Mœurs religieuses du Mexique


MŒURS

RELIGIEUSES DU MEXIQUE.

De tous les fléaux portés par les Espagnols en Amérique, l’introduction des moines est celui qui a le plus pesé sur ces belles contrées, et dont les suites ne disparaîtront qu’avec la génération actuelle : les cruautés que ces faux apôtres employèrent pour forcer les Indiens à briser leurs idoles, font frémir l’humanité ; l’horreur de ces supplices inusités s’est tellement conservée, que les Mexicains d’aujourd’hui gémissent encore sur les calamités qui désolèrent leurs ancêtres il y a trois siècles. Plusieurs scènes tragiques avaient été reproduites par les Indiens sur du papier d’Agave ; elles étaient religieusement transmises de père en fils, pour en perpétuer la mémoire. J’ai vu au musée de Mexico un de ces tableaux hiéroglyphiques, qui représente des Indiens nus attachés à des arbres, pendant que d’autres Indiens les percent de leurs flèches au signal d’un moine, bien gros, mollement étendu sur un sopha. Aussi la haine contre les exterminateurs de leur nation s’est propagée à tel point, que des contrées entières ont repoussé l’idiome espagnol, pour conserver, disent les habitans, la mémoire de nos ancêtres ; et probablement pour déjouer l’espionnage de la sainte inquisition. Par les mêmes motifs, et même aux environs de Mexico, existent encore des amas d’idoles cachées dans les montagnes, et protégées par les Indiens : sur le haut des Cordilières, quelques populations trouvèrent un asile contre leurs féroces dominateurs, et restèrent long-temps inconnues ; on retrouve parmi elles les mœurs et les usages antiques.

Guichicovi est un bourg composé de ces Indiens fugitifs, les seuls qui aient long-temps échappé à toutes les investigations ; c’est le seul point où la population indigène ait prospéré, grâce à son isolement et à sa pauvreté, ou plutôt à l’habitude d’enterrer les métaux précieux. Des pâturages abondans ont permis à ces indiens d’élever une grande quantité de mulets : ces animaux leur sont indispensables pour envoyer à Oaxaca et Thenantepec le coton, le tabac, l’indigo et la cochenille, qu’ils échangent contre du numéraire qui disparaît pour toujours de la circulation, attendu qu’ils trouvent sur le sol tout ce qui est nécessaire à leurs besoins, d’ailleurs très-bornés. Le respect religieux pour les usages de leurs ancêtres ne permet aucune innovation.

Un de leurs articles de foi est qu’après un certain temps passé dans l’autre monde, ils reviendront habiter de nouveau le même lieu qui les a vus naître : l’époque de leur retour à Guichicovi n’est pas bien déterminée ; mais ils croient fermement que la mort ne les condamne qu’à un exil plus ou moins long. Comme à leur retour les champs qu’ils cultivent seront en friche et leurs habitations démolies, ils amassent maintenant les moyens de parer aux premiers besoins, de réparer les pertes causées par une longue absence : de là l’usage constamment pratiqué d’enterrer leur or, leur argent, et tout ce qui peut se conserver. Ce sont les chefs de famille qui s’acquittent religieusement de ce soin, et il est inoui qu’un fils ait jamais découvert le trésor de son père.

De temps immémorial, ce peuple jouit de ses franchises, et se gouverne à sa manière ; tous les ans, on élit à la pluralité des suffrages un chef qu’on veut bien appeler alcade, et qui jouit de l’autorité souveraine. On lui donne une vingtaine d’alguasils, qui sont tenus de lui obéir en tout durant son règne : il peut à son gré emprisonner, juger, punir. Son règne est le vrai règne du bon plaisir ; mais malheur à lui s’il abuse de sa puissance : l’année terminée, il rentre dans la vie privée, et le jour même de son abdication, il est conduit au cepo[1], où il expie chèrement les abus du pouvoir.

Le culte mexicain s’est long-temps conservé à Guichicovi, et aujourd’hui même ce n’est que par une espèce de transaction que les habitans ont reçu un prêtre qui dit la messe, les baptise, les marie et les enterre ; encore est-il obligé de tolérer les rits idolâtres : à certaines époques, ils vont illuminer les bois sacrés, immolent des coqs pour avoir une abondante moisson, et rendent des hommages à leurs fétiches, à leurs idoles. Ils ne recevraient pas la bénédiction nuptiale, si le curé ne leur permettait de danser pendant une heure à la porte de l’église. Moyennant ces condescendances réciproques, le pasteur et les fidèles vivent en paix.

Quelques prêtres ont tenté de réformer ces abus, mais voici ce qui arrive ordinairement : l’alcade ayant écouté les plaintes des Indiens, ou étant lui-même mécontent du curé, lui envoie un message pour lui signifier l’ordre de s’en aller, padre, bayas usted. Le plus souvent le curé, qui connaît l’usage, s’en va ; mais, s’il s’y refuse, on fait approcher une mule avec quatre hommes, qui se saisissent de lui, et l’attachent sur la monture, la tête tournée vers la queue, et le mènent ainsi dans un village, situé à quatre lieues de Guichicovi, où il est déposé avec tous les égards dûs à son caractère. Alors le curé négocie pour rentrer à son poste, ou s’en va tout-à-fait ; et les Indiens restent sans curé jusqu’à ce qu’il plaise à l’évêque d’Oaxaca d’en envoyer un autre.

Sa pauvreté et le désert qu’elle a choisi pour asile ont mérité à cette population l’oubli de ses vainqueurs. On lui laisse ses usages, encore aujourd’hui, parce que son administration ne coûte rien, et aussi parce qu’on respecte ces mœurs antiques, comme les restes d’un monument brisé.

L’hospitalité est un devoir pour les Indiens, mais à Guichicovi, elle est pratiquée avec luxe. L’étranger qui passe est reçu dans la maison commune, et deux individus se mettent gratis à ses ordres tout le temps de son séjour. Il n’en est pas de même à la Vera-Cruz, à Mexico, et dans beaucoup d’autres contrées : l’étranger y est accueilli avec un dédain et une dureté inouie ; on est trop heureux quand ces hommes dégradés consentent, pour de l’argent, à vous faire cuire les alimens qu’on s’est procurés, et qu’on vous permet de coucher sous le porche. Partout où les Espagnols ont passé, on trouve absence de vertus sociales, et des traces de férocité ; on ne voyage avec sécurité, dans la Nouvelle-Espagne, que dans les contrées où l’influence espagnole n’a pas exercé son empire.

Une religion dont on défigurait la morale, et dont les mystères étaient propagés par des moyens atroces, n’avait aucun attrait pour des hommes simples et ignorans, et tout en recevant le baptême, ces nouveaux convertis adoraient en secret les images de leurs dieux. Cette religion toute intellectuelle ne pouvait être comprise par eux, ni satisfaire des âmes ardentes sans l’instruction nécessaire, et les moines n’avaient garde d’instruire les Indiens ; ils les façonnaient à leur croyance comme on force les esclaves d’Afrique aux cultures des Antilles. L’esprit du christianisme n’est jamais entré dans la tête des Indiens ; ils ont été habitués aux cérémonies du culte, au lieu d’adorer un Dieu, ils adorent un Christ, une image de la Vierge, d’un saint ; leur culte est le même, ils n’ont fait qu’adopter de nouvelles idoles.

La connaissance du vrai Dieu et l’épuration des mœurs n’étaient pas le but où tendait cette basse milice de moines ; attirer les Indiens dans leurs églises, les attacher aux objets extérieurs du culte ; absorber leur argent, leur or, leurs pierres fines ; leur inoculer une espèce d’horreur pour tous les hérétiques, qu’on représentait comme des monstres possédés du démon, et dont la seule vue flétrissait le vrai catholique ; se donner, eux seuls, parmi tous les peuples, comme vrais croyans : voilà ce que voulaient les moines, et ce qu’ils ont obtenu après trois siècles d’efforts inouis, et le massacre de trente millions d’Indiens. Cette politique était d’accord avec celle de Madrid, qui avait un intérêt immense à mettre entre les mains des Indiens les armes du fanatisme, à élever une barrière insurmontable à toutes les nations rivales, et à faire du Mexique comme une vaste forteresse dont on ne pût approcher sous peine de mort. Ces considérations sont si vraies, que les moines permirent l’amalgame des usages idolâtres avec les rits catholiques. Ce qu’on a reproché aux jésuites de la Chine au sujet des cérémonies, a été toléré par les moines de la Nouvelle-Espagne ; aujourd’hui encore, à deux lieues de Mexico, dans le beau temple de Guadeluppe, on permet aux Indiens, pendant l’office divin, les danses que leurs pères exécutaient autour de la pierre du sacrifice. Des usages barbares existent encore dans la province de la Vera-Cruz. Une fille, dans certaines localités n’est pas déshonorée si elle accouche et détruit son enfant loin de toute habitation ; la prostitution est comme publique[2], les hommes, pour quelques réaux, offrent aux étrangers leurs femmes et leurs filles. Dans un pays où les prêtres exercent une influence illimitée et un despotisme que la révolution n’a pas entièrement détruit, si ces abus et ces crimes ne sont pas leur ouvrage, ils sont certainement complices.

Quoique les moines aient été les premiers comme les plus ardens ennemis des Indiens, le clergé séculier n’est pas à l’abri du blâme, chez lui aussi se sont trouvés des hommes vils et avides d’argent. Les dîmes sont généralement établies au Mexique ; la régénération politique du pays a peu fait pour le peuple, qui se bat, travaille et nourrit les fainéans comme partout ailleurs, sans compter que depuis la révolution il est périodiquement en proie aux guerres civiles et aux ravages d’une armée indisciplinée ; les dîmes, comme de raison, sont de droit divin, et s’il est un impôt exactement payé, c’est celui-là. Le grand nombre de moines permet aux curés d’aller vivre loin de leurs troupeaux, et on les voit dans les grandes villes manger leurs deux mille piastres de revenu ; le moine vit du casuel, qu’il peut grossir à volonté, et qui est perçu avec une barbarie telle que l’Indien est souvent obligé de vendre ses nippes pour payer son mariage, ou d’aliéner sa liberté pendant six mois, un an, pour fournir à ces atroces exactions.

Outre ces moyens d’accaparer l’argent du peuple, d’autres plus ingénieux sont mis en usage avec succès : dans toutes les églises, il existe une vierge et un saint patron de la paroisse ; il a fallu leur assurer un bien-être sur la terre pour prix de leurs bons offices dans le ciel ; ainsi la vierge et le saint reçoivent tout ce que les Indiens ont de superflu, le plus souvent ce qui leur est nécessaire. Les dieux des Mexicains étaient bien plus exigeans, il leur fallait le sang de victimes humaines, tandis que les dieux des moines ne demandent que de l’or, des pierres fines et les fruits de la terre. Dans chaque église, la vierge a un trésor que les Indiens alimentent incessamment ; le saint patron a aussi le sien ; ils possèdent encore des biens fonds, des fermes qu’on loue, et que les paroissiens vont travailler gratis et sans pécher les dimanches, quand le curé l’ordonne. Ces domaines s’agrandissent indéfiniment par des donations, des héritages ; il n’est pas rare de voir un père ruiner ses enfans pour racheter ses péchés par un testament en faveur de la Vierge ou de saint Christobal. Ces singuliers propriétaires, ainsi qu’on le prévoit, sont considérés comme mineurs, condamnés à avoir le curé pour tuteur, qui a l’administration des biens jusqu’à leur majorité.

Les moines enfermés dans les couvens ont aussi leur industrie : outre leurs quêteurs qui se croisent dans toutes les directions, ils conservent des reliques précieuses et des secrets merveilleux pour opérer la guérison de toutes les infirmités ; les miracles les plus étonnans s’opèrent journellement dans ces couvens ; ces merveilles répandues dans les campagnes font accourir les Indiens, hommes, femmes et enfans, de trente à quarante lieues. Les Nègres d’Afrique trafiquent des grigris pour garantir toutes les parties du corps ; les moines du Mexique possèdent des rosaires, des scapulaires pour toutes les maladies de l’âme, et il est rare de trouver un Indien sans trois ou quatre scapulaires ; les mères en parent leurs enfans à la mamelle ; les voleurs de profession, les filles de mauvaise vie, ne seraient pas rassurés sur l’avenir sans ces moyens de salut. L’habitude d’enterrer les morts avec l’habit de moine est une invention des plus heureuses ; un vieil habit râpé et dégoûtant rapporte au couvent 150 à 200 fr. C’est peu de chose si, comme on le dit, l’âme du défunt est purifiée par ce sacrifice, et monte au ciel sans discussion.

À vingt-cinq lieues de Mexico existe un couvent où j’ai été en pélerinage, et où j’ai reçu la plus cordiale hospitalité pendant quinze jours que j’y ai vécu ; mais ma reconnaissance pour ces bons religieux ne doit pas me faire taire la vérité. Ce couvent, placé au pied d’une montagne, à cheval sur une petite rivière qui arrose une plaine charmante, jouit de tous les agrémens des positions les plus délicieuses : là se trouve un Christ qui guérit de toutes les infirmités et comble des faveurs les plus signalées ceux qui vont le visiter. Les Indiens se rendent à ce couvent de trente lieues, avec leurs femmes et leurs enfans. J’ai compté, le jour de la fête, quinze mille pélerins qui couchèrent en plein air. Tous ces Indiens adorent le Christ de Chalme, baisent la main du prieur, lavent leurs plaies à une fontaine miraculeuse, et déposent dans le trésor du Christ une pièce d’argent. Année commune, ces offrandes font un total de 100,000 piastres, ce qui, joint à une fabrique d’eau-de-vie et quelques belles propriétés, tient le couvent dans un état prospère. On a soin, pendant les offices, d’éblouir les Indiens par des feux d’artifice exécutés à la porte de l’église en plein jour, et par une musique bruyante que les habitans d’un village, situé aux environs de Mexico, ont le privilége d’exécuter depuis deux cents ans, moyennant 20 piastres qui leur servent de viatique. Une seule fois ces musiciens avaient manqué, voici à quelle occasion : étant en route pour Chalme, ils furent rencontrés par un général qui guerroyait contre les armées espagnoles. Le général, qui n’avait jamais été à Chalme, voulut les entendre, et il fut si émerveillé de leur talent, qu’il les emmena pour faire de la musique au régiment. Une autre catastrophe mit le couvent en péril ; le feu prit à l’église et le Christ miraculeux fut réduit en cendre. Quelque temps après, le Christ ressuscita, et la vénération des fidèles n’en fut que plus grande.

On ne voyage pas dans la Nouvelle-Espagne sans courir de grands dangers à moins d’être accompagné par un moine. En me rendant à Chalme, j’avais pris ce dernier parti, ce qui n’empêchait pas les habitans des campagnes de me considérer comme pestiféré. J’ai vu des Indiens fuir à mon approche, et s’enfermer dans leurs maisons pour éviter la vue d’un hérétique. Il fallait au moine toute son influence pour leur persuader que j’étais catholique, et qu’ils pouvaient sans danger me regarder en face.

Ce fanatisme n’a pas mal servi au succès de la cause nationale, mais si le clergé mexicain n’eût été à la tête du mouvement, les Espagnols seraient encore les dominateurs de ces belles contrées ; on en jugera par une circonstance que je crois devoir rapporter. Au moment où l’armée mexicaine s’approchait triomphante de Mexico, l’archevêque de cette capitale lança une excommunication contre les rebelles. Cette mesure produisit un effet prodigieux ; la défection allait devenir générale, lorsque les chefs, pour neutraliser les foudres de l’archevêque, se mirent eux et leur armée sous la protection de la Vierge de Guadeluppe, qui fut proclamée généralissime des armées républicaines. Ce stratagème rendit le courage aux soldats abattus, et ramena la victoire sous leurs drapeaux. La Vierge a continué depuis à commander les armées, et a exactement touché, par trimestre, ses appointemens. Ce n’est que depuis trois ans qu’elle a été mise à la retraite.

C’est par de telles voies que le clergé a acquis des biens immenses dans la Nouvelle-Espagne. Dans la seule ville de Mexico, il possède environ deux mille maisons, situées dans les plus beaux quartiers ; l’or qui est enfoui dans les églises est porté à un milliard, et les terres les plus fertiles de la république sont possédées par les moines. Ces ressources ne resteront pas éternellement inertes ; mais le moment de toucher à l’arche-sainte n’est pas encore venu : il faut laisser s’écouler la génération qui passe, et que les préjugés de l’enfance tiennent encore sous le joug des moines. Mais la génération nouvelle s’éclaire par les voyages et par la société des Européens ; à elle seule est réservée la tâche de donner à ces élémens de prospérité une destination convenable, et de vivifier ce magnifique pays.

Avec tant de moyens de propager la morale douce de l’Évangile et d’épurer les mœurs, le clergé, comme nous l’avons dit, n’a fait que du fanatisme le plus atroce qui existât jamais, et qui rendra long-temps ce pays hostile aux populations européennes. J’ai vu poignarder à Mexico des étrangers pour n’avoir pas mis les deux genoux à terre dans une procession ; des Anglais en grand nombre furent, dans les premiers temps, assassinés comme hérétiques. Et qu’on ne pense pas que ces crimes soient l’ouvrage de la populace ignorante et brutale : la haute société est encore travaillée par les influences religieuses. Leurs lois proscrivent toute autre religion que la leur.

Tous les jours à sept heures du soir, un prêtre enfermé dans une voiture qu’on appelle la Voiture du bon Dieu, parcourt les rues de Mexico, escorté par une trentaine de clercs qui portent des flambeaux, chantent des litanies, et avertissent le public de se mettre à genoux ; l’usage est de s’agenouiller d’aussi loin que l’on entend la sonnette, et celui qui s’en dispenserait courrait de grands dangers ; il n’y a pas quatre ans que les acteurs eux-mêmes étaient obligés de s’arrêter et de se prosterner sur le théâtre jusqu’à ce que le bruit de la sonnette eût cessé. Si par hasard le gouverneur de Mexico vient à rencontrer la voiture du bon Dieu, il est obligé de monter sur la mule, et de la ramener à l’église ; mais d’ordinaire il est averti à temps par la sonnette, et change de direction pour éviter l’honneur de conduire la sainte voiture.

Qui ne croirait, d’après cela, que ce peuple, si attaché à sa religion, en suit, sinon la morale, au moins les préceptes ? Eh bien ! pas du tout : la religion, pour les Mexicains, consiste à ne jamais manquer à la messe, et à aller à confesse. Avec cela, ils se croient d’excellens catholiques. Je juge des Mexicains par ceux que j’ai observés à Mexico et à la Puebla. Je ne veux pas dire qu’il n’y ait de nombreuses et d’honorables exceptions ; mais j’affirme qu’il n’existe aucun pays où l’on ait moins d’aversion pour le crime que dans ces deux villes ; et ici je ne parle pas de ces trente mille leperos qui effraient les voyageurs par les haillons dont ils sont couverts, voleurs de profession, et toujours en permanence, comme ces oiseaux de proie qui s’alimentent de rapines : je parle de la classe aisée, qu’on peut sans injustice considérer comme une des plus démoralisées du monde connu, puisqu’à tous les vices de la barbarie elle joint ceux de la civilisation. Pour elle, tout est permis, pourvu qu’on ne manque pas aux cérémonies du culte : le vol, l’assassinat, la vénalité de la justice, l’adultère même public, ne sont pas des taches pour les hautes classes.

L’usage est de planter une croix partout où un homme a été trouvé assassiné ; de la Vera-Cruz à Mexico, on croirait marcher à travers un immense cimetière : partout les traces du crime ! Et ces hommes à figures sinistres, connus par leurs forfaits, se promènent librement dans les grandes villes et défient la justice ! Toutes les réjouissances publiques, toutes les fêtes, sont souillées par des assassinats commis en plein jour, au milieu d’une population qui ne s’en émeut point. On dirait que ces jeux atroces sont indispensables : l’habitude endort la nature.

Cette propension au crime est une calamité que les Mexicains ont à reprocher aux Espagnols. Tous les mauvais sujets de l’Andalousie, tous les moines à charge aux couvens, et qu’on expédiait en Amérique ; la vie scandaleuse de la dernière vice-reine et des gens en place ; la rupture de tous les liens sociaux opérée par des guerres intestines, et le dévergondage de quelques généraux, de plusieurs magistrats influens, ont perverti chez ce peuple neuf et crédule toutes les notions du bien et du mal. Cela est d’autant plus déplorable, que les Mexicains sont naturellement doux, affables, et ont une aptitude remarquable pour les arts et les sciences. Nul doute qu’ils ne fussent aujourd’hui au rang de leurs frères du nord, si leurs vainqueurs n’avaient, par tous les moyens, étouffé ces germes féconds.

Le gouvernement actuel est un gouvernement sage et ami des progrès. C’est sous l’administration des hommes qui gouvernent aujourd’hui, que la république a été un moment prospère ; mais l’arrivée de Pouiset à Mexico, qui organisa la société secrète d’Iork, et dont l’influence renversa le système suivi jusque-là, a causé à ce malheureux pays des désastres qu’il réparera lentement ; la loi d’expulsion des Espagnols qui s’étaient ralliés à la république, et qui étaient mariés à des Mexicaines, a eu des résultats funestes ; la subite ascension de Guerrero à la présidence au mépris des lois, et les guerres que ce barbare a suscitées à son pays après sa chute, ont paralysé les efforts de l’administration actuelle. Enfin, le pays se relève, parce que la confiance renaît. Le rapport de M. Alamau sur toutes les branches de l’administration est très-satisfaisant, les mines sont dans un état prospère, l’agriculture fait des progrès, les relations commerciales se multiplient, et l’instruction publique est encouragée. La punition des artisans de troubles a prouvé que le gouvernement sentait sa force, et a découragé ces mauvais génies qui ne connaissent d’autre prospérité pour leur pays que la guerre civile.


Baradère


  1. Espèce de prison où le prévenu est étendu par terre, ayant les deux jambes emboîtées entre deux pièces de bois.
  2. En 1826, un monstre, appelé Lapinacata, colportait publiquement des loteries de prostitution. Telle et telle demoiselle devait être le prix du gagnant.