Hetzel (p. 154-168).

XIV

LE NIAGARA.


Cependant le temps s’écoulait et la situation ne se modifiait pas. Le timonier était revenu à la barre, le capitaine, à l’intérieur, surveillait la marche des machines. Je le répète, même lorsque la vitesse s’accroissait, le moteur fonctionnait sans bruit, avec une remarquable régularité. Jamais un de ces à-coups inévitables qui résultent de l’emploi des cylindres et des pistons. J’en concluais donc que le déplacement de l’Épouvante, dans chacune de ses transformations, s’effectuait au moyen de machines rotatives. Mais impossible de m’en assurer.

D’autre part, j’observai que l’orientation ne changeait pas. Toujours vers le nord-est du lac, et, par conséquent, en direction de Buffalo.

« Pourquoi le capitaine suit-il cette route ?… me disais-je. Il ne peut avoir l’intention de mouiller dans ce port… au milieu de la flottille de pêche et de commerce !… S’il veut sortir de l’Érié, ce n’est pas le Niagara qui lui offrirait passage, et les chutes sont infranchissables même avec un appareil tel que le sien !… Le seul chemin, c’est Detroit-river, et l’Épouvante s’en éloigne visiblement !… »

Cette pensée me vint alors : peut-être le capitaine attend-il la nuit pour rallier l’une des rives de l’Érié ?… Là, le bateau, changé en automobile, aurait vite fait de traverser les États voisins…

Si je ne parvenais pas à m’enfuir pendant ce trajet sur terre, tout espoir de recouvrer ma liberté serait perdu !…

Il est vrai, je finirais par savoir où ce Maître du Monde se cachait et si bien qu’on n’avait jamais pu découvrir sa retraite, à moins, toutefois, qu’il ne me débarquât d’une façon ou d’une autre… Et ce que j’entends par débarquement, on le comprend de reste.

Cependant cette pointe nord-est du lac, je la connaissais, ayant souvent visité la partie de l’État de New York comprise entre Albany, son chef-lieu, et la cité de Buffalo. Certaine affaire de police, qui remontait à trois ans, m’avait permis d’explorer les rives du Niagara, en amont et en aval des cataractes jusqu’à Suspension-bridge, de visiter les deux principales îles entre Buffalo et la bourgade de Niagara-Falls, puis l’île Navy, puis Goat-Island qui sépare la chute américaine de la chute canadienne.

Si donc une occasion de fuir se présentait, je ne me trouverais pas en pays inconnu. Mais s’offrirait-elle, cette occasion, et, au fond, le désirais-je et en profiterais-je ?… Que de secrets encore dans cette affaire, à laquelle la bonne chance — la mauvaise, peut-être — m’avait si étroitement mêlé !…

D’ailleurs, que j’eusse la possibilité de gagner une des rives du Niagara, il n’y avait guère lieu de le supposer. L’Épouvante ne s’aventurera pas sur cette rivière sans issue, et, probablement, ne se rapprochera pas du littoral de l’Érié. Au besoin, elle s’immergerait et, après avoir descendu Detroit-river, redevenant automobile sous la conduite de son chauffeur, elle suivrait les routes de l’Union.

Telles étaient les idées qui affluaient en moi, tandis que mon regard parcourait inutilement l’horizon.

Et, toujours, cette tenace question qui demeurait insoluble : Pourquoi le capitaine m’avait-il écrit la lettre menaçante que l’on sait ?… Dans quel intérêt venait-il me surveiller à Washington ?… Et enfin, quel lien le rattachait au Great-Eyry ?… Qu’il pût, par des canaux souterrains, s’introduire dans le lac Kirdall, soit ! Mais à travers l’infranchissable enceinte, non… cela, non !…

Vers quatre heures de l’après-midi, étant donné la vitesse de l’Épouvante, d’une part, et sa direction, de l’autre, nous ne devions pas être à plus de quinze milles de Buffalo, dont la silhouette ne tarderait pas à se dessiner au nord-est.

Au cours de cette navigation, si quelques bâtiments furent aperçus, ils passaient à longue distance, et, cette distance, le capitaine la tenait telle qu’il lui convenait. Au surplus, l’Épouvante était peu visible à la surface du lac, et, au-delà d’un mille, difficile à apercevoir.

Cependant, les hauteurs encadrant la pointe de l’Érié commençaient à se profiler en formant, au-delà de Buffalo, cet entonnoir, par lequel l’Érié déverse ses eaux dans le lit du Niagara. Quelques dunes s’arrondissaient sur la droite, des bouquets d’arbres se groupaient çà et là. J’apercevais au large plusieurs navires de commerce ou chaloupes de pêche à voile ou à vapeur.

Le ciel se salissait par endroits de panaches fumeux que rabattait une légère brise de l’est.

À quoi donc songeait le capitaine, en se dirigeant vers ce port ?… La prudence ne lui interdisait-elle pas de s’y aventurer ?… Aussi, à chaque instant, m’attendais-je à ce qu’il donnât un coup de barre pour revenir vers la rive occidentale du lac… à moins qu’il n’eût l’intention de s’immerger afin de passer la nuit dans les profondeurs de l’Érié ?…

Mais cette persistance à tenir le cap sur Buffalo, impossible de la comprendre !…

À ce moment, le timonier, dont les yeux interrogeaient le nord-est, fit un signe à son compagnon. Celui-ci, se relevant, vint
C’est à peine si un mille nous séparait. (Page 159.)

au panneau central, et descendit dans la chambre des machines.

Presque aussitôt, le capitaine monta sur le pont et, rejoignant le timonier, s’entretint avec lui à voix basse.

Celui-ci, la main tendue en direction de Buffalo, indiquait deux points noirâtres qui se déplaçaient à cinq ou six milles par tribord devant.

Le capitaine regarda attentivement de ce côté ; puis, haussant les épaules, il vint s’asseoir à l’arrière, sans modifier la marche de l’Épouvante.

Un quart d’heure après, je reconnus que deux fumées se dessinaient dans le nord-est. Peu à peu, la forme des points s’accusa plus nettement.

C’étaient deux steamers, sortis du port de Buffalo, qui s’approchaient avec rapidité.

Soudain, j’eus la pensée que ces steamers étaient les destroyers dont m’avait parlé M. Ward, chargés depuis quelque temps de surveiller cette partie du lac, ceux-là même dont je pouvais réquisitionner le concours.

Ces destroyers, d’un type récent, comptaient parmi les steamers les plus vites construits aux États-Unis. Mus par de puissantes machines au dernier degré de la perfection, leurs essais avaient obtenu vingt-sept milles à l’heure.

Il est vrai, l’Épouvante possédait une marche très supérieure et, en tout cas, si, serrée de trop près, la retraite eût paru impossible, il lui suffirait de s’immerger et elle serait à l’abri de toute poursuite.

En réalité, il aurait fallu que ces steamers fussent plutôt des submersibles que des destroyers pour lutter avec quelque chance de succès, et je ne sais même pas si la partie eût été égale.

Ce qui, maintenant, ne me semblait pas douteux, c’est que les commandants de ces navires avaient été prévenus, peut-être par Wells qui, dès son retour à Toledo, leur aurait expédié une dépêche.

Il paraissait évident, d’ailleurs, qu’ayant aperçu l’Épouvante, ils marchaient à toute vitesse sur elle. Et, pourtant, le capitaine, sans paraître s’en préoccuper, continuait à se diriger vers le Niagara.

Qu’allaient faire les destroyers ?… Assurément, ils manœuvreraient de telle façon que l’Épouvante fût contrainte à s’engager dans l’angle de l’Érié, en laissant Buffalo sur tribord, puisque le Niagara ne lui offrait aucun passage.

Le capitaine était venu prendre la barre, l’un des hommes à l’avant, l’autre dans la chambre des machines.

L’ordre n’allait-il pas m’être donné de rentrer dans ma cabane ?…

Il n’en fut rien, à mon extrême satisfaction, et, pour tout dire, personne ne s’occupait de moi, pas plus que si je n’eusse été à bord…

J’observais, non sans une vive émotion, l’approche des destroyers. À moins de deux milles alors, ils évoluaient de manière à tenir l’Épouvante entre deux feux.

Quant au Maître du Monde, sa figure ne montrait que le plus profond dédain. Ne savait-il pas que ces destroyers ne pouvaient rien contre lui… Un ordre envoyé à la machine et il les distancerait, si rapides fussent-ils !… En quelques tours de moteur, l’Épouvante serait hors de la portée de leurs canons ; et ce n’est pas dans les profondeurs de l’Érié que les projectiles iraient atteindre le sous-marin !…

Dix minutes plus tard, c’est à peine si un mille nous séparait des deux bâtiments qui nous donnaient la chasse…

Le capitaine les laissa s’approcher encore. Puis il appuya sur la manette, et l’Épouvante, sous l’action redoublée de ses propulseurs, bondit à la surface du lac. Elle se jouait de ces destroyers, et, au lieu de revenir en arrière, continua sa marche en avant ! Qui sait si elle n’aurait pas l’audace de passer entre eux, de les entraîner à sa suite jusqu’à l’heure où, la nuit venue, ils seraient forcés d’abandonner cette poursuite inutile.

La ville de Buffalo se dessinait alors sur la rive de l’Érié. Je voyais distinctement ses édifices, ses clochers, ses élévators. Un peu plus au nord-ouest s’ouvrait le Niagara, à quatre ou cinq milles de distance.

Dans ces conditions, à quel parti devais-je m’arrêter ?… Étant bon nageur, lorsque nous serions par le travers des destroyers, ou plutôt entre eux, ne serait-ce pas l’occasion de me jeter à l’eau, occasion qui ne se reproduirait peut-être plus ?… Le capitaine ne pourrait s’attarder à me reprendre !… En plongeant, n’aurais-je pas chance de lui échapper ?… Je serais aperçu de l’un ou de l’autre navire… Qui sait si les commandants n’avaient pas été prévenus de ma présence possible à bord de l’Épouvante ?… Une embarcation viendrait me recueillir ?…

Évidemment, les chances de succès seraient plus grandes si l’Épouvante s’engageait entre les rives du Niagara. À la hauteur de l’île Navy, je pourrais prendre pied sur un territoire que je connaissais bien… Mais, supposer que le capitaine se lancerait sur cette rivière barrée par les cataractes, cela me paraissait impossible… Donc, je résolus de laisser les destroyers s’approcher davantage, et, le moment venu, je me déciderais…

Car, faut-il l’avouer, ma décision n’était pas arrêtée… Non !… je ne pouvais me résigner, en m’échappant, à perdre toute chance de pénétrer ce mystère… Mes instincts de policier se révoltaient à cette pensée que je n’avais qu’à étendre la main pour saisir cet homme mis hors la loi !… Non ! je ne me sauverais pas !… C’eût été abandonner pour jamais la partie !… Il est vrai, quel sort m’attendait et jusqu’où m’entraînerait l’Épouvante, si je restais à bord ?…

Il était six heures et un quart. Les destroyers se rapprochaient, laissant entre eux une distance de douze à quinze encablures. L’Épouvante, sans même forcer sa vitesse, ne tarderait pas à avoir l’un sur bâbord, l’autre sur tribord.

Je n’avais pas quitté ma place. L’homme de l’avant était près de moi.

Immobile à la barre, les yeux brillants sous ses sourcils
au moment où l’épouvante est entraînée. (page 168.)
contractés, le capitaine attendait peut-être l’instant d’en finir par une dernière manœuvre…

Soudain, une détonation retentit à bord du destroyer de gauche. Un projectile, rasant la surface des eaux, passa sur l’avant de l’Épouvante et disparut à l’arrière du destroyer de droite.

Je me redressai. Debout à mon côté, l’homme semblait guetter un signe du capitaine…

Celui-ci ne tourna même pas la tête, et jamais je n’oublierai l’impression de mépris qui se peignait sur son visage !…

À l’instant, je fus poussé vers le panneau de ma cabine qui s’abattit sur moi, tandis que les autres panneaux se refermaient. À peine une minute s’écoula-t-elle avant que la plongée s’effectuât… Le sous-marin avait disparu sous les eaux du lac…

D’autres coups de canon éclatèrent encore, dont le sourd fracas arriva jusqu’à mon oreille. Puis tout se tut. Une vague lueur arrivait par le hublot de ma cabine. L’appareil, sans roulis ni tangage, filait silencieusement à travers l’Érié.

On voit avec quelle rapidité, avec quelle facilité aussi, s’était faite cette transformation de l’Épouvante, non moins rapide, non moins facile sans doute, lorsqu’il s’agissait de circuler sur les routes !

Et, maintenant, qu’allait faire le Maître du Monde ?… Très probablement, il modifierait sa direction, à moins que l’Épouvante, après avoir touché terre, ne dût redevenir automobile. Mais, à bien réfléchir, je pensai qu’il rallierait plutôt l’ouest, dès qu’il aurait dépisté les destroyers, et regagnerait alors l’embouchure de Detroit-river. L’immersion ne se prolongerait vraisemblablement que le temps nécessaire pour se mettre hors de portée des projectiles, et la nuit amènerait la fin de cette poursuite.

Il n’en fut pas ainsi. À peine dix minutes s’étaient-elles passées qu’une certaine agitation se produisit à bord. Des paroles échangées dans la chambre des machines se faisaient entendre. Un bruit de mécanisme les accompagnait. Je crus comprendre qu’une avarie obligeait le submersible de revenir à la surface…

Je ne me trompais pas. En un instant, la demi-obscurité de ma cabine s’imprégna de lumière. L’Épouvante venait d’émerger… J’entendais marcher sur le pont, dont les panneaux se rouvrirent, même le mien…

Le capitaine avait repris sa place à la barre, tandis que ses deux hommes étaient occupés à l’intérieur.

Je regardai si les destroyers étaient en vue… Oui… à un quart de mille seulement. L’Épouvante réaperçue, ils lui donnaient déjà la chasse. Mais, cette fois, ce fut dans la direction du Niagara.

Je ne compris rien à cette manœuvre, je l’avoue. Engagé dans ce cul-de-sac, ne pouvant plus plonger par suite d’avarie, l’appareil trouverait sa route barrée par les destroyers, lorsqu’il voudrait revenir en arrière. Chercherait-il donc à atterrir, à s’enfuir, sous la forme d’automobile, soit à travers l’État de New York, soit à travers le territoire canadien ?…

L’Épouvante avait alors un demi-mille d’avance. Les destroyers la poursuivaient à toute vapeur, dans des conditions défavorables, il est vrai, pour l’atteindre avec leurs pièces de chasse.

Elle se contentait de garder cette distance. Pourtant, il lui eût été facile de l’accroître, et, à la nuit tombante, de revenir vers les parages de l’ouest !

Déjà Buffalo s’effaçait sur la droite, et, un peu après sept heures, apparut l’entrée du Niagara. S’il s’y engageait, sachant qu’il n’en pouvait plus sortir, le capitaine aurait perdu raison… Et, au fait, n’était-il pas fou, celui qui se proclamait, qui se croyait Maître du Monde ?…

Je le voyais là, calme, impassible, ne se retournant même pas pour observer les destroyers.

Du reste, absolument déserte, cette partie du lac. Les navires, à destination des bourgades situées sur les rives du Niagara, n’étant pas nombreux, aucun ne se montrait. Pas même une chaloupe de pêche ne croisait la route de l’Épouvante. En tout cas, si les deux destroyers la suivaient sur le Niagara, ils seraient bientôt contraints de stopper.

J’ai dit que le Niagara s’ouvre entre la rive américaine et la rive canadienne. D’un côté Buffalo, de l’autre le fort Érié. Sa largeur, trois quarts de mille environ, diminue aux approches des chutes. Sa longueur, de l’Érié à l’Ontario, mesure une quinzaine de lieues, et c’est en coulant vers le nord qu’il déverse dans ce dernier lac les eaux des lacs Supérieur, Michigan et Huron. Une différence de trois cent quarante pieds existe entre l’Érié et l’Ontario. La chute n’en mesure pas moins de cent cinquante. Appelée « Horse-Shoe-Fall », parce qu’elle affecte la forme d’un fer à cheval, les Indiens lui ont donné le nom de « Tonnerre des eaux », et c’est bien un tonnerre qui roule sans relâche, et dont les fracas s’entendent à plusieurs milles de la cataracte.

Entre Buffalo et la bourgade de Niagara-Falls, deux îles divisent le cours de la rivière, l’île Navy, une lieue en amont du Horse-Shoe-Fall, et Goat-Island, qui sépare la chute américaine de la chute canadienne. Sa pointe portait autrefois cette terrapine-tower, si audacieusement posée en plein torrent sur le bord même de l’abîme ; on a dû l’abattre, car, avec le recul constant de la cataracte, elle eût été entraînée dans le gouffre.

Deux bourgades sont à citer le long du cours supérieur du Niagara, Schlosser de la rive droite, Chipewa de la rive gauche, précisément de chaque côté de l’île Navy. C’est à cette hauteur que le courant, sollicité par une pente de plus en plus forte, s’accentue pour devenir, deux milles en aval, la célèbre cataracte.

L’Épouvante avait dépassé le fort Érié. Le soleil se balançait à l’ouest au-dessus de l’horizon canadien, et la lune, pleine alors, sortait des brumes du sud-ouest. La nuit ne serait pas faite avant une heure.

Les destroyers, forçant leurs feux, suivaient à la distance d’un mille, sans rien gagner. Ils filaient entre ces rives ombragées d’arbres, semées de cottages, qui s’étendent en longues plaines verdoyantes.

Évidemment, l’Épouvante ne pouvait plus revenir en arrière. Les destroyers l’eussent coulée et immanquablement. Il est vrai, leurs commandants ignoraient ce que je savais, moi, c’est qu’une avarie survenue à l’appareil l’avait obligée à regagner la surface du lac, et qu’il lui était impossible de s’échapper par une nouvelle plongée. Néanmoins, ils continuaient à aller de l’avant et se maintiendraient sans doute à cette allure jusqu’à la dernière limite.

Mais, si je ne m’expliquais pas cette chasse obstinée, je ne trouvais pas d’explication à la conduite de l’Épouvante. La route lui serait barrée avant une demi-heure par la cataracte. Si perfectionné que fût l’appareil, il ne l’était pas au point de pouvoir franchir le Horse-Shoe-Fall, et, si le torrent l’emportait, il disparaîtrait dans ce gouffre de cent quatre-vingts pieds que les eaux ont creusé au bas des chutes. Peut-être, en accostant une des rives, aurait-il la ressource de s’enfuir sur ses roues d’automobile, en faisant du deux cent quarante à l’heure !…

Maintenant, quel parti prendre ?… Tenterais-je de me sauver par le travers de l’île Navy dont il me serait facile d’atteindre les berges à la nage ?… Si je ne profitais pas de cette occasion, jamais, avec ce que je savais de ses secrets, jamais le Maître du Monde ne me rendrait la liberté !…

Eh bien, il me parut clairement alors que, cette fois, toute fuite allait m’être interdite. Si je n’étais pas confiné dans ma cabine, j’étais du moins surveillé. Tandis que le capitaine se tenait à la barre, son compagnon près de moi ne me quittait plus des yeux. Au premier mouvement, j’aurais été saisi, enfermé… À présent, mon sort était bien lié à celui de l’Épouvante.

Cependant la distance qui la séparait des destroyers était réduite, en ce moment, à quelques encablures. Est-ce donc que le moteur de l’Épouvante, par suite d’accident, ne pouvait pas donner davantage ?… Pourtant, le capitaine ne montrait aucune inquiétude, il ne cherchait point à atterrir.

On entendait les sifflements de la vapeur qui s’échappait à travers les soupapes des destroyers au milieu des panaches de fumée noire.

Mais on entendait aussi les mugissements de la cataracte à moins de trois milles en aval.

L’Épouvante filait par le bras gauche, le long de l’île Navy, dont elle eut bientôt dépassé la pointe. Un quart d’heure après apparaissaient les premiers arbres de Goat-Island. Le courant devenait de plus en plus rapide, et, si l’Épouvante ne voulait pas s’arrêter, les destroyers ne pourraient pas lui donner plus longtemps la chasse !… Et s’il plaisait à ce capitaine maudit de s’engloutir dans les tourbillons du Horse-Shoe-Fall, ils ne le suivraient pas dans l’abîme !…

En effet, des coups de sifflets retentirent, et les destroyers stoppèrent alors qu’ils n’étaient plus qu’à cinq ou six cents pieds de la cataracte. Puis, des détonations éclatant en amont, plusieurs projectiles passèrent le long de l’Épouvante sans l’atteindre…

Le soleil venait de disparaître, et, au milieu du crépuscule, la lune projetait ses rayons vers le nord. La vitesse de l’appareil, doublée de la vitesse du courant, était prodigieuse. En une minute, il tomberait dans ce creux noirâtre que forme en son milieu la chute canadienne…

Je regardais d’un œil terrifié ces extrêmes berges de Goat-Island ; puis, à sa tête, les îlots des Trois-Sœurs, noyés sous l’embrun des eaux tumultueuses…

Je me relevai… j’allais me lancer dans la rivière afin de gagner l’île…

Les mains de l’homme s’appesantirent sur moi…

Soudain, un violent bruit de mécanisme, qui jouait à l’intérieur, se fait entendre. Les grandes dérives, plaquées sur les flancs de l’appareil, se détendent comme des ailes, et, au moment où l’Épouvante est entraînée dans la chute, elle s’élève à travers l’espace, franchissant les mugissantes cataractes au milieu d’un spectre d’arc-en-ciel lunaire !