mais d’autre part, il est stupide d’observer curieusement de petites choses ; je me bornerai donc à en raconter quatre.

La première date de l’époque où j’étais candidat à Bologne[1]. Les ennemis de mon nom envoyèrent à Pavie un secrétaire qui ne vint pas à mon cours, n’interrogea pas mes élèves et, je ne sais d’après quelle source, écrivit cette lettre ou plutôt cette sentence, en l’accompagnant de récits merveilleux sur un autre candidat parce qu’il n’espérait pas, je pense, sa venue : « J’ai appris que Cardan enseigne non (76) pour les élèves, mais pour les bancs. C’est un homme de mauvaises mœurs, désagréable à tous, qui ne manque pas de sottise, extravagant dans sa conduite. De plus, il est si peu versé en médecine et professe sur cet art des opinions si particulières que dans la ville il n’est agréé de personne et n’a pas de clientèle. »

L’envoyé des Bolonais lisait ce rapport en présence de l’illustrissime Borromée, Légat pontifical en cette ville. On avait déjà décidé de mettre fin aux négociations, mais au cours de la lecture, en entendant ces mots que je n’exerçais pas mon art, un des assistants dit : « Hé, je sais bien que ce n’est pas vrai, car je connais des gens éminents qui eurent recours à ses services et moi, qui ne le suis pas, je l’ai fait aussi ». Le Légat prit la parole : « Moi aussi je peux témoigner qu’il a guéri ma mère dont l’état, suivant les autres médecins, était désespéré ». L’autre ajouta que le reste des renseignements devait être également véridique ; le Légat approuva ; l’envoyé resta muet et rougit. On conclut donc, après en avoir délibéré, sur cet avis que la charge d’enseigner me serait confiée pour un an seulement. « S’il est tel qu’on l’a écrit ou si, d’autre manière, il est peu (77) utile à l’Académie et à la Ville, nous le laisserons chercher un autre emploi ; dans le cas contraire, l’accord pourra être signé pour l’avenir et le traitement qui est encore en question sera fixé. » Le Légat approuva et on conclut ainsi.

Peu satisfaits, mes ennemis poussèrent le délégué du Sénat à modifier les conditions dont nous avions déjà convenu ; quand il me fit ses propositions, je ne voulus pas les accepter : un traitement inférieur, une autre place que celle que l’on m’avait promise et aucun viatique. Devant mon refus il fut contraint de repartir, puis de revenir en acceptant toutes les conditions précédemment formulées.

De tels empêchements paraissent porter préjudice, mais ce n’est qu’une fausse opinion des hommes. Les actions des mortels, bien loin d’être éternelles, sont bornées par une prompte mort ; il suffit au sage de les considérer, mais il ne s’en soucie pas. Les moyens ne sont absolument rien, pas même l’ombre d’un rêve, comme chacun peut l’observer et le voir clairement dans ses propres actions ; aussi faut-il les mépriser profondément lorsqu’on les rapproche de leurs fins. C’est comme si, devant les enfants qui jouent aux noix, quelqu’un voulait voir dans l’issue de ces jeux un lien, un rapport de cause ou de ressemblance (78) avec ce qu’ils atteindront, devenus hommes : des diplômes, des charges, ou même le pouvoir. Ne serait-ce pas sottise ?

Plus tard, pendant que j’enseignais, on eut recours au moyen suivant pour m’enlever mon auditoire : ma leçon fut fixée à une heure proche du déjeuner et on assigna la même salle, à la même heure ou peu avant, à un autre professeur. J’offris trois solutions : que mon collègue commence plus tôt pour finir avant mon heure ; ou qu’il change de salle pour que je puisse enseigner librement dans celle qui m’avait été attribuée ; ou au contraire qu’il reste dans celle-là et que j’en choisisse une autre.

Le trouvant réfractaire à tout, j’avais obtenu dans une nouvelle répartition qu’il irait enseigner ailleurs ; d’où des peines et des larmes. Les accusations portées contre moi y mirent un terme et m’évitèrent de succomber à tant de complots ; quant à eux, ils ne furent pas contraints de voir enseigner celui qu’ils haïssaient.

Enfin, vers la fin de mon engagement, on fit courir le bruit, surtout auprès du cardinal Morone, que mon auditoire avait été restreint, ce qui n’était pas absolument vrai ; depuis le début des cours il avait été nombreux jusqu’au moment du carême. Mais (79) en butte à tant de jaloux et à tant d’embûches, il fallait pourtant que la vertu cédât à la fortune. Les cardinaux, après m’avoir conseillé, sous le prétexte de mon honneur, d’abandonner de plein gré ma charge, agirent pour que ce fût l’autre qui le fît. Et l’affaire se termina moins par l’heureux succès que par la complète soumission de ceux qui y avaient mis tant d’ardeur[2].

Quant aux calomnies, aux fausses diffamations, je n’en parlerai pas ; elles furent si nombreuses, si persistantes, si stupides et si absurdes qu’il est clair qu’elles sont un amas de ragots, non des accusations précises. Et tout le monde sait que leurs auteurs en souffrirent plus dans leur propre conscience qu’ils ne me causèrent de tort. Bien mieux, ils me laissèrent ainsi plus de temps pour composer mes livres, étendirent ma gloire, prolongèrent ma vie en m’enlevant l’occasion de travaux excessifs, et me procurèrent le plaisir de la connaissance de beaucoup d’arcanes. Aussi, j’ai coutume de dire et j’ai toujours à la bouche ces mots : je ne les hais point ; ils ne méritent même pas de châtiment pour m’avoir nui, mais pour avoir voulu me nuire. Ce qu’ils ont tenté de plus cruel avant ma venue à Bologne, je l’exposerai plus bas (au chapitre XXXIII).


  1. Sur l’opposition que rencontra la candidature de Cardan à Bologne et dont elle ne triompha que grâce à la protection obstinée du cardinal Borromée, voir Emilio Costa, Girolamo Cardano allo studio di Bologna (da nuovi documenti tratti dall’archivio di Bologna), Arch. stor. ital., Ve série, t. XXXV (1905), pp. 425-436. — Cf. aussi chap. XLII.
  2. La suite des idées est loin d’être claire dans tout ce morceau. Il est difficile d’admettre que Cardan ait voulu dire que les cardinaux ses protecteurs et surtout Morone aient fait pression sur lui pour l’amener à abandonner ses fonctions. Nous savons en effet : 1o que Morone intervint par une lettre du 28 décembre 1569 pour que le contrat de son protégé fût renouvelé ; et 2o que dès avant l’expiration de son deuxième engagement, Cardan avait été maintenu en charge pour deux ans (Costa, loc. cit.).