M. Francis Poictevin

La Comédie littéraire : Notes et Impressions de littérature
Armand Colin et Cie, éditeurs (p. 345-352).


M. FRANCIS POICTEVIN


J’ai eu la curiosité de lire un ouvrage de M. Francis Poictevin. Ce nom, à peu près inconnu du grand public, a été mille fois encensé et célébré dans les brasseries et dans les revues littéraires du quartier latin. « Très fort, Poictevin ! maître paysagiste ! » C’est ainsi que se bâtissent les renommées. Mais elles ne durent que si elles s’appuient sur des œuvres fortes. À en juger par le nombre des volumes qu’il a déjà publiées, M. Francis Poictevin est un écrivain fécond. Il traîne après lui dix volumes, si l’on peut appeler volumes de minces plaquettes, imprimées en gros caractères, avec des marges énormes. Cent pages de M. Poictevin en valent quinze de M. Bourget. Je parle de la quantité. — Pour ce qui est de la qualité, c’est une autre affaire. M. Poictevin est un raffiné ; il enferme en une phrase des trésors d’impressions accumulées, comme les Orientaux enferment dans un tout petit flacon le suc de cent mille roses. Je n’ai pas le loisir d’analyser ses œuvres complètes, je m’en tiens à Tout bas. Et si j’ai choisi cet ouvrage et non pas un autre, c’est que le titre m’en a paru suggestif. Tout bas. Cela est vague, mystérieux. Cela éveille des idées inquiétantes et confuses. Tout bas… Cela ne dit rien et cela laisse entendre une infinité de choses. – Tout bas !… De quoi s’agit-il ? D’un roman, d’un cauchemar, d’une confession, d’un conte symbolique, d’une étude de psychologie ? Nullement… M. Francis Poictevin méprise les sentiers battus ; il ne chausse pas les pantoufles de Balzac, ni d’Edgar Poë, ni de Jean-Jacques, ni même du Sar Joséphin Péladan. Il daigne simplement nous apprendre ce qui se passe en son âme, il nous confie les précieuses sensations qui s’y sont amassées, durant deux mois de vacances ».

M. Francis Poictevin est allé se promener, sur les bords du Rhin, à l’exemple de M. et Mme Perrichon. Il se garde bien de décrire la cathédrale de Strasbourg ou le pont de Kehl, ce qui serait banal ; il ne nous fait pas l’éloge de la choucroute, ce qui serait vulgaire. En revanche il nous entretient abondamment d’une petite pâtissière bossue qu’il à rencontrée à Bade. M. Francis Poictevin tombe en extase devant cette jeune personne, il admire son « nez long », son « front bombé », ses « sourcils aériens » et sa bosse, oui ! sa « bosse en corne » qui a fort bon air, « dissimulée dans le bas du dos » et qui est « singulièrement plaisante ». Je ne chicanerai pas M. Francis Poictevin sur sa prédilection pour les bossues et les bosses ; je ne lui reprocherai pas davantage d’aimer les beaux cygnes (sans doute en mémoire de Wagner) qui gonflent au soleil leurs plumes blanches. Ce sont les deux épisodes les plus saillants de son livre. Il passe des cygnes aux bosses, des bosses aux cygnes, s’arrêtant à les considérer sous vingt aspects différents. Pour se délasser de cette étude et varier nos plaisirs, il nous confie, entre un cygne et une bosse, entre une bosse et un cygne des observations judicieuses dans le goût de celles-ci :


Le doigt dans la bouche ouverte d’enfants vous regardant passer y met un crochet d’interrogation, d’attente.
Ma compagne, partie quelques jours dans son pays, m’écrit de Pontarlier qu’elle a vu sous le porche de l’église une hirondelle si peu sauvage qui maçonnait son nid presque à portée de la main au-dessus du bénitier, une vieille qui venait renouveler l’huile des veilleuses lui a dit que, chaque année, la même hirondelle revenait et qu’on la connaissait bien.
Près de la chapelle, nous remarquions, en sortant, aux deux coupes de la vasque sur la place, les fils liquides tomber si tranquilles qu’on les eût dits couler sans bouger, n’eût été leur voix minime durante autour, et ces fils limpides venaient de pâlir, crépusculaires.
On rencontre ici une jeune femme en deuil mal suivie d’un petit garçon vers qui elle se retourne presque colère, personne incommodante aux yeux noirs, yeux s’obstinant, au front rentré, à la bouche en museau. Elle tiendrait, cette créature, de la taupe et du vampire.


Les pensées qui précèdent (sont-ce des pensées ?) sont impuissantes à nous émouvoir. Du moins ont-elles le mérite d’être exprimées clairement. S’il nous est à peu près indifférent de savoir que M. Poictevin a croisé dans la rue une femme en deuil suivie d’un petit garçon, du moins comprenons-nous qu’il l’a rencontrée. Et de même, nous savons de quoi il veut parler quand il nous décrit le « jet d’eau de la place de l’Église » ou « l’hirondelle fidèle qui revient chaque printemps » (ô Clapisson ! ô chère romance !)… M. Poictevin n’est pas toujours aussi limpide… Quand il se mêle d’analyser les vieux ! peintres (il n’admet naturellement que les primitifs), sa phrase s’égare en de cruelles circonvolutions. J’appelle votre attention sur ce passage :


La pluvieusement blonde sainte Catherine d’Alexandrie de da Sesto, dans le vert amoureusement retardé de son corsage et de l’alentour, nous a rappelé une parole de saint Grégoire le Grand, recommandée par saint Bonaventure : « Notre abri serait de craindre dans l’espérance. »


J’admets à la rigueur « pluvieusement blonde » Le mot est précieux, mais il éveille une image. Le « vert amoureusement retardé » m’inquiète davantage, et j’ai peine à saisir l’analogie qui peut exister entre la pluvieuse Catherine et la parole de saint Grégoire le Grand… Tout ceci est étrange. Ce n’est qu’étrange. Là où M. Francis Poictevin devient incompréhensible, c’est quand il s’avise d’interprêter le sens philosophique des fleurs. Je ne crois pas que l’on puisse aller plus loin dans l’extravagance.


Le lampyre, d’une humble prudence d’amour, gaze sa verte lueur et continue une veillée incertaine dans la verdure qui dort.
La fleur de l’hortensia, par sa nuance d’anémie azurée ou rosée ou toute décolorée, bégaye et subtilise une voltigeante innocence.
La pensée étale dans son velours comme une figure de fétiche mauvaise.
Par ce jour de pluie fine se ménageant, les feuilles humides, qui tapissent la terre dans les bois, ont des diversités infidèlement inclinantes à une ténèbre non confuse. Leurs verts à imperceptibles glaçures violettes avivent, avec une ironie cérémonieuse, de terrifiants remords. Ils se rencontrent, ces verts et ces violets, en un bleu hyménée funèbre.


De ces niaiseries, qui eussent fait pâmer d’aise Cathos et Madelon, faut-il conclure que M. Francis Poictevin est un fumiste et qu’il est dénué de toute valeur ? Je n’irai pas jusque-là. M. Francis Poictevin a des nerfs extrêmement délicats, une perception très aiguisée. Il voit dans la nature, ce que d’autres ne voient pas ou voient moins bien, et il traduit quelquefois ce qu’il a vu d’une façon heureuse. Il s’applique, comme tant d’écrivains de la jeune génération, à fixer l’insaisissable, à exprimer ce qui ne s’exprime pas, à noter les nuances fugitives de la vision et de la pensée… Ainsi la phrase suivante est un modèle, je dirai presque un chef-d’œuvre d’exactitude dans l’impalpable et de précision dans l’imprécis :


Dans la soirée, en bas du vieux pont mi-partie à pilotis, sur l’eau mordorée et trémolante, de passantes ombres s’aperçoivent de biais, géantes et falotes, apparaitre en une disparition.


On ne saurait, en moins de mots, peindre plus juste. L’illusion est complète… Cet aspect, ce moment de la nature est « attrapé » comme à l’aide d’un objectif. Cette phrase vaut un instantané photographique, elle vaut mieux, car elle a, en plus, la couleur… Admirez, je vous prie, mordoréee et trêmolantes… L’eau mordorée, c’est-à-dire moirée de frissons et de frissons à peine sensibles, de frissons qui trémolent. Et les passantes ombres !… Non, mais de grâce, suivez de l’œil des ombres qui passent et qui passent si vite, qu’on ne les aperçoit qu’à l’instant où elles s’évanouissent, ces ombres qui apparaissent et disparaissent simultanément, ces ombres falotes, ces fantômes d’ombres…. J’ai l’air de parodier le quatrain de Mascarille. Il n’en est rien. Je suis pénétré de respect pour cet art prestigieux. Je reconnais que le travail y surpasse la matière. Je ne crois pas que l’exacte notation d’une ombre qui défile sous un pont, présente en soi un vif intérêt, et enrichisse notre patrimoine littéraire. Mais enfin, il y a quelque mérite à accomplir ce que d’autres ne pourraient réaliser. Le Japonais qui s’amuse à sculpter un grain de riz ne saurait être comparé à Phidias, et, cependant, c’est un virtuose en son genre. Le malheur est que le genre soit à ce point minuscule…

« Sculpteur en grains de riz », tel est M. Francis Poictevin ; tel il a été jusqu’à présent. Je crains qu’il ne s’en rende compte imparfaitement et qu’il n’attribue à ses livres une importance supérieure à leur mérite… Le fait même de leur publication trahit une étrange confiance en soi. Je sais d’honnêtes gens qui mourraient de honte à l’idée de faire paraître un volume où il n’y a rien. M. Francis Poictevin n’a pas de ces scrupules et de ces timidités. Il se présente hardiment, son papier à la main, et dit : C’est moi ! Et telle est notre badauderie, en ce beau pays de France, que cet aplomb réussit. On regarde avec étonnement le nouveau venu. Sa jactance en impose. On lit son volume… Si par malheur on le comprenait, tout serait perdu, on le mettrait de côté et l’on n’y penserait plus. Mais on n’y comprend rien et l’on s’étonne de n'y rien comprendre. Un critique qui à la prétention d’être intelligent écrit dans une revue : Ce livre est curieux… Et chacun de répéter : Ce livre est curieux. Quand on dit d’un livre qu’il est curieux, il peut être stupide, ridicule, ordurier, pis encore, l’auteur est immédiatement classé dans la catégorie des « jeunes qui ont de l’avenir et du talent »… On se sert de ses œuvres pour éreinter l’œuvre des auteurs en vogue. S’il fait du roman, on l’oppose victorieusement à Paul Bourget ; s’il est poète, on l’oppose à François Coppée ; s’il est homme de théâtre, on met ses fours bien au-dessus des succès d’Alexandre Dumas fils… Le débutant savoure avec délices cet encens, il accentue ses excentricités, c’est le seul moyen qu’il ait de maintenir son prestige. Il n’était qu’obscur, il devient indéchiffrable ; il n’était que malsain, il devient obscène. Toutefois, les années passent ; l’artiste, blanchissant, se blase sur le plaisir d’être compris de l’élite et ignoré de la foule. Que ne donnerait-il pas pour se débarrasser de cette auréole, pour goûter, enfin, les joies de l’universelle renommée !… Trop tard, hélas ! Il est marqué au sceau du destin…

Voilà bientôt dix ans que M. Francis Poictevin fait partie du groupe des « jeunes qui ont beaucoup de talent ». Je lui souhaite d’en sortir le plus tôt possible, au risque de rencontrer sur sa route un autre petit Poictevin qui le traitera d’épicier et de goitreux. Ce jour-là, l’auteur de Tout bas sera entré dans la gloire. Mais il n’y arrivera que s’il se décide à nous donner un vrai livre, et non plus des raclures de muscades, des rinçures de bouteilles, et de chétives pattes de mouche…