M. Delbœuf et la théorie de la sensibilité


M. DELBŒUF

ET LA THÉORIE DE LA SENSIBILITÉ


I

M. Delbœuf, professeur à l’université de Liège, est, à l’heure qu’il est, le représentant le plus distingué de la philosophie en Belgique. Dès 1860, il avait attiré l’attention par une publication très-remarquable, intitulée : Prolégomènes de la géométrie[1]. Dans les deux premiers livres de cet ouvrage, l’auteur faisait preuve de qualités philosophiques de premier ordre ; il y traitait de la méthode en général, des rapports des sciences entre elles, des caractères essentiels des mathématiques, de la théorie de l’induction et de la démonstration, avec une grande netteté de vues et une originalité incontestable. La dernière partie du livre, où il abordait les difficultés particulières de la géométrie, laissait peut-être à désirer : M. Delbœuf, après avoir soutenu que tous les postulats de la géométrie soit susceptibles de démonstration, essaie de prouver, par des démonstrations qui lui appartiennent en propre, un certain nombre de propositions qui d’ordinaire sont admises comme évidentes par elles-mêmes ; telle est par exemple la propriété de la ligne droite, d’être la plus courte entre deux points ; tel est aussi le célèbre postulatum d’Euclide. Nous devons avouer que les démonstrations proposées par M. Delbœuf ne nous paraissent pas plus satisfaisantes que la plupart des essais tentés avant lui pour résoudre les mêmes difficultés[2]. Mais, malgré ce côté faible, l’ouvrage se faisait remarquer par des qualités assez brillantes pour assurer la réputation de son jeune auteur, parmi les philosophes et les savants.

Cinq ans après, il faisait paraître un autre ouvrage, un Essai de logique scientifique, où l’on retrouvait les mêmes mérites et aussi les mêmes défauts : une grande justesse dans les vues générales, une insuffisance d’exactitude dans les applications particulières[3]. Cet ouvrage dénotait une étude approfondie et très-complète de toute la philosophie allemande depuis Kant. Dans la partie générale, l’auteur reprenait avec plus de développements, la théorie de l’induction et de la démonstration déjà exposée dans les Prolégomènes de la géométrie. Il abordait aussi avec une singulière hardiesse le problème de la certitude ; il montrait qu’il n’y a pas de critérium absolu de la vérité, qu’elle n’est qu’une conviction, une foi plus ou moins forte, et ne consiste que dans l’accord de la raison avec elle-même. « Une proposition peut être considérée comme vraie quand l’ensemble de toutes les propositions qui s’y rattachent soit comme prémisses, soit comme conséquences, en confirme l’exactitude. Il suit de là que l’évidence, non plus que la certitude, n’est jamais que relative. Tout ce à quoi il nous est donné d’atteindre scientifiquement, c’est à la certitude relative, c’est-à-dire à une probabilité plus ou moins grande. L’homme n’est jamais absolument certain de rien — scientifiquement parlant, pas même de sa propre existence… Je puise les motifs de ma foi en une proposition scientifique quelconque, dans l’accord de cette proposition avec les autres propositions admises comme vraies et avec les faits observés. Lorsque cet accord s’est suffisamment révélé, il y a pour moi raison suffisante de croire en la vérité de cette proposition. »

Quand il arrive à ce qu’il intitule « Critique et dogmatique spéciales, » M. Delbœuf est moins heureux. Il est vrai que dans la plupart de ses erreurs, il ne fait que suivre certains logiciens allemands. Il introduit en logique des principes réels et métaphysiques à côté des principes formels. Il oppose le principe d’identité et le principe de causalité comme principes réels aux principes de contradiction et du tiers exclus comme principes formels. Le principe de causalité présente en effet à un si haut degré les caractères d’un principe réel et même physique, que nous avons peine à comprendre qu’on puisse le présenter comme un principe logique ; pour justifier le caractère qu’il lui prête, il aurait fallu que M. Delbœuf s’expliquât sur l’origine de la notion de cause, et c’est ce qu’il ne fait point. « Nous espérons, dit-il, aborder cette question dans un autre ouvrage. » Quant au principe d’identité, c’est incontestablement un principe logique, mais nous nous étonnons que M. Delbœuf lui refuse le caractère de principe formel. En réalité il le dénature et le prend dans un autre sens que les logiciens : il le présente comme exprimant la conformité de la pensée avec les choses, de la représentation des phénomènes avec, les phénomènes eux-mêmes. Ainsi la formule A = A signifierait qu’il y a identité entre la chose et l’idée. Ce n’est pas ainsi qu’on l’entend ordinairement.

La dernière partie du livre est consacrée à une réconciliation de la notion de mouvement avec le principe de contradiction. C’était un problème que la philosophie hégélienne, par sa théorie du devenir, avait mis à la mode : il a beaucoup perdu de son intérêt aujourd’hui. Il suffit, pour le résoudre, de donner une bonne définition du mouvement ou du changement.

M. Delbœuf étant doué d’un esprit véritablement philosophique, a éprouvé le besoin d’embrasser dans un système général toutes les parties de la science et en même temps de maintenir continuellement ce système en harmonie avec tous les progrès de la pensée en Europe. Cette double tendance se fait sentir dans tous les ouvrages qu’il a publiés dans ces dernières années ; il n’aborde plus seulement des questions de méthode et de logique, mais des problèmes de métaphysique, de psychologie et même de biologie, bien que les sciences physiologiques paraissent être celles qu’il a le moins cultivées. M. Delbœuf a subi l’influence féconde de la théorie de l’évolution, on retrouve chez lui les doctrines de Bain sur l’origine des notions de distance et d’étendue, celles d’Herbert Spencer sur l’adaptation. Il a étudié et s’est assimilé en grande partie les théories de Wundt ; enfin il a suivi avec un vif intérêt les travaux de Weber et de Fechner sur la mesure des sensations et a essayé de les compléter. Les résultats des dernières études de M. Delbœuf se trouvent en partie dans plusieurs mémoires publiés dans les recueils de l’Académie royale de Bruxelles[4], en partie dans trois ouvrages plus importants : 1º Étude psychophysique, recherches théoriques et expérimentales sur la mesure des sensations[5] ; — 2° Théorie générale de la sensibilité, mémoire contenant les éléments d’une solution scientifique des, questions générales relatives à la nature et aux lois de la sensation, à la formation et au rôle des organes des sens, à l’action de la sensibilité sur le développement physique et intellectuel de l’individu et de l’espèce[6] ; — et 3° La psychologie comme science naturelle[7]. Ces deux derniers ouvrages, publiés simultanément, en partie se répètent et en partie se complètent.

II

C’est une théorie particulière de la sensibilité qui forme le point capital du système philosophique de M. Delbœuf, et c’est cette théorie que nous devons soumettre à un examen rigoureux. Mais auparavant il est nécessaire de dire quelques mots de la méthode de l’auteur.

M. Delbœuf se range au nombre des philosophes qui s’efforcent de donner à la philosophie un caractère scientifique. Un de ses ouvrages est un livre de « logique scientifique » ; un autre traite de « la psychologie comme science naturelle » ; un troisième est un « mémoire contenant les éléments d’une solution scientifique des questions relatives à la nature et aux lois de la sensation, à l’action de la sensibilité ». Nous savons que certains critiques n’approuvent pas cette qualification de scientifique appliquée à une philosophie. On nous dit que c’est de la tautologie et que toute philosophie se donne comme une science ; on blâme surtout cette expression de « Théorie scientifique de la sensibilité », sous le prétexte que « toutes les théories ont la prétention d’exprimer les vrais rapports des choses, de tenir compte des faits, en un mot, d’être scientifiques[8] ». Il nous semble cependant que l’on oppose assez fréquemment la philosophie aux sciences ou les sciences à la philosophie, pour que chacun comprenne ce qu’on se propose de faire entendre, en appliquant à un système de philosophie l’épithète de scientifique. L’auteur veut dire qu’il n’admet pas pour son système métaphysique d’autre méthode que celle des sciences physiques ou mathématiques, et chacun sait qu’il n’en est pas ainsi pour tous les philosophes. En France notamment l’enseignement de la philosophie ne se fait-il pas hors des Facultés de sciences ? Mais même parmi les esprits qui voient dans la philosophie autre chose qu’un exercice littéraire, il en est certainement un grand nombre qui attribuent à la philosophie une méthode particulière, et l’on ne peut contester que certains systèmes fournissent des arguments à cette manière d’opposer les sciences à la philosophie. Il y a des théories qui non-seulement n’ont rien de scientifique, mais sont purement mystiques. Il y a des esprits qui éprouveront très-sincèrement pour une explication en psychologie, en métaphysique et surtout en morale, une répugnance d’autant plus vive que cette explication aura un caractère plus mécanique, plus mathématique, tandis qu’ils l’accepteront avec d’autant plus d’empressement qu’elle creusera plus profondément l’abîme entre les faits de l’intelligence et les faits du monde inorganique. L’expression de philosophie scientifique n’a pas d’autre sens que celui d’une protestation contre la doctrine de la diversité des méthodes, et il est bon surtout de l’employer à propos de la sensibilité, parce que c’est la partie de la métaphysique où les théories ont conservé le plus complètement jusqu’à notre époque un caractère de mysticité.

M. Delbœuf repousse avec raison la distinction de deux espèces de science, l’une fondée sur une méthode purement inductive, l’autre sur la déduction, l’une reposant sur des vérités de fait, l’autre sur des principes nécessaires à priori[9]. Toutes les sciences positives, depuis les mathématiques jusqu’à la logique et la psychologie, procèdent d’une manière uniforme : l’observation leur fournit des données ; par induction on s’élève à une généralisation hypothétique ; on vérifie enfin cette hypothèse au moyen de l’expérience ou de la démonstration[10]. Le passage de ce qu’on sait déjà à ce qu’on ne sait pas encore, se fait par une suite de raisonnements dont voici le type. Un objet A possède, à ma connaissance, les qualités a, b, c que nous supposons coordonnées, c’est-à-dire non dépendantes l’une de l’autre. Je lui découvre une nouvelle qualité d. Je me dis : cette qualité d est subordonnée aux qualités a, ou b, ou c, ou bien elle leur est coordonnée. Pour voir si elle dépend de a, cherchons un autre objet qui ait la qualité a et voyons s’il possède la qualité d. S’il ne la possède pas, tout est dit : je sais que d ne dépend pas de a. S’il la possède, je vérifie si les autres objets qui possèdent a possèdent d, et si cela a lieu, je suis porté à regarder d comme intimement uni à a. Si cela n’a pas lieu, je recommence mes expériences, cette fois-ci, sur la qualité b, puis sur la qualité c ; et si elles ne m’autorisent en aucune façon à regarder d comme uni à b ou à c, je pose d comme une qualité de l’objet A, coordonnée aux qualités a, b et c. On voit ici qu’on raisonne par syllogisme, c’est-à-dire qu’on obtient une conclusion rigoureusement vraie chaque fois que la conclusion est négative, en supposant, bien entendu, que les expériences aient été bien faites ; et qu’au contraire, dans les cas où la conclusion est positive, elle n’est obtenue que par induction[11], et son degré de certitude varie en proportion des vérifications qui ont pu être faites.

Suivant M. Delbœuf, la démonstration mathématique n’est pas autre chose qu’une vérification expérimentale. Le chimiste qui possède sa liste des corps simples, les combine deux à deux, trois à trois, et attend les réactions qui vont en résulter ; le géomètre qui a des plans, des droites et des points combinera, lui aussi, ses droites deux à deux, trois à trois, etc. ; il fera mouvoir un point à l’extrémité d’une droite, pendant que l’autre extrémité passera par un autre point fixe, et il formera un cercle, etc. Puis ces figures obtenues, il les mettra en présence les unes des autres, il placera des angles dans un cercle, des perpendiculaires dans un triangle, et il regardera ce qui se passe. De la définition du triangle et de la définition de la bissectrice d’un angle, vous ne tirerez pas que les trois bissectrices des angles d’un triangle se coupent au même point ; il faut une construction[12].

Cette doctrine, d’après laquelle un postulat ou un théorème géométrique, sont les résultats d’une induction qui reste à démontrer, ou en d’autres termes des hypothèses qui ont besoin d’une vérification expérimentale, n’a rien de commun avec cette doctrine sceptique, assez répandue aujourd’hui, d’après laquelle la vérité mathématique dépendrait de notre constitution, et d’après laquelle aussi les lois de l’espace seraient autres si notre intelligence était autre. De ce que les faits mathématiques se constatent et se connaissent au moyen de l’expérience et de l’observation, il ne faut pas conclure que nous les créons ; ils restent dans leur production complètement indépendants de nous, et loin d’être subordonnés à l’intelligence, ils la dépassent et la gouvernent. Nous sommes obligés de penser la pensée comme existant dans l’espace, et il est absurde de dire que c’est l’espace qui existe dans la pensée. Il y a, selon nous, cette différence entre les faits mathématiques et les faits physiques que pour les premiers, la démonstration est, en raison de leur universalité, toujours à notre portée, tandis que dans les autres sciences, à mesure que l’on s’élève des mathématiques à la mécanique, de la mécanique à la physique, de la physique à la chimie, de la chimie à la biologie, et de la biologie à la sociologie, la vérification expérimentale est soumise à des conditions de plus en plus complexes.

Cette complexité rend la démonstration de plus en plus difficile et augmente les chances d’erreur. Aussi M. Delbœuf reconnaît-il que les résultats auxquels il est parvenu en psychologie ne sont pas toujours démontrés aussi parfaitement que le sont les vérités mathématiques ou certaines lois physiques d’une vérification expérimentale plus simple : les expériences auxquelles il a eu recours sont, à cause de cette complexité, susceptibles en un certain nombre de cas, d’une interprétation différente ; d’autres fois les faits qui ont servi de base à ses inductions sont eux-mêmes mêlés d’erreurs. Mais M. Delbœuf prétend avec raison que, malgré des imperfections inévitables, ses inductions, ses hypothèses, et l’ensemble de ses conclusions présentent un caractère tellement précis, tellement positif, qu’il ne peut plus être permis de leur opposer des raisonnements d’un caractère purement spéculatif ou des déductions à priori. On ne peut donc avoir la prétention de les réfuter qu’en montrant leur contradiction avec d’autres faits expérimentalement démontrés. Selon M. Delbœuf la différence entre la psychologie naissante et les vieilles psychologies d’écoles matérialistes, ou sensualistes, ou spiritualistes consiste principalement en ce que les hypothèses des dernières ne reposent point sur des réalités, tandis que les hypothèses de la psychophysique ou de la psychologie scientifique sont la généralisation de faits observés ou antérieurement démontrés.

Ainsi la méthode scientifique consiste, en grande partie, dans la substitution d’hypothèses légitimes à des hypothèses sans fondement. Nous voyons avec plaisir M. Delbœuf avouer franchement qu’il fait des hypothèses, et que, sans hypothèses, il n’y a ni induction, ni expérience, ni science, même en mathématiques. L’aveu a d’autant plus de mérite qu’il n’est pas sans danger. Les critiques s’emparent volontiers d’une confession de ce genre et concluent qu’un philosophe avouant faire des hypothèses, en doit faire plus que ceux qui n’en conviennent point ; cependant c’est généralement le contraire. La méthode scientifique est obligée de demander à l’hypothèse, le secours que les spiritualistes empruntent à des idées à priori, à des vérités premières, à de prétendues intuitions, aux révélations de la raison, aux données du sens commun ; il est très-aisé de se passer d’hypothèses, quand on prend des résultats pour des principes évidents, des faits complexes pour des faits irréductibles, quand on se contente d’expliquer l’intelligence dans l’homme par l’intelligence en Dieu, la volonté par la volonté, la pensée par la pensée, en un mot quand on recule les difficultés au lieu de les résoudre. Ce sont là plus que des hypothèses déguisées ; ce sont des vues fausses, mais qui ont l’avantage spécieux de faire croire que l’on se dispense d’hypothèses ; elles permettent de se passer du mot, le public en conclut qu’on se passe de la chose. Tel philosophe qui pour avoir franchement déclaré faire des inductions et des généralisations, se trouve accusé de s’égarer de gaieté de cœur dans les hypothèses les plus téméraires, a cherché au contraire à rendre la science plus exacte, en substituant des hypothèses expérimentalement vérifiables à des idées à priori, présentées à tort comme évidentes ou irréductibles.

M. Delbœuf ne fait donc que se conformer à l’esprit scientifique quand il montre que les idées du moi, de la personnalité, du temps, de l’espace, de la distance, de la forme et beaucoup d’autres analogues ne sont pas des principes simples et indécomposables, qu’elles doivent être ramenées à des sensations élémentaires, que l’esprit humain arrive à ces notions, qu’il n’en part pas. Les sensations élémentaires une fois établies, M. Delbœuf cherche à en donner la détermination, à les mesurer autant qu’il est possible, et il essaie ensuite d’expliquer comment ces sensations élémentaires ont pu, au moyen d’une synthèse évolutionniste, donner naissance aux perceptions des différents sens. Ses analyses paraissent irréprochables sur certains points ; sur d’autres au contraire, elles ne peuvent nous satisfaire, soit qu’il ait mal interprété les faits, soit qu’il n’ait pas su tirer toutes les conséquences qu’ils impliquent. C’est précisément parce que ses théories se rapprochent beaucoup des nôtres, que nous éprouvons le besoin de montrer quelles sont celles de ses idées que nous adoptons, quelles sont celles que nous ne pouvons admettre.


III


Dans quelle école de philosophie devons-nous placer M. Delbœuf ? Après avoir lu l’ensemble de ses ouvrages, on peut être embarrassé pour répondre à cette question ? Dans certains passages l’auteur se défend d’être ni matérialiste, ni spiritualiste. Ailleurs il semblerait que la vérité consistât, selon lui, à compléter le matérialisme par le spiritualisme, de telle façon que le vrai jaillît de la combinaison de deux théories n’embrassant chacune qu’un des éléments de la réalité ; mais si sa terminologie et ses vues sur l’histoire de la philosophie étaient plus exactes, M. Delbœuf reconnaîtrait que la prétention d’unir l’étude de l’esprit à celle de la matière, est précisément le fond ordinaire de la doctrine spiritualiste, qui est presque sans exception dualiste. Le spiritualisme n’est pas la doctrine qui nie la réalité ni la substantialité de la matière, c’est au contraire la doctrine qui oppose cette substantialité à une autre substantialité de nature spirituelle.

M. Delbœuf semble d’ailleurs, quoi qu’il en dise, professer sur plusieurs points des vues qui impliqueraient le spiritualisme. « Parmi toutes les formes animales, la forme humaine a été choisie par Dieu pour être le tabernacle d’une âme raisonnable et immortelle… Les notions du vrai, du beau, du bien, de la liberté, du droit, du devoir, de Dieu, ont jusqu’à preuve du contraire (et cette preuve n’a jamais été donnée) des caractères incompatibles avec ceux des phénomènes matériels[13]. » C’est bien le langage du spiritualisme le plus classique. Ailleurs, M. Delbœuf semble même s’inquiéter des conséquences anti-spiritualistes que l’on pourrait tirer du rapprochement qu’il fait entre les facultés de l’homme et celles des autres animaux : « Si, dit-il, en parlant de l’animal en général, nous leur attribuons l’intelligence, la volonté, la conscience, la faculté de distinguer le moi du non-moi, nous n’entendons nullement, sans preuve, les assimiler à l’homme. Nous nous servons de ces expressions faute d’autres ; mais elles ne sont en tout cas susceptibles que d’un sens restreint déterminé par le texte[14]. » Mais il est encore un autre point par lequel M. Delbœuf doit être rattaché à l’école spiritualiste : nous voulons parler de l’emprunt qu’il fait à Maine de Biran de sa théorie de la conscience, de la volonté, de l’effort, de la motilité volontaire. Il ne prend pas le mot conscience dans le sens large et ordinaire pour embrasser tous les phénomènes subjectifs, les sensations aussi bien que les sentiments, la pensée aussi bien que le sens de l’activité, mais dans un sens arbitrairement limité pour ne désigner que la science réfléchie du moi, la connaissance spéciale de notre personnalité. Quant à la volonté, on sait quelle importance Maine de Biran lui attribue, ce n’est plus chez lui la causation en quelque sorte mécanique d’un acte par l’idée de son but, elle devient une faculté substantielle renfermant en puissance l’activité du moi. M. Delbœuf au lieu de considérer l’effort comme une forme particulière de ce qu’il appelle sensibilité, l’oppose, comme Maine de Biran, sous le nom de motilité, à la sensibilité en général. Nous reviendrons sur cette théorie.

M. Delbœuf ne se montre point cependant d’un spiritualisme aussi pur dans toutes les parties de ses ouvrages. Nous le voyons insister, par exemple, sur le parallélisme constant du mouvement et de la sensation ; Sans doute ce parallélisme exclut l’identité et M. Delbœuf en conclut que nous ne pouvons concevoir ni le passage de l’insensible au sensible, ni celui du sensible à l’insensible, que par conséquent nous ne pouvons nous représenter un état initial de l’univers que comme contenant déjà en lui-même, non-seulement le mouvement et la matière, mais encore la sensibilité. Nous concevons à la rigueur comment, par une suite de perfectionnements successifs, l’intelligence de la monère peut en arriver à égaler celle de Newton ou même une intelligence infinie pour qui l’univers n’a plus de secret, et qui voit du même coup d’œil le passé et l’avenir. Cette conception nous est d’autant plus facile, que nous savons que Newton est sorti d’un œuf qui, certes, au moment de sa fécondation, n’avait pas une intelligence égale à celle d’un infusoire. Et cependant nous ne pouvons comprendre en aucune façon par quelle série de transformations il faudrait faire passer une portion de substance semblable à celle du corps de la monère à l’état insensible, pour la convertir en une substance douée de sensibilité[15]. Cette évolution de la conscience depuis l’intelligence de la monère jusqu’à une intelligence divine, infinie, pour qui l’univers n’a plus de secret et embrassant le passé et l’avenir, n’est plus conciliable avec les principes du spiritualisme traditionnel, et semblerait impliquer une sorte de panthéisme où la matière et l’esprit seraient les deux attributs d’un seul et même être, se développant simultanément.

Mais M. Delbœuf ne s’en tient même pas à ce système et dans les dernières pages de son dernier ouvrage, il se demande si la sensation ne serait pas une transformation du mouvement. Il ne s’agit plus dès lors de parallélisme, mais de succession entre les phénomènes de l’esprit et ceux de la matière. Le mouvement se change en pensée, comme le choc se transforme en chaleur. Nous sommes en plein matérialisme. Bien que M. Delbœuf ne propose cette théorie que comme une solution prématurée et n’ayant que peu de valeur scientifique, il témoigne pour elle une certaine sympathie. Cette thèse, selon lui, est en conformité avec certains faits de l’expérience journalière. Tout le monde peut remarquer que, pendant un effort musculaire violent, marche rapide, saut, danse, exercices gymnastiques, la sensibilité auditive, visuelle, olfactive, tactile, est, de même que l’attention, émoussée et inerte. Or, si la même force peut, d’une façon absolue, se manifester sous forme de mouvement et sous forme de pensée, cela revient à dire que la pensée peut se transformer en mouvement et réciproquement. Et M. Delbœuf ajoute que s’il était possible d’établir qu’un courant nerveux parvenu dans le cerveau ne se retrouve pas, il serait prouvé que le mouvement a dû se transformer en pensée. Le cerveau serait l’appareil transformant le mouvement en sensation. Il ne resterait plus qu’à montrer le comment de cette métamorphose.

Le germe de cette théorie incompréhensible se trouve dans la psychologie anglaise contemporaine. C’est là que M. Delbœuf l’aura puisée ; mais il paraît ignorer la réfutation que M. Lewes en a donnée. Il était impossible de terminer par une conclusion moins heureuse un livre qui tout entier en présente la contradiction. Ce livre tend en effet à prouver le parallélisme de la sensation et du mouvement, et non la transformation de l’un en l’autre. Toutes les études de physiologie cérébrales mettent en évidence que la pensée, en tant que phénomène de conscience, s’accompagne de modifications cérébrales en tant que phénomènes matériels. La seule conclusion qu’on puisse en tirer, à moins d’admettre une harmonie préétablie entre deux substances, est que le phénomène de conscience et le phénomène matériel sont deux faces d’un seul et même fait, d’un seul et même mode de la substance. La substance éprouve en effet subjectivement telle sensation, en tant qu’elle manifeste tel phénomène de mouvement. Pour parler plus rigoureusement encore, nous disons que ce qui est subjectivement conscience ou sensation est objectivement matière ou mouvement ; qu’un phénomène qui pour lui-même est sensation, est mouvement pour les autres phénomènes. Un phénomène ne peut sentir que lui-même ; les phénomènes avec lesquels il est en relation ne peuvent lui apparaître que comme causes de modification de sa sensation, et encore faut-il supposer qu’il est capable de connaissance ; or ce que nous concevons comme causes de modification de la conscience est connu de nous comme matière et mouvement, alors même que cette cause aurait conscience d’elle-même comme sensation.


IV

Voyons maintenant ce que M. Delbœuf entend par la science particulière qu’il désigne, après Fechner, sous le nom de psychophysique.

Il distingue tout d’abord deux espèces de jugements :

1° Ceux qui sont la synthèse ou la conclusion consciente d’un nombre notable de jugements antérieurs conscients ;

2º Les jugements élémentaires, conscients, servant de base aux précédents, mais n’ayant eux-mêmes aucun fondement dans la conscience.

La psychophysique est la science de ces jugements élémentaires.

Ces jugements élémentaires sont eux-mêmes, suivant cet auteur, les conclusions de jugements inconscients. Ainsi une sensation de couleur sera un phénomène cérébral résultant de plusieurs autres phénomènes inconscients, qui seront, par exemple, des mouvements vibratoires. Nous préférons de beaucoup cette manière de voir à celle de plusieurs psychologues anglais, reproduite par M. Taine, d’après laquelle les sensations conscientes seraient non pas la conséquence, la résultante de jugements inconscients, mais leur somme, leur total. Nous comprenons bien que les phénomènes conscients puissent avoir pour cause des phénomènes inconscients ; mais nous ne pouvons admettre qu’on forme un composé conscient avec des zéros de conscience.

Si l’on admet la théorie de M. Delbœuf, d’après laquelle les sensations ont pour antécédents des faits inconscients, il faudra en tirer cette conclusion que ce que nous sentons, ce ne sont pas les impressions produites directement sur nos appareils nerveux par les objets extérieurs, mais des phénomènes qui se produisent dans le cerveau à la suite de ces impressions.

Voici quelques-uns des faits sur lesquels repose cette théorie : Pratiquez deux ouvertures dans le volet d’une chambre obscure, l’une B ne laissant passer que de la lumière blanche, l’autre R ne laissant pénétrer, grâce à une vitre colorée, que de la lumière rouge. Placez un corps opaque C sur le passage des rayons lumineux. Deux ombres b et r seront projetées sur la paroi : l’une b ne recevra aucun rayon rouge et sera en réalité blanche ou grisâtre ; l’autre r ne sera éclairé que par des rayons rouges. Or il arrive que cette dernière paraît en effet rouge sur la paroi, mais en même temps l’ombre b qui est réellement grise, paraît verte. Si nous ôtons la vitre rouge, cette ombre qui continue à recevoir la même lumière qu’auparavant, apparaît immédiatement grise. Si nous substituons à la vitre rouge une vitre verte, elle apparaît rouge.

L’explication de cette illusion est dans l’inconscience.

« Tous nos sens sont dirigés vers la connaissance de l’extérieur, et nullement vers celle de leurs modifications objectives. Car dans la lutte pour l’existence, c’est de cette connaissance plus ou moins parfaite que dépendent nos plus ou moins grands avantages. Or, un de nos moyens de connaissance à l’égard des objets, ce sont les couleurs. Nous nous sommes donc exercés à reconnaître les couleurs à travers les modifications de la lumière ambiante. Celle-ci est entièrement variable suivant l’aspect et la disposition des nuages, l’état de l’atmosphère, la couleur des objets qui réfléchissent ou réfractent la lumière solaire, enfin pour mille raisons. Nous savons, par exemple, que la lumière du soleil levant est rose, que celle du soleil couchant est rouge ; que par un temps d’orage, elle prend une teinte sinistre toute particulière. Ces variations, nous sommes habitués à en faire abstraction. Nous dégageons la lumière réfractée de la couleur particulière du milieu réfringent. De même nous reconnaissons la couleur réfléchie des objets en faisant abstraction de la couleur propre de la substance réfléchissante. Ainsi nous reconnaîtrons les différentes couleurs d’une tasse en porcelaine dans son image réfléchie par une table d’acajou poli. De là nous avons fini par savoir juger du vert à travers le rouge. Physiquement parlant, le vert vu à travers du rouge doit paraître grisâtre ; mais notre jugement redresse cet effet : quand nous voyons que le gris qui frappe notre œil est perçu à travers le rouge, nous en concluons que ce gris provient nécessairement du vert, car le vert seul est vu gris à travers le rouge… Nous jugeons verte l’ombre qui en réalité est grise, uniquement parce que nous nous figurons la voir à travers la lumière rouge, puisque le rouge est la couleur ambiante…

« Cette expérience si saisissante, on l’a variée de mille façons. Qu’on prenne un carré de papier rouge de la grandeur d’une feuille de papier de poste ordinaire ; qu’on pose par-dessus une feuille de papier blanc assez transparent pour laisser passer la couleur rouge à travers son tissu, — il faut que le papier ait les dimensions du papier rouge et qu’il le recouvre exactement. Qu’on introduise entre les deux feuilles un morceau de papier gris de la grandeur d’un pain à cacheter ; nous le jugerons immédiatement vert ; tandis, que si nous le plaçons au-dessus, nous le verrons effectivement gris.

« On comprend sans peine la raison de ces deux jugements en apparence contradictoires. Le papier transparent, bien que blanc, nous fait l’effet d’être un papier rouge et dès lors le papier gris que nous apercevons en dessous, nous croyons le voir à travers du rouge, et nous en concluons immédiatement qu’il doit être vert. Il n’en est plus de même, quand nous le voyons en dessus du papier transparent et nous n’avons pas de raison de porter un jugement erroné. Chose remarquable et conforme à l’explication que nous venons de donner, c’est que, si pendant que le papier gris est placé en dessous du papier transparent et jugé vert, on place par-dessus et qu’on tienne à la main un autre petit morceau de papier gris exactement de même nature, l’illusion disparaît pour reparaître aussitôt qu’on le lâche.

« Il est donc maintenant prouvé, croyons-nous, que le jugement sur la couleur repose, sans doute, sur une propriété spéciale de la substance sensoriale optique, mais aussi sur des jugements antérieurs inconscients, et qui sont devenus tels par un effet de l’habitude ou parce qu’ils reposent sur l’instinct. »

À l’appui de cette explication, M. Delbœuf rappelle ce qui se passe dans la perception de la forme des objets. Dans un tableau, il faut pour nous donner la représentation d’une table carrée, que le peintre trace un quadrilatère souvent fort irrégulier. Chacun se fait une idée différente de la dimension de la lune, parce qu’on juge de sa grandeur suivant la distance où on la croit placée : pour les uns, elle est de la grandeur d’une table ; pour d’autres, d’une assiette ; pour d’autres encore, d’une soucoupe.

Quand il s’agit d’objets à l’égard desquels nous n’avons pas acquis d’habitude, nous ne pouvons nous faire aucune idée exacte de leur grandeur. Nous ne pouvons, par exemple, juger quelle est la grandeur du cadran d’une cathédrale ou du coq qui surmonte un clocher ou de l’élévation d’une montagne.

En revanche, quand nous connaissons les proportions d’un objet, nous sommes trompés, pour ainsi dire, en sens contraire. Ainsi nous sommes familiarisés avec la taille ordinaire de l’homme ; de là, il suit qu’un homme qui nous apparaît au loin dans la plaine ou au sommet d’un clocher ou d’une colline, est vu tel qu’il est ; tandis que des statues colossales, placées à hauteur convenable, sont vues de grandeur naturelle. Il en est de même des personnages de tableaux peints au plafond des monuments, bien que leurs dimensions soient parfois considérables.

Tous ces phénomènes ne peuvent, en effet, être expliqués que par l’habitude et l’inconscience. Il faut admettre, que l’idée consciente que nous avons de l’objet est différente de l’impression causée par lui sur les sens, impression qui doit rester inconsciente ; et c’est l’habitude qui a associé cette idée consciente à telle ou telle sensation inconsciente de nos organes de perception.


V


Sous le nom de sensibilité, M. Delbœuf comprend à la fois les phénomènes de sensation et les phénomènes de sentiment. Il prend soin néanmoins de les distinguer les uns des autres. Les sentiments, c’est-à-dire les états de plaisir ou de peine, accompagnent, dit-il, les sensations. « Il n’est pas toujours facile de faire la part de ce qui revient au sentiment et à la sensation, parce que le langage imparfait amène des confusions contre lesquelles on n’est pas en garde. L’homme, en effet, a d’abord imaginé des mots pour désigner ce qu’il voyait, et quand il a voulu marquer ce qu’il sentait, il a usé de métaphores. De là vient la pauvreté de son dictionnaire psychologique. Les mêmes mots lui servent à désigner des choses parfois bien différentes. Un exemple rendra notre idée saisissable. Si l’on analyse les divers emplois des mots chaud et froid on leur trouvera une grande variété de signification. Quand je dis de deux corps que l’un est plus chaud et que l’autre est plus froid, j’exprime le résultat d’une comparaison, et je fais connaître grossièrement leur température relative. Si, prenant ma propre chaleur pour terme de comparaison, je trouve qu’un corps est chaud ou qu’il est froid, j’en évalue par là d’une manière approximative la température absolue. Le cas est un peu différent, mais analogue, quand la chaleur de comparaison est censée connue ; si je dis : le four est trop chaud ou trop froid tout le monde me comprend ; cela équivaut d’une certaine façon à dire : le four a tel nombre de degrés. Dans tous ces cas, les mots chaud et froid appartiennent, si nous pouvons ainsi nous exprimer, au lexique de la sensation. Mais ils peuvent aussi faire partie du dictionnaire du sentiment. Les phrases : j’ai chaud, j’ai froid, marquent toujours que les impressions sont ou agréables ou désagréables. Si, en été, je dis de la boisson qu’elle est chaude ou qu’elle est tiède, j’exprime, non un jugement sur le degré de température, mais le sentiment d’un besoin non satisfait. Le cas est analogue si, en entrant dans un appartement, je m’écrie : Comme il est froid ! Il en est tout à fait de même des mots obscur et lumineux, fort ou faible, assez, trop ou trop peu, etc., qui tantôt s’appliquent à la mesure de la qualité de l’objet, et tantôt à celle du plaisir et du déplaisir que j’éprouve. Il faut faire une grande attention pour ne pas se tromper dans l’appréciation de la valeur de ces termes, mais les phénomènes auxquels ils ont rapport n’en sont pas moins essentiellement différents. » Nous verrons tout à l’heure si M. Delbœuf a lui-même toujours tenu compte de cette différence.

Mais en quoi consiste le plaisir ou la douleur ? Dans quel cas une sensation s’accompagne-t-elle d’un sentiment agréable ? Dans quel cas, au contraire, est-elle désagréable ?

Suivant M. Delbœuf, tout être sensible est, comme tous les corps, doué de la faculté de se mettre en équilibre avec le milieu. Si, par exemple, on comprime ce corps, il cède d’abord, mais sa force de résistance augmente peu à peu, et il arrive à faire équilibre à la force de compression ; pour le comprimer davantage, il faudra une nouvelle force. Si un corps froid est exposé à l’action d’une source de chaleur, il va s’échauffer à son tour ; et cet état de transition continuera jusqu’à ce qu’il atteigne une certaine température telle qu’il perdra à chaque instant juste la quantité de chaleur qu’il reçoit. L’excitation est une rupture de l’équilibre entre l’être sensible et le milieu, et les sensations qui résultent de l’excitation s’accompagnent d’un sentiment de malaise ou de bien-être, de douleur ou de plaisir, suivant que l’on s’éloigne ou se rapproche de l’état d’équilibre.

Mais cette théorie n’est pas acceptable. Si elle était vraie, toute excitation, toute impression nouvelle seraient désagréables, et ce serait quand l’excitation cesserait que le plaisir apparaîtrait. M. Delbœuf se rangerait par là à l’avis de ces philosophes qui voient dans la douleur seule quelque chose de positif et ne considèrent le plaisir que comme une négation. Bien qu’il y ait évidemment des excitations douloureuses, il est certain que la plus grande partie des plaisirs (tous les plaisirs du moins qui ne sont pas négatifs et ne résultent pas de la suppression d’une peine) sont la conséquence d’une excitation positive et consistent dans une rupture d’équilibre. En ce moment, je ne m’aperçois d’aucune odeur ; le sens de l’odorat est par conséquent, chez moi, en équilibre ; on me présente une rose, j’en respire le parfum et l’équilibre est rompu ; les nerfs olfactifs reçoivent une excitation, qui durera jusqu’à ce que je me sois habitué à l’odeur de la rose et que je me sois mis en équilibre avec elle. D’après la théorie de M. Delbœuf, je devrais d’abord être affecté péniblement par le parfum de la rose, et j’en trouverais l’odeur de moins en moins désagréable, et en dernier lieu de plus en plus agréable à mesure que je m’y habituerais. Mais chacun sait qu’il arrive précisément le contraire. Un spectacle amusant n’est-il pas une succession d’excitations, un changement continuel d’équilibre ? On pourrait dans une certaine mesure considérer le plaisir causé par les aliments comme un rétablissement de l’équilibre détruit dans la faim ou la soif ; mais la gourmandise fait trouver du plaisir à manger sans faim ou à boire sans soif. Quant aux plaisirs plus relevés qui accompagnent l’exercice de la pensée et de l’imagination, il serait plus difficile encore d’y appliquer la théorie de M. Delbœuf.

Cette théorie, il la présente aussi sous une autre face. Le corps a, selon lui, comme nous venons de le voir, la propriété de se mettre en équilibre avec le milieu ambiant ; il a, en d’autres termes, une certaine flexibilité, une certaine faculté d’accommodation. Mais cette faculté n’est pas illimitée ; le chaud ou le froid peuvent être assez considérables pour que la sensibilité elle-même soit détruite, pour que le corps soit désorganisé. La faculté d’accommodation ne s’exerce, par exemple, qu’entre une température inférieure et une température supérieure H ; et elle est au repos, elle n’est pas sollicitée, quand la température est moyenne entre et H, soit ce qui correspondrait à la température normale de la peau. Quand, par suite de l’influence du milieu, la chaleur a augmenté ou diminué, il y a tension comme quand une corde de violon est écartée de sa position naturelle. Cette tension peut atteindre un certain maximum, et toute sensation est accompagnée de peine ou de plaisir, suivant que l’on se rapproche ou que l’on s’éloigne de ce maximum de tension.

Cette seconde définition que M. Delbœuf combine avec la première n’en diffère qu’en ce que l’équilibre normal de tension, soit n’est pas identique à l’équilibre statique établi entre l’organe et le milieu par suite de l’accommodation. Mais cette théorie n’en est pas moins exposée aux mêmes objections que la précédente. Toute excitation qui aurait pour effet de rapprocher l’être sensible du maximum de tension devrait être désagréable, et il n’en est pas ainsi. Quand nous respirons l’odeur d’une rose, on ne peut pas dire que le sens de l’odorat se rapproche d’un équilibre normal dont il s’était écarté ; quand, après un moment de repos, nous portons les yeux sur une couleur qui flatte la vue, on ne peut pas dire non plus que l’équilibre normal était dérangé et que nous y revenons. Mais dans les deux cas, nous nous rapprochons du maximum de tension au point de vue de l’odeur et de la lumière, et cependant ce sont deux cas de plaisir.

M. Delbœuf présente ses deux théories tantôt combinées[16], tantôt séparées[17]. Si la combinaison était vraie, on ne pourrait plus concevoir de sensation agréable. Prenons pour exemple la sensation de chaleur et supposons que l’équilibre statique se confonde avec l’équilibre normal ; toute augmentation de chaleur sera doublement pénible, parce que l’être sensible s’éloignera de l’équilibre et en même temps se rapprochera du maximum de tension. Il en sera de même si l’équilibre naturel se trouve au-dessus de l’équilibre normal. Dans le cas enfin où l’équilibre statique sera au-dessous de l’équilibre normal, le plaisir causé par le rapprochement de l’équilibre normal sera compensé par la peine résultant de l’éloignement de l’équilibre naturel.

Pour nous, qui sommes arrivés, sur le plaisir et la douleur, à une théorie beaucoup plus simple[18], nous faisons consister le plaisir dans toute augmentation de mouvement de l’être sensible ; la peine au contraire dans toute diminution de mouvement. La sensation n’est pas la conscience de l’inégalité de mouvement entre moi et l’extérieur ; c’est la quantité de mouvement que je me trouve avoir à tel moment, par suite de l’action d’une cause quelconque, et le sentiment est la conscience du passage d’une quantité de mouvement à une autre. M. Delbœuf désignant par E l’excitation, par p l’état de l'être sensible, par p’ l’état de la force extérieure, propose cette formule : E = p’ — p et propose de substituer à la loi de Weber (s = k log E) d’après laquelle la sensation croit comme le logarithme de l’excitation, la formule s = k log p’— p. Mais nous ne pouvons admettre que p’ — p, — E. Il ne nous paraît nullement prouvé que dans l’état d’équilibre vivant, il y ait égalité de mouvement dans l’être sensible et l’objet extérieur, ni que l’on puisse considérer comme égales la différence entre deux sensations et la différence de mouvement entre les deux faits extérieurs qui leur correspondent. Nous sommes disposé à croire, d’après la loi de Weber, que pour augmenter en proportion arithmétique le mouvement dans un organe vivant, il faut augmenter en proportion géométrique le mouvement dans l’objet excitant. Dans un milieu à 40 degrés de chaleur, le corps humain et surtout sa partie consciente ne se met pas à 40 degrés, et l’impression de chaleur n’arrive au cerveau qu’après avoir été considérablement affaiblie par le milieu à traverser et la résistance des mouvements vitaux. Une impression de couleur n’arrive au cerveau qu’après avoir également été transmise à travers un milieu solide doué de mouvements propres qui doit lui avoir fait perdre une grande partie de son intensité. Il est probable que dans un milieu inorganique et autre objet contigus, la loi de Weber ne serait plus vraie et que la sensation croîtrait dans la même proportion que l’excitation, ou du moins dans la proportion du mouvement communiqué. Mais dans l’organisme humain, le seul pour lequel la loi de Weber ait été vérifiée, la sensation ne peut croître qu’en proportion de ce qui reste d’augmentation de mouvement après avoir triomphé des résistances de l’organisme. On comprend que la résistance étant d’autant plus grande que l’augmentation de mouvement est plus considérable, le sensorium ne reçoive qu’une augmentation en proportion géométrique, quand dans l’objet extérieur elle était en proportion arithmétique. Nous ne pouvons donc prendre pour mesure de l’excitation la différence entre la sensation antérieure (p) et la nouvelle quantité de force dans l’objet extérieur (p′). Désignant par l’état antérieur de l’objet, par son état actuel, par la sensation antérieure, par la sensation actuelle, par E l’excitation ou pour parler plus rigoureusement l’accroissement de l’excitation, nous arriverons à cette formule  ; le sentiment de plaisir éveillé par l’augmentation de mouvement dans l’être sensible étant désigné par P, nous aurons P = s′ — s. Reste à déterminer le rapport entre E et P, entre la différence des sensations et la différence des forces ; et c’est ce qui a été fait par la théorie de Weber P = k log E ou P = k log f′ - f. Ce qui est très-important, c’est de ne jamais comparer pour déterminer E, que des quantités de mouvement extérieur, des quantités physiques, comme il est possible de le faire aujourd’hui pour le son, la chaleur, la couleur, etc., mais de ne jamais chercher la différence entre une quantité extérieure connue et une quantité vivante indéterminable dans l’état actuel de la science.

Nous devons ajouter que la loi de Weber n’est pas seulement la loi de la conscience des différences entre des sensations, mais qu’elle donne surtout la mesure du sentiment de plaisir dans ses rapports avec l’excitation. M. Delbœuf qui insiste avec tant de raison sur la distinction de la sensation et du sentiment, aurait du faire ressortir ce double point de vue.

M. Delbœuf ne nous paraît pas avoir été beaucoup plus heureux dans un autre perfectionnement qu’il a voulu apporter à la loi de Weber. Partant de cette idée que l’excitation est une rupture d’équilibre et que la sensation est en proportion de la rupture, il pense que la sensation va en s’affaiblissant à mesure que l’équilibre tend à se rétablir et que la différence des forces p’ et p se rapproche de o. M. Delbœuf se donne beaucoup de peine pour montrer que, malgré cette complication, la loi de Weber est néanmoins vraie. Mais les faits ne se passent pas comme il le pense, et la difficulté à résoudre n’est pas précisément ce qu’il croit. Il est impossible d’admettre que la sensation soit en proportion de la différence entre l’objet extérieur et l’être sensible, et qu’elle décroisse à mesure que l’excitation complète son effet. Elle correspond au contraire à toute l’augmentation de mouvement que l’excitation peut produire dans l’être sensible ; et quand cette augmentation met un certain temps à se réaliser, la sensation, au lieu de se dégrader proportionnellement à la diminution de la différence, devient de plus en plus nette, de plus en plus forte, à moins que cette différence s’efface. Au moment de l’équilibre, elle est à son maximum et non pas nulle. Il peut d’autant moins, à propos de la loi de Weber, être question de sensations décroissantes, que dans cette loi il s’agit d’un minimum perceptible de sensation ; quel décroissement perceptible admettra-t-on dans un minimum perceptible ?

« C’est un fait bien connu, dit M. Delbœuf, que si, en plein jour, on entre dans une cave, on commence par ne rien voir ; puis, peu à peu on s’accoutume si bien à l’obscurité que tous les objets y deviennent distincts. De même sortez de la cave, et la lumière d’une simple bougie vous éblouira au premier instant, de manière à paralyser complètement votre œil, et peu à peu l’éblouissement disparaîtra. » On s’habitue de même peu à peu à un bain trop chaud. M. Delbœuf en conclut avec raison que l’équilibre met dans certains cas un temps plus ou moins long à s’établir ; mais cela ne prouve pas que la sensation aille en se dégradant ; elle suit pas à pas la diminution ou l’augmentation de mouvement. Quand la différence entre une sensation et celle qui suit est trop grande, le passage ne se fait qu’après un certain trouble qui peut même être douloureux, parce qu’il bouleverse brusquement l’ensemble des phénomènes qui étaient coordonnés avec la sensation première et qui ne pourraient coexister avec la nouvelle. Mais une fois la sensation produite et l’équilibre établi, la sensation dure aussi longtemps que l’excitation elle-même persiste. L’attention qui s’attache de préférence aux changements d’état, peut se détourner de la sensation qui devient en ce cas inaperçue, inconsciente ; mais elle n’en dure pas moins, et on la retrouve sans dégradation, dès que la volonté ramène l’attention vers elle. Quand l’excitation est interrompue, le mouvement et la sensation redeviennent ce qu’ils étaient auparavant, à l’exception des modifications quMls peuvent avoir laissé dans l’organe même et qui deviennent des germes d’habitude, de telle sorte que, dans la suite, la même espèce de mouvement pourra être réveillée par une excitation moindre.

Au point de vue du sentiment, qu’il eût ici encore fallu distinguer avec soin de la sensation, le plaisir ou la peine accompagnent l’augmentation ou la diminution de mouvement, et, contrairement à la sensation, cessent dès que cette augmentation ou cette diminution sont complètes et que l’équilibre est établi. Mais l’équilibre et la permanence de la même sensation s’accompagnent d’indifférence et non de plaisir ou de peine.

Passons maintenant à ce qui est le contraire de l’excitation, c’est-à-dire à la dépense de force et au travail. Il y a dans ce cas diminution de mouvement et par conséquent peine. On peut se demander ici si la loi de Weber peut être renversée et s’il est vrai que la peine s’accroisse en proportion géométrique, tandis que le travail ne s’accroîtrait qu’en proportion arithmétique, ou s’il existe entre ces deux faits un autre rapport de proportion. M. Delbœuf a essayé de déterminer la mesure de la fatigue en relation avec les accroissements de dépense de force ; et il est arrivé à cette formule que pour des accroissements de fatigue égaux les accroissements de travail ou de dépense suivent une progression géométrique décroissante. Il se fonde encore ici sur sa théorie de l’équilibre et en outre sur celle de la tension. La faculté d’accommodation de l’être sensible étant, selon lui, limitée par un maximum et un minimum, et l’équilibre étant la. moyenne entre ces deux valeurs extrêmes, la tension augmente à mesure qu’une excitation augmente. Cette tension, cette marche vers la rupture est accompagnée d’un sentiment d’épuisement, de douleur ou de fatigue. Ici M. Delbœuf retombe dans la même erreur que pour la mesure des sensations ; il croit qu’il peut substituer à la quantité de travail extérieur produit la quantité de tension intérieure. Mais il est fort probable que dans ce phénomène qu’il appelle tension, il y a beaucoup plus de dépense de force que nous n’en mettons réellement dans le travail produit. De même que les mouvements vitaux s’interposent entre les excitations et le sensorium, il est probable qu’ils résistent de même à la transmission de la force du dedans au dehors. Nous croyons que la fatigue est proportionnelle à la tension, mais qu’elle croît beaucoup plus vite que le travail. Nous serions par conséquent très-disposé à accepter la formule de M. Delbœuf, sans nous arrêter à la démonstration mathématique qu’il prétend en donner. En pareille matière, c’est uniquement sur des expériences qu’il faut se fonder. Nous devons d’ailleurs rendre cette justice à notre auteur qu’il a essayé de vérifier sa formule par voie d’expérience. Mais il déclare lui-même que cette vérification expérimentale n’a pu être que très-imparfaite et n’est pas suffisamment concluante.

Pour donner à ce que M. Delbœuf appelle tension un sens physiologique, il faut entendre par là la diminution réciproque de réaction entre les éléments organiques, par suite de leur manque de réparation, de leur destruction, ou de leur écartement résultant d’une augmentation de leur mouvement propre. C’est ainsi qu’une excitation, tout en étant une cause de plaisir, finit par causer une douleur quand elle est poussée à l’extrême, parce que l’augmentation de mouvement désagrège les organes ; les parties désagrégées qui ne reçoivent plus des parties voisines la réaction qu’elles avaient l’habitude d’en recevoir, ne trouvent plus dans cette réaction la réparation des forces communiquées ; elles perdent la source de leur mouvement vital ; et il en résulte pour elles une diminution de force et cette souffrance que nous appelons douleur. Ainsi une excitation poussée à un certain degré amène au point de vue de la vie une destruction de mouvement ; ainsi un excès de force détruit cette accumulation de force qu’on appelle un organe. M. Delbœuf a raison de dire que la très-grande chaleur, une lumière trop vive ne sont plus perçues comme chaleur ou lumière, mais comme souffrance[19].

Une difficulté vient compliquer toutes les expériences que l’on pourra faire sur la mesure de la fatigue : une quantité de travail considérable peut être produite avant que l’on commence à éprouver aucune fatigue. La fatigue ne pouvant commencer que lorsqu’il y a excès de dépense de force sur la somme de réparation et d’excitation, nous pouvons d’abord employer à la production du travail un superflu de forces emmagasinées dans l’organisme, et qui passe de l’inconscience à la conscience. Aussi longtemps que ce superflu n’est pas consommé, il ne peut y avoir excès de dépense sur la réparation. Par contre, lorsque le travail a cessé, la fatigue peut continuer à s’accroître, et l’on se sent souvent plus fatigué après l’achèvement d’une tâche que pendant son accomplissement. Si, en effet, l’individu n’a pu prendre des aliments, ou que les matériaux nutritifs n’aient pas encore eu le temps de s’assimiler, l’individu continue à user ses forces dans les mouvements de la vie et il s’épuise sans rien faire. On voit de combien de conditions physiologiques il faudrait tenir compte dans la mesure exacte d’un sentiment de peine.

Il en est de même pour la lumière. M. Delbœuf dit avec raison qu’il y a un certain degré de lumière qui est le plus favorable à l’œil, et que ce degré est celui qui lui permet d’apercevoir les plus petites différences. Mais M. Delbœuf explique le plaisir causé par ce degré de lumière au moyen de sa théorie de la tension. La lumière la plus agréable est, selon lui, celle qui est également éloignée d’un maximum H et d’un minimum  ; elle est, par conséquent, représentée par . La raison du plaisir est toute autre selon nous ; elle tient à ce que le degré de lumière permettant à l’œil d’apercevoir les plus petites différences est précisément celui qui lui fait recevoir, d’une quantité quelconque d’objets visibles, la plus grande somme d’excitation.

VI

M. Delbœuf accorde, selon nous, à la motilité une importance exagérée. Il adopte avec trop de facilité le point de vue exclusif de Maine de Biran. Il a tort de faire du sens de la contraction musculaire autre chose qu’une sensation, et de prétendre que ce sens nous fait connaître dans les choses des attributs d’un ordre particulier qu’il appelle les attributs cinématiques, par opposition aux attributs esthétiques (?) connus par les autres sens. Ces attributs cinématiques sont en réalité des qualités mathématiques ou mécaniques, tandis que les attributs esthétiques seraient plus justement nommés qualités physiques. Elles diffèrent, selon nous, les unes des autres par leur degré d’abstraction[20]. Sans doute, les divers sens ont besoin, pour faire leur éducation, et s’élever de la sensation simple à la perception, de s’aider les uns les autres, de combiner leurs données, et de former des notions par la réunion de sensations provenant de sens différents. Mais le sens de la contraction musculaire joue relativement aux autres le même rôle que les autres entre eux ou relativement à lui. De la sensation de mouvement musculaire seule ne pourrait sortir la notion de mouvement, notion que nous obtenons au contraire par le changement dans les sensations de la vue et du toucher. C’est au moyen de l’habitude et de l’association que nous finissons par rattacher le changement de position visible ou tangible à une sensation musculaire, l’une étant toujours accompagnée de l’autre. La notion d’étendue, qui est la condition de celle d’espace, s’obtient par la coexistence de sensations visuelles ou tactiles et non au moyen de la motilité. Il en est de même de la notion d’extériorité des choses relativement les unes aux autres. Quant à la succession, au temps, à la durée, nous les trouvons aussi bien dans les changements s’imposant à nos sens par l’action des objets extérieurs, que dans les changements imprimés à notre sens musculaire par notre volonté. Loin de déduire, comme le fait M. Bain, la notion d’étendue de la succession et du mouvement, nous pensons qu’il est impossible d’acquérir la notion du mouvement, sans avoir préalablement celles d’étendue et de coexistence. Mais il est un ordre de notions à l’égard desquelles nous nous rangeons à l’opinion de M, Delbœuf ; ce sont les notions qui consistent dans une détermination ou une mesure, les notions de distance, de grandeur, de direction, de position, notions qui supposent toutes des comparaisons et par conséquent le transport d’un point à un autre. La comparaison ne peut avoir lieu sans le déplacement de l’œil ou de l’organe du toucher ; et comme ce déplacement s’accompagne d’une sensation de contraction musculaire, on peut déduire de l’intensité ou de la durée de cette sensation quel est l’éloignement des points à déterminer ou dans quelle mesure une direction diffère d’une autre. C’est donc par la contraction musculaire qu’une distance, une grandeur, ou même une forme se sentent.

M. Delbœuf a essayé de donner une vérification expérimentale de cette théorie. Faites en sorte que la sensation musculaire soit augmentée, et les objets paraîtront plus grands, ou bien leur distance paraîtra plus éloignée. La fatigue, la vieillesse augmentent les distances ; la dernière lieue d’une journée de marche paraît plus longue que la première. Dans une note sur les illusions d’optique, publiée dans les Bulletins de l’Académie royale de Bruxelles[21], M. Delbœuf a réuni un grand nombre de cas, dans lesquels les objets paraissent, par suite d’un travail plus considérable imposé aux muscles moteurs de l’œil pour les mesurer, plus grands ou plus éloignés qu’ils ne sont réellement. Tracez une ligne horizontale et du côté droit placez-y quelques points ; dites ensuite à une autre personne de marquer le milieu de la ligne, presque toujours elle placera le point de division trop à droite. « D’où provient que la portion de droite paraît à cette personne aussi longue que la portion de gauche, bien qu’elle soit plus petite ? Cela provient évidemment des points marqués sur cette partie et qui ont eu pour effet d’interrompre l’œil dans sa marche et d’augmenter sa fatigue. C’est comme le piéton qui voyage avec un ami qui l’arrête à chaque pas pour lui communiquer une observation. Il y a force perdue pour le mouvement chaque fois qu’un corps passe du repos au mouvement ou réciproquement, ou même quand il y a simplement changement de vitesse. C’est ainsi qu’un cheval doit faire plus d’effort pour mettre en branle une lourde charrette que pour la tramer, dès qu’elle est en marche. Il suit de là que l’effort que doit faire l’œil pour mesurer une ligne se compose de plusieurs efforts consécutifs : le premier pour se mettre en mouvement, le second pour parcourir cette ligne, le troisième pour s’arrêter. » En divisant une ligne par des points, ou une figure en plusieurs parties, on les ferait paraître plus grandes parce qu’on multiplierait les efforts d’arrêt et de départ. Un cercle dans lequel on en a tracé plusieurs autres, paraît plus grand qu’un cercle égal dans lequel on n’a tracé aucune autre figure. Deux angles égaux, dont l’un est divisé par des droits en plusieurs angles plus petits, paraîtront inégaux et l’angle divisé sera jugé le plus grand. Une ligne droite semble plus courte qu’une ligne brisée de même longueur.

Pour prouver qu’il y a augmentation de sensation musculaire et effort au commencement et à l’arrêt de chaque mouvement, M. Delbœuf s’appuie sur cet autre fait que, si l’on compare deux lignes de grandeurs différentes, on a une tendance à trouver la plus petite



plus grande qu’elle n’est, et au contraire à diminuer la plus grande. Supposons que la force employée pour commencer le mouvement soit égale à celle qui est dépensée pour parcourir un millimètre. Une ligne d’un centimètre sera vue comme si elle avait onze millimètres, et une ligne de deux centimètres double, par conséquent, de la première, paraîtra comme une ligne de vingt-et-un millimètres, ce qui n’est pas le double de onze millimètres. De même l’angle obtus paraîtra comparativement moins ouvert que l’angle aigu ; ou encore deux angles dans le rapport réel de 50 à 100 sont vus dans le rapport apparent, par exemple de 51 à 101. C’est ce que prouve la figure ci-dessus où le prolongement de la ligne A B semble être en E, tandis qu’il est en D exactement comme si l’angle A B C s’était rétréci ou l’angle B C O agrandi. En fait ils apparaissent agrandis tous les deux de la même quantité, mais cela suffit pour produire l’écart.

Voici une autre illusion frappante reposant sur la même cause :

En dépit de l’apparence, les droites A B et C D sont parallèles et ce sont les lignes obliques qui leur donnent l’air de converger vers la gauche. Cet effet vient de ce que l’œil agrandit les angles aigus formés par les parallèles et les obliques.

Comme le muscle qui tire l’œil en haut est généralement un peu plus faible que celui qui tire l’œil en bas, on place presque toujours, en voulant diviser sans compas une ligne verticale, le milieu un peu trop haut. Si l’on examine un 8 imprimé, ou une S, un Z, un X, on trouvera la partie supérieure un peu plus petite que la partie inférieure ; cela existe en fait. Mais si l’on retourne le chiffre ou la lettre 8 S Z X, on trouvera que cette différence est énorme. C’est que dans la position ordinaire, la différence réelle est amoindrie, tandis qu’elle est au contraire agrandie, quand le chiffre ou la lettre est renversée.

Si l’on est borgne ou que l’on ferme volontairement un œil, on divisera inexactement une ligne horizontale, à moins d’avoir le muscle qui tire l’œil en dehors exactement de la même force que celui qui tire l’œil en dedans. Si le muscle externe d’un œil vient à être atteint de paralysie, le malade pendant quelque temps verra les objets plus éloignés de cet œil qu’ils ne le sont en réalité. Peu à peu cependant l’habitude lui fera juger plus sainement de la position des objets. Guérissez-le, il éprouvera encore le même inconvénient, mais en sens contraire.

Toutes ces explications sont très-ingénieuses et témoignent chez leur auteur une sagacité remarquable. Mais M. Delbœuf a-t-il raison d’identifier comme il le fait toute sensation de contraction musculaire avec l’effort ? La sensation de mouvement musculaire est, selon nous, une simple sensation comme celle de la vue, de l’ouïe, du toucher, etc. ; tandis que le sentiment de l’effort est, comme celui de la fatigue, une espèce de peine, tantôt accompagnant et tantôt n’accompagnant pas la sensation. La contraction musculaire ne s’accompagne d’effort, que dans le cas où elle rencontre une résistance assez considérable pour exiger une dépense de force supérieure à celle que fournit la réparation continuelle des organes ou une excitation reçue du dehors. Quand nous ne faisons que transformer ou communiquer une somme de force égale à celle que nous recevons, nous pouvons encore avoir conscience de mouvements musculaires, mais sans effort. En ce moment j’ai bien conscience d’écrire, même lorsque je ferme les yeux ; mais je ne fais aucun effort.

C’est pour avoir adopté trop facilement les doctrines inexactes de Maine de Biran que M. Delbœuf tombe dans des confusions de ce genre. C’est aussi d’après lui qu’il fait naître le sentiment de l’effort (ce qui, dans son langage, est la sensation musculaire) à la suite seulement des résistances qui s’opposent à un mouvement voulu, comme si nous n’avions pas également conscience des efforts causés par des résistances à nos mouvements involontaires ou instinctifs. Est-ce que la fatigue ne vient pas après un travail machinal aussi bien qu’après un travail volontaire ?

M. Delbœuf, toujours d’après Maine de Biran, définit la conscience : le sentiment de l’effort. Maine de Biran ne veut employer le mot conscience que pour désigner la science réfléchie du moi, que nous ne trouverions, selon lui, que dans les phénomènes de motilité volontaire ; il ne considère pas les sensations ou les phénomènes de pure affectivité comme des faits de conscience, alors même que nous les sentons. Ce n’est pas là évidemment le langage ordinaire et le plus grand nombre des philosophes admettent qu’on a conscience d’une sensation de couleur, d’une odeur, d’un son, d’une douleur, d’un plaisir. Nous voulons bien cependant accorder à chacun le droit de prendre un mot dans un sens qui lui convient particulièrement, à la seule condition d’avertir par une définition ; aussi ferons-nous simplement remarquer à M. Delbœuf que du moment où il ne prend pas la conscience dans le sens de tout le monde et pour désigner indifféremment tout phénomène subjectif, les pages où il traite des rapports de la conscience avec l’inconscience ne sont pas sans quelque ambiguïté ; car ce n’est pas dans le sens de Maine de Biran que la science et la philosophie contemporaines opposent la conscience à l’inconscience. On parle plus souvent encore de sensations inconscientes que d’actes inconscients. M. Delbœuf aurait dû par conséquent chercher une autre base à la théorie de l’inconscience et de la conscience ; et il eût pu la trouver, selon nous, dans la discontinuité ou la continuité des phénomènes relativement au groupe particulier de faits constituant le moi à tel ou tel moment, discontinuité ou continuité qui varient subjectivement suivant l’inattention ou l’attention, et objectivement suivant le degré d’anémie ou d’hypérémie locales résultant dans le cerveau de cette inattention ou de cette attention.

L’attention, il est vrai, résulte quelquefois d’un effort ou de la volonté. Mais il n’en est pas ainsi dans la plupart des cas ; les objets s’emparent de nous ; les sensations s’imposent à nous ; les idées s’éveillent dans notre intelligence et occupent la conscience au moment où nous y songions le moins. La volonté est loin de toujours diriger le mouvement intellectuel ; la plupart du temps nous abandonnons la pensée à elle-même, et c’est elle qui, par instants, spontanément, devient le point de départ de nos actes.

Quant à la volonté elle-même, Maine de Biran professe à son égard une théorie en grande partie mystique. Il en fait une faculté substantielle renfermant à l’état de puissance toute l’activité humaine, une source de force pouvant à chaque instant modifier la quantité de mouvement de l’univers. Ce sont des conséquences que M. Delbœuf n’admettrait pas sans doute ; aussi le voyons-nous abandonner sur ce point la théorie qu’il avait admise relativement à la conscience et à l’effort, et donner de la volonté une excellente définition. « Le mouvement est volontaire, dit-il, quand on sait pourquoi et comment on le fait. » Nous disons que cette définition est excellente parce qu’elle comprend à la fois les cas où un mouvement est causé par l’idée de son but, et les cas où l’idée du but est au contraire réveillée par le mouvement spontanément accompli.

Mais pourquoi M. Delbœuf définit-il l’habitude : un acte que l’on fait sans savoir comment ? Cette définition excluerait tous les actes volontaires et cependant tous les actes volontaires ont l’habitude pour condition. On ne peut faire volontairement, c’est-à-dire avec prévision du but, que ce qui a été fait auparavant sans prévision. M. Delbœuf partage l’erreur si répandue, que la volonté précède toujours l’habitude. Cependant un acte ne peut devenir volontaire que dans le cas où l’habitude a établi un rapport de suggestion réciproque entre un mouvement et l’idée de son but. Les actes que nous accomplissons pour la première fois en vertu de la variabilité, d’une adaptation nouvelle, d’un supplément d’excitation à dépenser, les idées par exemple qui surgissent pour la première fois dans notre intelligence, ces faits ne sont "pas volontaires. Mais ils se répéteront avec plus de facilité que des actes nouveaux, s’ils ont laissé derrière eux des germes d’habitude ; c’est seulement quand leur idée aura été associée par la répétition à l’idée de leurs conditions (ou moyens) qu’ils pourront être voulus, c’est-à-dire causer la représentation et en dernier lieu la réalisation de ces conditions[22].

Cette manière de considérer la volonté a une très-grande importance pour la théorie de l’instinct. L’instinct n’étant qu’une habitude héréditaire, si l’on admet que toute habitude a la volonté pour origine, l’instinct devra provenir aussi de la volonté, et c’est ce que M. Delbœuf soutient en effet:« Si le poulet, à peine sorti de l’œuf, se précipite sur le grain qu’on lui jette, si le veau ou le chevreau, immédiatement après leur naissance, savent se conduire dans leur étable, si l’oiseau construit son nid avec un art admirable, n’en doutez pas, chacun des détails de ces actes a été autrefois voulu, exécuté avec conscience successivement et progressivement par leurs ancêtres. » Si cela était vrai, ce serait la source d’une objection sérieuse contre la théorie de l’évolution, en exigeant, à l’origine même du développement des instincts, l’intelligence et la volonté chez les êtres les plus simples et les moins élevés dans l’échelle animale. Beaucoup d’habitudes, fixées par sélection naturelle, n’ont jamais eu d’origine intellectuelle et n’ont par conséquent jamais été volontaires. Il est probable que les animaux se sont nourris et ont su choisir leur nourriture bien avant d’être capables de vouloir se nourrir et même d’avoir l’idée de la nourriture. Parmi les instincts, il en est qui ont passé par des habitudes volontaires, bien que ces actes volontaires aient dû avoir eux-mêmes une origine spontanée ; d’autres au contraire n’ont jamais passé, à aucun degré de l’évolution des espèces, par la volonté ; et c’est peut-être le plus grand nombre des instincts des animaux. Il en est de même des mouvements purement réflexes, en prenant cette expression dans le sens le plus étroit; les uns ont été antérieurement volontaires, d’autres ne l’ont jamais été.

Ce qui donne le plus souvent à des faits volontaires l’apparence de faits nouveaux, non-habituels, c’est leur complexité. La première fois que l’on met à exécution un projet, il semble que l’habitude n’y soit pour rien. Si cependant on analyse notre action, on trouve qu’elle se compose, en pareil cas, d’une combinaison nouvelle de faits dont chacun pris en lui-même est une habitude. Pour qu’un projet nouveau dans son ensemble puisse être voulu, il faut que l’habitude ait associé avec une force suffisante l’idée de certains moyens avec l’idée de chaque élément du projet, et l’accomplissement de chacun de ces moyens avec son idée. Il n’y a, par conséquent, ici d’étranger à l’habitude que l’élaboration d’une conception nouvelle, phénomène qui n’est pas du domaine de la volonté.

VII

M. Delbœuf adopte, pour la formation des organes des sens, une théorie semblable à celle de M. Herbert Spencer ; seulement, au lieu de l’appliquer comme ce dernier avec une admirable sagacité, à la genèse de l’intelligence et de la pensée tout entières, M. Delbœuf s’arrête en route et se contente de montrer l’origine de la spécificité des organes des sens. Sur la formation des facultés supérieures de raisonnement, d’imagination et de volonté, il se renferme dans un silence qui semble indiquer qu’il est disposé à les rapporter à un principe hyperphysique.

Comme Spencer, M. Delbœuf suppose à l’origine un être sensible absolument homogène, diversement modifié par des changements différents s’accomplissant dans le milieu. Si par exemple le changement provient d’un foyer de chaleur, l’être sensible s’échauffera seulement du côté tourné vers ce foyer. Ce côté deviendra, aussi longtemps que durera la modification, un organe de sensation ; mais ce ne sera encore qu’un organe adventice et instantané.

Si le milieu reprend son état primitif, le point modifié tendra à revenir, lui aussi, à sa forme première. Mais, en général, on peut affirmer qu’il lui restera une trace, si faible qu’elle soit, de l’action qu’il a subie. S’il est soumis pour une seconde fois à la même action, il reprend plus facilement son rôle d’organe adventice. En effet, le changement extérieur, quand il a affecté cette partie de l’être sensible, y a rencontré certaines résistances et les a vaincues ; par là les forces qui unissaient entre elles les molécules de cette partie ont été, sinon détruites, tout au moins affaiblies ; et si ce même changement se reproduit souvent sur ce même endroit, celui-ci finira par acquérir une aptitude spéciale à se mettre plus facilement à l’unisson avec l’extérieur. C’est ainsi que le contact souvent répété d’un aimant finit par aimanter un barreau d’acier, parce que les molécules de celui-ci, souvent dérangées, finissent par rester dans la position qu’on leur fait prendre. C’est ainsi que l’organe adventice se transforme en organe permanent.

On conçoit qu’il puisse naître ainsi chez un animal autant d’organes qu’il y a d’espèces de mouvements physiques. Ainsi, par exemple, du côté du corps tourné vers la lumière, on admettra sans peine qu’il se forme un organe spécialement sensible aux ondes lumineuses ; et il se formera de même des organes sensibles aux ondes sonores, aux vibrations chimiques des atomes (odeurs et saveurs), aux rayons de chaleur, etc. Imaginons que nous assistions à la formation d’un organe auditif et qu’une onde sonore dont les molécules exécutent mille vibrations par seconde viennent frapper les molécules du corps. De celles-ci les unes ont, par supposition, un mouvement naturel de 1000 à la seconde, les autres de 700, les autres de 950. Voici ce qui se produira : l’onde ébranlera celles de la première espèce, ne parviendra pas à ébranler les secondes et modifiera la constitution des troisièmes. En un mot, l’onde se propagera suivant les lignes de moindre résistance. Elle n’ébranlera pas les molécules n’ayant que 700 vibrations parce que le mouvement commencé sera à chaque instant arrêté, comme quand un sonneur maladroit essaie de mettre une cloche en branle.

La spécificité de l’organe aurait donc pour origine la spécificité de la cause extérieure. Désormais il fournira toujours une sensation de même nature, quelle que soit la cause qui l’ébranlé. Des trépidations produites par le roulement d’une charrette, les unes, celles transmises au sol, intéresseront le toucher, les autres, celles transmises à l’air, intéresseront l’ouïe ; elles nous procureront donc, les premières, des sensations tactiles, et les secondes, des sensations auditives ; la même cause extérieure donnera lieu à des effets différents. En retour, la lumière ou un choc violent sur l’œil nous fournissent des sensations lumineuses ; ici de causes diverses sortent des effets semblables.

Telle est, dans ses linéaments principaux, la théorie de l’énergie spécifique des nerfs, théorie fort ingénieuse, mais contre laquelle ont été dirigées des objections sérieuses. On lui oppose une autre manière de voir d’après laquelle les nerfs seraient indifférents aux divers modes de mouvements ; le triage des sensations ne serait point effectué par eux, mais par les organes périphériques, dont l’origine serait due à la variabilité de l’animal, dirigée par la sélection mutuelle. Nous ne pouvons entrer ici dans l’examen détaillé de ces systèmes ; mais il est juste de dire que les objections dirigées contre l’énergie spécifique des nerfs ne font que déplacer certaines difficultés, et qu’elles laissent subsister la plus grande partie de la théorie de M. Delbœuf, et à plus forte raison de M. Herbert Spencer, beaucoup plus complète et mieux élaborée.

Après avoir essayé d’expliquer l’origine des différents sens, M. Delbœuf cherche à montrer d’où peuvent provenir la distinction de l’âme et du corps, celle du moi et du non-moi, et la croyance à l’existence du monde extérieur.

Selon lui, la distinction primitive est celle du moi et du non-moi. La distinction de l’âme et du corps serait consécutive.

« L’idée du moi, dit M. Delbœuf, dépend du pouvoir que nous avons de nous donner des sensations à nous-mêmes. L’enfant crie et il a conscience des efforts qu’il fait pour crier ; en même temps il a une sensation auditive. Comme celle-ci vient toujours à la suite de ces mêmes efforts, il ne tarde pas à s’apercevoir qu’il a le pouvoir de se donner une sensation auditive. Mais en même temps il aperçoit qu’une seconde série de sensations n’a pas une source identique et dépend d’autre chose que de lui. C’est malgré lui qu’il entend la voix de sa mère ; si elle se tait et qu’elle désire l’entendre, il ne peut de lui-même reproduire les sons agréables qui frappaient son oreille. Il en résulte que l’animal regarde, comme étant lui, comme faisant partie intégrante de son être, tout ce qui lui procure, du moment où il le veut, une sensation déterminée et attendue[23]. L’huître regarde évidemment comme une portion d’elle-même ses deux valves et probablement la roche sur laquelle elle s’attache… L’enfant qui ne sortirait jamais de son berceau pourrait croire que ce berceau est une partie de son être ; et si nous venions au monde avec des vêtements qui ne nous quitteraient pas, ils nous apparaîtraient comme appartenant à notre personne au même titre que les poils, les cheveux, les ongles, l’épiderme. En un mot, l’animal regarde comme n’étant pas différent de lui, ce qui lui procure toujours une même sensation, chaque fois que sa volonté est la même. Le non-moi, c’est pour lui tout le reste. »

D’après ce qui précède, j’appellerais moi celles de mes sensations que j’aurais conscience d’avoir causées moi-même et non-moi celles que je n’aurais pas conscience d’avoir causées. Cela ne serait pas exact. Quand un objet extérieur me blesse, je ne suis point la cause de ma douleur, je ne l’ai pas voulue, et cependant ma douleur fait partie du moi, c’est moi qui souffre. Quand je rencontre sur mon passage un objet que je ne m’attendais pas à rencontrer, je n’ai pas voulu la perception que j’en ai, et néanmoins c’est moi qui perçois. M. Delbœuf a dû s’apercevoir que sa définition n’est pas satisfaisante, car il passe à une autre manière de voir :

« Le mouvement suit la volonté, et il est accompagné d’une modification soit uniquement du sens musculaire, ou plus généralement du sens de la motilité, soit aussi d’un autre sens. Parfois, à la suite de l’effort, le changement ne se produit pas ; on n’éprouve pas la sensation motilité correspondante, parce qu’un obstacle extérieur est intervenu. L’animal reconnaît alors qu’il y a en dehors de lui autre chose qui limite son pouvoir… Comme les choses extérieures le modifient de leur côté, il conclut à l’existence en dehors de lui d’une puissance analogue à la sienne. Il distingue le non-moi du moi, l’un qui ne lui obéit pas, l’autre qui lui obéit. »

D’après cette seconde théorie, que l’auteur mêle à la première, le non-moi ne serait plus formé par celles de mes sensations que je n’ai pas causées ou voulues, ce serait seulement la cause présumée de mes sensations involontaires. Ma sensation de cet arbre, bien que non voulue par moi, fait partie du moi, mais n’étant pas causée par moi, je suppose qu’il existe une cause extérieure qui l’a produite. Cette doctrine fait dépendre l’idée du non-moi de la croyance à l’existence du monde extérieur et en ce point nous la considérons comme vraie ; mais elle fait reposer la croyance à l’existence du monde extérieur sur l’idée de cause et en cela nous la considérons comme fausse. C’est l’inverse qui est vrai. Certaines de mes sensations n’étant pas causées par ma volonté, je devrais en conclure, si je ne connaissais par d’autres moyens l’existence du monde extérieur, qu’il y a des sensations sans cause, et je considérerais la loi de causalité comme n’étant applicable qu’aux faits de volonté ; car nous n’admettons pas que cette loi soit une idée universelle et nécessaire à priori et nous pensons qu’elle est acquise par expérience. Il faut donc chercher ailleurs l’origine de notre croyance au non-moi et au monde extérieur : ces idées ont pour cause la force avec laquelle l’habitude associe à certaines représentations des dates ou des situations autres que le moment actuel de la connaissance et le champ actuel de nos perceptions.

M. Delbœuf est plus heureux quand il s’agit d’expliquer l’origine des idées de l’âme et du corps : « Mon âme et mon corps signifient l’âme de moi, le corps de moi, c’est-à-dire que le moi se place au-dessus de l’âme et du corps, comme possédant l’un et l’autre, et comme étant plus, par conséquent, que chacun d’eux séparément. Le moi, c’est l’individu, corps et âme, considéré comme son unité indivisible. On dit : Je grandis, je maigris, je perds mes dents, je grisonne, etc., aussi légitimement que l’on dit : Je pense, je sens, je me rappelle, je réfléchis. — L’homme remarque avec le temps qu’il y a des choses en lui et des actes produits par lui, qu’il perçoit comme il perçoit les choses en dehors de lui. Il y a, en outre, des choses en lui et des actes émanés de lui qu’il perçoit d’une autre façon, au moyen d’une faculté particulière qui ne se laisse pas appliquer aux choses du dehors. En un mot, il y a lieu de distinguer dans le moi des faits externes et des faits internes, des faits qui me sont révélés à l’aide des sens externes et des faits qui me sont révélés par le sens intime. Or nous rapportons à l’âme ou à l’esprit tous les faits internes, et au corps tous les phénomènes externes du moi. » Cela est très-bien dit ; l’âme et le corps ne sont que des groupes de phénomènes divers ; mais il faudrait se garder de tomber dans l’illusion que les phénomènes étant distincts, ils appartiennent à des substances différentes ; car une même substance peut se manifester de différentes manières.

Léon Dumont.
  1. Liège, 1860, in-8º.
  2. Les définitions que l’on donne ordinairement de la ligne droite ne sont pas, suivant M. Delbœuf, de véritables définitions, ce sont plutôt des théorèmes qui auraient besoin d’être démontrés. Nous partageons cette opinion ; mais nous ne pouvons nous contenter de la définition que l’auteur veut substituer aux anciennes. Elle nous paraît offrir les mêmes inconvénients. « La droite, nous dit-il, est toute ligne homogène, » et il cherche à expliquer qu’une circonférence n’est pas homogène. C’est ce que nous ne pouvons comprendre, et nous ne pouvons par conséquent faire reposer sur cette prétendue définition la démonstration du théorème que la droite est la plus courte entre deux points.

    Nous ne pouvons exposer ici la démonstration que croit donner M. Delbœuf du postulatum d’Euclide. Disons seulement qu’elle suppose la preuve de ce qui est précisément à prouver, à savoir que toute parallèle à une droite CK rencontrera une droite AB non parallèle à CK, ou inversement que par un point quelconque d’une ligne droite AB on peut toujours tirer une ligne parallèle à toute ligne non parallèle à AB. Toutes les preuves susceptibles d’être données de ces propositions seraient de la nature de ce procédé qui consisterait, pour montrer que toutes les lignes non parallèles se rencontrent, à les prolonger jusqu’à ce qu’elles se rencontrassent. Or c’est précisément ce procédé que les géomètres, et M. Delbœuf avec eux, ne trouvent pas d’une rigueur scientifique.

  3. Essai de logique scientifique, Prolégomènes suivis d’une étude sur la question du mouvement considérée dans ses rapports avec le principe de contradiction. Liège, 1865.
  4. Notes sur les illusions d’optique. Bulletin de l’Académie royale de Belgique, 2{{e} série, tome XIX, nº 2 ; tome XX, nº 6.
  5. Bruxelles, 1873, in-8º.
  6. Bruxelles, 1876, in-8º.
  7. Bruxelles, 1876, in-8º.
  8. Voyez Revue philosophique, tome I, p. 433.
  9. Prolégomènes philosophiques de la géométrie, préface. — Essai de logique scientifique, prolég., p. XLII.
  10. Essai de logique scientifique, liv. I, ch. ii, § 3.
  11. Essai de logique scientifique, liv. II, ch. ii, § 1.
  12. Prolégomènes philosophiques de la géométrie, p. 78.
  13. La Psychologie considérée comme science naturelle, p. 8.
  14. Ibid., p. 85.
  15. La Psychologie comme science naturelle, p. 104.
  16. Théorie de la sensibilité, page 34.
  17. Théorie générale de la sensibilité, p. 44.
  18. Théorie scientifique de la sensibilité, 1 vol in-8º, 1876. Germer Baillère.
  19. La loi de Weber cesse d’être vraie dès que l’excitation produit de la désorganisation. Elle n’est pas vraie non plus pour le froid, dès qu’il est assez considérable pour produire de l’anesthésie, en empochant lu transmission du mouvement.
  20. Dans ses premiers ouvrages M. Delbœuf avait présenté avec beaucoup de justesse l’objet des sciences mathématiques comme obtenu par abstraction. Pourquoi a-t-il abandonné ce point de vue ?
  21. 2e série, tome XIX, nº 2.
  22. Nous avons déjà exposé ces idées avec plus de développements dans la Revue Philosophique, tome I, pp. 330 et suiv.
  23. Voyez Wundt. Grundzûge der physiologischen Psychologie, Leipzig, 1873 ; et Lewes, Revue philosophique, tome I, p. 161.