Traduction par E.A. Spoll.
Contes étrangesMichel Lévy Frères (p. 243-255).


M. WAKEFIELD



C’est dans quelque revue, ou dans un vieux numéro de journal que j’ai lu cette histoire, soi-disant véritable, d’un homme, appelons-le Wakefield, qui avait abandonné sa femme pendant de longues années. Ce fait, en lui-même regrettable, n’a rien d’extraordinaire. Cependant, bien que celui dont il est ici question ne soit pas des plus graves, c’est peut-être le plus étrange exemple que l’on puisse rapporter touchant ce genre de délit matrimonial, et la manie la plus curieuse dans la liste des bizarreries humaines. Le couple habitait Londres. Un beau jour, sous le prétexte de s’aller promener, le mari prit un logement dans une rue voisine de son domicile légal, et, sans l’ombre d’un motif, vécut là, séparé de sa femme et de ses amis, pendant plus de vingt années. Chaque jour, durant cette longue période, il aperçut sa maison, et souvent même mistress Wakefield la pauvre délaissée. Puis, après une semblable lacune dans sa félicité conjugale, lorsque sa mort parut un fait acquis, son nom presque sorti de la mémoire de ses amis et sa femme depuis longtemps résignée au veuvage, il franchit un soir le seuil de sa maison, tranquillement, comme s’il se fût absenté la veille, et devint jusqu’au jour de sa mort le modèle des époux.

C’est tout ce que je me rappelle de l’histoire. Mais, outre l’originalité de cet incident sans précédent jusque-là et qui ne se renouvellera sans doute point, il y a là un fait qui sollicite instamment l’intelligente curiosité du penseur. Pour moi, lorsque j’ai réfléchi sur cette aventure, après l’avoir considérée d’abord comme très-merveilleuse et singulière, en l’examinant avec plus d’attention, j’ai compris, par l’étude approfondie du caractère de l’acteur principal, qu’elle devait être vraie. Or, lorsqu’il arrive qu’un sujet s’empare ainsi de votre esprit, on ne pourrait mieux faire que de le creuser. Le lecteur est donc libre de se livrer à ses propres méditations, ou, s’il le préfère, et il sera le bienvenu, de parcourir avec moi les vingt années que dura l’exil volontaire de M. Wakefield. J’ai la confiance qu’au fond de tout cela nous trouverons une moralité qu’il nous sera loisible après de condenser dans un aphorisme final. Chaque événement, le plus futile en apparence, a sa raison d’être, et les réflexions qu’il suggère ne sauraient être inutiles.

Quel homme était ce Wakefield ? Nous sommes libres d’avoir notre sentiment sur ce sujet, aussi bien que nous l’avons été de lui donner un nom de fantaisie.

Il devait être dans la force de l’âge ; son affection pour sa compagne, jusque-là rien moins que passionnée, s’était encore refroidie par l’accoutumance ; cependant il était de tous les époux peut-être le plus fidèle, à cause d’une certaine apathie naturelle. Ce n’était pas qu’il manquât d’intelligence, mais l’activité lui faisait défaut : il s’abîmait souvent en de longues et paresseuses méditations dont il ne voyait pas lui-même le but, ou, s’il l’entrevoyait, qu’il n’avait pas l’énergie d’atteindre. Le sens des mots échappait souvent à son esprit errant.

L’imagination, cette folle du logis, ne lui avait départi aucun de ses dons. Avec un cœur froid, mais non dépravé, un esprit calme et cependant accessible aux pensées les plus originales et même les plus déréglées, nous pouvons dès à présent avancer qu’on le pouvait classer parmi les plus grands excentriques de son époque.

Un de ses amis voulait-il citer l’homme de Londres le plus certain de ne rien faire le jour qu’il ne l’ait oublié le lendemain, soyez certain que le nom de Wakefield était le premier qui se présentât à son esprit. Sa femme elle-même ignorait ce qui se passait au fond de son cœur. Elle le savait bien un peu enclin à l’égoïsme, maladie ordinaire des gens inoccupés ; elle connaissait aussi sa secrète propension à la vanité, sa manière d’avoir ses petits secrets à lui ; mais en somme, tous ces légers défauts paraissaient à la bonne dame les imperfections d’un brave et honnête homme. Bref, c’était un caractère indéfinissable que celui de Wakefield, et probablement le seul de son espèce.

Nous nous imaginerons, si vous le voulez, que Wakefield vient de faire ses adieux à sa femme. C’est à l’heure du crépuscule, un soir d’octobre. Son équipement consiste en une grande redingote de drap gris, un chapeau recouvert d’une toile cirée, des bottes fortes ; d’une main il tient son parapluie, et de l’autre un porte-manteau. Il a dit à mistress Wakefield qu’il allait prendre la diligence de nuit, et l’excellente femme, bien que désireuse de savoir où il va passer la journée du lendemain, ainsi que l’époque de son retour, retient les questions qu’elle brûle de lui adresser. Indulgente pour ses cachotteries, elle se contente de l’interroger du regard. Wakefield lui répond de ne pas compter sur lui par le retour de la diligence, qu’elle ait à ne pas s’alarmer si son absence se prolongeait plus de trois ou quatre jours, et qu’à tout événement, elle l’attende pour le vendredi suivant à l’heure du souper. Il est probable qu’il ne sait pas encore en ce moment le parti qu’il va prendre. Il serre la main de sa femme, y dépose un baiser qui se ressent un peu de dix années de mariage, et seulement alors prend la résolution d’inquiéter la bonne dame en restant huit jours absent.

La porte se ferme, puis s’entr’ouvre de nouveau pour laisser voir à mistress Wakefield la figure de son mari qui sourit avant de s’éloigner.

Ce léger incident, auquel elle accorda peu d’attention, vint plus tard s’offrir à son esprit, durant son pseudo-veuvage ; elle revit ce sourire stéréotypé sur les lèvres de Wakefield, toutes les fois qu’elle évoquait son image, et seulement alors, l’imagination aidant, il lui parut étrange et presque terrible. Qu’elle le rêvât étendu livide dans un cercueil, ou qu’elle se vît réunie à lui dans un monde meilleur, elle retrouvait sur ses traits ce même sourire froid et railleur. Aussi, lorsque personne ne doutait plus de la mort de son mari, seule elle s’obstinait à penser qu’elle ne pouvait être venue encore.

Mais c’est ce dernier qui nous doit occuper, poursuivons-le donc avant qu’il n’égare dans les rues tortueuses son étonnante individualité et qu’elle ne devienne un des atomes constitutifs de ce béhémeth que l’on appelle Londres.

Ce serait folie que de chercher à le retrouver dans une semblable cohue ; laissons-le poursuivre sa route à travers un dédale de rues détournées, se retournant de temps à autre pour voir s’il n’est point suivi, et nous ne tarderons pas à le surprendre assis auprès du foyer de sa chambre dans un petit appartement qu’il a retenu d’avance.

Il habite maintenant dans une rue voisine de sa maison. La nuit s’approche : il n’ose pourtant se féliciter de n’avoir point été aperçu. Il se rappelle que la lumière d’une lanterne a frappé son visage dans un endroit très-passager ; il lui a semblé qu’on prononçait son nom derrière lui ; bien probablement des gamins du voisinage, dont il a fait la rencontre, vont aller dévoiler tout le mystère à sa femme.

Pauvre Wakefield ! Tu ne sais donc pas combien ta chétive personne est insignifiante dans ce monde, et le peu de place qu’elle y occupe ? Aucun œil autre que le mien ne t’a suivi ; gagne paisiblement ta couche, pauvre insensé, et si demain la raison t’est venue, tu retourneras chez toi, où tu retrouveras cette bonne mistress Wakefield, à qui tu raconteras la vérité. Va, même pour une semaine ne t’éloigne point de ce cœur si chaste ; il est parfois dangereux de soumettre à de trop rudes épreuves les affections d’ici-bas, et tu pourrais retrouver changé le cœur de cette chère femme, qui ne pense qu’à toi.

Cependant, honteux déjà de son escapade, Wakefield, après avoir éteint sa lumière, pense en ramenant sur lui ses draps, que son lit est bien froid et tristement solitaire.

— Ma foi ! non, se dit-il en s’enveloppant le mieux qu’il peut, je ne coucherai pas seul une seconde nuit.

Dès le matin, notre homme se lève plus tôt qu’il n’en a l’habitude, et, la tête dans ses mains, réfléchit sur sa bizarre situation. Tel est le vagabondage de sa pensée, qu’il a pris ce singulier parti sans dessein arrêté et sans qu’il puisse seulement se rendre compte de ce qu’il a prétendu faire. Le vague de son projet et la précipitation fébrile avec laquelle il l’a mis à exécution sont également l’indice certain de la faiblesse de son esprit. Cependant Wakefield se livre aussi scrupuleusement qu’il lui est possible à l’examen de ses propres idées, et le résultat de cette investigation est qu’il éprouve une certaine curiosité de savoir ce qui se passe chez lui, comment son excellente femme endurera son veuvage d’une semaine ; enfin comment la sphère de créatures et de circonstances qui l’entoure en temps ordinaire peut être impressionnée par son absence, toutes conjectures produites par un sentiment maladif de vanité.

Mais comment pouvait-il atteindre ce but ?

Ce n’était certes pas en s’enfermant dans son nouveau logement ; bien qu’une seule rue le séparât de sa maison, il en était aussi loin que s’il eût réellement pris la diligence et voyagé toute une nuit. Sa pauvre cervelle retourna vingt projets avant d’en trouver un qui lui parût convenable. Enfin il prit un moyen terme et décida qu’il irait jusqu’à l’angle de sa rue, jeter un furtif coup d’œil sur le toit abandonné. L’habitude — car il était homme d’habitude par excellence — le prit par la main et le guida, sans qu’il s’en aperçût, jusqu’à sa porte, où il se surprit la main sur le bouton. Wakefield ! où alliez-vous ?

À cet instant, sa destinée tourna sur le pivot du hasard. Un caprice du sort le fit reculer d’un premier pas, d’un second, puis s’enfuir comme un larron, sans oser tourner la tête, jusqu’à ce qu’il eût dépassé le coin de la rue. L’avait-on vu ? Est-ce que toute sa maison, mistress Wakefield, la servante et le petit domestique n’allait pas se mettre à la poursuite de son maître et seigneur ? Il recueillit tout son courage pour s’arrêter et regarder son ex-domicile.

Étrange phénomène de l’esprit ! il lui sembla qu’il s’était opéré dans l’édifice un changement analogue à celui qui nous frappe dans une montagne, un lac, un monument, que nous n’avons pas vus depuis longtemps. Dans les cas ordinaires, cette impression est causée par le contraste qui existe entre l’infidélité de nos souvenirs et la réalité. Chez Wakefield, il avait suffi d’une seule nuit pour causer cet affaiblissement des facultés mnémoniques, parce que, à son insu, il s’était opéré dans son être un grand changement moral.

Au moment où il allait se retirer, il aperçut sa femme, qui jeta, en passant devant sa fenêtre, un regard distrait sur la rue, et notre imbécile prit une seconde fois ses jambes à son cou, poursuivi par l’idée qu’au milieu de tant de personnes, l’œil de mistress Wakefield était parvenu à le distinguer. Il ne fut rassuré que lorsqu’il se retrouva seul devant le foyer éteint de son nouveau logement.

Quelque temps après, nous retrouvons notre héros qui, après plusieurs jours de solitaires et laborieuses réflexions, achète une perruque rousse et fait emplette chez un juif de vêtements d’occasion ; le tour est fait, Wakefield est un autre homme à présent. Depuis qu’il a accompli cette transformation, il lui semble qu’il ne pourrait plus revenir sur les faits accomplis. Il a de l’humeur en pensant au chagrin qu’il cause à sa brave femme, et cette humeur le confirme pourtant dans son obstination. Il ne retournera pas chez lui, à moins que la pauvre dame ne soit à l’article de la mort. Hélas ! deux ou trois fois il l’a vue passer, et chaque fois avec une démarche plus lente, un air plus languissant, une pâleur plus mate.

Trois semaines après sa fuite, un jour qu’il considérait sa maison, il voit avec frayeur entrer un pharmacien : le lendemain, le marteau de la porte est enveloppé pour en assourdir les coups retentissants ; à la nuit, la voiture du médecin s’arrête, l’homme noir en descend, frappe discrètement, la porte s’ouvre et se referme sur lui. Il sort après une visite qui n’a pas duré moins d’un long quart d’heure ; peut-être va-t-il prévenir l’entrepreneur des funérailles ? Ah ! chère femme, serait-elle morte ? Wakefield sent son cœur s’amollir ; il a donc un cœur ? Cependant il s’éloigne, il a sagement réfléchi que la pauvre dame n’a pas besoin en ce moment d’une émotion violente, et qu’il ne faut pas qu’elle le voie encore. Quelques semaines s’écouleront, elle ira mieux, elle aura pris le dessus, son cœur se sera raffermi, elle sera plus tranquille et, un peu plus tôt ou un peu plus tard, il vaut mieux ne retourner auprès d’elle que lorsque la fièvre sera passée.

Cette idée, en s’enracinant dans son esprit, y creuse, à son insu, un abîme entre sa femme et lui.

— Je demeure pourtant à côté d’elle, se dit-il quelquefois.

Insensé ! ces deux pas qui vous séparent sont les frontières de deux mondes. Cependant il fixe son retour à une certaine époque qu’il ne peut encore préciser, mais qui ne peut manquer d’être prochaine, « pas demain, mais probablement la semaine prochaine, bientôt ». Pauvre homme ! la mort peut venir aussi bientôt te surprendre, loin de la pauvre abandonnée !

Ce n’est pas en quelques pages, mais dans un in-folio, qu’il faudrait consigner les excellentes raisons que Wakefield trouvait chaque jour pour retarder son retour auprès de sa chère compagne. Dix ans plus tard, nous le retrouvons encore dans le même appartement ; seulement, il y a longtemps qu’il a perdu la conscience de sa conduite excentrique. Son genre de vie lui semble actuellement tout naturel, et il ne lui vient pas à l’idée qu’il en pourrait être autrement.

C’est vers cette époque que se place une nouvelle scène dans notre récit. Dans une des rues les plus passagères de Londres, nous pouvons voir un homme, déjà vieux, porteur d’une physionomie singulière qui le désigne aux regards de l’observateur : il est maigre, sa figure effilée penche sur sa poitrine ; ses yeux sans éclat sont doués d’une étrange mobilité, et son cou semble muni d’un mécanisme analogue à celui d’une lampe à roulis ; il jette autour de lui des regards inquiets, comme s’il s’attendait à voir paraître quelque effrayant objet. Observons-le avec attention, et nous reconnaîtrons bientôt que les circonstances ont fait un type des plus originaux d’un homme sorti fort ordinaire des mains de la nature. Si nous abandonnons ce promeneur, nous verrons venir à sa rencontre une femme encore dans la fleur de l’âge, douée d’un certain embonpoint, se dirigeant vers le temple, un livre de prières à la main. Elle a l’extérieur placide et froid d’une veuve décidée à ne pas convoler à de secondes noces. Ses regards ne sont point éteints, mais adoucis ; elle vit dans le passé, et ne changerait pour aucun plaisir cette quiète mélancolie.

Au moment où les deux promeneurs vont se rencontrer, ils lèvent instinctivement la tête, leurs mains se touchent presque, leurs regards se croisent, la foule qui les presse les maintient ainsi quelques secondes face contre face.

C’est ainsi qu’après dix années de séparation Wakefield rencontre sa femme.

Il se jette en arrière, bouscule les passants, et s’enfuit. La tranquille veuve, reprenant son pas accoutumé, se dirige vers le temple ; mais elle s’arrête sur le seuil et jette un regard inquiet vers la foule. Elle franchit cependant le portail et disparaît, pendant que notre homme, la figure bouleversée, les yeux égarés, regagne en toute hâte son logement, en ferme la porte à clef, se jette sur son lit, et, comme si toute sa vie se déroulait devant lui d’un seul coup, s’écrie d’une voix déchirante : « Malheureux Wakefield, tu es fou ! »

Peut-être n’avait-il pas tout à fait tort. La singularité de sa situation, si on la compare à celle des autres hommes, pouvait bien laisser croire qu’il n’était rien moins que raisonnable. Sans motif, il s’était volontairement séparé du monde, de sa femme, de tout ce qu’il possédait librement au soleil. Seule, la vie d’un ermite pouvait se comparer à la sienne. Encore sa destinée avait-elle cela de particulier, qu’il avait conservé le désir des sympathies humaines, et qu’il n’était nullement détaché des biens de ce monde, avec lequel il avait pourtant assez complétement rompu pour ne conserver aucun droit à sa sollicitude ni même à son souvenir. Ce serait une curieuse étude que de pousser plus avant cette analyse psychologique. Pour Wakefield, il avait depuis longtemps renoncé à tout travail de cette nature sur son propre esprit, si tant est qu’il l’eût jamais essayé. Il en était arrivé à n’avoir plus aucune conscience de son état, et lorsqu’il répétait quelquefois par routine : « J’y retournerai bientôt », il ne réfléchissait pas que depuis vingt ans il en disait autant.

On comprend cependant que ces vingt années maintenant écoulées ne semblaient guère plus longues à Wakefield que cette fameuse semaine à laquelle il avait, dans le principe, limité son absence. Il se surprenait encore pensant aux sauts de joie que ne manquerait pas de faire mistress Wakefield en le voyant arriver, comme elle battrait des mains et sauterait au cou de son cher mari. Il n’oubliait qu’une chose, c’est que le temps des folies conjugales était passé pour eux.

« Bah ! nous serons tous deux jeunes jusqu’au jour du jugement », pensait ce pauvre cerveau fêlé de Wakefield.

Un soir de sa vingtième année d’absence, notre exilé sort pour accomplir sa promenade accoutumée aux abords de cette demeure qu’il nomme encore la sienne. C’est une orageuse nuit d’automne, dont les fréquentes ondées tombent avec tant de promptitude que l’on n’a pas le temps d’ouvrir son parapluie. Le pavé semble celui d’une cuisine hollandaise. Arrêté devant sa maison, Wakefield distingue, au second étage, à travers les fenêtres du parloir, la lueur incandescente d’un feu de charbon de terre. De temps à autre apparaît sur la tapisserie la respectable silhouette de mistress Wakefield, dont la coiffe, le nez se rapprochant, hélas ! du menton, et les amples vêtements composent une caricature digne du crayon d’Hogarth, et qui, suivant qu’elle s’approche ou s’éloigne de la lumière, prend les formes les plus fantastiques.

À ce moment, une ondée tombe à l’improviste sur Wakefield, qu’elle transperce littéralement jusqu’aux os, et un léger frisson avertit le promeneur qu’en cette saison les ondées sont froides.

Voyons, est-ce qu’il va s’amuser à grelotter là, tandis qu’il a chez lui, à deux pas, un excellent feu, et que sa bonne femme va se précipiter pour lui apporter sa robe de chambre et son grand gilet de laine tricotée, avec les pantoufles qu’elle a certainement eu le soin de serrer dans le cabinet vitré de sa chambre à coucher ? Eh bien, non ! Wakefield n’est pas si sot. Il monte son escalier, lentement, car le poids de vingt années a quelque peu alourdi ses jambes, bien qu’il n’y pense guère en ce moment.

Wakefield ! arrêtez un moment, mon ami, est-ce que vous allez ainsi rentrer dans cette maison depuis si longtemps solitaire ? — Pourquoi non ? — Soit ; en ce cas sortez du tombeau de l’oubli. La porte s’ouvre, il la franchit, et je vois renaître sur son visage le sourire précurseur de la petite plaisanterie qu’il devait faire à sa femme. Il l’a cruellement éprouvée, la bonne dame ! Dieu veuille qu’elle soit heureuse maintenant. Quant à vous, Wakefield, vous achèverez mieux la nuit que vous ne l’avez commencée ! Nous quitterons ici notre héros.

Et la moralité, car j’en ai promis une, la voici : C’est qu’il n’est pas bon d’être sans but dans la vie ; si l’on reste trop longtemps seul avec d’inutiles rêveries, elles dégénèrent en divagations.