Éditions Édouard Garand (p. 26-28).

XVI


Le lendemain, dimanche, je fus témoin d’un peu de la gloire dont l’oncle Toine jouissait au village.

J’assistai à la grand’messe, avec ma tante, dans le banc de famille, tandis que lui prenait sa place au banc d’œuvre, avec les autres marguillers.

Ah !… mes amis !… que c’était beau de le voir occuper la première place dans l’église ! Il s’était mis sur son trente-six, comme disait ma tante. Il portait un grand frac en drap jais noir, qui lui descendait à mi-mollets et qui était bien trop grand des épaules et de la taille pour lui. Il avait le cou « encarcanné » dans un faux-col blanc qui lui sciait littéralement les oreilles. Nonobstant, il rayonnait de dignité, de fierté et… de vanité. Ses gestes, qu’il voulait, sans doute, être majestueux, n’étaient que raides et empesés, et je remarquai qu’il tirait souvent son grand mouchoir à carreaux rouges et blancs pour s’en éponger le front et le cou, en dedans du faux-col.

Je pensai qu’il ne devait pas être aussi à l’aise dans ces habits de gala qu’il ne l’était ordinairement avec ses grosses « hardes » de cultivateur. La position raide et immobile qu’il se tenait obligé d’avoir dans ce banc si en évidence, ne devait pas lui être aussi facile ni aussi agréable que celle qu’il adoptait sur le siège de sa charrue ou de son semoir mécanique !

Pourtant on pouvait voir qu’il était heureux malgré tout. De temps à autre, il me lançait un regard en coulisse — le banc d’œuvre était presque vis-à-vis le nôtre et n’en était séparé que par l’allée étroite — pour juger de mon appréciation et de l’effet qu’il produisait sur moi.

J’avoue que je n’osais pas trop le regarder en face de peur de manquer de contrôle sur moi-même et… ma foi !… d’éclater de rire. Car c’était vraiment comique de le voir essayer de se grandir sur ses jambes lorsqu’il se levait avec les autres, puis de jeter un long regard circulaire sur la foule des fidèles, comme pour bien s’assurer que chacun se tenait correctement et que tout allait bien dans l’église. Il se retournait ensuite, lentement, vers l’autel, avec l’air de dire à l’officiant : « c’est bien, vous pouvez continuer !… »

Quand on l’avait vu, comme moi, occupé à ses travaux de la ferme, si petit, si menu, si près de la terre, de cette terre noire à laquelle il ressemblait un peu ; quand je me le représentais dans sa cuisine, si renfrogné et silencieux, si effacé et retiré, et que je le voyais sous ce nouveau jour, vêtu de ces beaux habits, avec cet air gourmé et imposant, vraiment, le côté comique du contraste m’apparaissait si vif qu’il me fallait tout le respect que j’avais du lieu où j’étais, et des choses saintes qui m’entouraient, pour ne pas pouffer de rire !

Un moment arriva, cependant, où je faillis perdre contenance et causer un scandale.

Ce fut quand je le vis sortir de la poche de son frac noir un livre, un in-quarto, relié en cuir brun, et qu’il se mit à le feuilleter gravement en remuant les lèvres — lui qui ne savait pas lire !…

Je regardai ma tante en-dessous et je vis, qu’elle aussi, se pinçait les lèvres pour ne pas rire.

Mais quand, après avoir examiné ce livre un peu plus attentivement, je constatai, en y voyant attaché un certain signet — que je connaissais bien pour l’avoir jadis enjolivé de ma meilleure écriture — que c’était un recueil de poésies de Musset que j’avais donné à ma cousine un jour de son anniversaire de naissance, il y avait cinq ou six ans, et que celle-ci, comme c’est l’habitude de ses sœurs, avait sans doute mis de côté, après l’avoir parcouru, pour l’oublier complètement ensuite, alors, je ne pus retenir un gloussement — étouffé aussitôt dans mon foulard — qui provoqua l’étonnement de mes voisins et qui fit même relever la tête à mon oncle. Celui-ci se tourna de mon côté et je me mis à tousser dans mon mouchoir comme si j’étouffais. Je n’osai plus, jusqu’à la fin du service divin, jeter un regard du côté des marguillers.

Cependant, lorsque mon oncle sortit du banc d’œuvres, avec les autres marguillers, pour faire la quête, et qu’il se mit à marcher aussi gravement et lentement que le lui permettaient ses petites jambes courtes et arquées, pour passer la sébile aux fidèles, je remarquai que ceux-ci le suivaient des yeux, et semblaient ne voir en lui que l’homme important, l’homme de tête. Pour eux l’oncle Toine n’était plus le petit fermier du « rang d’en arrière », c’était celui qui avait gagné un procès contre la municipalité et contre la fabrique ; c’était celui qui avait roulé les avocats, les notaires, le curé, les commissaires d’école ; c’était l’homme célèbre du jour, enfin !

À la sortie de la messe, cette admiration muette, mais évidente, des villageois accompagna, pour ainsi dire, mon oncle jusqu’à ce que nous eûmes disparu derrière la montée du chemin conduisant du village à sa ferme.

Tout le long de la route l’oncle Toine conserva son air empesé, et nous arrivâmes sans avoir beaucoup causé d’autre chose que du beau temps, de l’apparence des récoltes, et autres sujets familiers.

Revenu à la maison, après qu’il eut mis son cheval « dedans », la bonne humeur et l’air naturel de l’oncle Toine reparurent. À ma grande surprise, il sortit de l’armoire de la cuisine une bouteille et un petit verre épais qu’il posa sur la table toute mise en disant d’un ton joyeux :

— Prendra ben un p’tit verre d’appétit avant d’manger, Paul ?

Il avait enlevé son vaste frac noir et son faux-col blanc.

Il se servit d’abord et me passa ensuite le verre et la bouteille qui contenait du « whisky blanc », c’est-à-dire de l’alcool dilué avec de l’eau, ou « baptisé ». Cette boisson, cependant, était si forte que je faillis m’étouffer en l’avalant, ce qui fit rire mon oncle de bon cœur.

— Est d’la bonne étoffe, hein ?… dit-il en s’essuyant les yeux, que la force de la liqueur, autant que le rire, avait mouillés.

C’était la première fois que je voyais s’accomplir cette cérémonie de prendre un verre dans la maison de mon oncle. Je l’avais toujours connu absolument tempérant et même ennemi avéré de l’alcool.

Il avait contracté, paraît-il, cette habitude de boire un « p’tit verre » au village lors de son fameux procès, et depuis sa victoire il gardait une bouteille de « boisson » dans sa maison, pour ne s’en servir, cependant, que dans les grandes circonstances.

Nous nous mîmes à table de bonne humeur et nous mangeâmes de grand appétit un dîner que ma tante avait préparé avant de partir pour la messe et qu’elle avait réchauffé en peu de temps, pendant que l’oncle Toine voyait à ses animaux, sa basse-cour et le reste.

Tout en mangeant et en causant avec les bons vieux, je cherchais un moyen d’arriver à parler de nouveau de Mandine. Ma tante m’en fournit encore l’occasion en me demandant si j’avais aimé le chant à la messe.

— Le chant était beau, lui dis-je en clignant l’œil de son côté, pour lui faire comprendre que je saisissais son idée, mais je n’ai pas aimé l’accompagnement d’orgue. Qui est organiste maintenant ?

— C’est une sœur du couvent, répondit ma tante. Tu l’aimes pas ?

— Elle n’est pas de la force de Mandine, dis-je avec assurance. Mandine était bien mieux qu’elle. Et si vous l’entendiez maintenant !…

Mon oncle toussa dans son assiette et, tout à coup, pour changer de sujet sans doute, il me dit :

— As-tu aimé l’sermon ?

— Oui. C’était un beau sermon et je l’ai écouté avec plaisir. Ce jeune vicaire parle bien.

— Heu ! heu ! fit mon oncle avec son ton d’« ostineux ».

— Est-ce que vous n’avez pas aimé son sermon, mon oncle ?

— Heu ! oui… mais l’vicaire y devrait parler plus comme nous autres !…

— Comment, mais il a parlé en bon français !

— J’dis pas… mais y’ sert trop de mots latins. À tout bout d’champ y dit des « laoh, laoh !… » Q’ça veut dire « laoh »… ?

Je compris que ce à quoi mon oncle faisait allusion était un mot, ou une phrase assez souvent répétée par le prédicateur du matin au cours de son sermon. Il avait parlé des fautes humaines, de nos luttes, de nos déboires sur la terre : fautes qui seraient comptées là-haut, luttes et déboires qui seraient portés à notre crédit là-haut : qu’enfin la récompense finale serait donnée là-haut. L’oncle Toine n’avait saisi de ce « là-haut » que ce que le son offrait à son oreille peu cultivée, c’est-à-dire un mot étrange latin, grec ou hébreu : laoh ! laoh !

Ceci me rappelait l’histoire qu’un curé spirituel de mes connaissances me racontait un jour, et qui m’avait bien amusé.

Un bon « habitant » était allé au village entendre une conférence sur l’agriculture. Le conférencier, un peu pédant, avait, pour impressionner son auditoire, commencé son cours d’agriculture par les paroles suivantes : « Au commencement Dieu créa le ciel et la terre ; puis il dit : « que la lumière soit », et la lumière fut ; puis il dit : « que le soleil et la lune soient », le soleil et la lune furent ; ensuite il dit : « que les étoiles, les arbres, les lacs, les montagnes, les animaux soient », et les étoiles, les arbres, les lacs, les montagnes, les animaux furent. Puis le conférencier parla agriculture en termes si techniques et recherchés que la plupart des auditeurs, tous des fermiers, ne comprirent pas grand’chose et ne tirèrent pas grand profit de son cours. Or, quand le bon habitant retourna chez lui, sa femme l’accabla de questions au sujet de la conférence :

— Ça t’y été beau ? lui demanda-t-elle, curieuse.

— Ou, ça été ben beau, mais ben long !

— Quoi qu’y a dit, l’savant ?

— Ô, ben des choses !

— Quoi encore ?

— Ben, y nous a dit des choses qu’on connaissait pas.

— Quoi, par exemple ?

— Ben, y nous a dit qu’les étoiles, les arbres, les rivières, les montagnes, tout ça ça furent ! Savais-tu ça, toé, qu’les arbres, les animaux, pis les rivières ça furre ?…

* * *

Après l’histoire du sermon je ne pus parvenir à remettre la conversation sur le sujet de Mandine.

Dans l’après-midi, cependant, nous allâmes, mon oncle et moi, visiter les « bâtiments », les animaux puis les champs.

Au cours de notre promenade, j’abordai de nouveau la question de Mandine et de son mari. Je n’eus pas plus de succès que les premières fois. À la simple mention de sa fille, mon oncle devînt muet comme une carpe et me laissa parler tout le temps que je voulus. J’usai de toute mon adresse, de tous les arguments pour l’ébranler, sinon le convaincre. Rien n’y fit.

À la fin, dégoûté de mon insuccès, je lui dis :

— Pourtant, mon oncle, si Mandine revenait ici, malade et mourante, vous demander pardon, auriez-vous le triste courage de la repousser, de lui refuser un pardon qu’elle implorerait à genou ?

Je vis le bonhomme se raidir dans un effort pour conserver son sang-froid et sa dignité. Il s’arrêta un instant et, sans me regarder, il dit d’une voix sourde :

— Quand all’ viendra, on verra !…

— Puis-je lui dire cela, mon oncle, quand je la reverrai en ville ? dis-je, encouragé.

— Laisse-la faire… dis pas un mot !…

Ce fut tout ce que je pus obtenir de lui.

Cependant il me sembla que son ton s’était légèrement adouci en prononçant ces dernières paroles, et je crus voir que, comme je l’avais prévu, son orgueil était plutôt flatté à l’idée de voir celle qui l’avait bravé autrefois, venir avouer sa défaite et, par là, proclamer le triomphe du père omnipotent et omniscient.

Je restai encore deux jours à M… sans pouvoir régler définitivement la question du pardon de Mandine. Ma tante, à qui j’avais fait part de mes conversations avec mon oncle à ce sujet, augura bien du fait qu’il ne s’était pas mis en colère lorsqu’il avait parlé de sa fille la dernière fois.

Mes affaires personnelles terminées à M… je quittai la maison de mon oncle avec assez bon espoir d’une réconciliation possible entre lui et sa fille. Je les invitai tous deux à venir voir mon bureau à la ville, et je les laissai de bonne humeur, leur promettant de revenir aussitôt que je le pourrais.