Ma religion (Tolstoï, trad. Ourousov)/XII

Traduction par L. D. Ourousov.
Fischbacher (p. 247-266).
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XII

Je crois à la doctrine de Jésus, et voici ma religion :

Je crois que seul l’accomplissement de la doctrine de Jésus donne le vrai bien à tous les hommes.

Je crois que l’accomplissement de cette doctrine est possible, facile et joyeux.

Je crois que, alors même que cette doctrine ne serait pratiquée par personne, alors même que je serais seul, — il ne me reste d’autre parti à prendre, pour sauver ma vie d’une perdition inévitable, que de la pratiquer. Ainsi, le seul parti qui reste à prendre à un homme qui a trouvé une porte de salut dans une maison en feu — est de marcher vers cette porte.

Je crois que ma vie selon la doctrine du monde a été un tourment, et que, seule, la vie selon la doctrine de Jésus me donne dans ce monde le bien qui m’a été destiné par le Père de ma vie.

Je crois que cette doctrine donne le bien à toute l’humanité, me sauve d’une perdition inévitable et me donne dans ce monde la plus grande somme de bonheur. C’est pourquoi je ne puis pas ne pas la pratiquer.

La Loi a été donnée par Moïse ; le vrai bien et la vérité sont venus par Jésus-Christ (Jean, i, 17). La doctrine de Jésus est le bien et la vérité. Auparavant, je ne connaissais pas la vérité et je ne connaissais pas le bien. Prenant le mal pour le bien, je tombais dans le mal et je doutais de la légitimité de ma tendance vers le bien. Maintenant, j’ai compris et je crois que le bien vers lequel je me sens attiré est la volonté du Père, l’essence même de ma vie.

Jésus me dit : Vis pour le bien, défie-toi des pièges, des tentations (σκὰνδαλον) qui, en te séduisant par l’apparence du bien, te privent du vrai bien et te jettent dans le mal. Ton bien, c’est ton union avec tous les hommes ; le mal, c’est la violation de l’unité du Fils de l’homme. Ne te prive pas toi-même du bien qui t’est accordé.

Jésus m’a montré que l’unité du Fils de l’homme, c’est-à-dire l’amour des hommes entre eux, n’est pas seulement le but auquel doivent tendre les hommes, un idéal placé devant eux, mais que cette union, cet amour des hommes les uns pour les autres est leur état normal et bienheureux, celui dans lequel naissent les enfants, comme l’a dit Jésus, dans lequel vivent toujours tous les hommes, jusqu’à ce que cet état soit troublé par le mensonge, les chimères et les tentations.

Non seulement Jésus m’a montré cela, mais il m’a encore clairement, — sans erreur possible, — énuméré dans ses commandements toutes les tentations qui me frustraient de cet état naturel d’union, d’amour et de bonheur en me livrant en proie au mal. Les commandements de Jésus me donnent des remèdes pour me sauver des tentations qui me privaient de mon bien ; c’est pourquoi je ne puis pas ne pas croire à ces commandements.

Le bien de la vie m’avait été donné, et moi-même je le détruisais. Jésus m’a montré, dans ses commandements, les tentations qui détruisent mon bien ; c’est pourquoi je ne puis plus faire ce qui détruit mon bien. C’est en cela, en cela seul que consiste ma religion.

Jésus m’a montré que la première tentation qui détruit mon bien, c’est mon hostilité envers les hommes, ma colère contre eux. Je ne puis pas ne pas croire à cela ; c’est pourquoi je ne puis plus sciemment rester en hostilité avec les autres ; je ne puis plus, comme je le faisais auparavant, jouir de ma colère, en être fier, l’attiser, la justifier, me considérant comme un homme supérieur et intelligent, et les autres comme des gens nuls — perdus — insensés ; je ne puis plus maintenant, quand je cède à la colère, faire autrement que de me reconnaître seul coupable et de chercher à faire la paix avec ceux qui ont des griefs contre moi.

Mais ce n’est pas tout. Je vois maintenant que ma colère est un état anormal, pernicieux, morbide ; je vois aussi quelle est la tentation qui m’y plongeait. Cette tentation consistait en ce que je me séparais de mes semblables, ne reconnaissant comme mes égaux qu’un petit nombre d’entre eux et tout le reste comme des gens de rien (raca) ou comme des bêtes sans culture (insensés). Je vois maintenant que cette séparation d’avec les hommes, ce verdict de raca ou insensés lancé contre les autres, était la cause principale de mes hostilités avec les hommes. En me souvenant de ma vie antérieure, je vois que rarement je laissais grandir mon animosité contre des gens que je considérais comme mes égaux et que rarement je les outrageais ; mais le moindre procédé désagréable envers moi d’un homme que je considérais comme mon inférieur enflammait ma colère contre lui et me portait à des outrages, et plus je me considérais le supérieur de cet homme, moins il m’en coûtait de l’outrager ; quelquefois même la seule supposition de la bassesse de la position sociale d’un homme suffisait pour que je le traitasse d’une façon outrageante.

Maintenant, je comprends que celui-là seul est au-dessus des autres, qui est humble avec les autres et se fait le serviteur de chacun.

Je comprends maintenant pourquoi ce qui est grand devant les hommes est une abomination devant Dieu, et ce que veut dire : « Malheur aux riches et aux glorieux ; heureux les pauvres et les humiliés. » Maintenant seulement je comprends cela — j’ai foi en cela, et cette foi a changé toute mon appréciation de ce qui est bon et grand, de ce qui est mauvais et bas. Tout ce qui auparavant me paraissait bon et grand — les honneurs, la gloire, la civilisation, la richesse, les complications et les raffinements de l’existence, du luxe, de la nourriture, des vêtements, des manières — tout cela est devenu pour moi mauvais et bas. Tout ce qui me paraissait mauvais et bas — la rusticité du paysan, l’obscurité, la pauvreté, la rudesse, la simplicité de l’intérieur, de la nourriture, des vêtements, des manières — tout cela est devenu pour moi bon et grand. Voilà pourquoi si même aujourd’hui, sachant tout cela, je puis dans un moment d’oubli m’abandonner à la colère et outrager mon frère, dans mes moments de calme je ne puis plus me laisser séduire par ces tentations, qui me privaient de mon vrai bien : de l’union et de l’amour ; car se peut-il que l’homme se tende à lui-même un piège évident dans lequel il est déjà tombé et qui a manqué le perdre. Maintenant, je ne puis plus contribuer à rien qui m’élève extérieurement au-dessus des autres, qui me sépare d’eux ; je ne puis pas, comme je le faisais auparavant, reconnaître ni à moi-même ni aux autres des titres, des rangs et des qualités en dehors du titre et de la qualité d’homme : je ne puis pas chercher la gloire, les louanges ; je ne puis pas chercher une instruction qui me sépare des hommes ; je ne puis pas m’empêcher de chercher dans mon existence, dans mon intérieur, dans ma nourriture, mes vêtements et ma façon d’être avec les gens, tout ce qui, loin de me séparer, me rapproche de la majorité des hommes.

Jésus m’a montré qu’une autre tentation qui détruit mon vrai bien, c’est la débauche, c’est-à-dire le désir de posséder une autre femme que celle avec laquelle on est uni.

Je ne puis pas, comme je le faisais auparavant, considérer ma sensualité comme un trait sublime de la nature humaine ; je ne puis plus la justifier vis-à-vis de moi-même par mon amour pour le beau ou parce que je suis amoureux, ou bien par les défauts de ma femme ; je ne puis plus, — au premier avertissement, — que je me laisse aller à la débauche — ne pas reconnaître que je me trouve dans un état morbide et anormal, — et je ne puis pas ne pas chercher à me débarrasser de cette obsession.

Mais, sachant que la débauche des sens est un mal pour moi, je connais encore la tentation qui m’y poussait et je ne puis plus me laisser dominer par elle. Je sais maintenant que la cause principale de cette tentation n’est pas le besoin naturel de rapports sexuels, mais l’abandon des femmes par leurs maris et des maris par leurs femmes. Je sais maintenant que l’abandon de l’homme par la femme et de la femme par l’homme unis une fois pour toutes est précisément ce divorce que Jésus interdit aux hommes, parce que les hommes et les femmes abandonnés par leur premier compagnon sont la cause première de toute débauche dans le monde.

En me souvenant de ce qui me portait à la débauche, je vois qu’outre l’éducation sauvage qui, physiquement et intellectuellement, développait en moi la passion érotique que le monde justifie par toutes les subtilités de l’esprit, le piège principal auquel je succombais était l’abandon de la femme avec laquelle je m’étais uni pour la première fois et la situation des femmes abandonnées qui m’entouraient de toutes parts. Je vois maintenant que la force principale de la tentation se trouvait, non pas dans les désirs charnels, mais dans la non-satisfaction de ces désirs chez les femmes et les hommes abandonnés qui m’entouraient de toutes parts. Je comprends maintenant les paroles de Jésus : « Dieu au commencement fit l’homme, — mâle et femelle, en sorte que deux deviennent une seule chair, et par conséquent l’homme ne peut et ne doit pas séparer ce que Dieu a joint. » Je comprends maintenant que la monogamie est la loi naturelle de l’humanité, qui ne peut pas être violée impunément. Je comprends maintenant parfaitement les paroles qui disent que celui des époux qui se sépare de son compagnon avec lequel il s’est uni dès le commencement pour en prendre un autre force son compagnon à s’adonner à la débauche, et introduit ainsi dans le monde un mal qui se tournera contre lui. Je crois à cela, et cette foi change toute mon ancienne appréciation de ce qui est bon et grand, — mauvais et bas dans la vie. Ce qui me paraissait auparavant la plus belle chose du monde — l’existence raffinée, esthétique, les amours poétiques, passionnées, — chantées par tous les poètes et les artistes, — tout cela me paraît mauvais et dégoûtant. Au contraire, bonne me paraît la vie rude et indigente, qui modère les désirs sexuels ; grave et importante me paraît, moins l’institution humaine du mariage, qui appose le sceau extérieur de la légalité à l’union d’un homme et d’une femme, que l’union même de chaque homme avec chaque femme, laquelle une fois consommée ne peut plus être violée sans la violation de la justice, — de la volonté de Dieu. Et si maintenant encore, dans mes moments d’oubli, je puis céder au désir de chercher la volupté avec d’autres femmes, je ne puis plus, connaissant le piège qui me livre en proie à ce mal, travailler sciemment à l’organiser comme je le faisais auparavant. Je ne puis pas désirer et chercher l’oisiveté physique et l’existence grasse qui attisait en moi l’excès de sensualité ; je ne puis plus rechercher ces amusements qui sont de l’huile sur le feu de la sensualité amoureuse — les romans, la plupart des poésies, la musique, les théâtres, les bals, qui auparavant, non seulement ne me paraissaient pas des amusements nuisibles, mais fort élevés ; je ne puis plus abandonner ma femme, sachant que l’abandon de ma femme est le piège principal pour moi, pour elle et pour les autres ; je ne puis plus contribuer à l’existence grasse et oisive des autres ; je ne puis plus contribuer ni prendre part à ces passe-temps licencieux, — à la littérature romanesque, aux théâtres, aux opéras, aux bals, etc., qui sont autant de pièges pour moi et pour les autres ; je ne puis pas encourager le célibat des personnes mûres pour le mariage, je ne puis pas contribuer à la séparation des femmes avec leurs maris, je ne puis pas faire de différence entre les unions qu’on appelle mariages et celles auxquelles on refuse ce nom, je ne puis pas ne pas considérer comme sacrée et absolue la seule et unique union par laquelle l’homme s’est lié indissolublement une fois pour toutes avec la première femme qu’il a connue.

Jésus m’a montré que la troisième tentation qui détruit mon vrai bien, c’est le serment. Je ne puis pas ne pas croire à cela ; par conséquent, je ne puis pas, comme je le faisais auparavant, promettre moi-même, par serment, quoi que ce soit, à qui que ce soit, et je ne puis plus, comme je le faisais autrefois, me justifier d’avoir prêté serment parce que « cela ne fait de mal à personne, » que tout le monde fait de même, que c’est nécessaire pour l’État, que cela pourrait tourner mal pour moi ou pour quelqu’un d’autre si je refusais de me soumettre à cette exigence. Je sais maintenant que c’est un mal pour moi et pour les autres et je ne peux pas le faire.

Mais ce n’est pas tout, je connais encore maintenant le piège qui me faisait tomber dans ce mal et je ne puis plus m’en faire le complice. Je sais que le piège consiste en ce que le nom de Dieu sert à sanctionner une imposture. Et l’imposture consiste à promettre d’avance d’obéir aux ordres d’un homme ou de plusieurs hommes, tandis que l’homme ne peut jamais obéir qu’à Dieu seul. Je sais maintenant que les plus terribles de tous les maux par leurs suites : le meurtre à la guerre, les emprisonnements, les exécutions, les punitions, s’accomplissent uniquement grâce à ce serment en vertu duquel les hommes qui se font l’instrument du mal croient s’exonérer de la responsabilité qui pèse sur eux. En me souvenant maintenant de bien des maux qui m’ont poussé à l’hostilité et à la haine, je vois maintenant que tous ont pour cause première le serment, — l’engagement de se soumettre à la volonté d’autrui. Je comprends maintenant la signification des paroles : Tout ce qui est par-dessus la simple affirmation ou négation — oui ou non, — tout ce qui excède cela, toute promesse par laquelle on se lie d’avance — est un mal. Comprenant cela, je suis convaincu que le serment détruit mon vrai bien et celui des autres, et cette foi change mon estimation du bon et du mauvais, du grand et du méprisable. Tout ce qui auparavant me paraissait bon et grand : la promesse de fidélité au gouvernement appuyée par le serment, l’action d’extorquer des serments aux autres, et tous les actes contraires à la conscience, accomplis au nom de ce serment, tout cela me paraît désormais mauvais et méprisable. C’est pourquoi maintenant je ne puis plus m’écarter du commandement de Jésus qui défend le serment, je ne puis plus m’engager par serment envers qui que ce soit, ni faire prêter serment à quelqu’un, ni contribuer à ce que les hommes prêtent serment ou fassent prêter serment à d’autres, ou considèrent le serment comme une chose nécessaire et importante ou même inoffensive, comme le pensent d’aucuns.

Jésus m’a montré que la quatrième tentation qui détruit mon bien, c’est le recours à la violence contre les hommes pour résister au méchant. Je ne puis pas ne pas croire que c’est un mal pour moi et pour les autres ; par conséquent, je ne puis plus le faire sciemment et je ne puis plus, comme je le faisais auparavant, justifier ce mal par le prétexte qu’il est indispensable pour ma défense et celle des autres, pour la défense de ma propriété et de celle des autres ; je ne puis plus, au premier avertissement — que je me laisse aller à la violence, — ne pas y renoncer aussitôt et m’en abstenir.

Mais ce n’est pas tout ; maintenant, je connais encore le piège qui me faisait tomber dans ce mal. Je sais maintenant que ce piège consiste dans l’erreur de croire que ma vie peut être garantie par la violence, — par la défense de ma personne et de ma propriété contre les autres hommes. Je sais maintenant qu’une grande partie des maux humains proviennent de ce que, au lieu de donner son travail aux autres, non seulement les hommes ne le font pas, mais se privent complètement de travail et s’approprient par la force le travail des autres. En me souvenant maintenant de tout le mal que je me faisais à moi-même et aux autres et de tout le mal que j’ai vu faire, je vois que la plus grande partie des maux provenait de ce que chacun considérait comme une chose convenue que se défendre par la force est la meilleure garantie possible de la vie et de la propriété. Je comprends maintenant la signification des mots : « L’homme est au monde non pas pour être servi par le travail des autres, mais pour servir en travaillant au profit des autres, » ainsi que la signification des mots : « L’ouvrier mérite sa nourriture. » Je crois maintenant que mon vrai bien et celui des autres, ne sont possibles que quand chacun travaillera non pas pour soi, mais pour un autre, et non seulement ne refusera pas son travail à un autre, mais le donnera avec joie à celui qui en a besoin.

Cette foi a changé mon estimation de ce qui est bon, mauvais et méprisable. Tout ce qui autrefois me paraissait bon et grand, — la richesse, toute espèce de propriété, le point d’honneur, le souci de ma dignité, mes droits, tout cela est devenu maintenant mauvais et méprisable. Le travail pour les autres, la pauvreté, l’abaissement, le renoncement à toute espèce de propriété et de droits, tout cela est devenu à mes yeux — bon et grand.

Si maintenant encore je puis, dans un moment d’oubli, m’entraîner à la violence pour me défendre moi et les autres, ou bien ma propriété et celle des autres, je ne puis plus, à tête reposée et sciemment, donner dans ce piège qui me perd moi et les autres ; je ne puis pas acquérir de propriété ; je ne puis plus avoir recours à la force sous quelque forme que cela soit, pour me défendre ou défendre un autre ; je ne puis prendre part à aucun acte du pouvoir qui a pour but la défense des hommes et de leur propriété par la violence ; je ne puis être ni juge ni prendre part à des jugements, ni être revêtu d’une autorité, ni faire partie d’une autorité quelconque ; je ne puis pas non plus faire que par ma coopération d’autres fassent partie des tribunaux ou d’une autorité quelconque.

Jésus m’a montré que la cinquième tentation qui me prive de mon bien — est la différence que nous faisons entre nos compatriotes et les peuples étrangers. Je ne puis pas ne pas croire à cela ; par conséquent, si même, dans un moment d’oubli, je puis éprouver un sentiment d’hostilité pour un homme d’une autre nationalité, je ne puis plus, dans mes moments de calme, ne pas reconnaître que ce sentiment est faux ; je ne puis plus me justifier comme je le faisais autrefois, par la supériorité de mon peuple sur les autres, par l’ignorance, la cruauté ou la barbarie d’un autre peuple ; je ne puis plus, au premier avertissement, ne pas tâcher d’être plus affable envers un étranger qu’envers un compatriote.

Mais, outre que je sais maintenant que la division que j’établis entre mon peuple et les autres peuples est un mal qui détruit mon bien, je connais encore le piège qui me faisait tomber dans ce mal et je ne puis plus, comme je le faisais autrefois, donner sciemment et avec calme dans ce piège. Je sais que ce piège consiste dans l’erreur de croire que mon bien n’est solidaire qu’avec le bien de mon peuple, non pas avec le bien de tous les hommes. Je sais maintenant que mon union avec les autres hommes ne peut pas être rompue par la ligne d’une frontière ou par le décret d’un gouvernement qui décide que j’appartiens à tel ou tel autre peuple. Je sais maintenant que tous les hommes sont partout frères et égaux. En me souvenant maintenant de tout le mal que j’ai fait, que j’ai éprouvé et que j’ai vu autour de moi causé par les hostilités nationales, je vois clairement que la raison de tout cela était la grossière imposture appelée patriotisme et amour de la patrie. En me souvenant de mon éducation, je vois maintenant que tous ces sentiments haineux ont été greffés sur moi par une éducation insensée. Je comprends maintenant la signification des mots : « Faites le bien à vos ennemis, agissez avec eux comme avec vos proches. Vous êtes tous — fils du même Père ; soyez donc comme votre Père, c’est-à-dire ne faites pas de différence entre votre peuple et les autres, soyez les égaux de chacun. » Je comprends maintenant que le vrai bien n’est possible pour moi qu’à la condition de reconnaître mon unité avec tous les hommes du monde sans aucune exception. Je crois à cela, et cette foi a changé toute mon estimation du bon et du mauvais, du grand et du méprisable. Ce qui me paraissait bon et grand, — l’amour de la patrie, l’amour pour mon peuple, pour tout cet édifice qu’on appelle l’État, les services qu’on lui rend aux dépens du bien des autres hommes, les exploits militaires des hommes de guerre, — tout cela me paraît détestable et pitoyable.

Ce qui me paraissait honteux ou mauvais, — le renoncement à la patrie et le cosmopolitisme — me paraît au contraire bon et grand.

Si je puis maintenant encore, dans un moment d’oubli, soutenir un Russe de préférence à un étranger, désirer des succès à la Russie, ou au peuple russe, je ne puis plus, dans mes moments lucides, me laisser dominer par ces chimères qui me perdent moi et les autres. Je ne puis plus reconnaître ni États ni peuples ; je ne puis plus prendre part à aucun différend entre peuples ou États, à aucune discussion sur paroles ou par écrit, encore moins à quelque service de n’importe quel État. Je ne puis pas coopérer à toutes ces affaires, qui sont basées sur la division des États, — les douanes, les impôts, la fabrication des armes et des projectiles, ou à un acte quelconque ayant pour but les armements, le service militaire, à plus forte raison les guerres, et je ne puis pas contribuer à ce que les autres le fassent.

J’ai compris en quoi consiste mon vrai bien, j’ai foi en cela ; par conséquent, je ne puis pas faire ce qui, indubitablement, me prive de mon vrai bien.

Non seulement j’ai la foi que je dois vivre ainsi, mais j’ai la foi que si je vis ainsi, et seulement ainsi, ma vie aura pour moi le seul sens possible, raisonnable, joyeux et indestructible par la mort.

Je crois que ma vie raisonnable — ma lumière — ne m’est donnée que pour luire devant les hommes, non pas en paroles seulement, mais par de bonnes actions, pour que les hommes glorifient le Père (Matth., v, 16). Je crois que ma vie et ma connaissance de la vérité est le talent qui m’est confié pour que je le mette en œuvre, que ce talent est une flamme qui n’éclaire que quand elle brûle. Je crois que je suis un Ninivite relativement à d’autres Jonas, desquels j’ai appris et j’apprendrai la vérité ; mais que je suis Jonas par rapport à d’autres Ninivites, auxquels je dois transmettre la vérité. Je crois que l’unique sens de ma vie consiste à vivre dans la clarté de la lumière qui est en moi, et à la placer, non pas sous le boisseau, mais bien haut devant les hommes, pour que les hommes la voient. Et cette foi me donne de nouvelles forces pour accomplir la doctrine de Jésus et anéantir tous les obstacles qui se dressaient autrefois devant moi.

Tout ce qui me faisait mettre en doute autrefois la vérité et la possibilité de pratiquer la doctrine de Jésus, tout ce qui m’en détournait, — la possibilité des privations, des souffrances et de la mort infligées par des hommes qui ne connaissent pas la doctrine de Jésus, — tout cela confirme maintenant à mes yeux la vérité de cette doctrine et m’attire vers elle.

Jésus a dit : « Quand vous élèverez le Fils de l’homme, vous serez tous attirés vers moi. » Et je sentis que j’étais attiré vers lui irrésistiblement. Il a dit encore : « La vérité vous affranchira, » — et je me sentis parfaitement affranchi.

Que l’ennemi fasse invasion, ou tout simplement que de méchantes gens m’attaquent, pensais-je autrefois, et, si je ne me défends pas, ils nous dévaliseront, nous feront violence, nous tourmenteront, me tueront, moi et les miens, et cela me faisait trembler. Mais tout ce qui me troublait jadis me paraît maintenant joyeux et corroborer la vérité. Je sais maintenant que l’ennemi et ces malfaiteurs ou brigands sont tous des hommes comme moi ; qu’ils aiment comme moi le bien et haïssent le mal, qu’ils vivent, comme moi, toujours à la veille de la mort ; qu’ils cherchent, comme moi, leur salut et le trouveront seulement dans la doctrine de Jésus. Tout le mal qu’ils me feront sera un mal pour eux-mêmes ; par conséquent, ils doivent me faire le bien. Mais, si la vérité leur est inconnue et qu’ils font le mal croyant faire le bien, moi je ne connais la vérité que pour la montrer à ceux qui ne la connaissent pas, et je ne puis pas la leur montrer autrement qu’en repoussant toute participation au mal et en confessant la vérité par mes actes.

Arrive l’ennemi : des Allemands, des Turcs, des sauvages, et si vous ne leur faites pas la guerre, ils vous extermineront, entends-je dire.

Cela n’est pas vrai. S’il y avait une société chrétienne d’hommes ne faisant de mal à personne et donnant tout le superflu de leur travail aux autres, il n’y aurait pas d’ennemis, — d’Allemands, de Turcs ou sauvages, — pour tuer ou tourmenter de pareils hommes. Ils prendraient tout ce que leur auraient abandonné volontairement ces hommes, pour lesquels il n’y a pas de différence entre le Russe, le Turc et le sauvage. Mais si ces chrétiens se trouvaient au milieu de sociétés non chrétiennes qui se défendent les armes à la main, et que ces chrétiens fussent appelés à prendre part à la guerre, c’est alors précisément que s’offre pour un chrétien la possibilité de venir au secours des hommes qui ne connaissent pas la vérité. Un chrétien ne connaît la vérité que pour témoigner de la vérité devant ceux qui ne la connaissent pas. Et ce témoignage, il ne peut le rendre que par des actes. Ces actes sont : de renoncer à la guerre, de faire le bien aux hommes sans distinction de ce qu’on appelle ennemis et compatriotes.

Mais voici que des malfaiteurs de vos compatriotes, non plus l’ennemi, attaquent la famille d’un chrétien, et, s’il ne se défend pas, ils le pillent, lui font violence, le massacrent, lui et toute sa maison. Encore, cela n’est pas vrai. Si tous les membres de cette famille sont chrétiens, et par conséquent font consister leur vie à servir les autres, il ne se trouvera pas un homme assez fou pour venir enlever le nécessaire à des gens prêts à le servir, ou pour les tuer.

Le célèbre Maclay s’établit au milieu des sauvages les plus sanguinaires, et non seulement il ne fut pas tué, mais, pris en affection, les sauvages se soumirent à lui, précisément parce qu’il ne les craignait pas, n’exigeait rien d’eux et leur faisait le bien.

Mais si un chrétien vit au milieu d’une famille ou de familles non chrétiennes, qui ont coutume de se défendre, eux et leur propriété, par la violence, et que ce chrétien soit sollicité de prendre part à la défense ? Cette sollicitation est précisément pour un chrétien un appel à l’accomplissement de l’œuvre de sa vie.

Un chrétien ne connaît la vérité que pour la montrer aux autres, et surtout à ses proches, aux êtres unis avec lui par les liens de famille et d’amitié, et un chrétien ne peut pas montrer autrement la vérité qu’en ne tombant point dans l’erreur dans laquelle sont tombés les autres, en ne prenant parti ni pour les agresseurs ni pour les défenseurs, mais en abandonnant tout ce qu’il possède à qui veut le prendre, en montrant par ses actes qu’il n’a besoin de rien hors l’accomplissement de la volonté de Dieu, et qu’il n’a peur de rien, excepté de forfaire à cette volonté.

Mais le gouvernement ne peut pas admettre qu’un membre de la société ne reconnaisse pas les bases de l’ordre gouvernemental et qu’il décline de remplir le devoir de tout citoyen, — me dira-t-on.

L’autorité exigera d’un chrétien le serment, son concours aux tribunaux, au service militaire, et son refus sera puni d’exil, d’emprisonnement, même de mort ! Eh bien ! encore une fois, ces exigences de l’autorité ne seront, pour un chrétien, qu’un appel à l’accomplissement de l’œuvre de sa vie. Pour un chrétien, les exigences de l’autorité sont les exigences des gens qui ne connaissent pas la vérité. Par conséquent, un chrétien qui la connaît ne peut pas ne pas rendre témoignage de la vérité devant des gens qui ne la connaissent pas. La violence, l’emprisonnement et la mort qui pourraient en être la conséquence pour un chrétien lui donnent la possibilité de rendre ce témoignage, non pas en paroles, mais en fait. Toute violence, la guerre, le brigandage, les exécutions, s’accomplissent, non pas par les forces inconscientes de la nature, mais par des hommes aveugles et privés de la connaissance de la vérité. Par conséquent, plus ces hommes font de mal à un chrétien, plus ils sont loin de la vérité, plus ils sont malheureux et plus la connaissance de la vérité leur est nécessaire. Or un chrétien ne peut pas transmettre sa connaissance de la vérité autrement qu’en s’abstenant de tomber dans ces erreurs dans lesquelles sont plongés les hommes qui leur font le mal, c’est-à-dire en rendant le bien pour le mal. Et c’est en cela l’œuvre de la vie d’un chrétien et tout le sens de sa vie indestructible par la mort.

Les hommes unis entre eux par l’erreur forment pour ainsi dire une masse compacte. La force d’attraction qui unit les molécules de cette masse est précisément le mal répandu dans le monde. Toute l’activité raisonnable de l’humanité a pour objet de dissoudre la force d’attraction de la masse.

Toutes les révolutions sont des tentatives de briser cette masse par la violence. Les hommes se figurent que s’ils martèlent cette masse, elle se brisera, et ils la battent en brèche ; mais, en s’efforçant de la briser, ils ne font que la forger.

Ils auront beau la marteler, la cohésion des atomes persistera jusqu’à ce qu’une force intérieure se communique à chacun des atomes et leur donne une impulsion qui désagrège la masse.

La force qui enchaîne les hommes est le mensonge, l’erreur ; la force qui détache chaque individu de la masse inerte humaine est la vérité. Or la vérité ne se transmet aux hommes que par des actes de vérité.

Seulement les actes de vérité, en introduisant la lumière dans la conscience de chaque homme, dissolvent l’homogénéité de l’erreur, détachent un à un de la masse les hommes soudés entre eux par la force de l’erreur.

Et voilà dix-huit cents ans que ce travail se fait.

Depuis que les commandements de Jésus sont placés devant l’humanité, ce travail a commencé et ne se relâchera pas jusqu’à ce que « tout ne s’accomplisse, » comme l’a dit Jésus. (Matth., v, 18.)

L’Église, qui croyait unifier les hommes en leur affirmant par des serments solennels qu’elle est la vérité, est morte depuis longtemps. Mais l’Église composée d’hommes unifiés, non par des promesses ou des onctions de saint chrême, mais par des actes de vérité et de charité, — cette Église-là a toujours vécu et vivra éternellement. Cette Église, maintenant comme jadis, se compose, non pas d’hommes qui disent : « Seigneur ! Seigneur ! » et commettent des iniquités (Matth., vii, 21-22), mais d’hommes qui entendent les paroles de la vérité et les mettent en pratique.

Les hommes de cette Église savent que leur vie est un bienfait, s’ils ne portent pas atteinte à leur fraternité avec les autres hommes, à l’unité du Fils de l’homme, et que ce bienfait n’est perdu que pour ceux qui ne pratiquent pas les commandements de Jésus. Par conséquent, les hommes de cette Église ne peuvent pas ne pas pratiquer ces commandements pour eux-mêmes et en enseigner la pratique aux autres.

Que le nombre de ces hommes soit en ce moment petit ou grand, ils ne constituent pas moins cette Église que rien ne peut vaincre, celle à laquelle s’uniront tous les hommes.

« Ne craignez point, petit troupeau ; car il a plu à votre Père de vous donner son royaume. »

Léon Tolstoï.

Moscou, 22 janvier 1884.