Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 089

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 312-315).


LXXXIX

In extremis


Demain, j’irai passer la journée chez Viegas, me dit-elle un jour. Le pauvre ! il n’a personne.

Viegas s’était alité, définitivement. Sa fille, qui était mariée, était justement tombée malade en même temps que lui, de sorte qu’elle ne pouvait lui tenir compagnie. Virgilia, de temps à autre, allait le voir. Je profitai de cet événement pour passer toute la journée auprès d’elle. J’arrivai vers deux heures. Viegas toussait de telle sorte qu’il me faisait mal à ma poitrine. Dans l’intervalle des accès, il débattait le prix d’une maison avec un individu maigre qui offrait trente contos de l’immeuble, tandis que Viegas en voulait quarante. L’acheteur insistait comme quelqu’un qui a peur de manquer le train. Mais Viegas ne cédait point. Il refusa d’abord les trente contos, puis trente-deux, puis trente-trois, enfin il eut un fort accès de toux qui lui coupa la parole pendant un quart d’heure. L’acheteur lui vint en aide, l’installa sur les coussins, et lui offrit trente-six contos.

— Jamais, gémit le malade.

Il envoya chercher une liasse de papiers dans son secrétaire ; n’ayant plus la force nécessaire pour retirer l’élastique qui entourait le rouleau, il me pria de le faire. C’étaient les comptes des dépenses de construction de l’immeuble : comptes du maçon, du charpentier, du peintre ; comptes du papier pour la salle à manger, pour le salon, pour les chambres à coucher, pour le cabinet de travail ; comptes de ferrages, prix d’achat du terrain. Il les déployait, un à un, d’une main tremblante ; puis il me demandait de les lire, et je les lisais.

— Voyez, mille deux cents, du papier à mille deux cents reis la pièce. Charnières françaises… Voyez : c’est pour rien, conclut-il après avoir lu le dernier compte.

— Fort bien… mais…

— Quarante contos ; vous ne l’aurez pas pour moins. Rien que les intérêts : faites un peu le compte des intérêts…

Ces paroles sortaient avec la toux, par lambeaux, par syllabes, et donnaient l’impression de parcelles d’un poumon déchiqueté. Au fond des orbites, des yeux luisants roulaient, me rappelant la lueur d’une veilleuse hésitante aux approches du matin. Sous le drap, l’ossature du corps se dessinait, saillante aux genoux et aux pieds ; la peau, jaune, flasque, rugueuse, suivait les contours d’un crâne décharné et sans expression. Un bonnet de coton lui couvrait le crâne poli par le temps.

— Eh bien ? dit l’individu maigre.

Il lui fit signe de ne pas insister, et celui-ci se tut pendant quelques instants. Le malade fixait le toit, silencieux, suffoquant. Virgilia pâlit, se leva, alla à la fenêtre. Elle avait peur de la mort. Je parlai d’autres choses. L’individu maigre conta une anecdote et revint à sa proposition, en renchérissant.

— Trente-huit contos, dit-il.

— Jam… ! gémit le malade.

L’individu maigre s’approcha du lit, prit la main du moribond ; elle était froide. Je m’approchai à mon tour ; je lui demandai s’il se sentait mal, s’il voulait prendre un petit verre de vin.

— Non… non… quar… quaran… quar… quar…

Il fut pris d’un nouvel accès de toux, qui fut le dernier. Au bout d’un instant, il expira, à la grande consternation de l’individu maigre, Celui-ci m’avoua ensuite qu’il eût donné les quarante contos ; mais il était trop tard.