Mémoires posthumes de Braz Cubas/Chapitre 050

Traduction par Adrien Delpech.
Garnier Frères (p. 192-194).


L

Virgilia mariée


— C’est ma cousine Virgilia, la femme de Lobo Neves, qui est arrivée de S. Paulo, continua Luiz Dutra.

— Ah !

— Et ce n’est qu’aujourd’hui que je sais une chose, cachotier que tu es…

— Laquelle ?

— Tu voulais l’épouser.

— Une idée de mon père… Qui t’a dit ça ?

— Elle-même. Je lui ai beaucoup parlé de toi, et elle s’est laissé aller aux confidences.

Le lendemain, comme je me trouvais rue d’Ouvidor, à la porte de la typographie Plancher, je vis de loin une femme superbe. Elle s’approcha ; c’était elle. Je ne la remis qu’à deux pas de moi, tant l’art et la nature l’avaient changée à son avantage. Je la saluai ; elle passa. Je la vis monter avec son mari dans leur voiture, qui les attendait un peu plus loin. Je demeurai confondu.

Huit jours après, je la rencontrai dans un bal. Je crois que nous échangeâmes au plus deux ou trois mots. Mais à un autre bal, un mois plus tard, chez une dame qui avait fait l’ornement des salons du premier règne, et qui brillait encore dans ceux du second, le rapprochement fut plus plus intime et plus long, car nous conversâmes et nous valsâmes ensemble. La valse est un délicieux passe-temps. Nous valsâmes, et j’avoue qu’au contact de ce corps flexible et magnifique, j’éprouvai une singulière sensation : celle d’un homme qui a été victime d’un vol.

— Comme il fait chaud ! dit-elle aussitôt que nous eûmes fini. Allons sur la terrasse ?

— Non ; vous pourriez vous enrhumer. Passons de préférence dans l’autre salon.

Nous y trouvâmes Lobo Neves, qui me fit compliment sur mes écrits politiques, en ajoutant qu’il se taisait sur mes productions littéraires parce qu’il se jugeait un profane dans la matière. Mais ce qui avait trait à la politique était excellent, bien pensé et d’un bon style. Je lui répondis sur le même ton de courtoisie, et nous nous séparâmes contents l’un de l’autre.

Trois semaines se passèrent, et je reçus une invitation de lui pour assister à une soirée intime. J’y allai. Virgilia me reçut avec cette aimable phrase : « Aujourd’hui vous valsez avec moi ». J’étais, il est vrai, un valseur émérite ; rien d’étonnant à ce qu’elle me distinguât. Nous valsâmes, une fois, deux fois. Un livre perdit Françoise ; ce fut une valse qui nous perdit. Je crois bien que ce soir-là je lui serrai la main avec force. Elle se laissa faire, feignant de ne pas comprendre. Je l’étreignais ; tous les regards étaient fixés sur nous et sur les autres couples enlacés et tournants… Un délire.