Mœurs démocratiques et sociales

Mœurs démocratiques et sociales
Revue des Deux Mondes, Nouvelle périodetome 6 (p. 543-553).

MOEURS


DEMOCRATIQUES ET SOCIALES


JOURNAL D'UN TOURISTE ANGLAIS A PARIS.




Au dernier siècle, Sterne visita la France, et il nous a laissé dans son Voyage sentimental le résumé de ses observations. C’est une image fidèle de ce que devait être la France d’alors, nation tranquille encore, société assoupie et tombée dans les puérilités aimables et les corruptions enfantines, jasant des libertés futures en même temps que des danseuses de l’Opéra, n’ayant plus qu’un sentiment incertain de ses traditions et parlant des progrès de la raison sur le ton de la folie. Le pauvre petit sansonnet qui crie liberté ! liberté ! de manière à déchirer l’ame du sentimental Sterne, la marchande de gants du Pont-Neuf, l’excentrique galant qui salue à Calais toutes les femmes qu’il rencontre, les abbés blottis au fond des loges de l’Opéra, qui ne les préservent pas suffisamment contre les curieux du parterre, un âne mort, une pauvre folle, tels sont les incidens, les personnages qui remplissent ces récits. Aujourd’hui tout cela s’est évanoui. Le compatriote de Sterne qui voyage en France y trouve de tout autres tableaux, des tableaux qui demanderaient un Swift et non plus l’auteur de Tristram Shandy. Il y a des fous et des folles, non plus par amour, mais par politique ; il n’y a plus de sansonnet gracieux criant liberté ! mais de sauvages éperviers criant vengeance et carnage ! Ces mœurs, naguère charmantes, ont des côtés sombres, et le Swift n’est pas encore venu, l’impitoyable railleur qui serait si désirable se fait attendre, il nous manque comme bien d’autres choses. Cependant il y a encore çà et là des yeux qui savent voir et observer, des esprits qui racontent leurs impressions et les analysent plutôt qu’ils n’exposent les tableaux que la réalité leur a offerts. Le hasard nous fait tomber sous les yeux le journal d’un voyageur anglais à Paris : dans ces notes écrites jour par jour, nous en choisissons quelques-unes parmi celles qui nous ont paru les plus intéressantes. Beaucoup de démocrates se récrieront ; mais ne peuvent-ils supporter que le feu qu’ils ont allumé serve en même temps à éclairer leurs mœurs et leurs aimables physionomies ? L’auteur est évidemment un humoriste, un puritain de la vieille école, peu réconcilié, nous le craignons, avec les nouveautés et les doctrines qui agitent la France à l’heure qu’il est. Nous nous faisons néanmoins le traducteur et l’éditeur responsable de ces pages, responsable, disons-nous, car elles peuvent blesser plus d’une vanité. Les voici : nous les publions sans les corriger, sans amoindrir leur rudesse, sans atténuer leur sévérité, quitte à faire plus tard nos réserves.


Paris, 4 avril 1850.

« Voici bien long-temps que j’observe la physionomie de Paris, et, en vérité, je trouve à cette ville un air affairé plutôt qu’une physionomie véritablement active. En ce moment, dans tous les journaux, dans toutes les brochures, dans toutes les conversations, il n’est question que du travail, des droits du travail, de l’avenir du travail, des misères du travailleur, du rôle du producteur, et des anathèmes que, par sa conduite anti-démocratique, a mérité l’infâme consommateur. Eh bien ! il me semble que le peuple français aime beaucoup plus à parler sur le travail qu’à travailler en réalité. Nous ne voudrions pas cependant étendre cette accusation au peuple français tout entier ; mais, à coup sûr, notre remarque s’applique au peuple parisien. Sous ce rapport, la physionomie que prend Paris à l’approche du soir ne laisse aucun doute. Lorsque le travail du jour est achevé et que les liens de cette obligation éternelle sont détachés pour un instant, alors c’est un merveilleux spectacle que de contempler le moment ou le captif se sent délivré de son assujétissement. C’est un spectacle merveilleux et pourtant terrible, car il annonce à l’observateur quelle triste et sauvage nature est la nature humaine, et comment, sans lois et sans règles, elle va à tous les vents, produisant des plantes stériles sur le bord des chemins poudreux, ou portant des fleurs empestées au flanc des précipices.

Ici, dans ce Paris, quand le travail cesse sous toutes les formes, — travail du marteau frappant sur l’enclume, travail d’additions et de chiffres, travail de ballots expédiés et de recouvremens de fonds, de plaidoyers et de visites médicales, — alors il s’opère un frémissement de plaisir, il s’élève un hourrah silencieux qui se laisse apercevoir dans toutes les démarches, dans tous les yeux, sur toutes les bouches. Lorsque le soir tombe, un philosophe peut surprendre et saisir à nu tous les secrets de cette nature parisienne. Il y a alors, moralement parlant, des Evohé sauvages, des brandissemens de thyrses, des éclats et des élans de satyres, de voluptueux regards. On dirait qu’ici l’ame humaine est joyeuse de voir arriver la nuit et pressée d’entrer dans les ténèbres. Alors les tavernes regorgent d’habitués, les cafés resplendissent, les mauvais lieux s’ouvrent, les théâtres élèvent leurs voix immorales et dépravantes. Il y a alors comme un égorgement moral de tout ce qui est saint et beau. Des quolibets et des calembours de fumeurs, des verres brisés et vidés, d’étranges plaisirs aux coins des bornes, des scènes mystérieuses, des querelles amères, des insomnies et des souffrances que le travail n’amortit plus, des danses lascives, de bizarres jargons de salon, voilà tout ce qui se laisse apercevoir et entendre.

Nous ne voyons jamais la nuit arriver dans ce Paris sans une secrète, terreur ; ses astres, son silence, sa beauté, ne peuvent nous en imposer. Nous tournons tristement nos regards vers tous les actes secrets, toutes les défaillances que font éclore ces heures inoccupées. Jadis, pour les hommes des anciens jours, la nuit était mystérieuse, sublime et étincelante de divines clartés ; mais, pour les hommes d’aujourd’hui, il semble qu’elle ne soit plus que la vieille nuit, mère du chaos, épouse du néant. Ils n’en comprennent plus la signification religieuse : ce n’est plus pour eux la cité de Dieu se révélant chaque jour aux hommes ; la nuit leur apparaît comme une caverne qu’il faut éclairer et embellir, et ils y jettent pour la parer pêle-mêle leurs bonnes et leurs mauvaises pensées, leurs désirs, leurs amours, leurs haines et leurs vices. Ils devraient être muets devant elle, et cultiver soigneusement tout ce que le travail du jour a fait éclore de bon et d’utile en eux par le silence, par le recueillement, par la prière ; mais ils abandonnent tout cela, et, sur le sein ténébreux de la nuit, ils vont chercher le bonheur. Les astres ne réveillent en eux que des rêveries oisives et des désirs, le silence ne leur inspire que les pensées d’un solitaire égoïsme.

C’est une chose digne de remarque que cet élan singulier et silencieux qui éclate à l’approche de la nuit. Qu’est-ce que veut dire cela ? Aussitôt que les hommes cessent d’obéir au devoir, ils se mettent à la recherche du bonheur ; aussitôt que la lumière s’éteint, ils commencent leurs poursuites ; aussitôt que la nuit parait, ils rôdent pour le rencontrer, et il y a aussi des temps, hélas ! où, toute lumière étant éteinte dans les ames, les hommes se mettent, avec leurs flambeaux et leurs torches, à la poursuite de cette chose glissante et vaporeuse, sans l’atteindre jamais.

Ou bien encore il faut voir Paris dans les premiers soirs d’hiver. Il y a alors en lui quelque chose de séduisant et de sinistre à la fois qui effraie : c’est comme un voluptueux charmant qui a des accès de fièvre frénétique ou qui roule une mauvaise pensée dans sa tête. Tout étincelle, brille, reluit ; le givre même embellit cet éclat et ce luxe ; tout reluit, hélas ! mais rien ne réchauffe : tout est froid ! C’est comme un palais féerique bâti sur un marécage : des êtres élégans piétinent sur un sol fait de boue, les feux follets brillent dans les lanternes, les boutiques sont illuminées comme un bazar d’Orient. C’est un songe des Mille et une Nuits enté sur un roman de Rétif de la Bretonne ; car, au milieu de tout ce luxe, soudain des exhalaisons immondes sortent de rues que l’on cache avec soin pour ne pas troubler la régularité, la symétrie et la beauté des autres, et alors on respire un mélange de parfums pénétrans unis à une effroyable odeur de charbon de terre, digne arome de la ville des voluptés et des asphyxies sans nombre. Il y a un mélange de plaisir et de crime dans la physionomie de ce charmant Paris.


7 avril 1850.

La démocratie sociale se recrute principalement à Paris dans deux professions : les avocats, les gens de lettres. Le corps des avocats et la cohue des gens de lettres forment deux sociétés souterraines qui sont très peu connues du peuple français lui-même. Ce sont les deux professions qui sont les plus faciles quant au titre à obtenir et les plus difficiles en même temps, si l’on songe aux obstacles sans nombre qu’il faut traverser pour arriver par elles à une position sociale fixe et stable ; et comme ces deux professions sont les plus larges de toutes, comme ces titres d’avocats et d’hommes de lettres sont les plus indéterminés de tous, ce sont aussi les professions et les titres qui cachent le plus de misères. On n’imagine pas le nombre de tous ceux qui à Paris se décorent de ces titres et qui usent le pavé en attendant une révolution : il y a des avocats qui ne donnent que des leçons d’allemand et des hommes de lettres qui n’usent d’autre papier que le livre de comptes de leur estaminet habituel. Je me rappelle que, dans les premiers temps de mon séjour à Paris, je me rendis un jour rue Saint-Jacques, chez un avocat qui prétendait donner des leçons d’allemand, langue que je désirais alors beaucoup apprendre. Je demeurai consterné en apercevant tant de misère unie à une vanité aussi niaise et aussi déplacée. Au dernier étage d’une maison étroite et dont les escaliers rappelaient ces cauchemars où l’on se sent pressé entre deux murs qui se rapprochent toujours, comme pour vous étouffer, habitait l’avocat maître de langues. Pour arriver jusqu’à lui, il fallait traverser tout un détritus de chaises cassées, de meubles vermoulus, de paniers défoncés, de bouteilles sans goulot, de pelles de foyer qui n’avaient pas de poignées, de demi-pincettes et d’autres instrumens pareils ; car le malheureux habitait au-dessus de cet étage qui, à Paris, sert aux portiers à déposer tous les ustensiles de rebut et remplace les greniers. Pompeusement il avait écrit au-dessus de sa porte : M. D., avocat. Cette chambre n’indiquait pas la misère, car elle était la misère elle-même ; les murs nus n’y étaient même pas en haillons, le plafond était depuis long-temps absent. Une robe de chambre innommable recouvrait les membres du malheureux accoudé sur une table à laquelle il manquait un pied, et dont un second était prolongé au moyen de deux briques cassées. La conversation s’engagea, et comme je jetais les yeux sur les sales papiers qui encombraient cette table : « Voici, me dit-il d’un air magistral, le dernier discours d’ouverture que M. le président Dupin m’a envoyé. » Je demeurai confondu de tant de vanité unie à tant de pauvreté.

Hélas ! c’est ainsi que les Français déshonorent presque toujours leurs malheurs et leurs douleurs. Quoi de plus rebutant que cette vanité qui laisse apercevoir des chairs livides et des plaies mal recouvertes à travers les déchirures d’un vêtement en lambeaux ? Nous aussi nous avons nos douleurs, mais notre orgueil nous élève au-dessus d’elles : nous ne les cachons pas hypocritement, nous les voilons tout-à-fait ou nous les montrons toutes nues. Le vieux Job sur son fumier, exhalant ses plaintes, est sublime ; mais celui qui ne cache qu’imparfaitement ses plaies paraît toujours repoussant, même obscène. Et voilà pourquoi les malheurs de la France depuis 1848 n’excitent pas la sympathie, mais bien la commisération : le dédain se mêle à la tristesse qu’inspirent ces événemens, le dédain, dis-je, et pourtant quelles souffrances, quelles douleurs n’ont pas éprouvées les Français ! Aujourd’hui encore, au lieu de voir le mal et de tâcher de le guérir radicalement, ils cherchent à le voiler ; ils portent à la tribune d’hypocrites assurances de tranquillité publique, d’amélioration morale, de diminution des passions révolutionnaires. Hélas ! rien de tout cela n’est vrai et sincère.

Quant aux hommes de lettres pris en masse, ma surprise a été plus pénible encore. J’avais entendu souvent parler de ces brillantes bohèmes qui existent à Paris ; j’ai été complètement désabusé. J’avais entendu parler de ces trésors d’intelligence, de cet esprit inépuisable, de ces talens qui encombrent Paris, et en font, disait-on, la reine de l’univers et l’Athènes de la France. Je n’ai rien trouvé de pareil ; j’ai trouvé des intelligences disloquées, des cerveaux fatigués avant d’avoir pensé, des expédiens et des ficelles au lieu d’idées, du métier au lieu de talent. Chez beaucoup cependant il y a de la pénétration et la précieuse faculté de l’observation ; mais cette faculté même est pervertie comme toutes les autres. La tournure d’esprit des modernes gens de lettres en France, c’est, je ne crains pas de le dire, la tournure d’esprit des romanciers de la fin du XVIIIe siècle. Ils ont beau se tourmenter pour paraître originaux, vains efforts ! leur origine date de la dernière moitié du XVIIIe siècle, époque qu’ils ont du reste spécialement étudiée à peu près tous. Quand je parle des gens de lettres, il faut s’entendre : je parle des gens de lettres de 1850, de cette foule sans nom des dernières années. Écoutez-les causer, leurs observations ont la tournure grave des observations de Choderlos de Laclos ; ils observent magistralement les vices les plus odieux, et expriment gravement les impuretés les plus révoltantes. Les complications de petites scélératesses ne leurs déplaisent pas, les combinaisons inconcevables de la volupté sont assez de leur goût, leur imagination est un reflet amoindri de celle de De Sade, leur esprit d’observation est à peu près le même que celui des Liaisons dangereuses, seulement il n’est ni aussi ferme, ni aussi moral. Race ignorante d’ailleurs, ils ont la science des temps de décadence, la science de Suétone et de Pétrone, de Rétif de la Bretonne et de Mercier, de Laclos et du Diderot de la Religieuse, de De Sade et de Marat. Voilà quelles sont leurs lectures favorites et leurs maîtres chéris. Ils ont la science des temps de décadence, et cette science, qui a fait déjà de beaucoup d’entre eux de petits Héliogabales de bas étage, peut un jour ou l’autre en faire de petits Nérons.

Voilà quel est, pris en somme, l’esprit général de ce que l’on appelle de notre temps les gens de lettres : il est bien évident que nous ne parlons pas ici des quelques hommes distingués qui honorent la littérature française du XIXe siècle ; nous parlons de la profession elle-même, et nous répétons que, par la dislocation que les uns opèrent dans les intelligences et par les manœuvres tortueuses des autres, par la vie souterraine qui leur est commune, ces deux professions de l’homme de lettres et de l’avocat exercent dans la société française une influence fatale, et qu’elles sont les deux dissolvans les plus actifs de leur pays. Natures pleines de vanité sans ressources morales pour purifier l’irritation qu’une gêne incessante jeta dans leur vie, ils se retournent et mordent, ou bien ceux qui ont le plus de force morale s’occupent à miner les principes du pouvoir incessamment, sans relâche, froidement, et sans que les douleurs qui les harcèlent les arrêtent un moment.

Voilà un tout petit coin des mœurs de la France démocratique. Jugez du reste.


15 avril.

Les Français n’ont aucun souci de la réalité. La France a toujours été le pays des formules, des arrangemens sociaux symétriques, des hiérarchies composées sur le modèle des tragédies classiques, possédant l’unité de temps et de lieu, sans variété, sans multiplicité de combinaisons, sans imagination législative, sans invention de contrats hardis. Jadis, en France, les trois ordres vivaient chacun dans sa sphère ; formant chacun une nation dans la nation, sans rapports directs ; sans influences réciproques, séparés comme des planètes qui accompliraient leur révolution autour d’elles-mêmes, et non les unes autour des autres. Depuis soixante ans, les Français se sont flattés d’avoir changé tout cela. Rien n’est plus faux. La forme du gouvernement a changé seule ; la seule unité de mœurs qui se soit établie, c’est l’unité d’habits et de chapeaux. Il n’y a plus qu’un seul et même costume dans la société française, mais les différentes classes qui la composent ont aujourd’hui aussi peu de rapports entre elles et se connaissent aussi peu qu’avant 1789. De là en grande partie les passions politiques, les haines sociales et les malheurs de la France.

La société se compose de trois mondes dont le premier est ce que nous appelons le monde officiel. Le monde officiel ne connaît guère qu’une classe d’hommes, l’homme à habit noir, dont on peut faire un représentant, un administrateur, un préfet, un secrétaire d’ambassade. Cette classe d’hommes est peu dangereuse, c’est ce qu’on appelle ici une bonne compagnie, polie et réservée, où les passions ne se présentent pas les unes en face des autres et armées de pied en cap, où les caractères tournent les uns autour des autres pour découvrir un point par où ils puissent se saisir sans se heurter. Sans doute ce monde a ses avantages ; mais la connaissance de la brûlante réalité, la connaissance des passions des autres classes de la société, où est-elle ? En France, l’amour des formes extérieures est poussé si loin, qu’il n’y a guère que les aventuriers, les bohémiens, les polissons lettrés et les chevaliers d’industrie qui aient une connaissance exacte des différentes classes de la société. Nulle part autant qu’en France on ne redoute les habitudes d’autrui, la vie qu’on sait différente de la sienne, les mœurs qu’on sait opposées à celles dans lesquelles on vit Nul Européen n’est aussi étranger en France qu’un Français. Cela explique leur inexpérience politique, leur habitude de jouer avec le feu, de faire des agitations réformistes sans avoir connaissance des alentours, des particularités, des mœurs des habitans de Corbeil et de Pontoise, voire des habitans des rues qui avoisinent le Panthéon et la place de la Bastille. Aussi les Français font-ils. toujours de la politique abstraite et non pas de la politique réelle. Hélas ! le monde officiel n’a aucune connaissance du monde communiste. L’ours Atta-Troll[1] a eu beau lui crier : « Au-dessous de vous, dans les couches inférieures et fauves couvent la misère, l’envie et la haine, qui menacent d’engloutir vos brillantes civilisations. » Le monde officiel est resté sourd, et aujourd’hui encore, connaît-il bien la mystérieuse population qui le menace ? A-t-il pénétré toutes ses ruses et compté toutes ses forces ?

Entre le monde officiel et cet autre monde souterrain flottent les classes moyennes, lancées sans direction, sans discipline, sans organisation. Elles flottent aveuglément au gré des événemens, haussant les épaules aujourd’hui aux discours sauvages des socialistes, les écoutant demain, les repoussant après-demain, les approuvant la semaine d’après et les combattant à la fin du mois. Elles sont là au milieu des deux autres, sociétés, se défiant souvent de l’une, redoutant l’autre presque toujours, et ne connaissant ni l’une ni l’autre classe.

Dans un pays où règne, malgré les lois, malgré les idées, malgré les systèmes, une absence si complète de relations mutuelles, faut- il s’étonner que la révolution soit pour ainsi dire à l’ordre du jour ? Ne se connaissant pas, ne désirant même pas se connaître, les différentes classes de la société s’appellent dans la rue, et là font connaissance, en s’égorgeant. Les Français ne se rencontrent guère indistinctement qu’au milieu des guerres civiles. Dans la hiérarchie sociale, comme partout en France et surtout à Paris, domine cette haine de la réalité qui fait le fonds de l’esprit français. Toute la pensée de la France même, chose singulière, est employée dans ce temps-ci à chercher un remède contre la réalité. Qu’est-ce que le socialisme, sinon la recherche d’une panacée qui mette les hommes à même de se passer de la réalité ? Ils ne comprennent pas que le seul but de la vie de l’homme, c’est de réparer incessamment pas ses efforts individuels les brèches que le temps ; les passions ou le hasard ont faites à l’ordre moral qui les entoure ; qu’il n’y a ici-bas d’autre tache que des taches individuelles, dures, pénibles, dans l’accomplissement desquelles l’homme ne doit compter et ne peut compter, sur aucun secours, sur aucun auxiliaire commun. Mais il serait si agréable qu’une formule quelconque vint remplacer la nécessité de la lutte, il serait si doux qu’une loi générale rendit inutiles les efforts individuels ! Dans la pensée des modernes Français, la société doit tourner en vertu d’une loi fixe, comme les astres, les planètes et leurs satellites. S’il n’en est pas ainsi, c’est que la société est mauvaise, et doit par conséquent être refaite. Ils oublient ; que ce ne sont pas les soleils et les astres qui ont créé leurs lois et que les hommes ne peuvent pas davantage créer les leurs.

Il en est de même de ce que j’appellerai le socialisme pratique par opposition au socialisme théorique ; là encore domine la même envie de se débarrasser de la réalité. Ainsi, les Français ne parlent tant des droits de l’homme que pour se débarrasser de la charité, ils ne parlent tant des travailleurs, et de leurs souffrances, de la misère, des iniquités sociales, que pour se dispenser de les secourir et de les réparer. Ils paient leurs dettes en paroles. Chez eux, il n’y a point de lord Ashley, pas d’Élisabeth Fry, pas de John Howard, luttant avec le fait pour l’améliorer, le prenant corps à corps, le terrassant et remplaçant ce fait mauvais et injuste, par leur propre action.. Non, non, crient-ils, débarrassez-moi de la réalité ; ne troublez pas mes chers rêves, ne me demandez pas d’agir, laissez-moi continuer à développer ; mon petit système. Il n’y a pas un théoricien socialiste, même le plus nul, qui, lorsque vous lui demandez d’agir, ne vous réponde par cette niaise parole : à quoi cela me servirait-il ? ce serait perdre mon temps, laissez-moi éclairer la question. C’est cette haine, de la réalité (ceci va peut-être sembler un paradoxe) qui est la cause principale du peu d’influence que le christianisme exerce en France au XIXe siècle. L’esprit chrétien est en effet l’ennemi le plus acharné de ce qui s’appelle systèmes et formules. Il répugne à toute discussion, il a l’horreur de la polémique. Ses ennemis l’ont accusé, à cause de cela, d’être l’ennemi des lumières, et pourtant c’est cette haine de la discussion métaphysique qui fait sa force. Repoussant les artifices de la logique, mettant ses dogmes au-dessus de la discussion humaine, il repose sur la vérité absolue, et il vit sur les faits. Ainsi, d’une part, au sommet il est voilé comme le mystère, et en bas sur la terre il est réel comme un fait ; mais les Français ont la haine du mystère non moins que la haine de la réalité, ils ont la rage de tout élucider, de tout disséquer. Le christianisme au contraire ne vit que d’actes, d’actes de foi, d’actes d’amour du prochain ; n’ayant pas à changer de dogmes, ne s’occupant absolument que de rendre cette terre de plus en plus digne des dogmes qu’il enseigne, il ne s’inquiète que du fait réel et porte toute son attention sur les misères et les douleurs de ce monde.

Un Français socialiste ne sait pas et ne saura jamais ce que c’est qu’exercer les vertus chrétiennes et même les vertus de l’humanité. Les socialistes parlent du christianisme, de la rédemption et des dogmes en railleurs ou en philosophes ; ils les exaltent ou les dénigrent, mais se dispensent parfaitement d’exercer les vertus et d’accomplir les actes que recommande le christianisme. Ils crient : Nous sommes tous frères et ils ne savent pas qu’il est inutile de prononcer des paroles aussi larges, si nous pouvons nous exprimer ainsi, d’avouer des sympathies aussi générales, et qu’il suffit, pour témoigner de sa croyance à cette doctrine, de secourir et de tendre la main à ceux de ses frères que l’on rencontre sur son chemin. Ils ne savent pas qu’il est inutile de parler haut des vertus de l’humanité, qu’il suffit de les répandre autour de soi, et d’en faire sentir l’influence dans sa maison, à son foyer, pour satisfaire à tous les devoirs qu’imposent ces vertus. Ce n’est pas la parole qui manque aux Français, c’est l’acte. Ils ont certes un terrible don, le don de la prédication, de la propagande ; mais il leur manque le témoignage, que le christianisme représente comme la première des vertus de l’apôtre. Aussi, dans toutes ses luttes, jamais le Français ne tombe comme un martyr il tombe comme un athlète, comme un soldat, d’une façon toute païenne. Les meilleurs tombent à la façon de César, en se drapant dans leur robe, afin de mourir décemment.

C’est surtout parmi le peuple parisien qu’on rencontre cette vie factice, cette ignorance de la réalité. Le peuple des provinces vit davantage en présence des grandes réalités, des solennités de la vie, si nous pouvons parler ainsi. Par exemple, j’ai remarqué qu’il avait beaucoup plus l’idée de la mort que le peuple de Paris. J’ai toujours beaucoup entendu vanter la bravoure des Parisiens, l’ardeur qu’ils déploient dans les batailles civiles, derrière des barricades ou en face d’une insurrection : défiez-vous de ce courage, il ne sait pas ce que c’est que la mort ; c’est pour cela qu’il ne recule pas, c’est pour cela qu’il avance, qu’il bouleverse, qu’il brise trônes et constitutions. Le Parisien n’a jamais appris la pitié. Le pauvre meurt de faim dans son grenier, personne ne le secourt, si ce n’est quelques bonnes ames dévotes et charitables attachées encore à la foi des anciens jours ; mais qu’à un certain moment ce malheureux descende dans la rue, tombe d’inanition sur un trottoir, alors tous se rassemblent et lui donnent les secours dont il n’a plus besoin peut-être. Quand on lui parle de la douleur, pour peu qu’il soit momentanément heureux, le Français s’émeut à ces récits, il oublie que c’est une réalité, et il frissonne comme à la vue d’un drame, comme à la lecture d’un conte terrible. Il en est ainsi de la mort : le Parisien sait vaguement que tous les hommes sont mortels ; il le sait comme une sorte de vague axiome philosophique, il le sait comme on sait cette majeure de l’exemple ordinaire du syllogisme : tout homme est mortel, — et au besoin il pourrait en tirer la mineure et la conclusion, répondre, comme un écolier qui sait bien sa leçon, que, lui aussi étant homme, il est par conséquent mortel ; mais voilà tout. Il est anti-chrétien par rapport à cette idée de la mort, il l’évite, il se croit volontiers d’une sorte de race intermédiaire entre les dieux et les hommes, d’une race de génies immortels. Il fait tout ce qu’on peut faire pour s’éviter le spectacle de cette douloureuse solution de la vie. Il voile ce spectacle terrible, il en a peur, et les règlemens de police prêtent lâchement leur secours à cette frayeur indigne d’un homme.

Nous n’exagérons rien. On dirait en vérité que tout a été combiné pour rendre le peuple français athée et anti-chrétien. Par tolérance de la police, tous les soirs le plaisir impur passe devant la porte du Parisien ; mais les splendides processions du christianisme, les Rogations, la Fête-Dieu, sont interdites. Que voulez-vous ? les Parisiens ont leurs affaires, ces processions gêneraient la circulation, les omnibus ne pourraient marcher, et c’est pourquoi il est défendu aux symboles divins, à jamais adorables, de se montrer au milieu des rues pour purifier par leur présence tant d’impuretés, tant de souillures, tant d’infamies qui y passent chaque jour. La mort, elle aussi affaire de voirie et de police. N’attristons pas les yeux et le cœur des habitans de Paris. Que tout se passe en secret et d’après les décrets de l’administration. On n’expose pas ici, comme dans les provinces, la bière toute nue, recouverte d’un pâle linceul, devant la porte de la maison du mort ; on ne place pas au pied le verre d’eau bénite dans lequel trempe la triste branche de buis, le bois des morts. Les prêtres ne viennent pas le chercher sur son seuil pour le conduire eux-mêmes à l’église ; ils n’entonnent pas en l’accompagnant les terribles antiennes des morts. Ainsi ce respect de l’église devant la mort est lui-même effacé. On lui porte le mort, et l’administration publique le lui dépose en semblant dire : J’ai fait mon métier, fais le tien. Ah ! dans ce temps où on calcule tout, qui calculera cependant ce que ce dur et instructif spectacle de la mort peut faire éclore de pensées saines et nobles et de religieuses actions ? Mais j’ai vainement cherché chez le peuple parisien le moindre instinct de l’idée de la mort : il ne s’en doute pas du tout. Il se bat très bien, il se suicide supérieurement, il se pend avec coquetterie, s’asphyxie avec grace et se jette galamment dans la Seine ; mais mourir par le suicide ou par l’émeute, à proprement parler, ce n’est pas mourir, c’est cesser d’être par accident. Pour un chrétien, mourir par la guerre civile ou par le suicide, cela s’appelle mal mourir. Or, le peuple parisien sait mal mourir, ce qui prouve infailliblement qu’il ne sait pas bien vivre. Ah ! oui, il est plein de courage, il se jette tête baissée dans le danger ; il suffit pour cela que ses nerfs soient agacés, que la passion l’anime, de même que celui qui est en proie à un accès de fièvre se jette par la fenêtre avec un élan que n’égaleront jamais les plus courageux des hommes.

Ah ! oui, ce qui manque à ce peuple, ce ne sont pas les dons de l’esprit, c’est la connaissance de la sévère réalité. Il a des dons précieux et aimables, la sociabilité, l’amour de la justice ; eh bien ! ces dons mêmes ne lui servent que de dissolvans, car ses qualités, il ne les met jamais en accord avec cette réalité qui peut seule les rendre fécondes. Le peuple français est, je le veux bien, un peuple charmant, tout de mouvement et de grace ; mais il manque de point d’appui et de résistance. Cette sociabilité même le perd ; malheur, aux peuples qui sont trop sociables ! En France, chacun vit, beaucoup plus de la vie de son voisin que de sa vie individuelle. On attribue généralement la démocratie à un sentiment d’envie. Eh bien ! en France, la démocratie ne provient guère que d’un excès de sociabilité. Ce n’est pas la basse envie qui anime le français, mais le désir de vivre de la même vie, que celui qui est à un degré supérieur de l’échelle sociale. Il en résulte une émulation terrible, une course au clocher, une poursuite incessante des avantages de la société et du rang. Cette sociabilité nouvelle, appliquée à la politique, est une chose funeste, et dont la France sent, aujourd’hui les conséquences. Que les Français retournent cette ancienne sociabilité qui facilite les relations et enveloppe les mœurs dans la grace et la douceur. Ils ont bien besoin d’y revenir, car, cette émulation dans la poursuite de la richesse et du bonheur a rempli de haine leurs relations et aigri leurs mœurs. Cette poursuite du comfort, de la richesse, a fait de nous un peuple puissant ; elle a changé au contraire les mœurs françaises et a fait de nos voisins un peuple divisé et déchiré par les guerres intestines. — Oh ! l’Anglais, comme dit Swift, l’Anglais est un animal politique ; il vit de ce qui tue inévitablement les autres peuples !

Notre humoriste est sévère, très sévère. On voit bien, hélas ! qu’il n’est obligé à aucuns ménagemens. Il fait sa tâche d’observateur sans qu’aucune anxiété patriotique vienne le troubler, sans qu’un sentiment d’attendrissement fasse battre son cœur. Il peut être, à son gré, dur et sans pitié ; il n’a pas besoin de faire des réticences pour ménager l’amour-propre de ceux dont il observe les allures et les mœurs ; mais nous, nous avons besoin de nous tromper nous-mêmes, nous sommes tenus, pour ainsi dire, de trier dans nos haines et dans nos ressentimens, afin d’y glaner encore quelques affections. Nous ne pouvons contempler d’un œil sec les douleurs de la patrie ; en dépit de tous nos mécomptes, la vieille France est toujours dans notre cœur avec son vieil honneur et son patriotisme bourgeois. Nous sommes obligés à trop d’indulgence peut-être envers nous-mêmes ; notre nature de Français nous en fait un devoir, et nous y porte par la pente seule des sentimens et de l’affection. Un étranger n’est tenu à aucune indulgence, et par cela même ne peut-il pas tomber dans un excès de sévérité ? A propos des gens de lettres, par exemple, nous le trouvons bien acerbe ; il a bien soin de dire, il est vrai, qu’il ne comprend pas dans cette catégorie tous les hommes éminens qui honorent notre pays, il ne comprend dans ce titre général que la foule des inférieurs, di minores ; mais n’est-il pas encore trop sévère ? Nous nous serions contenté de dire, avec force ménagemens et pas mal de formes, que souvent leurs caprices ont des résultats désastreux ; que lorsque, pour se faire remarquer plus vite, ils tendent et concentrent tout leur talent sur un paradoxe, que lorsque, pour faire du bruit, ils crient dans la rue au voleur, à l’assassin, ils attirent une trop grande foule, et font payer trop cher aux malheureux passans les frais de leurs spirituelles plaisanteries. Nous nous serions contenté de dire que, de notre temps, toutes les ; fois qu’un journaliste a mal digéré et se trouve avoir par conséquent l’humeur acariâtre, la société est en danger ; que toutes les fois qu’un bachelier ès-lettres a la migraine, il s’écrie : Ah ! que ’la société me fait du mal ! – Quant aux avocats, nous les abandonnons très volontiers ; nous sommes plus désintéressé dans la question, car nous sommes vis-à-vis d’eux dans la même situation que notre humoriste vis-à-vis de la nation française tout entière.

Il ne s’agit ici que de la France ; mais, si le puritain anglais parlait de l’Angleterre, n’aurait-il donc pas quelque chose à dire aussi ? Si nous n’avons pas sentiment de la réalité, ne l’ont-ils pas un peu trop vif peut-être ? ne font-ils pas servir trop souvent cette connaissance des faits à leur intérêt, et cet amour des Français pour la nouveauté, ces passions subites, les Anglais ne les ont-ils pas exploités à leur profit ? ne les ont-ils pas employés à l’accomplissement de leurs haines ? Une révolution est facile en France, ce n’est pourtant pas une raison pour la tarifer d’avance. Dans un passage de ce journal, passage que nous n’avons pas cité, on lit ces mots : « C’est une chose triste à dire, dans cette ville qui a été agitée par tant de grands esprits, dans cette ville où ont vécu et combattu Calvin et Bossuet, Voltaire et Mirabeau, un jour on s’est battu avec une rage inconnue jusqu’alors pour savoir si le gouvernement appartiendrait à M. Marrast du National ou au grand Icar. » Eh ! oui, sans doute cela est triste ; mais il est : plus triste encore de profiter de ces querelles, quitte à s’en moquer ensuite, et d’exciter la révolution, quitte à regarder flegmatiquement un grand pays se suicider.


EMILE MONTEGUT.

  1. Voyez Atta-Troll dans la livraison du 15 mars 1847.