Éditions Édouard Garand (p. 13-14).

IX

La grande soirée, si longuement attendue et désirée, fut un véritable triomphe pour ma cousine. Elle brilla et fut admirée, choyée et adulée au delà de ses rêves les plus ambitieux. De la part des hommes, surtout, elle reçut des hommages qui, malheureusement, lui tournèrent complètement la tête. Au milieu des louanges et des compliments masculins, elle oublia qu’elle était la fille adoptive d’humbles cultivateurs, et l’épouse d’un pauvre et obscur employé civil qui, pour aider à son magnifique succès, s’était enfoncé profondément et irrémédiablement dans les dettes.

Celui-ci assis dans un coin, pendant que sa femme triomphait et s’amusait, était en train de méditer sur la folie des choses humaines, sur le coût de la vie à deux, quand l’orgueil et la vanité s’en mêlent, et sur le chiffre modeste de son traitement qui était loin de leur permettre, à lui et à sa femme, de s’adonner à cette vie de plaisirs et de grandeurs.

La toilette riche qu’avait voulu porter Mandine en cette occasion, avait nécessité une dépense au-delà de ses moyens ; une dépense telle qu’il lui avait fallu, le pauvre garçon, engager son chèque mensuel auprès du prêteur d’argent. De là, devait commencer pour lui une glissade à reculons, non seulement dans ses finances mais aussi dans sa conduite personnelle. De cette soirée devait dater un découragement moral qui, augmenté, stimulé par le manque d’affection vraie qu’il devinait chez sa femme, devait le pousser sur la voie des mauvaises connaissances et des habitudes irrégulières, habitudes qui devaient, plus tard, dégénérer en nuits passées au jeu et en orgies dans des maisons louches et de mauvaise réputation, pour le conduire finalement à la triste fin que le pauvre garçon rencontra plus tard.

Pour ma cousine aussi, cette soirée marqua un point tournant dans sa vie qui, après avoir été, jusqu’alors, relativement tranquille sinon heureuse, devint par la suite tourmentée et remplie d’émotions malsaines.

Mais durant la soirée, elle ne pensa qu’à jouir de son triomphe. Elle eut un grand succès au piano et fut même très applaudie quand elle chanta, de sa jolie voix chaude et vibrante, des bluettes et romances de salon. Une romance de Rupès, « L’Étranger », qu’elle rendait très bien, fut surtout très goûtée et eut les honneurs d’un rappel enthousiaste. Elle accompagna plusieurs chanteurs au piano et s’en tira à la grande satisfaction de tout le monde. Somme toute elle fut ravie, enchantée de cette première grande soirée.

Or, parmi les invités de Lady Laurier se trouvait un jeune écossais du nom de Lomer-Jackson. C’était un ex-lieutenant de l’armée anglaise et il occupait une position quelconque au Ministère de la Milice canadienne. Il se disait Lord et futur héritier d’une grande fortune. Comme beaucoup de ses compatriotes, émigrés au Canada, il était hautain et dédaigneux, fat et orgueilleux envers les « colonials », qu’il considérait comme des êtres absolument inférieurs à lui-même et à tout ce qui n’était pas européen. Comme eux aussi, autant il était fier et arrogant vis-à-vis ses égaux ou ses inférieurs dans ses relations journalières, autant il était platement poli et bas envers ses supérieurs, tant au bureau que dans la société. Il avait, néanmoins, un certain vernis de politesse et de bonnes manières du vieux monde qui le rendait intéressant auprès du beau sexe. Instruit, beau garçon, parlant correctement le français, il n’avait pas manqué d’impressionner favorablement ma cousine, auprès de qui il s’était montré très empressé. Celle-ci voyait en lui, hélas, un de ces multiples héros dont était peuplée son imagination poétique et romanesque. Elle voyait ce jeune noble, la distinguant parmi les autres canadiennes de la ville et l’introduisant dans la noblesse anglaise, et la menant, qui sait ? chez le Gouverneur !…

Elle et lui furent bons amis dès cette première soirée, et de cette amitié, entretenue et nourrie par de nombreuses rencontres subséquentes, qui n’étaient pas toujours le fait du hasard, naquit bientôt une intimité qui tourna, pour Mandine, en une sorte de culte passionné pour le bel étranger, dont les petits discours flatteurs et bien tournés, quoique insignifiants en eux-mêmes, eurent pour son oreille, indulgente et prédisposée, l’effet d’aveux, de promesses et de serments. Il avait été ému lorsqu’elle avait chanté, en le regardant, croyait-il, d’une manière significative :

 « Il a passé comme un nuage,
Comme un flot rapide en son cours.
Mais mon cœur garde son image,
Toujours !…

Et son regard, plein de tendresse,
A rencontré mes yeux ravis.
Et depuis ce moment d’ivresse,
Je vis !…

Fat comme il l’était, il s’était dit, peut-être avec raison, qu’elle chantait pour lui et, debout à côté du piano, il n’avait cessé de fixer sur elle un regard tendre tant que la romance avait duré. Enfin, il avait joué le rôle de l’« Étranger ».

Ceux qui suivirent des yeux cette petite comédie — Jules et moi étions de ceux-là — ne s’y trompèrent point.