Éditions Édouard Garand (p. 41-44).

XXIV


Une semaine plus tard, j’arrivais à M…

Mon oncle Toine m’attendait à la gare avec « La Grise », attelée à une jolie voiture neuve, noire avec des roues d’un beau rouge vif.

L’oncle Toine me parut rajeuni de vingt ans. Il m’accueillit avec joie, et je vis dans ses petits yeux vifs et noirs une expression de contentement dont j’augurai les meilleures choses du monde.

— Bonjour m’sieu l’avocat ! me dit-il en me tendant sa main rugueuse. ’Es pas trop fier pour v’nir voir des « habitants » ? Comment ça va ?…

— Ça va parfaitement, mon oncle, lui dis-je en riant, heureux de le voir de si joyeuse humeur. Tout le monde est bien à la maison ?

— Oui, oui, tous bien, marci !… Embarque, mon garçon.

Nous montâmes dans la jolie voiture, et nous filâmes au trot vif et rapide de la petite jument canadienne.

Je remarquai qu’il prenait une route nouvelle pour se rendre à la ferme. Je n’en dis pas mot, cependant, sachant bien qu’il ne faisait rien à la légère et qu’il avait un but en changeant de chemin.

Nous enfilâmes la rue principale du village de M… Ceci nous obligerait de revenir plus tard sur nos pas pour prendre la montée conduisant à la ferme de l’oncle Toine.

Nous arrivâmes bientôt en face de l’église de pierre, puis de la maison d’école. Je compris alors la raison pour le détour que nous avions fait. À côté de l’école, sur le fameux lot appartenant à mon oncle, se voyait une maison en cours de construction. La vieille ruine avait disparu et le terrain environnant était encombré de bois, de briques, boîtes à mortier, et autres matériaux de construction. Cinq ou six hommes étaient occupés à différents travaux. Quand l’oncle Toine arrêta son cheval, l’un d’eux, le contremaître apparemment, quitta son ouvrage et s’approcha de nous en s’essuyant les mains sur les manches de ses salopettes.

— Bonjour, m’sieu Bougie. Vous êtes v’nu voir l’ouvrage ?

— En passant, fit mon oncle, toujours laconique. J’amène mon n’veu chez nous. Y voulait voir ça en passant.

Et il cligna de l’œil au contremaître, qui se mit à me regarder curieusement.

— Ah oui, j’comprends, fit ce dernier, en souriant. Ça l’intéresse. Ça va faire une belle maison, v’savez, continua-t-il en me regardant toujours d’une drôle de manière.

— L’arez-vous finie pour la St-Michel ? demanda mon oncle en jetant un coup d’œil rapide sur la construction.

— Ben oui, ben sûr. Ail’ s’ra habitable dans cinq ou six s’maines, certain, répondit l’homme avec assurance.

— Est bon, dit mon oncle, satisfait. Manque rien ?

— Non, rien jusqu’à c’t heure.

— Bon. À r’voir ! Marche, la Grise !…

Et nous repartîmes en tournant le dos à la maison nouvelle.

J’avais remarqué, avant de partir, que l’ancien mur, cause du célèbre procès, avait fait place à un nouveau mur en pierre taillée de six ou sept pieds de hauteur, surmonté d’une jolie clôture de fer ouvré qui ajoutait encore à la belle apparence de la propriété de mon oncle. J’appris quelque temps après que c’était lui qui avait fait construire ce mur à ses propres frais. Évidemment, on m’avait changé mon oncle Toine !

Nous arrivâmes à la ferme un peu avant l’heure du souper. Je n’avais pas beaucoup questionné mon oncle au sujet de Mandine, connaissant sa taciturnité et son mutisme habituels, mais j’avais hâte d’arriver à la maison pour voir ma cousine et lui demander comment tout s’était passé depuis son retour à M…

Je sautai de voiture en arrivant, et, sans aider mon oncle à mettre son cheval « dedans » comme l’usage l’eut voulu, je courus vers la maisonnette, dont la porte s’ouvrit comme d’elle-même. Dans ma hâte d’entrer je buttai contre la dernière marche du perron et tombai littéralement dans les bras largement ouverts de ma tante, qui poussa un cri de peur mêlé de joie.

Sans même prendre le temps d’embrasser cette bonne vieille tante, qui en fut scandalisée, je jetai un regard autour de la cuisine et demandai :

— Mandine… où est-elle, ma tante ?

— J’descends tout d’suite ! cria gaiement une voix que je reconnus immédiatement. Des pas précipités dans l’escalier, la porte ouverte brusquement, et Mandine apparut essoufflée, toute gaie, rose et rieuse comme quand, trois ou quatre ans avant, elle arrivait dans la cuisine pour le déjeuner, en réponse aux appels réitérés et impatients de la tante et de l’oncle Toine.

Je fus surpris et charmé du changement qui s’était opéré en ma cousine depuis que je l’avais vue à Ottawa. Non seulement sa bonne humeur, sa gaieté naturelle était revenue, mais son teint avait repris ce velouté et ce brillant qui la rendaient si agréable, si « frappante » à voir. Elle portait toujours sa robe noire, mais celle-ci, au lieu d’assombrir sa figure, faisait plutôt ressortir l’éclat de ses yeux et le carmin de ses lèvres.

Je restai quelques instants muet de surprise et… d’admiration devant le joli tableau qu’elle présentait à mes yeux.

— Eh bien, dit-elle en s’approchant de moi avec ce mouvement onduleux et gracieux qui la rendait si charmante, tu ne me dis pas bonjour ?

— Bonjour, Mandine, lui dis-je en prenant la main qu’elle me tendait.

— Et c’est tout, ça ? Tu ne m’embrasses pas après ta longue absence ? demanda-t-elle, tandis que deux fossettes délicieuses accentuaient son sourire moqueur.

— Excuse-moi, ma chère cousine, lui dis-je confus, je ne m’attendais pas à te voir bien portante, si gaie, si belle !…

Et je l’embrassai avec joie.

— À la bonne heure ! dit ma tante, témoin de cette petite scène, j’commençais à croire que Paul était devenu sauvage ou qu’il t’en voulait, Mandine.

— En vouloir à Mandine, ma tante ! fis-je en reprenant mon sang-froid, jamais de la vie ! Et vous, ma tante, je crois, Dieu me pardonne, que j’ai négligé de vous embrasser en arrivant !

— Est encore temps, dit l’oncle Toine qui entrait en ce moment. Fais ton devoir, mon garçon !

Ses yeux pétillaient de malice et de gaieté, et l’on voyait sur sa figure tout le contentement qu’il ressentait en nous voyant réunis encore une fois.

— Allons, dit-il, en se dirigeant vers l’armoire, mets-toi à ton aise mon garçon. On va prendr’un p’tit verre à ta santé et celle de Mandine !

La bouteille de whisky blanc fut mise sur la table avec le petit verre épais, et, après s’être servi lui-même, il me passa le tout pour que j’en fisse autant. Puis nous nous mîmes à table.

Le souper fut gai et plein d’entrain. L’oncle parla de sa nouvelle maison, qui devait lui coûter deux mille cinq cents piastres, oui ! Cependant, il ne regrettait pas cette dépense énorme parce qu’il pensait que c’était de l’argent bien placé et ceux qui habiteraient cette maison y trouveraient tout le confort voulu.

Je remarquai encore une fois que, en parlant de sa nouvelle construction, il clignait de l’œil vers ma tante d’un air mystérieux et taquin, comme il l’avait fait lors de sa conversation avec le contremaître à M…

Je mis cependant ce petit manège sur le compte de la joie et de l’orgueil qu’il ressentait de posséder une belle propriété au village, une propriété qui n’en céderait à aucune pour le chic et la solidité.

Après le repas du soir, l’oncle Toine sortit pour vaquer à ses travaux ordinaires, faire « son train ». Ma tante se mit à laver et serrer sa vaisselle et ranger la cuisine après avoir dit à Mandine :

— Toi, tu peux aller au salon tenir compagnie à ton cousin. Je vais faire le ménage. Allez !…

Mandine ne se fit pas prier. Me prenant par la main elle me dit gaiement :

— Viens-tu faire de la musique, Paul, comme dans l’ancien temps ?

— Avec plaisir, lui dis-je tout heureux, à condition que tu me chantes les vieilles chansons d’autrefois.

— Quelle chanson veux-tu d’abord ?

— Chante-moi « Colinette » !

— Oh, ça ! dit-elle d’un ton moqueur, c’est bien vieux, n’est-ce pas ?

Elle s’assit au piano et se mit à jouer de la musique moderne, des extraits d’opéras et autres pièces que je ne connaissais pas et qui ne m’intéressaient guère, mais que j’écoutai tout de même en silence.

Elle s’aperçut bientôt que sa musique ne me faisait pas grand plaisir. Elle cessa tout-à-coup de jouer, puis, après avoir laissé errer ses doigts sur les touches quelque temps, elle se mit subitement à chanter d’une voix devenue plus belle, plus chaude et plus ferme :

 « Colinette était son nom,
Elle habitait un village
Où l’été, dans mon jeune âge,
J’allais passer la saison ! »

Je l’écoutais ravi, et tous les anciens souvenirs du passé me revenaient en foule à l’esprit. Lorsqu’elle finit le dernier couplet de cette charmante romance :


 « Cette histoire est bien commune,
— Ce récit, certes, est bien vieux !
Pourtant, je n’en sais pas une
Qui me mouille tant les yeux.
J’aimai plus tard en poète,
Par vingt conquêtes charmé.
Je n’ai qu’une fois aimé !
Pauvre Colinette ! »


sa voix se brisa tout-à-coup, et sa phrase finit par un sanglot que le dernier accord de l’instrument sembla prolonger et intensifier. Elle appuya sa tête blonde sur le clavier, et je vis qu’elle pleurait tout bas.

Alors, je perdis toute ma réserve et ma timidité. Je m’approchai d’elle vivement :

— Qu’as-tu, pauvre Colinette ? lui demandai-je tout bas, es-tu souffrante ?

Elle ne répondit pas. Elle se leva lentement du piano et se laissa guider vers le sofa où nous nous assîmes l’un à côté de l’autre. Alors, bien gauchement peut-être, je passai mon bras autour de sa taille l’attirant vers moi. Elle appuya sa tête sur mon épaule en cachant son visage tout humide de larmes.

— Voyons, Mandine, lui dis-je de nouveau, qu’est-ce qui te fait de la peine comme ça ?

— Ce n’est pas de la peine que j’ai, dit-elle enfin, c’est… du bonheur, je crois.

Puis, levant tout-à-coup ses yeux humides vers les miens,

— Veux-tu toujours m’appeler « Colinette » et laisser « l’Allemandine » de côté ?… me dit-elle d’une voix à peine distincte. J’ai bien réfléchi depuis quelques temps, continua-t-elle après un moment de silence, le chagrin porte à la réflexion !… et je ne veux plus rien garder d’un passé de folie et d’erreur. Je veux n’être maintenant qu’une simple petite canadienne-française, bien humble et bien soumise. Ce nom d’Allemandine me rappelle trop mes rêves de grandeur et de vanité qui ont fait mon malheur ! Il me semble qu’en m’entendant appeler « Colinette », surtout par toi, je serai plus heureuse, l’avenir me paraîtra plus rose, et le passé désagréable disparaîtra pour toujours !…



Ces paroles, dites très lentement et à voix basse, m’émurent profondément. Je sentis mes yeux se voiler de larmes, mais de larmes qui m’étaient bien douces ! Je pressai ma cousine sur mon cœur, et ayant soulevé son visage rose, qu’elle tenait caché sur mon épaule, mes lèvres trouvèrent les siennes et s’y attachèrent longuement… tendrement…

Je ne voyais plus en ma cousine que la charmante enfant que je croyais avoir simplement estimée et appréciée jusque-là comme un parente, mais que j’aimais maintenant réellement avec force, avec toute mon âme… comme je l’avais toujours aimée d’ailleurs… sans le savoir.

— Chère Colinette aimée, lui dis-je en caressant ses longues tresses blondes que, comme lorsqu’elle était enfant, elle avait laissé tomber sur ses épaules, moi aussi je n’ai « qu’une fois aimé », et c’est toi que j’ai toujours chérie, que je chérirai toute ma vie !… Veux-tu m’accepter pour ton poète… et changer le dénouement de la romance que tu viens de chanter, tu sais :

Et je me mis à chantonner à voix basse :

 « Sur ce banc ce fut un soir
Notre dernière entrevue.
J’avais l’âme tout émue :
Je l’aimais sans le savoir :
Douce Colinette !…

Ma cousine m’écoutait, la tête toujours penchée sur mon épaule. Puis je l’entendis murmurer, comme un écho :

« Oui, ta Colinette !… »

 

Mon oncle et ma tante étaient entrés tous deux sans que nous les eûmes entendus, et ce fut à une espèce de petit rire sec et saccadé que je m’aperçus de leur présence. C’était mon oncle, dont les petits yeux noirs pétillaient de joie malicieuse, qui riait en nous regardant, ma tante, Mandine et moi, à tour de rôle.

— Eh ben, Mandine a fini par se faire au « collier », hein, Paul ? All’ est domptée à c’t’heure, pas ?… Essaiera pus de péter si haut, hein, Mandine ?…

— Veux-tu te taire, vieux salaud ! dit ma tante en le poussant du coude. C’te chère p’tite ! Mandine !…

— Ma tante, lui dis-je en l’interrompant, votre fille ne s’appelle plus Mandine. Je viens de la baptiser d’un nouveau nom. Elle s’appelle maintenant Colinette et si vous voulez tous, nous l’appellerons Linette. C’est plus court et…

— C’est plus canayen !… dit mon oncle. Mais il faudra qu’elle change son nom de famille aussi, c’pas ?

— Le veux-tu ? dis-je à ma cousine rougissante.

— Tu sais bien que oui, grand fou !… dit-elle en enfouissant de nouveau sa tête sur mon épaule.

— Tu sais, Paul, la maison de brique au village, ajouta mon oncle en riant et en désignant ma cousine, c’est pour elle que je l’ai bâtie !… All’s sera parée à la St-Michel, si vous la voulez, avec un beau p’tit ménage dedans !…

Pour réponse, ma cousine sauta au cou de son père tandis que je serrais la main du brave vieillard, qui cachait un si bon cœur sous une enveloppe si rude.