MA SŒUR INCONNUE


Par


HÉLÈNE DE BAUCLAS



C’était un salon désuet, tout imprégné de paix provinciale. Au-dessus de la cheminée de marbre blanc, la glace un peu verdie présentait, comme baignés d’une eau dormante, d’abord la pendule en bronze doré avec sa muse pensive appuyée sur une stèle puis, sur le tapis d’Aubusson aux teintes fanées, les meubles d’acajou, chaises-gondoles et larges fauteuils aux dossiers carrés. Un velours vieil or les recouvrait, pareil à celui qui drapait les trois fenêtres à l’éclat tamisé par des rideaux de mousseline.

Tout au fond, très droite, majestueuse en sa sombre toilette couleur de vieux bordeaux, une femme écrivait, assise devant un bonheur-du-jour Empire.

Les vieux Reillanne, dignes et rigides en leurs sombres portraits, la regardaient avec approbation, car la veuve de Maurice Reillanne aimait le domaine de l’Espériès et travaillait à l’enrichir, comme eux-mêmes l’avaient fait. Surtout le vieil Octave, que distinguaient son haut col à pointes, sa chevelure et ses favoris neigeux. De celui-là, les octogénaires du pays parlaient encore avec respect : « C’était un malin », ajoutaient-ils en hochant la tête.

Entre ses gros doigts noueux, l’Espériès avait prospéré, avait gagné de belles terres et de gras troupeaux. Pourtant, il n’était que le cadet. Mais son frère ainé, un original qui ne tenait pas en place, était parti tout jeune pour les Amériques, ou les Indes, on ne savait pas exactement. On racontait qu’il en était revenu complètement fou et, naturellement, c’était M. Octave qui avait gardé le domaine.

Quelque chose bougea dans le reflet de la glace : on eût dit qu’une ondine avait troublé l’eau dormante. Cette ondine était une jeune fille qui avait doucement ouvert la porte.

Christiane resta un instant sur le seuil, contemplant avec anxiété le dos de sa tante. Pour elle, il était, ce dos, plus révélateur qu’un visage, car celui de Mme Reillanne savait se faire impénétrable. Mais le mouvement de ses épaules, la raideur ou la flexion légère de la colonne vertébrale renseignaient la jeune fille sur l’état barométrique d’un caractère dont elle redoutait les rigueurs.

Cette fois, elle discerna une menace dans le rapprochement soudain des omoplates, équivalent pour elle à un froncement de sourcils. Et, sous la mousse des cheveux châtain doré, l’ardeur frémissante de la petite figure tendue, le sourire palpitant, la flamme d’espoir et d’angoisse qui brûlait dans les yeux brun clair, tout s’éteignit d’un coup, lorsque Mme Reillanne tourna vers elle une face hautaine et impassible de déesse.

— Vous rentrez tard, Christiane. Et vous aviez emporté les clefs de la petite crédence, Mariette n’a pas pu faire l’argenterie. Ce sont là des choses auxquelles vous devriez penser. Il me semble qu’à votre âge vous pourriez me décharger un peu des soins du ménage, mais vous n’êtes même pas capable de vous en occuper sérieusement.

Oh ! que cela commençait mal ! Après un tel débit, comment Christiane pourrait-elle dire ce qu’elle avait à dire, et plaider une cause difficile devant ce juge impitoyable ?

Elle balbutia des excuses, pataugea un instant dans une phrase embrouillée, puis tout à coup, rassembla son courage, comme un général acculé à sa dernière réserve :

— Ma tante, je voudrais vous parler de choses très sérieuses.

— Moi aussi, justement. Et d’abord, où avez-vous passé l’après-midi ?

— Chez Nicole André, murmura Christiane d’une voix mal assurée.

— Je m’en doutais. Vous savez que cette jeune fille a mauvaise réputation. Ses allures garçonnières, sa familiarité avec des jeunes gens aussi délurés qu’elle, la font passer pour ce qu’elle n’est peut-être pas, mais qu’elle deviendra certainement si elle continue.

— Que vous êtes injuste, ma tante ! Nicole est la fille la plus saine, la plus droite que je connaisse. Elle a une santé exubérante, elle est très sportive, avec qui voulez-vous qu’elle fasse de la bicyclette ou du tennis, sinon avec des partenaires solides ? Elle traite ces petits jeunes gens comme de grands gosses, et du moment que ses frères sont mobilisés…

— Ah ! ah ! nous y venons ! Un des « frères mobilisés » n’a pas eu de chance, poursuivit la voix cinglante. Dès le premier mois de la guerre, il a été blessé et l’on a dû l’amputer du bras droit. Ma nièce, enthousiaste et généreuse, s’est éprise du glorieux mutilé…

Cette fois, Christiane bondit. Elle aussi pouvait être mauvaise à l’occasion :

— Que voulez-vous, ma tante, tout le monde ne peut pas être embusqué ! La présence au front d’un tas de pauvres gens qui n’ont pas su se débrouiller, justifie les petites sinécures comme… celle de mon cousin, par exemple.

Ce coup droit ébranla l’olympienne sérénité de Mme Reillanne. Elle adorait son fils. Pour éviter tout péril à cette précieuse existence, elle avait multiplié les démarches, harcelé sans répit les gens en place et, finalement, Gaston Reillanne s’était vu sans déplaisir, casé à Paris, au Ministère.

— J’ai la guerre en horreur, dit la mère d’une voix vibrante…

— Et moi, donc ! interrompit Christiane.

— … en horreur, et je ne voulais pas que Gaston y prît part. C’est un sentiment que toutes les femmes devraient comprendre. Et c’est pourquoi je n’admets pas que vous preniez ce ton ironique. De vous à moi, il est intolérable.

— Oh ! pardon, ma tante ! (Quelle maladresse de l’indisposer en ce moment !) Je voulais dire… il y a beaucoup de jeunes gens qui vont à la guerre par obligation. Et ceux qui en reviennent — elle reprit un peu d’assurance — même s’ils ont un membre en moins, il faut bien qu’ils reprennent leur place et qu’on leur fasse, autant que possible, oublier leur malheur. Oui, c’est vrai, j’aime Bernard André. Et cet après-midi — l’ardente expression qu’elle avait en entrant illumina de nouveau son visage — il m’a déclaré son amour et m’a demandé de l’épouser. Il a été convenu que je rentrerais pour vous préparer et qu’il viendrait, un peu plus tard, pour vous demander officiellement ma main, puisque je suis mineure et que vous êtes ma tutrice.

Mme Reillanne ne craignit pas d’altérer la ligne de ses belles épaules en les haussant avec une souveraine pitié.

— Mineure ? Une enfant, une sotte enfant qui ne comprend rien aux réalités de la vie et qui s’imagine qu’on peut vivre d’amour et d’eau fraîche ! Comment espère-t-il se tirer d’affaire, votre manchot ?

— Ma tante ! s’écria Christiane révoltée.

— Eh bien quoi ? Il est manchot, n’est-ce pas ? Ce n’est pas contestable. Quand je vous dis que vous n’osez pas regarder en face les réalités ! Il était dessinateur technique avant la guerre ; c’est une carrière qui lui est fermée maintenant.

— Il trouvera autre chose. Il est à peine guéri et n’a rien pu entreprendre encore. Mais vous pensez bien qu’il s’en préoccupe. Et moi, j’ai dix-neuf ans, je puis aussi faire quelque chose…

— Quoi ?

Christiane hésita, l’air malheureux, fixant ses clairs yeux suppliants sur la face impassible.

— Ma tante, vous vous êtes mariée pendant l’autre guerre. N’auriez-vous pas épousé mon oncle s’il avait été mutilé ?

— Votre oncle avait des biens qui lui permettaient d’assurer la subsistance d’une famille. Et moi, j’étais une jeune fille pondérée, grave, attachée à ses devoirs. De plus, quand je me suis mariée, en 1916, j’avais vingt-quatre ans. Vous avez dix-neuf ans, vous êtes une créature impulsive, fantaisiste, incapable du dévouement qu’il faut pour épouser un infirme.

— Le dévouement qu’il faut pour épouser un infirme ? répéta lentement la jeune fille. Qu’est-ce que cela veut dire ? Il n’y a pas de dévouement quand on aime. Peut-être même est-ce un bonheur pour une femme d’avoir à donner à celui qu’elle aime plus que la mesure habituelle de tendresse et de soins.

La déesse leva sa main, blanche et raide comme la main-de-justice en ivoire dont la tradition fait remonter l’origine à Charlemagne.

— Je ne veux plus discuter. Une chose est certaine, c’est que tant que j’aurai sur vous une autorité légale, ce mariage insensé ne se fera pas. Je n’autoriserai même pas des fiançailles à longue échéance, car vous avez si peu de stabilité dans l’esprit que vous négligeriez, dès lors, tous vos devoirs.

À ce moment, la porte s’entr’ouvrit, et Mariette passa une tête ahurie aux cheveux ébouriffés :

— Y a un Monsieur qui demande à parler à Madame.

Les sourcils olympiens se froncèrent légèrement.

— Cette fille est impossible, murmura Mme Reillanne, je vous avais priée, Christiane, de la styler un peu… C’est M. André, je suppose, dit-elle à haute voix. Faites-le entrer.

Elle laissa à peine au jeune homme ému et nerveux, le temps de la saluer et, lui indiquant du geste un fauteuil, elle entra dans le vif du sujet.

— Ma nièce m’a mise au courant. Je suis chargée, tant qu’elle est ma pupille, de veiller sur ses intérêts. Puis-je vous demander quelle existence vous pensez pouvoir lui assurer ? Vous savez qu’elle n’a pas un sou. Vous non plus, je crois ?

Décontenancé par cette attaque directe, Bernard balbutia :

— Mais, Madame… ma convalescence s’achève à peine, je n’ai pu encore chercher…

— Vous aviez une profession intéressante qui vous est interdite à présent. Je suppose que vous vous rendez compte que votre infirmité vous ferme beaucoup de portes ?

— Elle m’en ouvre peut-être d’autres, dit Bernard en se redressant. On tiendra compte de leurs sacrifices à ceux qui ont fait leur devoir…

La main-de-justice eut un geste impatient :

— Cher Monsieur, bien des gens font leur devoir, qui ne sont pas mutilés, et vous les trouverez sur votre route comme des concurrents très sérieux. Les vertus militaires et les actions d’éclat compteront pour peu de chose quand la vie reprendra.

Une intense rougeur était montée au visage du jeune homme.

— Bon sang ! murmura-t-il entre ses dents, faudra-t-il que je m’excuse d’avoir été blessé ?

Christiane ne disait rien. Très pâle, elle observait les duellistes. Mme Reillanne eut une moue agacée :

— Je vous en prie, Monsieur, ne dramatisons pas. Il ne s’agit pas de vos qualités de soldat, elles n’ont rien à voir ici. Mon devoir est d’examiner vos capacités comme mari. Je constate que votre infirmité vous constitue un sérieux handicap. Nous ne savons pas encore si vous pourrez le surmonter.

— Je compte bien le faire, dit Bernard nerveusement, mais nous sommes dans une période difficile, et je me rends compte qu’il faut à Mlle Christiane beaucoup de confiance en moi pour me promettre son amour dans de telles conditions.

— C’est à cela que je voulais en venir, fit Mme Reillanne d’une voix soudain très douce. Je m’étonne qu’un homme scrupuleux comme vous paraissez l’être ait pu profiter de l’élan généreux, exalté jusqu’au sacrifice, d’une enfant romanesque.

Le jeune homme resta sans voix pendant un instant. Ses vives couleurs disparurent lentement de ses joues, et Christiane vit son visage devenir blême.

— Vous avez raison, Madame, dit-il enfin. Je n’ai pas le droit de troubler un cœur si jeune et qui peut se faire illusion sur ses sentiments. Adieu, Madame, Mademoiselle, je vous rends votre parole et vous demande humblement pardon.

De sa main unique, il prit la main inerte de Christiane atterrée et la baisa respectueusement.

Puis il s’inclina devant Mme Reillanne et sortit sans dire un mot. Restées seules, les deux femmes se regardèrent en silence. Un peu de pitié se lisait dans les sombres yeux de Mme Reillanne, mais Christiane ne s’en aperçut pas. Elle respirait fort, sa gorge se soulevait et s’abaissait au rythme de son souffle agité. Tout à coup, elle se leva et sortit. Sa tante eut un mouvement comme pour la retenir, puis se ravisa.

— Elle est trop fière pour courir après lui, elle sera montée dans sa chambre pour pleurer à son aise. Les larmes lui feront du bien.

Mais dans sa chambre, Christiane ne pleurait pas, elle écrivait fièvreusement un billet.

« Bernard, puisqu’il a suffi d’une parole perfide pour vous faire renoncer à mon amour, je ne vous en parlerai pas. Mais vous, vous m’avez affirmé que vous m’aimiez. Si vos sentiments sont vrais, je vous demanderai une chose. Nous sommes le 20 avril 1940. Dans deux ans, exactement le 16 juin 1942, je serai majeure. Si vous m’aimez encore, si vous êtes libre, je vous prie de venir voir alors si mon cœur n’a pas changé. Dans l’affirmative, vous aurez la preuve que mes sentiments n’étaient pas qu’une exaltation passagère. — Christiane ».

Puis elle se mit en quête de la petite femme de chambre qu’elle trouva dans la salle à manger, toujours ébouriffée, toujours effarée.

— Écoutez, Mariette, je finirai de mettre le couvert. Allez vite porter cette lettre à son adresse. Il n’y a pas de réponse. Et puis, Mariette — même en cette crise de sa vie, elle songea à ce détail, tant elle était désireuse de ne plus mériter le blâme de sa tante — vous m’avez encore fait gronder. Je vous ai pourtant bien expliqué que lorsqu’il vient un visiteur dont vous ne savez pas le nom, il faut lui demander : « Qui dois-je annoncer ? »

— Oh ! pardon, Mademoiselle, fit la contrite Mariette, je vous promets que Mademoiselle n’aura plus…

— Allez vite, allez vite.

Sitôt que la servante eut disparu, Christiane s’affaira aux soins ménagers.

— Non, elle n’aura plus un reproche à me faire. J’ai devant moi deux années d’attente, deux années pendant lesquelles je lui prouverai que je suis capable de persévérance et de pondération. Et au bout de ces deux ans…

Elle s’arrêta. Une angoisse la prit. C’était la guerre, et Dieu seul savait ce qu’amènerait le proche avenir qu’elle tremblait d’envisager. Une seule chose lui paraissait stable dans cette incertitude : son amour qui se confondait avec sa foi naïve et absolue dans la constance de son bien-aimé.

Mme Reillanne s’était remise à écrire. Mais au bout d’un moment, elle posa sa plume. De nombreuses pensées la harcelaient. Non qu’elle se repentit d’avoir brisé le roman d’amour de Christiane. Elle était persuadée d’avoir agi pour son bien. « J’ai fait mon devoir ». Mme Reillanne se plaisait à dire qu’elle était avant tout « une femme de devoir ». Elle était restée seule à trente-deux ans avec Gaston qui en avait sept. Bien des propriétaires du voisinage n’eussent pas mieux demandé alors que de consoler la belle veuve.

Mais elle avait repoussé tous les soupirants. Ce n’était pas une amoureuse, c’était une mère. Sa vie, désormais, n’avait plus d’autre but que de bien gérer le domaine qui serait un jour celui de son fils. Il était situé en pleine Provence, non loin de Maillane qui garde pieusement le souvenir de Mistral. « L’Espériès » prospéra entre ses mains capables, plus qu’entre celles du maître défunt, un terrien pourtant, et qui s’y connaissait, tandis que Marie-Thérèse, fille d’un professeur d’Aix, ignorait tout des cultures lorsqu’elle s’était mariée.

Maurice Reillanne était un ancien élève de son père. Il était follement épris lorsqu’il épousa cette jeune fille qui avait pour toute fortune sa beauté de déesse. Elle avait déjà ce port altier que la maturité rendait noble et coiffait en couronne, sur son front de Junon, des nattes épaisses de ce noir profond, si rare et si magnifique, qui reluit comme l’aile du merle. Maintenant, cette couronne se mêlait de fils blancs qui paraissaient bleutés et qui couraient et serpentaient dans ces masses onduleuses comme les veines de l’onyx.

Elle avait âprement travailé, s’occupant des vignes, des basses-cours, du jardin, acquérant des métairies, accroissant ses troupeaux, surveillant ses journaliers, dirigeant toute une tribu subalterne qui admirait sa compétence et lui obéissait sans l’aimer.

La maison d’habitation était vieille et vaste. Elle avait un grand vestibule dallé, clair et sonore, d’où s’élançait, majestueux, un escalier de pierre à rampe de fer forgé. Les pièces du rez-de-chaussée étaient grandes, assez basses de plafond, ornées de vieux meubles provençaux de beau bois luisant. La maie, la panetière à claire-voie, le buffet sculpté parlaient des générations disparues, tout l’ensemble exprimait une dignité à la fois bourgeoise et campagnarde.

Le jardin s’étendait très loin, avec ses allées sablées. L’allée centrale était bordée d’iris que cette fin d’avril parait de gloire. Aux treillis des murs d’enceinte fleurissaient déjà des roses. Mais très vite, on passait à des plantations plus pratiques. Le carré d’artichauts composait des ornements de style gothique flamboyant, le sol de l’aspergière ondulait en courtes vagues que perçaient des pointes violettes et, plus loin, l’humus noir et gras des plates-bandes, où s’affairaient des hommes, annonçait les derniers semis.

Que c’est beau à voir, une terre fertile qui travaille et produit avec largesse sous le soleil de Dieu ! La maîtresse de ces biens posa sur eux un regard attendri. Au de la du potager s’étendaient des champs que d’épais rideaux de cyprès ondulant comme des flammes noires protégeaient des rudes caresses du mistral. Et tout au fond, la chaîne des Alpilles découpait ses crêtes déchiquetées sur le ciel pur que dorait la fin du jour. Mme Reillanne ne souhaitait pas à sa vie un autre cadre, un autre horizon. Son seul bonheur était de faire prospérer son domaine. Mais une pensée importune, qui souvent l’obsédait, revint la harceler. Non, ce n’était pas son domaine, c’était celui de Gaston. Elle n’en était que la gérante. Pris par ses études, son fils lui avait laissé la direction des affaires. Et maintenant, il était mobilisé. Mais, la guerre terminée, il reviendrait, il prendrait femme, et l’altière Mme Reillanne ne serait plus qu’une souveraine dépossédée.

— Surtout si elle me ressemble, se dit-elle avec lucidité en songeant à la future épouse de son fils.

Un pas vif résonna sur la terrasse, une ombre obscurcit la porte-fenêtre.

— C’est toi, mon chéri ? s’écria Mme Reillanne avant même d’avoir tourné la tête.

— Je réponds oui sans hésiter, convaincu d’être ton seul chéri, répondit gaiement Gaston Reillanne, qui était en permission. Il portait un uniforme bien coupé, d’une élégante fantaisie, qu’un modeste galon de sergent faisait seul rentrer dans le rang. C’était un joli garçon désinvolte, mince et souple, au visage franc et gai que déparait un peu une habituelle expression d’insouciance railleuse. Cultivé par l’idolâtrie maternelle, son égoïsme s’était développé au point de gêner dans ses élans une sensibilité réelle, mais qui commençait à s’atrophier par compression.

Il se jeta dans un fauteuil, croisa les jambes et se mit à polir ses ongles.

— Dis donc, mère, j’ai aperçu tout à l’heure Bernard André qui sortait d’ici, l’air bouleversé. Je ne l’avais pas revu depuis sa blessure, le pauvre vieux, et j’ai voulu m’arrêter pour lui parler, mais il a filé en bredouillant une excuse. Que s’est-il passé ?

— Une histoire absurde. Figure-toi qu’il s’est toqué de Christiane, et que cette petite folle voulait l’épouser ! Un infirme et qui ne possède pas un arpent de terre !

— Tiens ! quelle drôle d’idée de vouloir épouser le Cri-Cri ! Mais c’est une gamine ! Elle a… quoi ? Dix-sept ans ?

— Elle en aura dix-neuf dans six semaines exactement. Tu devrais te rappeler qu’elle a quatre ans de moins que toi.

— Oui ! Mais je l’ai si peu vue ces dernières années, que je l’avais oublié. Et quand elle était petite, je ne pensais qu’à la faire enrager. J’étais rosse tout de même. C’était un peu la faute de la vieille Mélanie, qui me gâtait encore plus que toi, si possible, et qui me montait la tête contre « cette intruse, cette pauvresse recueillie par charité ». Alors, c’est pour quand, la noce ?

— Gaston ! tu n’écoutes pas ce que je te dis ! Je t’explique que je me suis formellement opposée à ce mariage stupide.

— Tu as peut-être eu tort. Bernard est un garçon épatant qui saura certainement refaire sa vie.

— C’est à voir. Pour le moment, mon devoir m’interdit de fiancer ma pupille avec un mutilé sans situation.

— Et qu’est-ce que tu vas faire du Cri-Cri ?

— Je compte qu’elle m’aidera dans la gestion de la maison et du domaine. Il n’est que juste qu’elle me soulage un peu d’un tas de soucis ménagers, après tous les sacrifices que j’ai faits pour elle.

— Des sacrifices ? Tu as fait des sacrifices pour Christiane ?

— Je veux dire des dépenses. Elle a été pendant des années interne dans le meilleur pensionnat d’Avignon, elle n’en est sortie qu’après son bachot, voici près d’un an. Comme elle avait des dispositions pour la musique, je lui ai acheté un violon et je lui ai donné d’excellents professeurs.

— Elle n’était qu’une cousine éloignée de papa, je crois ?

— Très éloignée. Sa grand’mère était la tante de ton grand-père.

— Aïe ! Attends ! C’est trop compliqué pour moi : grand’mère, tante, grand-père… oui, c’est du cousinage très dilué. Oh ! écoute…

Le chant d’un violon s’élevait dans le crépuscule. Le son était parfois un peu rauque, hésitant, puis s’élançait, pur et passionné, s’affirmait dans une suave plénitude. Christiane jouait le Prélude de Rachmaninoff où l’âme, d’abord captive, rompt ses chaînes et bondit dans la joie. La jeune artiste n’acceptait pas cette interprétation du finale : dans la mélodie triste et résignée, elle mettait une gravité sereine et pleine d’espoir.

— Elle a du talent, fit Gaston, impressionné. Il faut la pousser, mère, elle peut faire une belle carrière.

— C’est possible, mais, en attendant, elle ferait bien de s’informer pourquoi le souper est en retard.

La cloche qui retentit à l’instant même évita une semonce à Christiane. Ses devoirs remplis, elle avait cru pouvoir disposer de dix minutes pour s’évader d’un monde cruel dans la sphère enchantée de l’harmonie.

Les jours suivants la virent se donner à ses tâches modestes avec une scrupuleuse ardeur. La reine altière du domaine la chargea de soins nouveaux, mais elle ne s’en plaignit point, elle semblait rechercher les occupations fatigantes. Ce fut Gaston, pris de sollicitude, et inquiet de ce zèle excessif, qui insista pour que « Cri-Cri » eût chaque après-midi quelques heures pour se détendre et travailler son violon. Malgré tout, elle en fut heureuse et se réfugiait dans sa petite chambre comme dans un univers à elle, où nulle méchanceté ne venait troubler ses rêves, où elle pouvait, en toute confiance, s’entretenir avec son cœur. Dans un coffret jalousement clos, elle enfermait ses précieux petits trésors et c’était sa joie de les en sortir pour les contempler comme des fétiches, comme des dieux lares qui ne révélaient qu’à elle leurs vertus magiques. Un soir, elle ne tira du coffret qu’une vieille photographie où souriait, un peu craintive, une frêle jeune femme, presque une enfant, qui avait les grands yeux suppliants d’une biche prisonnière. Christiane la regarda longuement.

— Vous étiez sans défense, petite mère, murmura-t-elle, et vous aimiez de toute votre âme, vous aussi, n’est-ce pas ? Pourquoi êtes-vous morte ? Avez-vous été abandonnée, déçue ? Ou bien la vie était-elle trop dure pour vous, si tendre, si frêle… Ah ! comment savoir ?

Elle n’osait pas tutoyer cette ombre, elle la chérissait avec vénération.

— Il ne vous avait pas donné son nom… Est-ce cela qui vous a tuée, d’avoir une petite fille qui était une bâtarde ?

Une tristesse amère envahit le charmant visage de Christiane.

— Bernard ne m’a pas répondu. Il a bien vite accepté le verdict de ma tante… Est-ce que ma naissance ?… Non, il est au-dessus de cela.

Mais un poids très lourd écrasait son cœur.

Après dîner, ce soir-là, elle s’échappa et prit un petit chemin qu’elle affectionnait, car il longeait un ruisseau et laissait deviner au loin un bel horizon. Et comme il coupait un autre sentier, elle se trouva brusquement en face de Bernard. Une même joie illumina leurs visages, une même arrière-pensée les assombrit aussitôt.

— Christiane, je voulais partir sans vous revoir, mais j’allais vous répondre. Je ne veux accepter de vous aucune promesse, car c’est vrai, vous êtes trop jeune. Comme vous me le demandez, je viendrai dans deux ans voir ce que le temps aura fait des sentiments que vous croyez avoir pour moi.

— Je suis trop jeune ! Et à cause de cela vous ne me faites pas confiance !

Des larmes mouillèrent ses cils. Elle pencha la tête, comme accablée par cette jeunesse méprisée et touchante, et elle semblait si désarmée, si pathétique, qu’une vague de tendresse submergea le cœur de Bernard. Il l’entoura de son bras, baisa la joue à la courbe encore puérile, la bouche triste, les yeux chargés de pleurs.

— Je reviendrai, Christiane, murmura-t-il, croyez en mon amour !

Ce n’était pas seulement pour fuir Christiane que Bernard avait décidé de partir. Sa convalescence terminée, il devait songer à refaire sa vie, et d’ailleurs il sentait sa présence importune à son père, magistrat en retraite, froid, distant, qui n’éprouvait d’intérêt que pour sa collection de numismatique et un peu d’affection paternelle que pour sa fille Nicole.

En quittant Maillane, le jeune homme se rendit à Nîmes auprès d’un de ses amis qui, depuis longtemps, l’invitait à venir partager son petit logis de garçon. Roger Soubeyran était doux, silencieux et plein de tact. Il était sensible au point de rougir et de bafouiller lorsqu’il était obligé de faire allusion à la mutilation de son camarade. De petit tempérament, il n’avait pas été mobilisé et passait ses journées dans son officine de pharmacien. Les soirées le ramenaient tranquille, apaisant, et nulle compagnie ne pouvait être plus bienfaisante à un orgueil blessé, à un cœur farouche et révolté.

Les paroles de Mme Reillanne avaient été pour Bernard un défi qu’il lui eût été intolérable de ne pas relever. « Je lui montrerai de quoi je suis capable ! Avant la guerre, je n’étais pas ambitieux, et pourvu que j’aie mes livres, un travail intéressant et — ah ! oui, c’était déjà mon rêve — un amour fidèle, j’aurais vu mes désirs comblés. L’amour fidèle, je l’ai rencontré, et il m’a été retiré, comme bien d’autres choses… Eh bien, maintenant, je me sens une âpre volonté de donner toute ma mesure, plus que ma mesure. Je vais me mettre à parler comme un héros de Corneille : « Mes pareils à deux fois ne se font pas connaître… » « Le souci de ma gloire… » Mais les belles tirades ne me mèneront pas loin. Il faut agir !

Pour commencer, il s’appliqua à écrire de la main gauche. Il s’aperçut vite que, faute de méthode, il lui faudrait un temps fou pour arriver à être simplement lisible. Et puis, amputé un peu au-dessus du coude, il lui semblait qu’avec un membre artificiel, il arriverait à tirer parti du moignon qui lui restait, quand ce ne serait que pour maintenir le papier, tourner les pages. Il se débrouilla et fut admis dans un centre de rééducation pour mutilés, à X…, dans le Var. Navré de ce départ, Soubeyran l’approuva cependant, tout en suppliant son ami de revenir lorsqu’il aurait triomphé suffisamment de son infirmité pour reprendre dans la vie une place active.

Mais déjà se levaient les grandes angoisses. La France, atterrée, se voyait envahie, les populations fuyaient comme les animaux sauvages devant un incendie de prairie, et les routes qui descendaient vers le sud semblaient toutes à sens unique. Et ce fut le désastre, et l’écrasant armistice. Les grands blessés réunis à X…, frères par les souffrances, avaient suivi avec une rage impuissante les phases de la défaite. Ils se regardaient en silence, et l’inutilité de leur sacrifice les emplissait d’amertume. Ce fut Bernard qui releva le courage de ses camarades.

— Voyez-vous, leur dit-il un jour, nous aussi, nous avons tous personnellement désespéré quand nous nous sommes vus amputés, estropiés… Et pourtant, à force de peine, nous sommes en train de remonter de l’abîme. Il en sera de même pour la France. Il y en a déjà qui travaillent à la relever. Nous ne sommes pas en état de les aider. Mais nous avons fait notre part. Ils nous relaieront au combat. Et nous, tant que nous garderons la volonté de vivre, nous pourrons redevenir des hommes actifs.

La France fera comme nous, elle se remontera. J’oserai dire que notre attitude en est une garantie.

De chaleureuses approbations lui montrèrent qu’il avait touché juste. Dès lors, ils travaillèrent avec plus d’acharnement. À l’automne, Bernard rentrait à Nîmes plein d’espoir.

Roger Soubeyran l’accueillit avec joie. Mais Bernard ne tarda pas à sentir chez son ami, non pas exactement une réticence, mais une sorte de gêne. Roger était trop candide pour dissimuler. Sa joie était réelle, alors qu’y avait-il ? Bernard le confessa. Plus rouge qu’une cerise, le jeune pharmacien avoua tout. Il avait rencontré une jeune fille, oh ! mais une jeune fille !… Les mots lui manquèrent. La langue française, évidemment, n’était pas assez riche pour qualifier dignement une telle merveille. Et il était fiancé, et désireux de se marier au plus vite.

— Car elle est orpheline, et si courageuse ! Toujours de bonne humeur, toujours souriante. Mais comment allons-nous faire ? L’appartement est si petit, et impossible d’en trouver un autre…

— Mon pauvre vieux, interrompit Bernard, dépêche-toi d’épouser ta petite orpheline. Tu ne t’imagines pas que je voudrais rester en tiers dans votre ménage ? D’autant plus que… Non, j’irai me caser ailleurs.

— Mais Jeanine sera désolée ! Je lui ai tant parlé de toi ! Et puis, qu’as-tu voulu dire par : d’autant plus que… As-tu peut-être aussi des projets ? Oh ! ça, alors, ce que j’en serais heureux !

— Non, non, ne va pas t’imaginer un roman. Je voulais dire que… heu… que je ne trouve pas de travail à Nîmes et que je ferais bien de tenter ma chance dans une ville plus grande, à Marseille par exemple.

Mais Roger demeura persuadé que son ami avait un secret, en quoi son affectueuse intuition ne le trompait pas. Il fit part de son inquiétude à sa fiancée.

— Je voudrais bien savoir ce qu’il me cache. Je pensais d’abord qu’il allait aussi se marier. Mais il n’a pas l’air heureux, et puis… il ne reçoit jamais de lettres.

Jeanine écoutait d’un air réfléchi.

Elle était petite, brune, avec un teint mat et des yeux noirs très doux, mais sa beauté n’était parfaite que pour celui qui l’aimait, et s’il la trouvait toujours souriante, c’est que l’amour avait enseigné le sourire à une petite bouche qu’auparavant la tristesse ne quittait guère.

Elle s’arrangea pour se trouver seule, un jour, avec Bernard.

— C’est parce que vous craignez le spectacle de notre bonheur, n’est-ce pas, que vous voulez nous quitter ?

Il fut interloqué, puis bafouilla des excuses :

— Mais non, voyons ! Mais l’appartement… Je vous dérangerais… Et puis, ma situation… les difficultés…

— Bernard, vous êtes malheureux. On sent que vous avez un poids sur le cœur. Est-ce que vos amis n’ont pas le droit d’avoir une part de vos peines ?

Il y avait trop longtemps qu’il se taisait, qu’il remâchait l’amertume de son insuccès. Cette petite paraissait si compréhensive… Il lui raconta tout. Elle écoutait avec attention, posant par instant sur le jeune homme son regard profond.

— Voyez-vous, concluait Bernard, si dure qu’elle ait été, sa tutrice avait raison. Christiane est si jeune, si enthousiaste. Elle a pu s’imaginer de bonne foi qu’elle m’aimait, alors qu’elle ne ressentait pour moi que de la pitié…

Jeanine s’anima, elle eut un haussement d’épaules agacé.

— Si jeune, dites-vous ? On peut connaître son cœur à dix-neuf ans ! J’en ai vingt-deux, mais si, à dix-neuf ans, j’avais rencontré Roger, je l’aurais aimé comme aujourd’hui. Nous aurions été heureux trois ans plus tôt, voilà tout. Votre cas est un peu différent. Je comprends très bien votre désir de prouver à cette Mme Reillanne que vous êtes capable de gagner votre vie, et Christiane — pardon si je l’appelle ainsi se montre très crâne en voulant vous prouver, à vous, le sérieux de ses sentiments. Vous l’avez, son billet ?

Bernard sortit de son portefeuille le papier usé aux bords. « Il a été déplié bien des fois », se dit Jeanine. Elle le lut, sourcils froncés.

— Elle a raison, votre Christiane, et c’est vous qui lui faites injure en doutant d’elle. De la pitié ! Mais vous ne vous rendez donc pas compte que pour une vraie femme, je veux dire une femme qui aime, ça n’existe pas, la pitié, parce que c’est une joie d’avoir à soigner celui qu’on chérit.

— C’est de l’amour maternel, dit Bernard.

— Quel distinguo ! C’est de l’amour, un besoin de se dépenser, de se dévouer. C’est même, en dehors de l’amour, un simple instinct féminin. J’ai vu des femmes riches, raffinées, gâtées, dont vous auriez cru qu’elles ne savaient pas se passer de leur femme de chambre, et qui se sont révélées, quand l’épreuve est venue, des infirmières merveilleuses, ne reculant pas devant des besognes répugnantes, se prodiguant, non pas même avec dévouement, mais avec joie, comme si elles avaient enfin trouvé leur vocation. Et moi, tenez…

Elle s’interrompit, sourit, secoua la tête :

— Oh ! continuez, je vous en prie. Cela m’intéresse beaucoup d’entendre votre expérience personnelle.

— Eh bien, vous savez que Roger est délicat. Souvent, des maux de gorge, l’estomac facilement détraqué. Il me tarde, vous entendez, de pouvoir le soigner, le dorloter. Et ne me racontez pas que c’est de l’amour maternel. Je l’aime tant que je lui suis reconnaissante de me fournir des occasions de le lui témoigner. Je l’aimerais moins s’il était un gros costaud.

Bernard éclata de rire et la taquina gaiement. Il avait trop d’orgueil pour l’avouer, mais les paroles de Jeanine redressaient son courage, affermissaient sa confiance.

— Elle a raison. Christiane a un cœur sûr ; je n’ai qu’à travailler pour la mériter. Je me sens devenir de plus en plus cornélien !

« Sors vainqueur d’un combat dont Chimène est le prix ! »

Le lendemain, malgré les protestations de Roger, il partait pour Marseille. Animé d’une ardeur farouche, il chercha une place de représentant d’assurances. « C’est un travail que je puis faire, se disait-il. Ma main gauche me suffira. »

Il eut des introductions chaleureuses, il fut partout, sur la foi de celles-ci, reçu avec beaucoup de courtoisie. Mais, également avec beaucoup de courtoisie, partout éconduit. Quand il entrait, on jetait sur sa manche remplie par un raide bras de bois, un coup d’œil gêné. Bernard exposait ses titres, ses capacités…

— Combien nous sommes désolés, Monsieur. Il n’y a pas une demi-heure que la place est prise. Ou : En ce moment, nous cherchons plutôt à réduire notre personnel… Le résultat était le même.

Un jour enfin, alors que Bernard songeait avec inquiétude à la rapide diminution du peu d’argent qui lui restait, on frappa à la porte de sa petite chambre d’hôtel. Il ouvrit, intrigué, et s’exclama de surprise. C’était un ancien camarade d’études, qu’il avait perdu de vue depuis des années.

— Sérignac ! Comment m’as-tu déniché ?

— J’ai eu ton adresse par ce bon Soubeyran, que j’ai rencontré à Nîmes. Il m’a dit que tu étais à Marseille en train de chercher du travail, et j’ai pensé que je pourrais peut-être te donner un coup de main. Un de mes copains, Mourlot, connaît très bien le gros Lesage, tu sais, la maison Lesage, haute couture, qui prétend rivaliser avec la rue de la Paix ou les Champs-Elysées. Il cherche un chef de personnel, enfin, il voudrait un type très distingué, très sûr, si j’ai bien compris, il en ferait une sorte de sous-directeur…

— Mais, mon vieux, je n’ai pas l’élégance qu’il faut pour évoluer dans ce milieu-là !

— Bah ! tu t’y feras ! Tu es grand, mince, et plus chic que tu ne le penses.

Il jeta, lui aussi, un coup d’œil furtif vers le bras mutilé, fit une moue :

— Et tu as, sans doute, une décoration, quelque chose ?

— Je n’ai que la Légion d’Honneur, dit Bernard avec simplicité. Tu sais ce qui en est dans cette guerre…

— Tu n’as que… Oh ! voilà bien ta modestie. Mais tu leur en mettras plein la vue, mon vieux, plein la vue !

Le matin suivant, Bernard, aussi reluisant que possible, et le ruban rouge à la boutonnière, était introduit dans le bureau du grand couturier. Celui-ci était jeune, trente-cinq ans au maximum, gras et rose, le cheveu rare bien lustré. Il semblait sortir d’une boîte, tant son complet était bien repassé, marqué au pantalon d’un pli impeccable, et coupé de manière à mincir ingénieusement une taille qui, en dépit des restrictions (dont elle ignorait peut-être les rigueurs), tendait à s’épaissir avec excès. Bernard, il ne sut trop pourquoi, se mit à penser à la fable : Le chien et le loup. Ce dogue gras, luisant…

Le dogue lui fit un accueil affable — le mot convient admirablement, avec la nuance protectrice qu’on lui devine. Puis, son regard tomba sur la manche suspecte, et il sursauta :

— Ah ! Monsieur, vous êtes…

— Grand mutilé de guerre, parfaitement, dit sèchement Bernard.

— Et décoré, ah ! c’est magnifique, et combien mérité. Le bras droit, quelle chose atroce. Ah ! cette guerre !… Je suis navré, Monsieur. On ne m’avait pas prévenu. Mais dans ces conditions, vous comprendrez que… enfin, qu’il ne m’est pas possible de vous prendre pour collaborateur.

— Je ne vois pas pour quelle raison, dit Bernard, en s’efforçant de rester calme. J’ai suivi des cours de rééducation, j’écris très couramment de la main gauche et suis tout à fait capable, mes facultés mentales étant intactes, de reprendre une vie active.

— Je n’en doute pas, je n’en doute pas ! Voyons, c’est délicat à expliquer, et je serais au désespoir de vous blesser. Mais rendez-vous compte, Monsieur, que nous avons une clientèle de femmes très élégantes, et qu’il serait pénible pour leur sensibilité…

Bernard éclata d’un grand rire clair :

— Ah ! C’est donc ça ! Leur sensibilité, vraiment ! Comme on doit les admirer, ces belles dames, d’être trop sensibles pour supporter la vue de ceux qui se sont fait massacrer pour les défendre ! Ha ! Ha ! Ha ! Voyons, Monsieur, vous êtes jeune et vigoureux, vous étiez sans doute aux armées, comment pouvez-vous sortir à un camarade un bobard pareil ?

M. Lesage prit un air pincé ; il avait légèrement pâli et semblait s’être recroquevillé. Son veston lui allait moins bien. Brusquement, Bernard devina :

— Je me trompe ! Vous n’étiez pas mobilisé ! Ou bien, vous aviez réussi à vous embusquer ! C’est cela, parbleu ! Et dire qu’il faut voir ces gaillards-là, le prendre maintenant de haut avec les mutilés !

— Monsieur, dit le couturier en se redressant avec dignité, sachez que j’avais deux frères au front ! Et qui se sont très bien conduits.

L’hilarité reprit Bernard. Ce douillet personnage, qui se faisait un mérite des vertus le ses frères, était d’un comique achevé. Mais lui-même n’en jugeait pas ainsi, et ce fut d’une voix tremblante d’indignation qu’il protesta :

— Votre rire est une injure, Monsieur ! Vous abusez de vos privilèges de mutilé pour m’insulter impunément !

Bernard cessa de rire et regarda le gros homme avec une vive curiosité :

— Mes privilèges de… Oh ! ça, c’est une trouvaille. Vous êtes un grand humoriste, Monsieur, et qui plus est, un humoriste inconscient. Vous m’excuserez de ne pas vous tendre la main que je n’ai plus. À ne pas vous revoir, Monsieur !

Il rentra chez lui d’un pas résolu. « À présent, je vois clair, se disait-il. Quelle sottise de ma part de vouloir aller faire le joli-cœur dans une maison de modes ! Quelle folie de vouloir à tout prix m’astreindre à des besognes pour lesquelles je ne suis pas fait ! » Pendant des heures, il réfléchit à la façon d’adapter ses possibilités actuelles à ses capacités foncières. Vers la fin de l’après-midi, Sérignac arriva, l’œil hagard :

— Mon vieux, qu’as-tu fait ? Lesage s’est brouillé avec Mourlot, qui s’est brouillé avec moi, qui voudrais…

— Te brouiller avec moi ?

— Non, savoir ce qui s’est passé.

Bernard lui narra toute l’histoire. Sérignac applaudit avec enthousiasme :

— Bravo, tu as eu joliment raison de dire son fait à ce goujat ! Il faut que je raconte ça à mon oncle le colonel. Mais, à propos, il pourrait te pistonner…

— Écoute, non, Sérignac, plus de piston. Ça ne me réussit pas. Je me suis entièrement fourvoyé quant à la manière de me refaire une situation. Il faut que je tire parti de mes études antérieures.

— Tu étais ingénieur civil, je crois ?

— Oui, sorti de Centrale. Mais je n’avais pu trouver qu’un poste de dessinateur technique, dans des conditions très spéciales, du reste, à la Compagnie des Forces Hydrauliques du Vaucluse. Le travail m’intéressait, car il comportait des études sur le terrain, et je suis un homme de plein air, vois-tu.

— Un homme de plein air… Tu devrais être Inspecteur des Eaux et Forêts.

— Penses-tu ! Il faut avoir fait Nancy, et je suis trop vieux.

— Nous sommes en temps de guerre. Des tas de types sont prisonniers. Tu pourrais avoir une dispense, comme mutilé, on te l’accorderait sûrement. Un poste d’agent-voyer ne t’irait pas mal non plus. Et si tu ne peux pas être nommé titulaire, tu essaierais d’obtenir une délégation. Je vais m’informer de ça.

Qu’un homme entêté peut donc être dur à lui-même ! Bernard, résolu à ne pas adoucir l’épreuve qu’il s’était imposée, se torturait parfois le cœur et l’esprit à imaginer Christiane vivant, loin de lui, d’une existence à laquelle il n’avait aucune part. Du moins, elle lui paraissait telle. Même lorsqu’il se sentait, dans ses bons jours, sûr d’être aimé avec constance, il ne se figurait pas combien sa pauvre petite amoureuse se tourmentait de l’ignorance où il la laissait volontairement de tout ce qui le concernait. Non, il souffrait, seul et serrant les dents, et tout près d’en vouloir à Christiane de ne point posséder le pouvoir magique de se matérialiser près de lui aux heures où l’homme assoiffé de tendresse, appelle de tout son être la compagne élue.

Il habitait maintenant près de Grenoble, un petit chef-lieu de canton où il avait obtenu le poste d’agent-voyer. Sans piston, grâce à ses seuls titres, et aussi, comme Sérignac l’avait prévu, aux droits que lui conférait sa situation de mutilé. « Ses privilèges de mutilé », aurait dit M. Lesage. Un stage de quelques mois avait suffi pour mettre au courant de ses tâches l’ingénieur actif et dévoré du désir de ne plus se sentir diminué, mis à l’écart de la vie normale.

Peu après le départ de son ami, le bon Roger Soubeyran s’était marié. À son grand désappointement, et malgré ses supplications, Bernard s’était obstinément refusé à venir à la noce, qui avait été une noce villageoise toute simple, célébrée à Sommières, chez les parents du marié.

En raison des temps douloureux, on s’abstint de danser, mais à ce détail près, la noce fut très gaie. Le repas fut plus maigre qu’aux jours de l’abondance mais, péchaire ! il était arrosé par des crus généreux qui vous mettait du feu dans l’âme ! Bernard avait prévu qu’il en serait ainsi, et que l’exubérance méridionale triompherait de la tristesse ambiante, et il ne se sentait pas d’humeur à assister à une noce joyeuse — ni même à une autre, du reste ! alors que la sienne lui apparaissait si lointaine et si peu sûre.

Cependant, lorsqu’il y eut un bébé, et que Roger l’annonça à son ami en le priant instamment d’être le parrain de son fils, Bernard craignit de se montrer par trop grincheux et misanthrope en refusant encore. Mais il insista pour loger à l’hôtel, voulant garder ses coudées franches, et faisant observer que la présence d’une femme et de trois hommes dans l’appartement toujours aussi petit, constituerait un véritable encombrement, une insuffisance d’espace vital bien caractérisée, d’autant plus que de ces trois hommes, le plus jeune était fort exigeant.

Dans l’après-midi qui suivit a cérémonie, Bernard alla se promener dans les jardins de la Fontaine. Il se chauffait au soleil, heureux comme un lézard, car à ce Provençal habitué à de longs automnes rayonnants, le Dauphiné, où les nuits amenaient déjà le gel — on était à la fin d’octobre — paraissait bien rude.

Plongé dans une douce béatitude, il n’entendit pas quelqu’un prendre une chaise à côté de la sienne et sursauta quand une main se posa timidement sur son bras gauche. Tout effaré, il se redressa : Jeanine était là, avec la voiture de son poupon, grave, bien qu’elle eût son petit sourire réfléchi et prenant, dans sa maternité nouvelle, un air digne et recueilli qui lui allait très bien.

— Roger est allé reconduire ses parents. Mais je ne voulais pas que le petit Bernard fût privé de sa promenade habituelle. Oui, depuis une semaine, je l’amène tous les jours à la Fontaine, et je suis sûre qu’il l’aime déjà. Un vrai Nîmois !

[illisible] vous lui avez donné mon prénom ! J’en suis très touché.

— Quand vous aurez un fils… commença Jeanine.

Mais le jeune homme leva vivement la main pour l’arrêter.

— Pourquoi ? Cette supposition est bien naturelle. À moins que vous n’ayiez renoncé à Christiane.

— Ce ne sera jamais moi qui renoncerai.

— Elle non plus, si j’en crois ce que vous m’en avez dit. Avez-vous de ses nouvelles ?

— Vous savez bien que je ne dois pas en avoir. Et qu’elle ne doit pas en avoir de moi. Mme Reillanne ne pourra plus m’accuser d’avoir fait appel à la générosité, à l’enthousiasme de sa pupille.

— Elle n’aura rien à dire, puisque Christiane sera majeure.

— Ne voyez-vous pas que c’est pour moi une question de dignité morale ? Plus cette femme s’est montrée dure à mon égard, plus je tiens à forcer son estime.

— Et c’est le cœur de Christiane qui fait les frais de la démonstration…

— C’est surtout le mien !

Jeanine le regardait de ses yeux graves. Que dire à cet homme fier ? Elle savait que Christiane elle-même avait imposé cette attente de deux ans.

— Dans combien de temps Christiane sera-t-elle majeure ?

— Dans un peu moins de huit mois.

Comme il avait répondu vite ! Il devait compter les jours !

— On ne vous avait pas interdit de lui écrire.

— Je viens de vous expliquer pourquoi je ne voulais pas le faire.

Il resta silencieux pendant quelques instants, puis il enchaîna :

— D’ailleurs, Christiane n’a pas cherché à avoir de mes nouvelles.

Le reproche était d’une si flagrante injustice, que lui-même le sentit, chercha à l’atténuer :

— Il est vrai qu’elle ne pouvait guère le faire directement. Elle a pu apprendre par ma sœur que j’étais toujours en vie. C’est à peu près tout ce que ma famille a su de moi.

Jeanine ne répondit pas. Elle comprenait qu’il ne fallait pas insister. Le voile de tulle qui protégeait le sommeil du bébé s’agita, un vagissement monta, qui réclama toute l’attention de la mère. Bernard regarda avec curiosité le petit être qui agitait de minuscules poings crispés, ouvrant largement sa bouche édentée dans sa menue figure cramoisie. Ce n’est pas encore très joli, un bébé d’un mois, surtout quand il pleure. Mais sa mère le contemplait avec adoration.

Elle avait ce même regard pour Roger l’année dernière. Et, à vrai dire, elle l’a toujours.

Il se souvenait de son expression lorsqu’elle s’était tournée vers son mari, en sortant de l’église. Il soupira et prit congé :

— Mon train est à neuf heures ce soir. Je passerai dire au revoir à Roger.

Restée seule, Jeanine, tout en serrant dans ses bras son petit enfant qui têtait, se mit à réfléchir profondément.

— Je crois bien que je vais me mêler de ce qui ne me regarde pas, murmura-t-elle. Mais est-ce qu’une femme n’a pas le droit d’avoir pitié d’une autre femme ?

Bernard ne se doutait pas qu’elle était bien pitoyable, cette Christiane de qui sa rigueur cornélienne exigeait une force d’âme capable de se passer de tout secours. Ces deux années de guerre, pleines de douleurs, d’angoisses et de misères, avaient été rudes. À l’Espériès, on travaillait avec fièvre. Par la vie féconde de ses bergeries, de ses champs, de ses basses-cours et de ses ruches, le domaine luttait contre la disette. Il le fallait, car on traversait des temps difficiles. Deux années de suite les récoltes avaient été mauvaises, les vendanges lamentables. On manquait des engrais nécessaires pour les champs. Les réquisitions étaient impitoyables. Pour parer à tant d’ennuis, il fallait multiplier sa peine. La main-d’œuvre était rare, et Christiane faisait le travail de deux servantes.

Elle avait maigri, sa joue avait perdu sa rondeur enfantine. Ses rapports avec sa tante — elle lui donnait toujours ce nom commode — étaient froids, mais corrects. Jamais plus on n’avait fait allusion à la scène dramatique qui avait abouti au départ de Bernard André, et la jeune fille voyait avec un immense espoir s’égrener les derniers mois de sa minorité. Mais à cet espoir, se mêlaient de subtiles angoisses, nées de l’ignorance presque totale où elle était du sort de Bernard. Nicole était mariée, elle habitait Valence où son père l’avait suivie, et n’écrivait que bien rarement à son ancienne amie. Et c’est à peine si elle mentionnait parfois le nom de son frère aîné. Elle parlait du cadet, cependant, donnait des détails sur ses études. De Bernard, elle avait dit simplement qu’il espérait être nommé Inspecteur des Eaux et Forêts.

— Elle obéit à une consigne, se disait Christiane. Bernard lui aura défendu de me parler de lui, car enfin, elle sait que nous nous aimons, elle désirait vivement ce mariage. Mais il veut ne rien devoir à un encouragement extérieur. Ainsi seulement pourra-t-il être tout à fait sûr de mes sentiments… Ah ! Bernard, mon amour, quelle épreuve vous m’imposez !

La pauvre enfant, par moments, se sentait à bout de forces. Toujours se repaître des mêmes rêves et des mêmes tourments, sans une amie, sans personne à qui se confier ! Son cœur lui semblait s’user par ses vains battements durant cette longue attente. Et une crainte lancinante fréquemment revenait :

— Peut-être ne m’aime-t-il plus, tout simplement !

Alors, elle tirait de son coffret un instantané où la figure un peu osseuse de Bernard fixait sur elle son beau regard droit, et elle s’encourageait au souvenir de ses paroles d’adieu :

— Croyez en moi, Christiane, je reviendrai !

Réconfortée, elle acceptait avec plus de courage cette épreuve du silence à quoi elle était condamnée.

Un matin, après le passage du facteur, elle fut surprise de trouver une enveloppe à son nom, adressée d’une écriture inconnue.

Pendant quelques mois, Mme Reillanne ne s’était pas fait scrupule de surveiller le courrier de sa pupille. Mais le temps avait passé sans rien amener jamais que d’anodines lettres d’amies de pension, ou parfois des billets de Nicole André que Christiane, toujours, lui présentait par une sorte de coquetterie « Voyez combien exactement la consigne est respectée ! » et la tutrice, rassurée, avait abandonné son contrôle postal. Par quelle intuition, donc, Christiane devina-t-elle que ce pli pouvait se rapporter à Bernard et qu’il fallait le dissimuler, jusqu’à l’instant où elle pourrait le lire tranquillement dans sa chambre ? Enfin, elle put l’ouvrir, à l’abri des regards :

« Je vous demande mille fois pardon, disait la gentille Jeanine, d’intervenir ainsi dans vos affaires personnelles, mais je me figure que vous devez être très malheureuse, toute seule, et n’ayant même pas la sympathie de votre tante. Je suis orpheline, moi aussi, et quand j’ai fait la connaissance de mon mari, quand il s’est mis à m’aimer et que mon cœur lui a répondu, il a remplacé pour moi la famille que j’avais perdue. L’amour est encore plus précieux pour nous, les isolées, que pour les jeunes filles choyées, entourées de tendresse.

« Nous venons d’avoir la visite de M. André, qui est un grand ami de mon mari. Nous l’avons trouvé bien portant, courageux, mais se languissant de vous. Ne croyez pas qu’il vous oublie parce qu’il n’écrit pas. Il est très fier, il veut que votre tante ne puisse pas dire qu’il a abusé de vos sentiments. En somme, il veut être sûr que vous l’aimez assez pour l’attendre jusqu’au bout de ces deux années. Il n’y a plus que sept ou huit mois à passer maintenant, mais vous devez tellement sentir le vide de cette longue absence, que je n’ai pu me tenir de venir vous assurer que Bernard vous aime, qu’il pense à vous sans cesse… »

Christiane ferma les yeux, inondée de bonheur. Puis, tout à coup, un hoquet monta de sa gorge, et elle se mit à sangloter, à sangloter à grands coups qui la jetèrent sur son lit, toute secouée de spasmes. Enfin elle s’arrêta, épuisée, mais apaisée aussi.

— C’est la réaction, se dit-elle, comme pour se fournir à elle-même l’excuse d’une pareille faiblesse. J’ai dû trop prendre sur moi, et depuis trop longtemps. Mais comme cette jeune femme est bonne, comme elle a bien compris ma solitude ! Ah ! je ne doutais pas de Bernard mais, tout de même, cela me réchauffe le cœur, de savoir qu’il m’aime tant que cela et qu’il pense à moi toujours.

Et le temps passa, et l’on se trouva enfin au printemps de 1942. L’hiver avait été rude et long, même en Provence. Un nouvel avril rajeunissait la terre et, dans les champs, le blé en herbe avait la couleur de l’espérance. Le domaine portait bien son beau nom de confiance et de joie. Mme Reillanne était toujours au pouvoir. Gaston, ayant le tact de laisser gouverner sa mère, se contentait de jouer gentiment son rôle de prince héritier. Il s’appliquait aux besognes paysannes avec plus de sérieux qu’on n’en eût attendu de sa nonchalance. Mme Reillanne travaillait aussi, plus que jamais. Elle s’était chargée de la taille des arbres fruitiers et sa main-de-justice, qui avait perdu quelque peu de sa blancheur ivoirine, tranchait impitoyablement les rameaux indiscrets.

De précoces chaleurs alourdissaient l’atmosphère en ces dernières journées du mois. Et un certain après-midi que Gaston s’était rendu à cheval à Noves pour négocier un achat de fourrage, l’air se fit particulièrement étouffant.

L’acquisition de ce cheval avait fait, un an plus tôt, l’objet de vives discussions. Son propriétaire ne pouvait plus le nourrir, et Gaston avait une envie folle de ce joli demi-sang, intelligent et fin.

— Nous avons plutôt besoin d’un gros percheron pour les labours, disait Mme Reillanne.

— Bah ! nous nous en sommes tirés pour les labours et Mutin nous rendra des tas de services. On peut très bien l’atteler pour des travaux légers, je le monterai pour mes courses et, mère, ça aura tout de même une autre allure que la bicyclette !

Un tel argument l’emporta : Gaston était un charmant cavalier. D’ailleurs, Mutin se rendit fort utile et mérita bien son avoine.

Cet après-midi donc, Gaston partit un peu tard, après une longue discussion avec un métayer, et sa mère dut le presser, observant avec inquiétude le ciel qui s’assombrissait.

— Eh bien ! s’il pleut, ce sera tant mieux pour nos champs. J’emporte mon imperméable. Surtout, mettez-vous à table sans moi si je ne suis pas rentré à l’heure du souper. Et ne te tourmente pas, mère, je serai prudent.

À huit heures, il n’était pas de retour, et les deux femmes se décidèrent à manger, sans appétit, un repas rapide.

Les nuages s’étaient amoncelés, couleur d’ardoise, et la nature offrait ce curieux renversement de valeurs qui se produit quand le ciel est plus foncé que la terre. Une inquiétante immobilité planait, pleine de menaces.

Un frémissement courut soudain, qui rebroussa les feuillages, fit battre quelques volets mal fixés, puis un trait de feu blanc raya l’ardoise céleste. Un monstre à l’affût dans les nuages rugit sourdement. Alors, un vent furieux se leva, qui saisit les arbres dans ses poings frénétiques, les tordit, les ploya, les agita comme des torches, saccageant les jeunes pousses et les fruits à peine noués. Les éclairs se multiplièrent, et le monstre rugit plus fort. La pluie se mit à tomber, oblique, en javelines serrées, mais l’ouragan ne diminua pas de violence.

On entendit craquer les ramures, se briser à terre des tuiles arrachées. La toiture de planches d’un appentis s’envola soudain, s’abattit dans la cour. Et Gaston ne rentrait pas.

— Il faudrait téléphoner à Noves, dit sa mère d’une voix sans timbre.

Christiane sortit du salon, revint au bout d’un moment :

— On ne répond pas. La ligne est coupée. Mais il n’essaiera sûrement pas de rentrer par ce temps-là, il ne faut pas s’inquiéter. Et, en disant cela, sa voix tremblait. Au dehors, des trombes d’eau s’abattaient par rafales.

Quelle nuit ! Les éclairs, maintenant, se succédaient sans interruption, aveuglants et bleus comme des flammes d’alcool. Les grondements féroces du monstre déchaîné ne s’arrêtaient plus.

— Écoutez ! fit soudain Christiane.

Au milieu du vacarme des éléments, on entendait faiblement, sur la route, une cadence régulière. Elle résonna plus forte : un galop.

Les deux femmes se précipitèrent au portail, se penchèrent dans la nuit, fouaillées par la pluie. Dans le halo de la lampe du perron, apparut un cheval ruisselant.

Mais il était sans cavalier.

La jeune fille n’eut que le temps de retenir la mère qui défaillait. Faiblesse passagère : Mme Reillanne se ressaisit aussitôt :

— Je suis sotte ; Gaston s’est mis à l’abri quelque part et Mutin, affolé par l’orage se sera échappé… Tout de même, il faudrait faire des recherches.

Ses dents claquaient. Christiane prit le cheval par la bride, et le conduisit dans la cour de la ferme. Une lumière brillait encore chez le bayle. Elle frappa à sa porte :

— Excusez-moi, Joson. Mutin est revenu seul. Nous craignons qu’il ne soit arrivé un malheur.

Il y eut des exclamations d’effroi :

— Mon Dieu ! vous êtes trempée, Mademoiselle, dit le bayle. Donnez-moi ce cheval, je vais le faire bouchonner par Césaire. Et entrez vous sécher. Nous ne sommes pas couchés, rapport à l’orage. Il aura fait bien du dégât. Et si Monsieur Gaston… Nous partirons tout de suite, mon fils et moi.

L’homme, grisonnant, mais droit et vigoureux, se hâtait, boutonnant son grand manteau de berger. Son fils préparait le falot-tempête, et sa femme, empressée, jetait dans l’âtre des brassées de sarments pour réchauffer Christiane.

— Merci, merci. Mais Madame m’attend…

— Jetez cela sur vous, au moins !

Elle lui posait un vieux châle sur la tête et les épaules, l’enveloppait maternellement.

— Mademoiselle ! — le valet, qui avait emmené le cheval, apparut tout à coup, bouleversé — Mademoiselle ! Mutin a du sang sur l’épaule. Et il n’est pas blessé !

— Ah ! mon Dieu ! Accompagnez Joson, alors. Et prenez… il y a une civière quelque part, je crois ?

— Oui, Mademoiselle, dans la remise.

— Emportez-la. Et prévenez en passant le Dr Brémontier qu’il vous accompagne avec sa voiture.

L’attente reprit, plus cruelle. Bien que Christiane n’eût pas osé dire à Mme Reillanne l’inquiétante découverte de Césaire, elle se rendait compte qu’il fallait à cette mère une force d’âme peu commune pour conserver un calme apparent dans de telles circonstances. Ah ! si elle avait vu ce sang, aurait-elle pu ne pas trahir son angoisse ? Christiane, qui savait, avait peine à dissimuler son tourment, car elle éprouvait une réelle amitié pour son cousin.

À mesure que le temps passait, la mère sortait de plus en plus souvent pour écouter, pour tâcher de voir…

L’orage avait diminué d’intensité, mais la pluie tombait toujours à flots. La belle tête à l’impeccable diadème d’onyx veiné était toute échevelée, des mèches mouillées se collaient aux joues pâles. Repoussées sans cesse par des mains nerveuses, les nattes se défirent soudain, et Mme Reillanne apparut comme découronnée, dépouillée de son grand air royal. Christiane ne vit plus en elle qu’une femme douloureuse et, compatissante, jeta sur ses épaules, à son tour, le vieux châle de la femme du bayle.

Il était près de deux heures quand on ramena Gaston. Blême et trempé comme un noyé, il gisait évanoui au fond de la voiture du médecin. On avait mis sur lui une couverture et le bayle le soutenait comme un enfant. Les hommes qui s’étaient serrés comme ils avaient pu dans l’auto, car la marche était presque impossible sur la route coupée de torrents, semée de débris, où la voiture même n’avait pu passer qu’avec une grande prudence, descendirent avec des figures décomposées qui accrurent l’angoisse de Christiane.

— Là, approchez la civière. Doucement, ne le secouez pas…

Droite et tragique, Mme Reillanne regardait sans rien dire.

Mais quand son fils fut dans le vestibule, quelqu’un enleva la couverture et elle vit dans les lambeaux des vêtements coupés par le médecin, la blessure épouvantable : le bras droit écrasé au-dessus du coude, l’os perçant les chairs. Alors, elle eut un cri atroce :

Gaston ! non, ce n’est pas possible… Son bras, mon Dieu ! Docteur, faudra-t-il l’amputer ?

Le médecin eut une moue, un geste évasif :

— Il faut faire venir un chirurgien. Je ne puis que poser un premier appareil, faire une piqûre anti-tétanique…

— On va le monter à sa chambre. Prenez l’escalier avec précaution.

C’était le bayle qui commandait. Mme Reillanne s’était effondrée sur une chaise :

— Son bras ! son bras ! Mon fils infirme, amputé ! Oh ! Christiane, je suis punie, j’ai traité l’autre de manchot, je l’ai méprisé. Et c’est la même blessure, la même ! Oh ! Christiane.

Les nattes défaites humiliaient sa tête altière, ses épaules orgueilleuses s’étaient courbées, secouées de sanglots et, sous le châle usé, son dos ployé de douleur semblait le dos voûté d’une pauvresse, d’une mendiante misérable.

L’accident avait été imprévisible. Gaston, qui se hâtait sur le chemin du retour, surpris par la violence des premières bourrasques n’avait pas eu le temps de se mettre à l’abri. Un arbre s’était abattu soudain, le renversant lui et sa monture cabrée d’effroi. Tout le poids du cheval était tombé sur le bras, étendu, dans un geste instinctif et qui s’était trouvé coincé en porte-à-faux contre une grosse branche de l’arbre brisé. Mutin s’était relevé, hennissant, flairant avec crainte le corps évanoui. Mais bientôt les éclairs, l’assourdissant fracas du tonnerre l’avaient terrifié et il était parti au galop vers l’Espériès. Peut-être aussi, obscurément, avait-il senti que c’était la seule manière d’obtenir du secours pour son maître.

Les semaines qui suivirent passèrent comme un cauchemar. Mme Reillanne et Christiane étaient recrues de fatigue, malgré la présence d’une garde qui la nuit veillait le malade. La fièvre parfois le faisait délirer et il jetait des cris affreux qui faisaient accourir sa mère et réveillaient en sursaut la jeune fille. Un grand chirurgien était venu de Marseille. Il avait appelé un collègue en consultation et l’amputation jugée d’abord inévitable, mais différée à cause de la grande faiblesse du blessé exsangue — il avait fallu lui faire deux transfusions — avait finalement été écartée.

Le malheureux avait souffert le martyre tandis que la science s’appliquait à démêler cette bouillie horrible qui avait été un membre souple et fort, afin de ressouder l’os brisé, d’y renouer les fibres meurtries, les nerfs tranchés. Le chirurgien était fier du résultat obtenu, et pourtant ce bras que conservait Gaston ne serait plus jamais qu’un pauvre bras atrophié, raccourci, dont la main presque inerte ne retrouverait qu’après une longue rééducation un peu de ses facultés préhensiles.

Depuis la nuit tragique, Mme Reillanne n’était plus la même. Le sort, en la frappant dans son orgueil et sa tendresse de mère, l’avait atteinte au seul point sensible, au défaut de sa dure et brillante cuirasse de déesse guerrière.

Elle aurait voulu ne pas quitter un instant le chevet de son fils, elle résistait lorsque les médecins cherchaient à l’écarter pour lui épargner le spectacle des soins les plus douloureux ; elle voulait tout voir et n’admettait pas que Gaston souffrît sans elle. Certes, lorsque les instruments fouillaient la chair pantelante, elle était torturée comme si cette chair avait fait encore partie d’elle. Ébranlée au plus profond de son être, Mme Reillanne trahissait par tous ses gestes, contenus, hésitants, par les accents adoucis et comme voilés de ses paroles, un total bouleversement.

Christiane assistait avec une surprise incrédule à cette transformation d’une femme que, depuis sa petite enfance, elle admirait et craignait sans l’aimer et songeait aux légendes antiques où les déesses se métamorphosaient en simples mortelles. Mais la vénérable Démêter ou la sage Pallas reprenaient à volonté leur forme divine et la veuve hautaine, dès l’instant où, sous l’orage, s’était écroulée sa couronne de sombres nattes, avait paru retomber définitivement sur la terre et perdre, par cet incident symbolique, sa grandeur olympienne.

La vie de Christiane n’en était pas plus facile. Ses tâches s’étaient encore accrues du fait que Mme Reillanne se désintéressait totalement de tout ce qui n’était pas Gaston, et la jeune fille, souvent, devait prendre des décisions, donner des ordres qui dépassaient sa compétence. C’est alors que l’expérience et la sagesse du vieux bayle se révélèrent des guides précieux. Il comprenait sa situation difficile et avec un tact délicat, touchant chez cet homme rude, faisait des suggestions intelligentes que Mme Reillanne, consultée, approuvait d’un signe de tête distrait.

Peu à peu, Gaston reprenait ses forces et toutes les ressources de l’Espériès étaient mises à contribution pour le rendre à la vie. Le lait crémeux, le miel, les poulets précoces, les œufs du jour, rosés et translucides, les premières fraises, encourageaient son appétit encore capricieux. Il prenait plaisir à la société de Christiane qui, pour le distraire, avait toujours quelque histoire drôle à lui conter. Ou bien il réclamait de la musique :

— Joue-moi un peu de violon, Cri-Cri !

— Bon, attends une seconde. Le Cri-Cri va chercher son crin-crin.

Il riait doucement, sensible à la gentillesse qu’elle mettait à l’amuser. Et Christiane était trop heureuse d’avoir l’occasion de reprendre son violon, interprète et confident de ses rêves et de ses peines, qu’elle n’avait plus que rarement le temps de réveiller.

— Que désires-tu ? dit-elle un jour. Un peu de classique ?

— Non, je voudrais de l’inédit. Tu m’as déjà donné de très jolies choses. As-tu composé récemment ?

— Oui, un air pour Mutin : « Complainte du cheval qui se languit de son maître ».

— Non ? C’est vrai ? Joue-moi ça.

Et elle joua un air bizarre et tendre, d’un rythme original, d’un accent très personnel.

— Que tu es douée ! Tu es un as, Cri-Cri. C’est vraiment de toi ?

— À moins que cela ne soit de Bach, je ne vois pas…

— Quel toupet ! Tiens quand tu prends cet air malicieux, tes yeux brillent, ils ressemblent à je ne sais plus quelle pierre précieuse à reflet doré…

— La topaze brûlée ?

— Non, quelque chose de moins connu, une pierre brun clair, avec un châtoiement. Voyons, il y a l’œil-de-chat, l’œil-de-tigre.

— L’œil-de-perdrix…

— Que tu es bête ! Il s’esclaffa. Ah ! Cri-Cri, toi, au moins, tu me fais rire, et j’oublie un peu mes misères. Ma pauvre mère, quand elle est auprès de moi, me regarde d’un air si désespéré que ça me fait de la peine pour elle et que je ne sais comment la consoler. Mais j’abuse de ton dévouement. Dépêche-toi d’aller prendre l’air. Sans compter qu’il doit y avoir une demi-douzaine de poules couveuses et de ruches en instance d’essaimage qui réclament tes soins. Et, si tu vois maman, dis-lui de monter, si elle en a le temps.

Mme Reillanne entra dans la chambre avec le regard éploré et anxieux qui désolait son fils. Ses belles nattes semblaient peser à son front, la tête, les épaules avaient perdu le redressement fier qui donnait si grande allure à cette femme.

— Voyons, Majesté, ne prenez pas cet air tragique de Marie-Antoinette en prison et faites une risette au Dauphin ! Non, je n’arriverai pas à la faire rire… Maman chérie écoute-moi ! Il faut te faire une raison, sinon je croirai que tu m’en veux d’être estropié.

— Ah ! Gaston, je t’en prie ! Comment peux-tu plaisanter…

Sa voix trembla, tout près des larmes.

— Comment ? Parce que j’ai tout de même un certain cran, fit-il non sans noblesse. Parce que je ne veux pas être à charge à moi-même et aux autres. Sais-tu, maman, j’ai beaucoup réfléchi à mon avenir. Je songe à me marier.

— À te marier ! Déjà !

— Oh ! quand je serai guéri, évidemment. Mais il n’est pas trop tôt pour y penser. Il faudra que je prenne une femme assez dévouée naturellement pour ne pas craindre d’épouser un infirme. Je ne veux pas d’une coquette qui voudrait s’amuser et me laisserait seul la moitié du temps ; ni d’une ambitieuse qui ne verrait en moi que le futur maître de l’Espériès… Dis-moi, mère, ce projet de mariage de Christiane avec Bernard André, il y a deux ans, ça n’a pas eu de suite, n’est-ce pas ?

— Non, non ! Il est parti et Christiane, certainement, n’y pense plus.

— Ah ! bon. C’est que, vois-tu, plus j’y réfléchis, plus je crois que Christiane est la femme qu’il me faut… Pourquoi prends-tu cet air consterné ?

— C’est impossible, Gaston ! D’abord, elle est ta parente…

— Allons donc ! à la mode de Bretagne. Tu me l’as expliqué toi-même : la tante, le grand’père, etc. Tu penses que je me mésallierai parce qu’elle est une enfant naturelle ? Personne ne le sait ici. Et puis avec mon aileron de pingouin, je ne peux pas me montrer trop difficile.

— Gaston ! est-ce que tu es amoureux de Christiane ?

— Non, pas précisément. Je suis trop habitué à elle, sans doute. Mais c’est un délicieux petit Cri-Cri. Elle est charmante, gaie, sensible, courageuse. Elle comprend bien mon caractère et du moment qu’elle était disposée à épouser un infirme…

— Gaston, je te répète que c’est impossible.

— Mais pourquoi, voyons ?

Elle hésita, puis soudain, raidie, lâcha comme à regret :

— Parce que Christiane est ta sœur.

Le jeune homme resta quelques instants absolument sidéré par cette révélation.

— Ah ! par exemple ! s’exclama-t-il enfin. Alors, papa… Ah ! par exemple !

Il réfléchissait, rapprochant les dates, des souvenirs.

— Mais alors, c’était de la blague ce que tu m’avais raconté : la tante, le grand’père ?

— Non, c’était vrai. Ton père avait pris pour maîtresse sa propre cousine.

Quelle rancune, quelle haine perçait sous les mots accentués avec mépris ! Gaston, pensif, tourna soudain la tête vers sa mère et la regarda droit dans les yeux avec une expression de sévérité qui la fit sursauter.

— Vous aimiez donc bien mon père ? demanda-t-il lentement.

Mme Reillanne, interdite par ce « vous », le fixait sans répondre.

— Non, vous ne l’aimiez pas, poursuivit-il. Je n’avais que sept ans quand il est mort, mais j’avais remarqué bien des choses que j’ai comprises plus tard. Votre froideur votre recul impatient lorsqu’il avait un geste tendre. Oh ! les enfants sont observateurs. Vous ne l’aimiez pas, et il a fallu qu’il soit bien malheureux, lui, l’homme tranquille, amoureux de son foyer, pour aller en fonder un autre ailleurs…

Mme Reillanne, droite et raidie comme autrefois, eut pour l’arrêter le geste de la main-de-justice.

— Gaston, comment oses-tu te permettre… Un fils n’a pas le droit de juger sa mère !

— Non, je n’en ai peut-être pas le droit, fit-il avec cet air pensif qu’il avait souvent depuis sa maladie et qui lui était si nouveau, mais je songe qu’il y a dans tout cela une innocente qui a payé pour les coupables… À propos, comment avez-vous appris son existence ? C’était peu de temps après la mort de papa qu’elle est venue à l’Espériès… Est-ce que mon père, avant de mourir, vous avait avoué ?…

— Non.

Mme Reillanne parlait avec effort, on sentait qu’à l’évocation d’humiliants souvenirs son orgueil, dompté par le malheur, se redressait, encore vivace.

— Tu te rappelles combien rapidement est mort ton père. Une pleurésie presque foudroyante. Il délirait, il n’a pu s’occuper de rien, Mais huit jours après l’enterrement, j’ai reçu une lettre de la grand’mère. Elle avait vu l’annonce du décès dans le journal, elle m’écrivait pour me supplier… Sa fille était morte, elle-même atteinte d’un cancer, se savait condamnée. Christiane, qui avait trois ans, allait rester absolument seule. J’ai eu pitié, je l’ai recueillie

Mme Reillanne reprenait de l’assurance en évoquant son action généreuse.

— Je suis une femme de devoir, et malgré tout ce que sa présence avait d’insultant pour moi, je me suis chargée de l’orpheline.

— Je me souviens. Vous avez ramené la petite et vous l’avez confiée à la femme du métayer d’alors pour qu’il l’élève avec ses enfants. Elle a grandi à la ferme, comme une étrangère…

— C’en était une !…

— Jusqu’à ce qu’elle fût en âge d’être envoyés en pension. On ne lui permettait pas d’entrer dans la maison, et c’était ma sœur, ma petite sœur !

Il mit une tendresse infinie dans ces derniers mots.

— Mère, vous rappelez-vous combien de fois je vous ai suppliée de « m’acheter une petite sœur ? » C’était le rêve de mon enfance ! et vous ne vouliez pas !

— Je t’aimais trop, Gaston, je ne voulais pas d’autre enfant.

— J’allais jouer avec les gosses de la ferme, que je tyrannisais et je traitais Christiane en esclave. Je l’attelais avec un autre moutard à ma petite charrette et je me faisais traîner, et je tapais dessus, comme une petite brute que j’étais ! Mélanie, ma vieille bonne, me répétait qu’elle n’avait pas le droit d’être là, qu’on ne savait pas d’où elle sortait… Et c’était ma sœur ! Cette sœur inconnue que je désirais si fort, elle était là, craintive et méprisée, et je ne l’ai pas devinée ! Ah ! on peut parler de la voix du sang ! Personne ne l’aimait, personne ne l’embrassait. La métayère n’était pas méchante, mais elle n’avait pas le temps de choyer sa marmaille… Oh ! mère, comment avez-vous pu être aussi cruelle ?

— Cruelle ! Moi ! Je trouve au contraire que j’ai fait preuve d’une singulière bonté en recueillant la bâtarde de mon mari ! Malgré ce que tu as osé dire tout à l’heure, je prétends qu’il n’avait aucune excuse pour me tromper !

— Mais, même si ses parents étaient coupables, Christiane était innocente ! C’était un bébé, une petite enfant sans défense… Avez-vous encore la lettre de la grand’mère ?

— Je vais te la chercher. Tu verras qu’elle comprenait, elle, l’affront qui m’était fait !

Elle sortit, droite et majestueuse, et quand elle revint elle portait haut la tête où les nattes noires avaient repris leur allure de couronne.

— Tiens, lis !

Gaston s’empara des feuillets à l’encre pâlie où tremblotait une écriture inhabile.

« Madame, disait la grand’mère, j’ose à peine vous écrire, mais je n’ai plus personne, mes enfants sont morts, et je ne sais vers qui me tourner. Il faut que vous sachiez que votre mari étant venu me voir au Vigan pour une affaire de famille, est tombé amoureux de ma plus jeune file, Marthe, qui habitait avec moi. Il a dû revenir plusieurs fois, il est resté dans le pays quelque temps et elle est devenue sa maîtresse, j’ai bien honte de vous l’avouer, surtout qu’il était marié et avec une jeune dame si bien, ah ! je ne cherche pas à excuser ma fille, mais c’était une enfant douce et faible et elle avait une vraie passion pour votre mari. Il a installé Marthe à Nîmes pour éviter les ragots des gens d’ici et il venait la voir souvent. Mais elle a eu un enfant, et elle est morte en couches. Le père était désespéré, il m’a apporté la petite Christiane que j’ai élevée. Elle a maintenant trois ans. Et moi je suis malade, j’ai appris depuis peu que c’était un cancer et que je n’en ai plus que pour quelques mois. Je l’ai dit à votre mari à sa dernière visite, car il venait chaque fois qu’il pouvait voir sa fille. Il l’adorait, il l’appelait « mon petit Cri-Cri »…

— Son petit Cri-Cri ! Mon Dieu !

« … Il m’a promis, il y a de cela quinze jours, d’assurer l’avenir de l’enfant. Et voilà que ce matin je vois dans le journal l’annonce de sa mort. Je suis dans une angoisse affreuse, Madame, et je viens vous supplier d’avoir pitié de cette pauvre enfant et de pardonner à ses parents. Maintenant qu’ils sont morts, c’est Dieu seul qui les jugera, mais la petite est innocente. »

Il y avait encore quelque lignes très humbles de touchantes supplications. Et c’était signé : Veuve Reillanne.

— Je me souviens de ces fréquentes absences de papa. Et, c’est au retour de son dernier voyage qu’il est tombé malade… Mais ce qui m’intrigue, c’est la signature.

— Philibert Reillanne, le frère de ton arrière grand’père Octave, s’était marié sur le tard avec une belle paysanne. C’était un vieil original. La famille n’a jamais voulu voir sa femme.

— Ça ne m’étonne pas des Reillanne… Quand je les regarde au salon, engoncés dans leurs redingotes et dans leurs vertus, ils m’apparaissent comme les piliers du conformisme bourgeois. En particulier, mon arrière-grand’père Octave. Mais son frère Philibert était l’aîné, comment se fait-il que ce ne soit pas lui qui ait hérité de l’Espériès ?

— Il était parti très jeune pour l’Amérique du Sud. On l’a cru mort. Octave a repris le domaine. Quand son frère est revenu il s’est montré d’une telle excentricité qu’on l’a fait interdire… Ses héritiers, plus tard, ont fait un procès : ils ont été déboutés.

— Ça m’a tout l’air d’une belle spoliation, Ainsi le vénéré Octave était une fripouille ! Est-ce que mon père n’en a rien su ? Cette affaire de famille dont parle la grand’mère n’aurait-elle pas trait à cette succession inique ? Mère ! cria brusquement le jeune homme, vous êtes au courant, je le devine ! Que savez-vous, dites ?

Mme Reillanne, très pale, lui tenait tête :

— Oui, je suis au courant, oui, j’ai trouvé des papiers. Ton père cherchait à tourner la loi, à te frustrer ! Les héritiers étaient morts, les deux fils Reillanne tués dans un accident d’auto. Il ne restait que cette Marthe. Je me suis opposée de toutes mes forces à un partage de biens : ton père n’a pas osé te dépouiller en faveur de sa maîtresse.

Très pâle et les yeux brillants d’indignation, le malade se redressa sur ses coussins :

— Mais, après sa mort, vous avez su qu’il restait une héritière, une toute petite héritière et c’est elle que vous avez frustrée ! Vous, qui étiez entrée à l’Espériès sans un sou, vous que mon père avait richement dotée, vous avez osé dépouiller sa fille !

La mère et le fils étaient dressés l’un contre l’autre, comme de furieux adversaires et Mme Reillanne, dédaigneuse de se chercher des excuses, avouait fièrement ce qu’elle avait fait !

— L’affaire avait été jugée et ces complications de successions ne me regardaient pas. Je ne connaissais que deux choses : les droits de mon fils et les miens. J’ai supprimé tout ce qui pouvait y porter atteinte. Et c’est toi, toi qui oses me le reprocher ! Fils indigne, tu oses défendre contre moi l’enfant de l’adultère !

Épuisé, Gaston tomba en arrière avec un gémissement :

— Oh ! mère chérie, murmura-t-il, est-ce possible que tu m’aies aimé jusqu’à la malhonnêteté ? Toi que j’admirais tant…

Sa voix s’éteignit, il devint blême et sa tête s’inclina sur l’épaule. Bouleversée par cette douleur soudaine et par cette faiblesse elle se précipita à son chevet.

— Mon Dieu ! il se trouve mal ! Je l’ai laissé parler, s’exciter… Gaston, mon trésor, reviens à toi, je t’en prie. Regarde-moi. Ah ! il ouvre les yeux ! Je t’en supplie, pardonne-moi. C’est par amour pour toi que j’ai agi et je pensais bien plus à tes droits qu’aux miens.

— Je le crois, maman.

Il regardait avec un étonnement presque craintif les larmes qui trempaient le beau visage fier. Il n’avait jamais vu pleurer sa mère.

— Comment oserais-je condamner un si grand amour. Maman — sa main droite attira la tête inclinée qu’il pressa contre sa joue — maman tu avais raison, je suis un fils indigne. Je n’ai pas le droit de te faire un reproche. Mais, je te supplie de réparer une injustice que tu as exécutée et dont j’ai bénéficié. Regarde, comme nous sommes punis.

Ses yeux se tournèrent vers le pauvre bras mutilé que soutenait un appareil.

— Tu crois que c’est à cause de ce que… dit-elle avec une sorte de crainte superstitieuse.

— Hé ! qu’en sais-je ? Oh ! mère, je t’en supplie, ne prends pas à nouveau cet air torturé, cela me fait trop de peine.

Un coup léger à la porte annonça le retour de Christiane.

— Il y a une ruche… commença-t-elle en entrant. Mais elle s’arrêta en voyant les figures encore bouleversées de la mère et du fils.

— Gaston n’est pas plus mal ? Qu’est-ce qu’il y a ? Pourquoi me regardes-tu ainsi, Gaston ?

— Je cherche sur ton visage une ressemblance. Mais oui ! la coupe du front, du nez, du menton, toute la structure de la tête, en somme, c’est frappant. Dire que je ne l’avais jamais vu !

— Quelle ressemblance ? Explique-toi, voyons !

— Ah ! Comment lui dire cela sans tomber dans le mélodrame ! Écoute Cri-Cri, est-ce que tu te souviens de ton père ?

— Très vaguement. Quand j’étais toute petite, il me faisait sauter sur son genou…

— Moi aussi. Je veux dire que ton père était également le mien. Que tu es ma sœur, là, et que je suis bien désolé de ne pas l’avoir su plus tôt.

Christiane restait figée sur place, les yeux grands ouverts :

— Alors, c’est pour cela ! dit-elle enfin.

— Comment, « c’est pour cela » ?

— C’est pour cela qu’il ne pouvait pas épouser ma petite mère. Il était déjà marié. Mais alors…

Elle regarda Mme Reillanne assise auprès du lit. Et, par un mouvement d’une spontanéité charmante, elle se jeta à ses genoux :

— Oh ! ma tante, pardonnez-nous ! Pardonnez à ma pauvre petite maman, pardonnez-moi d’être là !

Elle dit ces mots avec une grâce si humble et si sincère que Mme Reillane sentit fondre la rancune jalouse qui avait cet après-midi galvanisé son vieil orgueil. D’un geste vraiment tendre, elle caressa la tête inclinée.

— Ma chère enfant, voyons ! Vous êtes bien innocente dans tout cela et je ne peux pas en vouloir à une morte. Moi-même, j’aurais beaucoup de choses à me faire pardonner.

Christiane, redressée, la regardait sans comprendre. Gaston vint au secours de sa mère.

— Il se trouve, petit Cri-Cri, que tu devrais avoir ta part de l’héritage des vieux Reillanne. Oui, une affaire de succession très embrouillée. Mais surtout, tu es ma sœur, que diable ! Tu n’as pas l’air de t’en rendre compte, ni d’exulter de joie à la pensée d’avoir un frère : Qu’est-ce que tu attends pour me sauter au cou ?

En riant, Christiane s’exécuta.

— Écoute, je suis un peu ahurie. Tu conviendras qu’il y a de quoi. Laisse à ma fibre fraternelle le temps de se développer !

— La mienne est en plein épanouissement ! Je veux que tout le monde sache que tu es ma sœur, et que tu aies — bien qu’actuellement ce ne soit pas très commode — tout ce qui pourrait te faire plaisir.

La main-de-justice de Mme Reillanne se leva, souveraine.

— Impossible de reconnaître ouvertement Christiane comme ta sœur. D’abord, ce serait révéler sa naissance irrégulière, qu’on ignore, tu le disais toi-même. Ensuite, je ne pense pas que la mémoire de ton père bénéficierait, aux yeux du monde, d’un tel aveu. Tu lui dois de garder le silence.

— C’est vrai, convint Gaston après réflexion. Mais alors, qu’est-ce que je pourrai faire pour elle ? La doter richement, lui préparer un mariage magnifique ? Voyons, y a-t-il un garçon dans le pays qui soit digne de mon petit Cri-Cri ? Peut-être le fils Clerc, du Mas-Blanc, ou Julien de la Palud…

Christiane l’arrêta du geste.

— Ne cherche pas, je t’en prie. Il y a longtemps que mon choix est fait.

— Toi, Cri-Cri, tu as choisi ! Mais qui donc ?

— Bernard André ! Ne le savais-tu pas ?

— Oh ! mère ! Et toi qui m’assurais qu’elle n’y pensait plus ! Comme tu connaissais mal le cœur de Cri-Cri !

Mme Reillanne avait eu une exclamation de stupeur.

— Vous vous êtes donc fiancés ? à mon insu ?

— Non, ma tante. Je lui ai seulement demandé de venir voir au moment où j’aurais atteint ma majorité si je l’aimais encore. Je n’ai reçu aucune nouvelle de lui depuis deux ans. Mais il m’a promis de revenir. Et je crois qu’il le fera.

Sa voix tremblait en affirmant sa foi. Gaston, ému, lui pressa la main.

— Bien sûr qu’il viendra. C’est épatant, s’écria-t-il gaiement, je vais avoir non seulement une sœur, mais un frère, de ce coup-là !

À la suite de la scène terrible qui l’avait opposée à son fils, Mme Reillanne était restée comme brisée. Mais ce qui la hantait n’était pas le souvenir des paroles qui avaient volé entre eux, acérées et vibrantes comme des flèches, et la violence de Gaston l’avait moins blessée que sa douceur. Ce qui l’obsédait, c’était le souvenir d’une petite phrase : « Regarde, mère, comme nous sommes punis » !

Mm Reillanne n’était pas dévote, mais, élevée dans un milieu d’universitaires, elle était nourrie de littérature antique et plus qu’au Dieu des chrétiens, qui châtie et qui pardonne, elle croyait en des divinités vengeresses, Érinnyes adaptées à la vie moderne, ou Némésis, qui tôt ou tard atteignaient le coupable, parfois à travers un innocent. Cette pensée la travaillait : c’est à cause de moi que Gaston est frappé !

Déjà la nuit de l’accident, une idée de ce genre l’avait traversée ; la blessure de son fils lui avait rappelé sa dureté envers un mutilé, mais elle n’avait pas songé à voir dans ce malheur un châtiment direct de son crime caché. Ce crime, elle l’avait commis avec l’incroyable inconscience d’une femme folle d’orgueil, et d’une mère tellement pénétrée des droits de son enfant que la morale la plus élémentaire s’effaçait devant eux.

Il avait fallu cette parole de Gaston pour éveiller en elle un remords. Encore n’était-ce peut-être que l’espoir de fléchir les divinités courroucées et d’obtenir d’elles un adoucissement à sa peine. En restituant ce dont elle avait frustré la morte, en rendant à sa fille la fortune qu’un jugement inique d’abord et sa propre indélicatesse ensuite lui avaient enlevée, elle apaiserait la Némésis irritée. Sans doute, Gaston ne guérirait pas complètement, mais les muscles atones reprendraient leur jeu normal, les doigts paralysés retrouveraient un peu de leur agilité.

Quand elle parlait à Christiane, c’était d’une voix timide qui ahurissait la jeune fille, habituée à l’assurance hautaine de sa tante, et la gênait beaucoup. Sans se détester positivement, toutes deux sentaient que le jour de leur séparation apporterait pour l’une et pour l’autre un soulagement.

Gaston, encore immobilisé dans sa chambre, s’occupait cependant avec zèle de l’avenir de sa sœur. Il avait fait venir le régisseur d’une agence, puis il avait eu des conférences avec son banquier, bref, un jour, il appela sa mère.

— Je crois avoir trouvé une solution épatante. Il paraît que la Bastide-Arnaud va se vendre. Le vieil Arnaud est mort et sa veuve pense aller habiter Avignon auprès de ses filles. Le domaine est magnifique, et nous pourrions y joindre quelques terres à blé qui jouxtent celles de la Bastide. Mme Arnaud cèdera la majeure partie du mobilier, et nous pourrions le complèter par tout ce que nous avens en trop à l’Espériès. Bernard s’intéresse à la culture et je sais que Christiane admire la vieille maison d’habitation avec son jardin à la française et ses ifs curieusement taillés. Les gens qui étaient ici à l’arrivée de ma sœur sont tous morts ou partis au loin. On sait que tu es sa tutrice, il serait naturel qu’à sa majorité elle entrât en possession de ce qui lui appartient. Nous allons donc acheter la Bastide-Arnaud et la lui donner en cadeau de fiançailles, ajouta-t-il en souriant.

— Mais, Gaston ! tu es fou ! Ce domaine vaut une fortune ! tout ce que trois générations de Reillanne ont amassé d’économies ne suffira pas à le payer !

— Si, tout de même. Et puis, n’est-ce pas d’une fortune que Christiane a été lésée ? l’Espériès nous reste, et c’est un trésor. Peut-être est-ce l’Espériès que je devrais lui offrir, mais elle ne l’accepterait pas et d’ailleurs l’Espériès s’est enrichi du travail de trois générations, comme tu dis. Mais n’oublie pas, mère, que nous avons une terrible dette à payer.

Elle n’oubliait pas. Némésis était là sans doute, furieuse encore, et seule une réparation totale pourrait l’apaiser…

— Bien, fais comme tu voudras. Oui, tu as raison, c’est un très beau domaine et Christiane s’y plaira. Elle est très capable d’ailleurs. Je ne sais ce que j’aurais fait sans elle depuis la guerre.

— Oui, pauvre petit Cri-Cri, nous l’avons fait rudement travailler. On pourra toujours essayer de lui faire croire que c’était afin de la préparer à son rôle futur ! Mais un qui va être bien surpris, c’est mon vieux Bernard. Il va venir, croyant épouser une pauvre orpheline et trouvera à la place une riche héritière ! Il faut se dépêcher de conclure tout cela, mère, nous n’avons même plus huit jours jusqu’aux vingt et un ans de Christiane et je veux qu’elle trouve, au matin, ses titres de propriété sous sa serviette !

Enfin le jour vint où Bernard, la gorge serrée d’émotion, prit le chemin qui devait le conduire à l’amour. Le temps était d’une beauté merveilleuse, les brumes matinales inondées de lumière enveloppaient de joie rayonnante la campagne à peine éveillée. Les Alpes apparaissaient presque immatérielles, avec leurs ombres du même bleu léger que le ciel. On aurait dit une dentelle, à jour sur l’azur. Cette euphorie gagna Bernard, le remplit d’une exaltation qui tomba peu à peu, à mesure que le train avançait dans la vallée du Rhône. N’avait-il pas vécu pendant ces deux ans sur une illusion, cristallisant tous ses rêves autour d’une image qui pouvait s’être lentement déformée en lui ? La question n’était plus de savoir si Christiane l’aimait, mais s’il n’était pas lui, amoureux d’une créature idéalisée qui n’avait plus rien de commun avec la simple petite Christiane.

Ce fut dans une morne disposition d’esprit qu’il descendit à Tarascon où il pensait prendre, le soir, un autobus pour Maillane. De là, il se rendrait le lendemain dans la matinée à l’Espériès. Il avait quelques heures d’attente et s’en alla flâner au bord du Rhône, sombre, préoccupé, répondant à peine à quelques personnes qui le saluèrent, car il se trouvait là en pays de connaissance. Tout à coup une main se posa sur son épaule :

— Bernard ! En voilà un revenant ! Qu’est-ce que tu deviens ? Je suis réellement content de te voir.

— Moi aussi, Julien, dit le voyageur, un peu détendu, car il avait eu des relations très amicales avec Julien de la Palud, un jeune propriétaire de Saint-Rémy. Tout le monde va bien chez toi ?

Julien était loquace, il donna d’abondants détails sur sa famille, s’informa de ce que faisait Bernard, le renseigna sur ce qui se passait dans le pays.

— Et naturellement, tu as appris l’accident du fils Reillanne ?

— Mais non, que lui est-il arrivé ?

Le jeune homme jeta sur la manche droite de Bernard l’habituel coup d’œil gêné.

— Eh bien, il y a quelques semaines, pendant un orage, il a été renversé avec son cheval par la chute d’un arbre, et on l’a ramené avec le bras droit en bouillie. D’abord on a cru qu’il faudrait l’amputer, puis on ne l’a pas fait, nais le pauvre garçon reste infirme, estropié.

Bernard se taisait. Certes, il avait grand pitié de Gaston, mais malgré lui il pensait surtout à la mère. Cette femme orgueilleuse, si fière de son fils…

— Pauvre Gaston ! Il n’a vraiment pas eu de chance. Mais pour Mme Reillanne, ce doit être un coup terrible.

— Ah ! oui, tu peux le dire. On ne la reconnaît plus, tant elle est frappée. Elle ne s’occupe plus de rien que de son blessé. Il paraît que sa nièce s’est montrée très dévouée. On assure que Gaston l’épousera dès qu’il sera guéri.

— C’est officiel ? demanda Bernard, la figure figée.

— Non, pas encore, mais tout le monde en parle, d’après ce qu’a raconté le bayle.

— Excuse-moi, Julien, je m’attarde, et j’ai une course urgente…

Il se retrouva dans la gare sans savoir comment il y était arrivé. Il s’assit et vit que sa main, posée sur son genou, avait un petit tremblement convulsif. Ah vraiment ! il croyait ne plus aimer Christiane qu’en imagination ! Imbécile, va !

Avec rage il répétait l’invective et s’accablait de reproches.

— Tu ne peux t’en prendre qu’à toi-même, se disait-il. Quelle fille pourrait supporter d’attendre plus de deux années un galant qui ne lui donne pas le moindre signe de vie. J’ai douté d’elle ! n’avait-elle pas au moins autant de raisons de douter de moi ? Car c’était moi qui étais parti, qui l’avais en somme abandonnée. Je savais qu’elle était malheureuse est-ce que je n’aurais pas dû lui faire parvenir de temps en temps un mot de réconfort, d’encouragement ? Non, je voulais faire le héros cornélien, me présenter devant la tante orgueilleusement drapé dans mon austère vertu… Et voilà le résultat ! Imbécile !

Une idée lui vint :

— C’est peut-être par besoin de se dévouer qu’elle épouse Gaston, mutilé comme moi, ou presque, et qui l’aime, et qui le lui a dit, alors qu’elle n’entendait plus parler de moi. La tante aura eu beau jeu, pour la convaincre que je la délaissais ! Et que vais-je faire à présent ? Si j’allais à Nîmes voir les Soubeyran ?

Ils avaient été les confidents de son amour, n’était-il pas naturel qu’il leur avouât maintenant sa peine ?

Tournant résolument le dos à Maillane, il prit le premier train pour Nîmes, et comme il n’était pas six heures, alla droit à la pharmacie. En le voyant, Roger se récria :

— Comment ! Mais c’est le 15 juin ! Tu vas être en retard à ton rendez-vous ! Et tu en fais une tête, à la veille de tes fiançailles !

— Mes fiançailles ! Ah bien oui, fit Bernard avec un rire amer. Elles sont finies, mes fiançailles. Finies avant d’avoir commencé. Christiane se marie.

— Mais est-ce possible ! s’exclama le bon Roger avec consternation. Que va dire Jeanine ? Elle qui… Attends-moi quelques minutes, tu m’accompagneras.

Des clients étaient entrés. Bernard dut prendre patience, mais son visage était tel que les gens regardaient avec un peu d’appréhension ce mutilé farouche. Enfin son ami fut libre et tous deux se dirigèrent en silence vers le foyer où Roger fut accueilli par des cris de joie qui serrèrent le cœur du solitaire.

Le poupon rouge et vagissant était devenu un beau petit enfant aux yeux noirs brillants, avec une crête de boucles légères au sommet du crâne. D’un regard pénétrant, Jeanine examina le visage crispé du visiteur, puis elle tendit son fils à Roger :

— Occupe-toi de lui, il est si heureux de te voir. Et revenant à Bernard : Qu’est-ce qui ne va pas ? Racontez-moi.

— Christiane se marie, dit le jeune homme d’une voix rude.

Jeanine sursauta, fit une moue incrédule et fronça les sourcils.

— En voilà une histoire ! Où avez-vous appris cela ? Et avec qui est-elle supposée se marier ?

— Avec son cousin Gaston. Il a été blessé, comme moi… Je lui ai laissé le champ libre, idiot que j’étais ! Ah, c’est bien de ma faute, ce qui arrive. Par orgueil, par mon stupide orgueil, j’ai voulu mettre à l’épreuve une jeune fille qui a bien pu croire que je l’abandonnais. Et voilà !

Il n’aperçut pas une ombre de sourire qui tremblait sur la bouche de Jeanine.

— Vous ne m’avez pas dit encore de qui vous teniez cette nouvelle.

Bernard alors fit le récit de sa rencontre avec Julien de la Palud. La jeune femme tourna la tête, interrogea son mari des yeux. Il lui fit un petit geste approbateur.

— Et vous avez accepté d’emblée, là, sans contrôle, ce racontar fondé sur des bavardages de domestiques !

Bernard secoua la tête, obstiné.

— C’est tellement logique ! Christiane devait se croire abandonnée par moi, qui suis resté deux ans sans lui envoyer seulement un mot.

— Ah ! ça, entre nous, vous l’auriez mérité, que cette histoire soit vraie. Mais par bonheur, la logique n’a rien à voir avec l’amour. Ou plutôt l’amour a sa logique à lui. Christiane vous aime toujours, et je vais vous en donner la preuve. Grondez-moi, car je me suis mêlée de ce qui ne me regardait pas, mais votre entêtement d’orgueilleux m’exaspérait, et j’avais trop de pitié pour cette pauvre petite. Et aujourd’hui, je suis bien contente d’avoir fait ce que je me suis permis de faire. Oui, j’ai écrit à Christiane, après votre visite.

Bernard la regardait, les sourcils levés, ne comprenant pas encore très bien.

— Vous avez écrit à Christiane…

— Pour lui parler de vous, pour l’encourager, lui affirmer que toutes vos pensées allaient vers elle et que vous attendiez avec impatience le terme de cette longue séparation. Et vous allez voir ce qu’elle m’a répondu…

Avec une hâte à peine polie, Bernard s’empara du papier que Jeanine était allé prendre dans un coffret : il le lui arracha littéralement des doigts, et se pencha pour lire, se pencha tellement qu’on ne voyait plus son visage. Discrètement la jeune femme s’éloigna, rejoignit Roger et se mit à jouer avec le bébé.

Comment la lecture d’un document si court pouvait-elle prendre tellement de temps ? Il y avait cinq bonnes minutes que le visiteur étudiait la lettre de Christiane comme s’il voulait en faire l’analyse graphologique. C’est qu’il ne se lassait point de graver dans sa mémoire les lignes qui répondaient à tous ses doutes, qui le faisaient rougir d’en avoir eu :

« Que vous avez bien compris ma souffrance, disait la lettre, ma solitude, mon attente sans consolations autres que celles du souvenir et de l’espoir. Il me semble que je traverse un désert aride, et que j’ai de plus en plus soif. Votre message a été pour moi le classique verre d’eau fraîche qui réconforte le voyageur altéré. Oh ! je le savais bien, que Bernard m’aimait toujours et, sauf en quelques heures de lassitude, je n’ai jamais douté de lui, Mais que c’est bon d’avoir un écho tout neuf, vivant, palpitant, de son amour, Pour moi, voyez-vous, je l’aime plus encore, je crois, qu’à son départ. Et ce n’est nullement une exaltation romanesque, mon cœur est plus raisonnable qu’il y a dix-huit mois, et c’est avec lucidité, affermie par de longues réflexions, que j’ai pris conscience de tout ce que l’amour d’un être comme Bernard André représente pour moi, si solitaire. Je vis en lui, je me suis attachée à lui par toutes les fibres de mon cœur. Je crois que s’il mourait j’en serais avertie et que je cesserais aussi d’exister, parce que la vie me serait retirée du même coup. Heureusement le temps passe. Plus que sept mois, et cette épreuve touchera à son terme. Ah ! que c’était long ! Il me semble que mon impatience grandit à mesure que le terme s’approche… »

Bernard était toujours incliné. Il parut même à Jeanine qu’il s’était courbé davantage. Comment douter, devant ces lignes où l’âme se révélait si franchement. Il revoyait nettement Christiane telle qu’elle était le jour de leurs adieux, avec sa tendre bouche frémissante et ses yeux clairs sous le cristal des larmes. Elle était si transparente, cette petite, qu’on voyait jusqu’au fond de son cœur quand on regardait dans ces yeux-là. Non, elle n’avait pas changé, et demain… Il se redressa.

— J’ai honte, dit-il. Cet après-midi je me traitais d’imbécile, je vois maintenant que je ne suis qu’un sot.

— Il me semble qu’il n’y a pas grande différence, dit en riant Jeanine.

— Oh ! pardon, une très grande différence. Quand on se traite d’imbécile, c’est qu’on s’aperçoit qu’on a fait une gaffe, commis une erreur. C’est un état passager. Tandis que la sottise, hélas, c’est irrémédiable…

— Donc, on ne peut s’en apercevoir soi-même, car il faudrait cesser d’être un sot pour se juger. Non, mon cher Bernard, vous n’êtes ni un imbécile ni un sot. Vous êtes un amoureux, simplement, un amoureux inquiet, et qui s’aperçoit qu’en laissant son orgueil prendre le pas sur son amour, il a fait souffrir un cœur admirable.

— J’en ai été bien puni, Ah ! j’ai passé un mauvais moment ! Et puis, me voilà en retard à présent ! Il bondit sur ses pieds.

— Ne t’agite pas, dit placidement Roger. Tu vas coucher ici, on te fera un lit sur le divan.

— Non, non, proțesta Bernard, l’air farouche. Je puis sûrement atteindre Tarascon ce soir. Et demain matin j’aurai un train à 9 h. 30 pour Saint-Rémy, d’où je gagnerai l’Espériès à pied.

— Tu aurais ce même train en partant d’ici de bonne heure, s’entêta Roger.

— N’insiste pas, dit Jeanine en riant. Si tu le retenais de force, il serait capable de filer pendant la nuit !

Un peu confus, et se souvenant qu’il était un homme bien élevé, Bernard s’excusait :

— Vous comprenez que j’ai hâte d’aller me jeter aux pieds de Christiane pour lui demander pardon d’avoir douté d’elle !

— N’en faites rien, dit Jeanine. Vous lui avouerez cela plus tard, un jour où vous serez très heureux, et vous en rirez bien tous les deux.

— Oui, peut-être avez-vous raison. Ah ! je me fais tant de reproches.

Son regard humble n’avait plus rien de cornélien :

— Ne vous tourmentez pas trop pour cela. Souvenez-vous que dans sa lettre, Christiane dit qu’à certaines heures elle a douté de vous. C’est une chose qui arrive à tous les gens très sensibles et très épris.

— Vous croyez ?

— J’en suis sûre !

Et Jeanine, avec son petit sourire grave, jeta un tendre coup d’œil à son mari.

Il arrive parfois que l’on rêve à demi consciemment. Bien qu’endormi, on n’est pas dupe, on sait que tout ce qu’on vit n’est que songe.

Christiane, au matin de ses fiançailles, après une nuit blanche, se demandait si le sommeil ne l’avait pas prise enfin et si après le rêve éveillé, elle ne vivait pas le rêve endormi ! Quelles étranges fiançailles ! avec un fiancé invisible, un fiancé muet depuis deux ans… « Je suis fiancée avec une ombre », se dit-elle. Et son esprit, qui avait un sens très aigu du comique, lui représenta aussitôt un roman bon marché avec la couverture en chromo : un ciel orangé, de grands arbres violets, et une jeune fille en robe rose tendant les bras vers une fantômale forme masculine. « La Fiancée de l’ombre ». Elle vit le titre en grosses lettres.

— Ah ! Bernard, chère ombre, venez vite m’éveiller en vous matérialisant.

Mais le rêve se poursuivit car, à déjeuner, elle apprit qu’elle était châtelaine ! Gaston, pour la première fois, avait pu descendre à table. Il avait insisté pour le faire ce jour-là, afin de jouir de la surprise de sa sœur dont il épiait les réactions avec une joie d’enfant.

— Morphée va fort, dit-elle en fin, en posant les papiers qui établissaient ses droits.

— Qu’est-ce que tu racontes ?

— Ah ! Gaston, je suis persuadée que je rêve. Tout est irréel aujourd’hui et ceci plus que le reste ! J’ai vingt et un ans, Bernard va revenir et je suis propriétaire d’un domaine ! De cette ravissante Bastide qui me plaisait tant avec son lierre, sa glycine et sa vigne ombreuse en berceau !

— Eh ! bien, tu ne rêves pas, mon Cri-Cri, donne ta main que je te pince !

— Aïe, je te crois, mais je ne peux pas accepter un tel cadeau, c’est impossible !

— Ce n’est pas un cadeau, Cri-Cri, c’est ta part légale de l’héritage des Reillanne. Du moins, sa valeur, car je prétends avoir droit à toute ta gratitude pour avoir su te trouver un beau petit domaine qui t’ira comme un gant et pour lequel Bernard sera un maître splendide. Il te faudra aussi remercier ma mère de t’avoir permis par d’innombrables exercices pratiques, de t’initier à tes futurs devoirs.

L’œil narquois du frère accrocha celui de la sœur, un sourire trembla sur leurs lèvres.

Mme Reillanne avait détourné la tête.

Christiane se leva tout à coup et vint l’embrasser. Sans savoir pourquoi, elle en avait soudain pitié.

— Mais oui, dit-elle généreusement, à son école j’ai appris beaucoup de choses, et je suis heureuse d’avoir pu lui être utile. Elle avait une bien lourde tâche.

La tête aux nattes d’onyx veiné s’inclina gracieusement, la main-de-justice se détendit pour caresser la joue fraîche :

— Vous êtes une charmante enfant, Christiane, et vous avez été pour moi une aide précieuse.

— Comme elle est changée, se disait la jeune fille. Le malheur de Gaston l’avait durement frappée, mais il y a autre chose, elle s’efface maintenant devant lui. C’est lui qui décide à présent. Que s’est-il passé ? Cette histoire d’héritages, est-ce vraisemblable ? Ah ! je ne saurai sans doute jamais la vérité !

Vers les 2 heures, on installa Gaston dehors dans un fauteuil et l’on poussa près de lui un guéridon afin de prendre le café sur la terrasse ombragée qui précédait le jardin. Christiane sauta tout à coup sur ses pieds.

— Mon cher frère, je vais t’amener quelqu’un qui voudrait te présenter ses vœux.

Ses yeux brillaient comme la pierre précieuse dont Gaston n’avait pu trouver le nom.

Il la regarda intrigué :

— Bernard ? Non, ce n’est pas ainsi qu’elle l’eût annoncé ! Alors ?

Déjà elle était partie en courant et bientôt elle revint, riant aux éclats et l’on entendait des sabots clapoter sur les dalles.

— Mutin ! s’écria Gaston ravi.

Le cheval s’arrêta net en voyant son maître. Il pointa les oreilles, dilata les naseaux et gratta le sol du pied en hennissant de joie. Puis écharpant des mains de Christiane et bousculant le guéridon, il fonça vers le jeune homme. Avec des petits renâclements très expressifs, il lui glissa son nez sur l’épaule et caressa doucement son cou, ses cheveux.

— Arrête, idiot ! tu me souffles dans l’oreille, tu me chatouilles ! disait Gaston en riant.

Mais de sa main valide, il flattait tendrement l’encolure soyeuse et l’on ne savait, du cheval ou de lui, lequel était le plus heureux.

Soudain la sonnette du portail retentit. Ce pouvait être un voisin, un importun, mais Christiane sentit avec certitude que c’était lui, en fin, celui qu’elle aimait. Son cœur se mit à battre à coups si violents qu’ils se propageaient jusqu’à sa gorge et elle resta immobile, les yeux fixés sur la porte-fenêtre d’où allait surgir le visiteur. Mariette, qui l’accompagnait, n’eut pas le temps de l’annoncer et de montrer qu’elle était devenue une femme de chambre modèle, déjà Christiane se précipitait et, avec cette spontanéité primesautière et sans artifice qui était une de ses grâces, elle se jeta au cou de celui qui était apparu.

— Ah ! ce n’était pas un rêve, vous êtes venu !

La figure osseuse, bronzée, dont les yeux clairs regardaient bien droit, se pencha vers un tendre visage extasié. Le bras unique de Bernard serra très fort le jeune être qui venait à lui de tout l’élan de son cœur.

Mme Reillanne les contemplait pensive, avec un sourire grave.

— Il y a pourtant une, loi sur la répression de l’ivresse publique, soupira Gaston. Détournons-nous discrètement, Mutin, ces effusions ne nous regardent pas !

— Oh ! pardon !

Et Christiane, toute rougissante, se retourna vers Gaston, dont la bonne humeur aurait suffi à rassurer Bernard, si son cœur ombrageux avait encore nourri quelque soupçon. Évidemment, le contact avec Mme Reillanne ne fut pas exempt de froideur, d’embarras.

Mais il y avait un tel contraste entre son arrogance ancienne et sa douceur actuelle que généreusement, le jeune homme résolut de passer l’éponge sur le passé. Elle leva sur lui un regard implorant qui le confondit, car il ne pouvait deviner ce sentiment qu’elle avait, d’être responsable du malheur de son fils.

— Dis-moi, Cri-Cri, est-ce gue tu ne trouves pas que ce cheval est de trop dans la conversation ? Il est bien gentil, mais si on le laisse faire, toute ma ration de sucre y passera.

Gaston, de sa main valide, essayait en vain d’écarter Mutin, qui ayant renversé le sucrier, se régalait. L’incident fit une heureuse diversion à la gêne qui marquait le début de l’entretien. En riant, Christiane prit la bride du cheval et l’entraîna après une dernière caresse de son maître. Celui-ci, plein de tact, se mit à interroger Bernard sur ses occupations.

— Je te regarde avec admiration, dit-il, tu as magnifiquement tiré parti des possibilités qui te restaient. J’espère que tu me donneras des conseils, à présent que nous sommes logés à la même enseigne, ou presque. Ah ! il faudra m’aider beaucoup. Tu étais déjà mon grand ami, mais à présent tu vas devenir mon frère.

— Frère de misère, murmura Bernard.

— Non, non, mon véritable frère, par ton mariage avec Christiane.

Et, devant l’air ahuri de Bernard :

— On peut tout lui raconter, n’est-ce pas, mère, puisqu’il va faire partie de le famille ?

Mme Reillanne acquiesça. Son visage triste était un peu pâle, car elle se souvenait de la scène terrible qu’avait provoquée la révélation du scandale ancien.

— Eh bien voilà, vieux frère, j’insiste sur le mot ; figure-toi que Christiane est ma sœur de la main gauche. Personne ne s’en doute, sa mère est morte et notre père est mort. Seulement, il est juste que toi, son futur mari, tu sois au courant de l’histoire. Je suppose que cela ne change rien à tes sentiments ? interrogea-t-il, un peu alarmé par le silence de Bernard.

— Bien entendu, mais… ah ! c’est formidable. Il songeait à l’histoire entendue la veille.

— Qu’est-ce qui est formidable ? demanda Christiane, apparaissant entre les lauriers-roses.

— La gentillesse de ma petite sœur, dit Gaston avec un tendre sourire. Oui, je lui ai tout raconté. Mets-toi près de lui, vous avez été assez longtemps séparés. Et même, si vous avez envie de vous promener dans le jardin, d’où les roses nous envoient de tels parfums que j’en suis un peu gris, allez, mes enfants, je ne vous retiens pas !

Déjà, Christiane saisissait le bras de son fiancé quand, à nouveau, la sonnette retentit.

— Ah ! ça, quel est l’importun… maugréa Gaston. On ne peut même pas fiancer tranquillement sa sœur sans que tout le voisinage rapplique. Cachez-vous, vous deux.

Ils tentèrent de mettre à profit cet amical conseil, mais ils avaient à peine fait dix pas dans l’allée que déjà l’impeccable Mariette annonçait :

— Mademoiselle et Monsieur de la Palud.

Bernard se retourna vivement. Occupé à rendre ses devoirs à Mme Reillanne, à saluer Gaston, Julien ne l’avait pas vu. Sa sœur était une jeune fille très brune aux joues mates. Elle avait un peu le type de Jeanine Soubeyran, mais elle était plus fine, longue et svelte. La taquinerie n’étais pas dans les habitudes de Bernard. Mais aujourd’hui, grisé par la joie — peut-être aussi par les roses, s’il fallait en croire l’expérience de Gaston, — stimulé par la rancune que lui laissait sa mésaventure de la veille, il lui vint une irrésistible envie de mystifier un peu l’aimable étourdi. Il revint vers la terrasse, entraînant sa compagne :

— Christiane, je suppose que vous connaissez déjà M. de la Palud. Mon cher Julien, je te présente ma fiancée, Mlle Reillanne.

Le pauvre Julien resta pendant un moment dans un état d’ahurissement proche de l’hébétude. Ses yeux interrogèrent les visages de Mme Reillanne, de Gaston, de Christiane, tous souriants. Celui de Bernard, dont les yeux pétillaient de malice. Enfin il retrouva l’usage de la parole.

— Ce que tu m’as fait marcher, hier, balbutia-t-il. En voilà, un cachottier ! Tu dois t’être bien payé ma tête !

— Non, pas hier ! Aujourd’hui seulement, rectifia Bernard, l’air gouailleur.

— Qu’est-ce que cela veut dire ? demanda Gaston, presque aussi mystifié que son visiteur.

— Cela veut dire qu’hier à Tarascon, j’ai rencontré Julien qui m’a gravement annoncé tes fiançailles avec ce petit Cri-Cri que je lui présente aujourd’hui comme ma future femme !

— Ha ! ha ! ha ! Elle est bien bonne ! s’écria Gaston, en frappant, dans sa joie, de grandes claques sur son genou.

M. de la Palud parut se demander un instant s’il devait se fâcher, puis comme c’était un aimable garçon, il rit aussi :

— Tout de même, dit-il à Bernard, on ne laisse pas les gens faire de pareilles gaffes. Tu aurais pu m’avertir !

— C’était impossible, répondit Bernard. Il n’y a pas une demi-heure que je suis fiancé.

Son sourire était si singulier que Julien se demanda avec effarement si sa gaffe n’avait pas été plus grave qu’il ne le supposait. Mais le cours de ses pensées fut détourné par un rire cristallin fusant à ses côtés. Sa sœur le raillait gentiment :

— Mon pauvre Julien, j’espère que ceci te dégoûtera de colporter des ragots comme une vieille concierge ! Tu vois que j’avais raison de ne pas te croire et de te dire que ce mariage était inadmissible !

Il y eut un moment de stupeur et d’inquiétude. « Mon Dieu, se disait Mme Reillanne, est-ce qu’elle sait quelque chose, et serait-elle aussi gaffeuse que son frère ? »

— Et pourquoi était-il inadmissible ?

Christiane se demanda quelle raison poussait Gaston à faire cette périlleuse question.

Mais la réponse désarma tout le monde, et l’on fut étonné d’entendre, émue et grave tout à coup, la voix de la rieuse enfant.

— Ah ! ne me croyez pas indiscrète. Mais il y a deux ans, un soir où je rentrais de Maillane à bicyclette, j’ai coupé au plus court par un chemin des champs et tout à coup j’ai vu M. André et Christiane qui semblaient se dire adieu. J’at passé très vite et ils ne m’ont pas aperçue, mais je n’oublierai jamais cette expression de ferveur. Elle avait quelque chose de sacré. Ce jour-là, j’ai compris ce que pouvait être l’amour et aussi que rien ne séparerait deux êtres que liait un sentiment aussi profond.

Rouge tout à coup, elle détourna la tête et ses yeux s’emplirent de larmes. Gaston lui jeta un long regard, et une contraction passa sur son visage.

— Tiens, tiens ! se dit Christiane, tiens, tiens !

Il régnait un silence. Julien le rompit, avec plus de tact qu’on n’en eût attendu de lui.

— Si je me trouvais hier à Tarascon, expliqua-t-il, c’est que j’étais allé chercher Huguette qui, vous le savez sans doute, étudiait le piano au Conservatoire de Marseille. Mais elle était mal nourrie, fatiguée, une parente qui l’avait vue nous avait fait un rapport alarmant. Bref, mes parents ont exigé son retour. Heureusement elle est en meilleur état que nous ne l’avions craint. Et figure-toi, Gaston, qu’elle a voulu venir dès aujourd’hui prendre de tes nouvelles, tant elle avait été navrée d’apprendre ton accident.

Gaston parut flatté ; on échangea des politesses, puis il s’avisa tout à coup que la charmante Huguette pourrait faire de la musique avec Christiane. Piano et violon cela se complèterait admirablement.

— Ah ça… mais… où est-elle passée ?

Mme Reillanne souriait.

— Les fiancés se sont éclipsés à l’anglaise. Je m’en suis seule aperçue, et j’ai trouvé que c’était bien leur droit.

Ils s’étaient réfugiés au fond du jardin. C’était déjà l’été, et les parterres étalaient leur gloire. Un mistral turbulent rebroussait les feuilles, rebroussait les cheveux : Le couple ivre de bonheur ne s’en apercevait pas. Les deux pauvres amoureux se regardaient, extasiés, en compensation des longs mois où les yeux de chacun avaient été privés de ceux qui faisaient sa joie. Christiane avait passé son bras sous le bras vivant de son ami, et, la tête appuyée contre son épaule levait son regard vers le sien. Ils ne parlaient pas, ils n’avaient qu’une pensée : Vous êtes là. Nous sommes réunis !

Au-dessus d’eux le ciel se déployait comme une tente royale, dont les fleurs de lys, tombées sur la terre s’épanouissaient, blanches et dorées, et les enveloppaient d’un réseau de parfum sucré.

— Bernard, dit enfin Christiane, vous aimez le jardin de l’Espériès, mais sachez que j’en possède un à moi maintenant. Et pas seulement un jardin, mais tout un domaine. Vous épousez une héritière, cher Monsieur.

Il la regardait, un peu étonné, ne sachant quel sens, imagé ou réel, il devait donner à ses paroles. Alors, elle lui expliqua tout, - ce qu’elle savait du moins - et que de sa mère lui revenait une fortune que Gaston avait transformée en biens immobiliers. Stupéfait, Bernard ne disait mot, et paraissait un peu sombre. Le malicieux Cri-Cri qui faisait rire Gaston reparut alors :

— Mon Dieu ! vous avez l’air fâché ! Vous voudrez bien de moi tout de même, malgré ma fortune ?

Elle avait un air si plaisamment suppliant que Bernard ne put s’empêcher de rire. Mais cette nouvelle bouleversait tous ses plans d’avenir. Il revoyait le petit appartement modeste où il s’était proposé d’amener sa jeune femme, sa petite vie monotone d’agent-voyer, et en regard lui apparaissait cette belle Bastide avec ses ombrages, sa ferme et ses champs, la possibilité d’une existence large et féconde…

— Mais comment pourrais-je accepter de vivre sur votre revenu ? dit-il, plus cornélien que jamais.

— Mon revenu ? Mais je n’en ai pas ! Il faudra que vous le tiriez de la terre, le revenu ! Oh ! je sais ce que vous allez dire. Mais nous garderons le fermier, qui est un bon travailleur, avec une femme et deux filles robustes. Il faut bien quelqu’un pour tout diriger. Et puis… j’ai deux bras, moi !

Bernard la serra contre lui et mit un baiser sur son front.

— Je sais que vous êtes une vaillante petite créature. Vos bras, leur rôle principal sera de se refermer - comme cela, tenez - autour du cou de votre mari, et de bercer vos enfants. Moi, je m’occuperai du domaine. Je ne suis tout de même pas impotent.

Trois mois s’étaient écoulés. Christian et Bernard étaient mariés et, pleins d’enchantement, s’adaptaient à leur nouvelle existence, sous le grand toit brun de la Bastide. Le départ du Cri-Cri avait fait un tel vide à l’Espériès que Gaston venait presque chaque jour passer un moment avec le jeune couple. Il avait repris ses forces avec une étonnante rapidité. Sa joie était grande de réussir à monter à cheval à nouveau. Du reste, Mutin semblait deviner l’infirmité de son maître et ne bougeait pas plus qu’un marbre aux moments critiques du pied à l’étrier, ou de la descente.

Huguette de la Palud s’était beaucoup rapprochée de Christiane, qui était contente d’avoir une bonne partenaire pour faire de la musique. Elles étudiaient une sonate de Grieg, dont les harmonies rares et nuancées les ravissaient. Comme par hasard, Gaston arrivait toujours au moment de ces réunions, et se proclamait un mélomane fervent. C’était vrai et Christiane le savait, mais elle avait tout de même un sourire un peu moqueur.

Un jour pourtant il vint vers la fin de la matinée, à une heure où il savait trouver Christiane seule. Il paraissait soucieux.

— Écoute, Cri-Cri, je voudrais bien savoir ce que Mlle de la Palud pense de moi.

— Mais… Je ne sais trop, dit Christiane interloquée. Elle doit penser que tu es un très gentil garçon.

— Oui, c’est cela, un gentil garçon. Tout le monde me trouve un très gentil garçon. Mais, ma petite sœur, je suis terriblement amoureux d’elle, moi, et ça ne me suffit pas qu’elle me trouve un gentil garçon.

— Ah ! je l’avais bien deviné, que tu l’aimais. Et ça ne m’étonne pas, elle est ravissante !

— N’est-ce pas ? Si fine, si gracieuse, comme une statuette antique. Je suis persuadé que si l’on pouvait connaître tous ses ascendants, on lui trouverait comme ancêtres ces Grecs qui colonisèrent la vallée du Rhône. Mais est-ce qu’elle m’aime, moi ? Oh ! je ne lui demande pas de voir en moi un héros de roman. Et je ne pense pas non plus que mon bras abîmé m’empêche d’être aimé. Il n’y a qu’à vous voir, toi et Bernard, pour être convaincu du peu d’importance qu’une infirmité comme la nôtre peut avoir en amour. Il y a même là quelque chose qui me chiffonne. Je l’intéresse peut-être, en raison même de mon infirmité, et elle craindrait de me froisser en me repoussant, de peur que je ne me figure que c’est à cause de mon infirmité…

— Encore un coupeur de cheveux en quatre ! s’écria Christiane avec consternation. Bernard aussi s’est amusé à cela, autrefois. Il me l’a raconté. C’est Jeanine Soubeyran — tu te souviens de ces Soubeyran, de Nîmes, qui étaient à notre mariage et que tu as trouvés charmants ? — et bien, c’est cette Jeanine qui l’a chapitré et lui a fait comprendre que l’amour d’une femme était bien plus simple qu’il ne l’imaginait. Comprends-le aussi, je t’en prie. Il faut te déclarer à Huguette, lui avouer ton amour. Savoir si elle y répond et non pas ce qu’elle pense de toi, ça n’a aucune importance.

— Comment, ça n’a aucune importance ?

— Parfaitement. Si elle t’aime, elle n’aura pas sur toi une opinion ! Elle saura seulement que tu es celui auprès de qui elle est heureuse et qui, entre tous, fait battre son cœur.

— Oui, eh bien, pour savoir si je l’ai émue à ce point-là, — ce qu’il serait bien présomptueux de ma part d’espérer — j’ai besoin de toi, Cri-Cri.

— Besoin de moi ?

— Parce que si je le lui demande moi-même, je suis sûr, à cause de mon sacré bras, qu’elle sera gênée pour me répondre.

Christiane leva vers le ciel des yeux et des bras désespérés.

— Quel entêté !

— Je t’en supplie, mon petit Cri-Cri, fais cela pour ton frère, ton unique frère.

— Ah ! là, là. Que veux-tu que je fasse ?

— Elle va venir cet après-midi, n’est-ce pas ? Et bien, je me mettrai dans la salle à manger dont tu laisseras la porte légèrement entr’ouverte, une fente tout juste, et, j’entendrai ce qu’elle répondra, car tu l’interrogeras adroitement.

— C’est un abus de confiance, Gaston !

— Possible, mais il faut que j’entende l’accent de sa voix. Alors seulement, je serai fixé. Et cela nous évitera une scène pénible si… si elle ne m’aime pas. Tu veux bien, dis ?

— Ah ! je ne peux pas refuser. Mais ce stratagème de comédie me déplaît beaucoup. Ça va mal tourner, tu verras, En tous cas, aie soin, en venant cet après-midi, d’aller attacher Mutin à la ferme, pour que Huguette ne le voie pas quand elle arrivera.

— Bien sûr ! Et merci, tu es une chic petite sœur.

Le début du scénario se déroula très bien. Gaston s’embusqua derrière la porte et, dix minutes après, Huguette faisait son apparition… Mais, dès son entrée, tout se gâta. Elle était pâle et agitée.

— Christiane, est-ce que Gaston est là ? Je veux dire Monsieur Reillanne.

— N-non, balbutia Christiane d’une voix étranglée, en se maudissant pour la restriction mentale dont elle se rendait coupable.

— Ah ! mon Dieu, alors il est arrivé un accident ! Je viens de rencontrer son cheval, tout sellé, qui errait dans les champs… Il se sera emballé, il aura désarçonné son maître !

Christiane, atterrée, ne trouvait pas un mot à dire. Elle comprenait tout ! Dans sa hâte, Gaston avait négligemment fixé la bride de Mutin, et celui-ci, vexé de se voir relégué dans un coin sombre et inhabituel, avait réussi à se libérer, pour s’en aller vaguer dans la campagne !

— C’est affreux, Christiane. Avec son pauvre bras ! Où est-il ? ô mon Dieu !

Elle éclata en sanglots. Brusquement la porte s’ouvrit et Gaston, bouleversé, vint se jeter à ses pieds, pas du tout cornélien, lui, mais tout pareil à un héros romantique : Hernani, Fortunio…

— Pardonnez-moi, cria-t-il. Je vous aime tant ! Je voulais savoir si vous m’aimiez aussi et…

Les sanglots s’étaient arrêtés net. D’un œil furieux, Huguette toisait l’amoureux déconfit.

— Alors c’était un piège ? Vous avez laissé errer votre cheval pour que je m’imagine… oh ! que c’est lâche, que c’est dégoûtant ! Vous êtes un goujat !

Elle repoussa la main qui cherchait à la retenir et sortit en claquant la porte.

— Eh bien ! je le sais maintenant, ce qu’elle pense de moi, dit amèrement Gaston.

— Écoute, tu vas vite rattraper Mutin et filer ventre à terre pour rejoindre Huguette et t’expliquer avec elle. Tout peut encore s’arranger, car elle t’aime, son inquiétude l’a trahie, pauvre gosse !

— Tu crois ? balbutiait Gaston tout éperdu. Mais où aura-t-il filé, ce sacré cheval ?

La Providence eut pitié du malheureux. Dans l’allée il rencontra Bernard qui ramenait le vagabond. Gaston bredouilla des remerciements, se mit en selle avec un incroyable élan et partit au grand trot.

— Que se passe-t-il ? demanda Bernard un peu surpris. Je viens de croiser Mlle de la Palud qui filait à bicyclette, des larmes sur les joues…

— C’est un malentendu entre elle et mon frère. Tu comprends, il est très amoureux et l’amour trouble parfois le jugement.

— À qui le dis-tu ! soupira Bernard avec une rétrospective contrition.

Mutin était très étonné, car son maître généralement le laissait aller d’un train nonchalant, et aujourd’hui on le pressait, on le pressait… Et aïe donc ! encore un coup de cravache ! Le galop, à présent ! On coupait à travers champs, on franchissait les ruisseaux, pour rattraper une fugitive qui commençait à se lasser.

— Si j’avais mes deux bras, je l’enlèverais, je la jetterais sur ma selle, comme dans un film de cow-boys, se disait Gaston. Je dois me borner à la dépasser… Sur cet étroit sentier, elle ne peut m’échapper.

Le cheval passa à grandes foulées dans les chaumes, revint sur le chemin et Gaston bondit à terre, barrant la route à la jeune fille.

— Écoutez-moi, je vous en supplie, Huguette, écoutez-moi ! Vous vous trompez, je ne savais pas que le cheval s’était échappé. Jamais je n’aurais imaginé un tel chantage. Je vous aime tant ! J’avais peur, en vous parlant moi-même, que vous n’osiez pas me répondre franchement, à cause… de mon bras… et j’avais chargé Christiane de parler à ma place. Mais maintenant, je suis bien obligé de le faire moi-même. Je vous aime, Huguette, est-ce que vous ne m’aimez pas un peu ?

Elle souriait à travers ses larmes, ses joues étaient toutes roses.

— Savez-vous, dit-elle, que nous sommes presque à l’endroit où, il y a plus de deux ans j’ai vu Christiane et Bernard se dire adieu ? Ah ! quel amour on lisait dans leurs yeux. Gaston, est-ce que vous êtes capable d’aimer comme Bernard ?

Gaston s’était redressé, et ses traits se durcirent.

— Je ne sais pas comment aime Bernard. J’ajouterai même que cela ne me regarde pas. Chaque homme a une manière à lui d’aimer et c’est celle qui plaît à la femme dont le cœur lui a répondu. Je n’aime pas comme Bernard ; j’aime comme Gaston, qui n’est pas un homme bien extraordinaire, mais qui a ses qualités, qui est capable surtout, d’un attachement si fort et si profond qu’il ne pourrait admettre qu’une coquette en fasse son jouet. Aimez-vous cet homme-là, ou n’êtes-vous qu’une coquette ?

Ah ! non, ce n’était pas une coquette, la jeune fille qui vint, toute douceur et humilité, s’abattre sur son cœur ! Les malentendus se dissipèrent avec une rapidité merveilleuse.

— Nous avons eu notre première querelle juste avant de nous fiancer, devait dire plus tard Gaston. Aussi nous ne sommes pas entrés dans le mariage à l’étourdie et sans préparation.

Mais, en ce jour de leur dispute et de leur accord, il entraîna Huguette :

— Venez, nous sommes tout près de l’Espériès. J’ai hâte d’annoncer nos fiançailles à ma mère. Je pousserai votre bicyclette, Mutin nous suivra.

Résigné désormais à toutes les extravagances, Mutin suivit docilement.

— Figurez-vous, dit Huguette, en soutenant d’une main légère le bras estropié, qu’au début, j’étais un peu jalouse de Christiane, après ce que Julien m’avait raconté. Mais j’ai compris qu’ayant été élevé avec elle, vous l’aimiez comme une sœur.

— Comme une sœur, c’est le mot, approuva Gaston. Absolument comme une sœur.




FIN