Mémoires inédits de Mme de Rémusat/06

Mémoires inédits de Mme de Rémusat
Revue des Deux Mondes3e période, tome 37 (p. 584-609).
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MEMOIRE
DE
MADAME DE REMUSAT
(1802-1808)

CHAPITRE XXVI[1]

Puissance de l’empereur. — Résistance des Anglais. — Vie de l’empereur à Fontainebleau. — Spectacles. — Talma. — Le roi Jérôme. — La princesse de Bade. — La grande-duchesse de Berg. — La princesse Borghèse. — Cambacérès. — Les princes étrangers. — Affaires d’Espagne. — Prévisions de M. de Talleyrand. — M. de Rémusat est nommé surintendant des théâtres. — Fortune et gêne des maréchaux.

Qu’on suppose un individu, ignorant de tout antécédent, jeté tout à coup dans Fontainebleau[2], au temps dont je parle, il n’est pas douteux qu’ébloui par la magnificence qu’on déploya dans cette royale habitation, et que frappé de l’air d’autorité du maître et de l’obséquieuse révérence des grands personnages qui l’entouraient, il n’eût vu, ou cru voir, un souverain paisiblement assis sur le plus grand trône du monde par tous les droits réunis de la puissance et de la légitimité. Bonaparte était alors roi pour tous, et pour lui-même ; il oubliait le passé, il ne redoutait point l’avenir ; il marchait d’un pas ferme, sans prévoir aucun obstacle, ou du moins avec la certitude qu’il détruirait facilement ceux qui se dresseraient devant lui. Il lui paraissait, il nous paraissait à tous, qu’il ne pouvait plus tomber que par un événement si imprévu, si étrange, et qui produirait une catastrophe si universelle, qu’une foule d’intérêts d’ordre et de repos étaient solennellement engagés à sa conservation. En effet, maître ou ami de tous les rois du continent, allié de plusieurs par des traités ou des mariages à l’étranger, sûr de l’Europe par les nouveaux partages qu’il avait faits, ayant jusqu’aux frontières les plus reculées des garnisons importantes qui lui garantissaient l’exécution de ses volontés, dépositaire absolu de toutes les ressources de la France, riche d’un trésor immense, dans la force de l’âge[3], admiré, craint et surtout scrupuleusement obéi, il semblait qu’il eût tout surmonté. Mais un ver rongeur se cachait sourdement au sein d’une telle gloire. La révolution française, ouvrage insurmontable des temps, n’avait point soulevé les âmes à l’intention d’affermir le pouvoir arbitraire. Les lumières du siècle, les progrès des saines idées, l’esprit de liberté, combattaient sourdement contre lui, et devaient renverser ce brillant échafaudage d’une autorité fondée en opposition avec la marche irrésistible de l’esprit humain. Le foyer de cette liberté existait en Angleterre. Le bonheur des nations a voulu qu’il se trouvât défendu par une barrière que les armes de Bonaparte n’ont pu franchir. Quelques lieues de mer ont partagé la civilisation du monde, et empêché que comprimée partout, elle se vît forcée d’abandonner pour longtemps le champ de bataille à qui ne l’eût jamais totalement vaincue, mais à qui l’eût étouffée peut-être pour la durée de toute une génération.

Le gouvernement anglais, jaloux d’une puissance si colossale, malgré le mauvais succès de tant d’entreprises, toujours vaincu, jamais découragé, trouvait sans cesse de nouvelles ressources contre l’empereur dans le sentiment national qui animait la nation. Cette nation se voyait attaquée dans sa prépondérance et dans ses intérêts. Son orgueil et son industrie, également irrités des obstacles qu’on lui suscitait, se prêtaient à tous les sacrifices que ses ministres sollicitaient d’elle. D’énormes subsides furent votés pour l’augmentation d’un service maritime qui devait produire un blocus continental de toute l’Europe. Les rois, craintifs devant la force de notre artillerie, se soumettaient à ce système prohibitif que nous exigions d’eux. Mais leurs peuples souffraient ; les jouissances de la vie sociale, les nécessités qu’enfante l’aisance, les besoins, sans cesse renaissans, de mille agrémens matériels, partout combattaient pour les Anglais. On murmurait à Pétersbourg, sur toutes les côtes de la Baltique, en Hollande, dans les ports de France, et le mécontentement qui n’osait s’exprimer, en se concentrant sous la crainte, jetait dans les esprits des racines d’autant plus profondes qu’elles devaient s’y fortifier longtemps avant qu’il osât se montrer au dehors. Il en paraissait pourtant quelque chose, par intervalles, dans les menaces ou les reproches que nous apprenions tout à coup que notre gouvernement adressait à ses alliés. Renfermés en France, dans une ignorance complète de ce qui se passait au dehors, sans communications, du moins intellectuelles, avec les autres nations, défians des articles commandés de nos ternes journaux, nous pouvions conclure cependant, quelquefois, de certaines lignes du Moniteur, que les volontés impériales se trouvaient éludées par les besoins des peuples. L’empereur avait amèrement reproché à son frère Louis d’exécuter trop mollement ses ordres en Hollande. Il l’y renvoya, en lui intimant fortement sa volonté d’être scrupuleusement obéi.

« La Hollande, disait le Moniteur, depuis les nouvelles mesures qu’elle a prises, ne correspondra plus avec l’Angleterre. Il faut que le commerce anglais trouve tout le continent fermé, et que ces ennemis des nations soient mis hors du droit commun. Il est des peuples qui ne savent que se plaindre ; il faut savoir souffrir avec courage, prendre tous les moyens de nuire à l’ennemi commun, et l’obliger à reconnaître les principes qui dirigent toutes les nations du continent. Si la Hollande avait pris ses mesures depuis le blocus, peut-être l’Angleterre aurait déjà fait la paix. »

Une autre fois, on s’efforçait de flétrir aux yeux de tous ce qu’on appelait l’envahissement de nos libertés continentales. Le gouvernement anglais se voyait comparé dans sa politique, à Marat. « Qu’est-ce que celui-ci a fait de plus atroce ? disait-on. C’est de présenter au monde le spectacle d’une guerre perpétuelle. Les meneurs oligarques qui dirigent la politique anglaise finiront comme tous les hommes furibonds et exagérés : ils seront l’opprobre de leur pays et la haine des nations. »

Quand l’empereur dictait de pareilles injures contre le gouvernement oligarchique, il caressait à son profit les idées démocratiques qu’il savait bien exister sourdement dans la nation. En se servant de quelques-unes de nos phrases révolutionnaires, il croyait satisfaire suffisamment les opinions qui les avaient inspirées. L’égalité, rien que l’égalité, voilà quel était son mot de ralliement entre la révolution et lui. Il n’en craignait point les suites pour lui-même ; il savait qu’il excitait ces vanités qui peuvent fausser les dispositions les plus généreuses, il détournait de la liberté comme je l’ai dit souvent, il étourdissait tous les partis, dénaturait toutes les paroles, effarouchait la raison. Quelque force que lui donnât son glaive, il le soutenait encore par le secours des sophismes, et prouvait que c’était en connaissance de cause qu’il déviait de la marche indiquée par le mouvement des idées, en s’aidant encore de la puissance de la parole pour nous égarer. Ce qui fait de Bonaparte un des hommes les plus supérieurs qui aient existé, ce qui le met à part, en tête de tous les puissans appelés à régir les autres hommes, c’est qu’il a parfaitement connu son temps, et qu’il l’a toujours combattu. C’est volontairement qu’il a choisi une route difficile, et contraire à son époque. Il ne le cachait point ; il disait souvent que lui seul arrêtait la révolution, qu’après lui elle reprendrait sa marche. Il s’allia avec elle pour l’opprimer, mais il présuma trop de sa force. Habile à reprendre ses avantages, elle a su enfin le vaincre et le repousser.

Les Anglais, à cette époque, alarmés de la condescendance avec laquelle le tzar, encore plus séduit que vaincu, abondait dans le système de l’empereur, attentifs aux troubles qui commençaient à se manifester en Suède, inquiets du dévoûment que nous témoignait le Danemark, et qui devait leur fermer le détroit du Sund, firent un armement considérable, et réunirent leurs forces pour bombarder Copenhague. Ils vinrent même à bout de prendre la ville. Le prince royal, fort de l’amour de ses peuples, se défendit vaillamment, et lutta, même après avoir perdu sa capitale. Les Anglais se virent forcés de l’évacuer, et de s’en tenir, là comme ailleurs, au blocus général. L’opposition en Angleterre éclata contre cette expédition. L’empereur, ignorant de la constitution anglaise, se flatta que les débats assez vifs du parlement lui seraient utiles. Peu accoutumé à l’opposition, il jugeait du danger de celle d’Angleterre d’après l’effet qu’elle eût produit en France, si elle s’y fût manifestée une fois, avec la même violence qu’il remarquait dans les journaux de Londres. Souvent il croyait le gouvernement anglais perdu, en repaissant son impatience des phrases animées du Morning-Chronicle. Mais son espoir se trouvait toujours déçu : l’opposition tonnait, les remontrances s’évaporaient en fumée, et le ministère emportait toujours des moyens de plus de continuer la lutte. Rien n’a plus causé de mouvemens de colère à l’empereur que ces débats du parlement, et les attaques violentes contre sa personne. que la liberté de la presse enfantait contre lui. En vain, il usait de cette liberté, pour payer à Londres des écrivains qui imprimaient aussi, très impunément, ce qu’il voulait ; ces combats de plume n’avançaient rien ; on répondait à ses injures par des injures qui arrivaient à Paris. Il fallait les traduire, les lui livrer ; on tremblait en les mettant sous ses yeux ; sa colère, soit qu’elle éclatât, soit qu’elle fût concentrée, paraissait également redoutable, et malheur à qui avait affaire à lui immédiatement après qu’il venait de lire les journaux anglais !

Nous nous apercevions toujours par quelque bourrasque de cette mauvaise humeur. C’est bien alors qu’il fallait plaindre ceux dont la mission était d’ordonner de ses amusemens. C’est alors que je puis bien dire que le supplice de M. de Rémusat commençait. J’en parlerai avec plus de détails en rendant compte de la vie qu’on mena à Fontainebleau.

Dès que les personnes comprises dans ce voyage y furent réunies, on les soumit toutes à une espèce de règlement qu’on leur fit connaître. Les différentes soirées de la semaine se devaient passer chez différens grands personnages. L’empereur devait recevoir un soir chez lui. On y entendrait de la musique, et on y jouerait après. Deux autres jours, il y aurait spectacle ; une autre fois, bal chez la grande-duchesse de Berg, un autre bal chez la princesse Borghèse ; enfin cercle et jeu chez l’impératrice. Les princes et les ministres devaient donner à dîner et inviter tour à tour les conviés au voyage ; le grand maréchal de même, ayant une table de vingt-cinq couverts tous les jours ; la dame d’honneur de même, et enfin à une dernière table dînait tout ce qui n’avait pas reçu une invitation. Princes et rois ne pouvaient dîner chez l’empereur qu’invités par lui ; il se réservait la liberté du tête-à-tête avec sa femme, et il choisissait qui lui plaisait. On chassait à jours fixes, et de même on était invité pour accompagner la chasse, soit à cheval, soit dans un grand nombre d’élégantes calèches. Il passa par la tête de l’empereur de vouloir que les femmes eussent un costume de chasse. L’impératrice s’y prêta volontiers. Le fameux marchand de modes, Leroi fut appelé au conseil, et on détermina un costume très brillant. Chaque princesse avait une couleur différente pour elle et sa maison. Le costume de l’impératrice était en velours amarante brodé en or, avec une toque brodée d’or, et couronnée de plumes blanches, et toutes les dames du palais furent vêtues de couleur amarante. La reine de Hollande choisit le bleu et argent, madame Murat la couleur de rose et argent aussi, la princesse Borghèse, le lilas, de même brodé en argent. C’était toujours une sorte de tunique ou redingote en velours, courte, sur une robe de satin blanc brodée, des bottines de velours pareilles à la robe, ainsi que la toque, une écharpe blanche. L’empereur et tous les hommes portaient un habit vert galonné en or et argent. Ces brillans costumes, portés soit à cheval, soit en calèche, et toujours en cortège très nombreux, faisaient au travers de la belle forêt de Fontainebleau un effet charmant.

L’empereur aimait la chasse plutôt pour l’exercice qu’elle lui faisait faire que pour ce plaisir en lui-même. Il ne se prêtait point toujours à suivre le cerf bien régulièrement, et se lançant au galop, il s’abandonnait à la route qui se présentait devant lui. Quelquefois il oubliait encore le motif pour lequel on parcourait la forêt, et il en suivait les sinuosités, en paraissant s’abandonner à la fantaisie de son cheval, et livré à d’assez longues rêveries. Il montait à cheval avec habitude, mais sans grâce. On lui dressait des chevaux arabes qu’il préférait, parce qu’ils s’arrêtent à l’instant, et que partant tout à coup, sans tenir sa bride, il fût tombé souvent si on n’avait pris les précautions nécessaires. Il aimait à descendre au galop des côtes rapides, au risque de faire rompre le col à ceux qui le suivaient. Il a fait quelques chutes, dont on ne parlait jamais, parce que cela lui aurait déplu. Je lui ai vu, un peu avant ce temps, la manie de mener aussi des attelages à des calèches ou à des bogheis. Il ne faisait pas bien sûr d’être alors dans la voiture qu’il conduisait, car il ne prenait aucune précaution pour les tournans, ou pour éviter les endroits difficiles. Il prétendait toujours vaincre tout obstacle, et il eût rougi de reculer. Une fois, à Saint-Cloud, il s’avisa de vouloir conduire quatre chevaux, à grandes guides. Il passa une grille si maladroitement, se trouvant emporté dès le premier instant, qu’il versa la voiture où se trouvaient l’impératrice et quelques personnes, sans aucun accident grave, heureusement. Il en fut quitte pour avoir pendant trois semaines le poignet foulé. Depuis ce temps, il renonça à mener lui-même, disant en riant que dans les moindres choses, il fallait que chacun fît son métier. Quoiqu’il ne prît pas grand intérêt au succès d’une chasse, cependant il grondait assez fortement, lorsqu’on ne réussissait point à prendre le cerf. Il se fâchait si on lui représentait que lui-même, en changeant de route, avait contribué à égarer les chiens ; le moindre non-succès lui causait toujours surprise et impatience.

Il travaillait beaucoup à Fontainebleau, comme partout. Il se levait à sept heures, donnait son lever, déjeunait seul, et les jours où l’on ne chassait point, il demeurait dans son cabinet, ou tenait ses conseils jusqu’à cinq ou six heures. Les ministres, les conseillers d’état venaient de Paris comme si on était à Saint-Cloud. Il n’entrait pas beaucoup dans la raison de la distance, jusqu’au point que, manifestant le désir qu’on lui fît sa cour, le dimanche, après la messe, comme cela se passait à Saint-Cloud, on partait de Paris dans la nuit pour arriver le matin à l’heure prescrite. On se tenait alors dans l’une des galeries de Fontainebleau, qu’il parcourait à son gré, ne pensant pas toujours à payer d’une parole ou d’un regard la fatigue et le dérangement d’un pareil voyage.

Tandis qu’il demeurait la matinée dans son cabinet, l’impératrice, toujours élégamment parée, déjeunait avec sa fille et ses dames, et ensuite, se tenant dans son salon, y recevait les visites des personnes qui habitaient le château. Celles d’entre nous qui s’en souciaient pouvaient y faire quelque ouvrage, et cela n’était pas inutile pour soutenir la fatigue d’une conversation oiseuse et insignifiante. Madame Bonaparte n’aimait pas à être seule, et n’avait le goût d’aucune occupation. A quatre heures, on la quittait. Elle vaquait alors à sa toilette, et nous à la nôtre ; c’était toujours une grande affaire. Un assez bon nombre de marchands de Paris avaient transporté à Fontainebleau leurs plus belles marchandises, et ils en trouvaient, facilement le débit, en se présentant dans nos appartemens. Entre cinq ou six heures, il arrivait assez fréquemment que l’empereur passait dans l’appartement de sa femme, et qu’il montait en calèche, seul avec elle, pour se promener avant son dîner. On dînait à six heures, ensuite on se rendait au spectacle, ou chez la personne qui devait, à tel jour, se charger du plaisir de la soirée.

Les princes, maréchaux, grands officiers ou chambellans qui avaient les entrées, pouvaient se présenter chez l’impératrice. On frappait à la porte, le chambellan de service annonçait ; l’empereur disait : Qu’il entre ! et on entrait. Si c’était une femme, elle s’asseyait en silence ; un homme demeurait debout contre la muraille, à la suite des personnes qu’il trouvait déjà dans le salon. L’empereur s’y promenait ordinairement en long et en large, quelquefois silencieusement, et rêvant sans se soucier de ce qui l’entourait, quelquefois faisant une question qui recevait une réponse courte, ou bien entamant la conversation, c’est-à-dire l’occasion de parler à peu près seul, car on éprouvait toujours, et alors plus que jamais, quelque embarras à lui répondre. Il ne savait, et, je crois, ne voulait mettre personne à l’aise, craignant la moindre apparence de familiarité, et inspirant à chacun l’inquiétude de s’entendre dire, devant témoins, quelque parole désobligeante. Les cercles se passaient de la même manière. On s’ennuyait autour de lui, et il s’ennuyait lui-même ; il s’en plaignait souvent, s’en prenant à chacun de ce silence terne et contraint qu’il imposait. Quelquefois, il disait : « C’est chose singulière, j’ai rassemblé à Fontainebleau beaucoup de monde, j’ai voulu qu’on s’amusât, j’ai réglé tous les plaisirs, et les visages sont allongés, et chacun a l’air bien fatigué et triste. — C’est, lui répondait M. de Talleyrand, que le plaisir ne se mène point au tambour, et qu’ici comme à l’armée, vous avez toujours l’air de dire à chacun de nous : Allons, messieurs et mesdames, en avant, marche ! » Il ne s’irritait point de ces paroles, il était alors fort en train, et M. de Talleyrand passait de longues heures avec lui, et on lui laissait le droit de tout dire. Mais dans un salon de quarante personnes, M. de Talleyrand se tenait en aussi grand silence que tout le monde.

De toute la cour, la personne que dans ses voyages le soin de ses plaisirs agitait davantage était sans aucune comparaison M. de Rémusat. Les fêtes et spectacles étaient dans les attributions du grand chambellan, et M. de Rémusat, en sa qualité de premier chambellan, avait la responsabilité de tout ce travail. Ce mot convient parfaitement, car la volonté impérieuse et difficile de Bonaparte rendait cette sorte de métier assez pénible. « Je vous plains, lui disait M. de Talleyrand, il vous faut amuser l’inamusable. »

L’empereur voulait deux spectacles par semaine, et qu’ils fussent toujours variés. Les acteurs de la Comédie-Française en faisaient seuls les frais, conjointement avec quelques représentations d’opéras italiens. On ne jouait guère que des tragédies, souvent Corneille, quelques pièces de Racine, et rarement Voltaire, dont Bonaparte n’aimait point le théâtre. Après avoir approuvé d’avance un répertoire réglé pour le voyage, et positivement signifié qu’on voulait pour Fontainebleau les meilleurs acteurs de la troupe, il entendait que les représentations de Paris ne fussent point interrompues ; les précautions étaient prises. Tout à coup, par suite d’une fantaisie bien plutôt que d’un désir, il détruisait l’ordre qu’il avait consenti, demandait une autre pièce, ou un autre comédien, et cela, le matin même du jour où il fallait les lui procurer. Il n’écoutait jamais une observation ; le plus souvent il en eût pris quelque humeur ; et la chance la plus satisfaisante était qu’il dit, en souriant : « Bah ! avec un peu de peine, vous en viendrez à bout. Je le veux, c’est à vous de trouver le moyen de le faire. » Dès que l’empereur avait proféré cet irrévocable Je le veux, il se répétait en écho dans tout le palais. Duroc, Savary surtout, le prononçaient du même ton que lui ; M. de Rémusat le répétait à tous les comédiens étourdis des efforts de mémoire ou du dérangement subit auxquels on les soumettait. Les courriers partaient pour aller chercher à toute bride les hommes ou les choses nécessaires. La journée se passait en sottes agitations, dans la crainte qu’un accident, ou une maladie, ou quelque circonstance imprévue ne s’opposassent à l’exécution de l’ordre donné, et mon mari, venant chercher dans ma chambre un moment de repos, soupirait un peu, en pensant qu’un homme raisonnable se voyait forcé d’user sa patience et les combinaisons de son esprit à de telles pauvretés, devenues importantes par les suites qu’elles pouvaient avoir. Il faut avoir vécu dans les cours pour savoir à quel point les plus petites choses prennent de la gravité, et combien le mécontentement du maître, même quand il porte sur des niaiseries, est désagréable à subir. Les rois sont assez sujets à le témoigner devant tout le monde, et il est insupportable de recevoir une plainte ou une brusquerie en présence de tant de gens auxquels on sert de spectacle. Bonaparte, plus roi que qui que ce soit, grondait durement, souvent hors de propos, humiliant son monde, menaçant pour un motif léger. La crainte qu’il excitait était communicative, et le bruit de quelques-unes de ses paroles dures avait un long retentissement.

Enfin, lorsqu’à grand’peine on était parvenu à le contenter, il ne faut pas croire qu’il témoignât jamais cette satisfaction. Son silence était alors son plus beau, et ce dont il fallait s’arranger. Il arrivait au spectacle souvent préoccupé, irrité de la lecture de quelque journal anglais, ou seulement fatigué de la chasse ; il rêvait, ou s’endormait. On n’applaudissait point devant lui ; la représentation, silencieuse, était extrêmement froide. La cour s’ennuyait mortellement de ces éternelles tragédies ; les jeunes femmes s’y endormaient ; on quittait le spectacle triste et mécontent. L’empereur s’apercevait de cette impression ; il en prenait de l’humeur, s’attaquait à son premier chambellan, blâmait les acteurs, aurait voulu qu’on en trouvât d’autres, quoiqu’il eût les meilleurs, et ordonnait quelques autres représentations pour les jours suivans, qui éprouvaient à peu près le même sort. Il était bien rare qu’il en fût autrement, et il faut en convenir, c’était chose vraiment désagréable. Le jour du spectacle de Fontainebleau, j’éprouvais toujours un souci qui me devenait une sorte de petit supplice sans cesse renaissant. La frivolité du fond et l’importance des suites en rendaient le poids plus importun.

L’empereur aimait assez le talent de Talma. Il se persuadait qu’il l’aimait beaucoup ; je crois qu’il savait encore plus qu’il est grand acteur qu’il ne le sentait. Il n’y avait pas en lui ce qui fait qu’on se complaît dans la représentation d’une fiction de théâtre. Il manquait d’instruction ; ensuite, il était trop rarement désoccupé, trop fortement entrepris par sa situation réelle pour prêter attention à la conduite d’un ouvrage, au développement d’une passion feinte. Il se montrait parfois ému, transitoirement, d’une scène ou même d’un mot prononcé avec talent, mais cette émotion nuisait au reste de son plaisir, parce qu’il eût voulu qu’elle se prolongeât dans toute sa force, et qu’il ne faisait nul cas des impressions secondaires, ou plus douces, que produisent encore la beauté des vers ou l’accord que le talent d’un comédien apporte dans un rôle entier. En général, il trouvait notre théâtre français froid, nos acteurs trop mesurés, et il s’en prenait toujours aux autres de l’impossibilité presque complète où il se trouvait de se plaire là où la multitude acceptait un divertissement. Il en était de même sur l’article de la musique. Peu sensible aux arts, il savait leur prix par son esprit, et leur demandant plus qu’ils ne pouvaient lui donner, il se plaignait de n’avoir pas senti ce que sa nature ne permettait pas qu’il éprouvât.

On avait attiré à la cour les premiers chanteurs de l’Italie. Il les payait largement, mettait sa vanité à les enlever aux autres souverains ; mais il les écoutait tristement, et rarement avec intérêt. M. de Rémusat imagina d’animer les concerts qu’on lui donnait par une sorte de représentation des morceaux de chant qu’on exécutait en sa présence. Les concerts furent quelquefois donnés sur le théâtre. Ils étaient composés des plus belles scènes des opéras italiens ; les chanteurs les exécutaient en costumes, et les jouaient réellement ; la décoration représentait le lieu de la scène où se passait l’action du morceau de chant, tout cela était monté avec grand soin et, comme tout le reste, manquait à peu près son effet. Mais il faut dire que, si tant de soins étaient perdus pour son plaisir, la pompe de tant de spectacles et de divertissemens variés le flattait néanmoins, car elle rentrait dans sa politique, et il aimait à étaler devant cette foule d’étrangers qui l’entouraient une supériorité qui se retrouvait en tout.

Cette même disposition rêveuse et mécontente qu’il portait partout jetait un voile sombre sur les cercles et les bals de Fontainebleau. Vers huit heures du soir, la cour, excessivement parée, se rendait chez la princesse qui devait recevoir à tel jour. On se plaçait en cercle ; on se regardait sans se parler. On attendait leurs majestés. L’impératrice arrivait la première, parcourait gracieusement le salon, et ensuite prenait sa place et attendait, comme les autres, en silence, l’arrivée de l’empereur. Il entrait enfin ; il allait s’asseoir près d’elle ; il regardait danser ; son visage était loin d’encourager le plaisir, aussi le plaisir ne se mêlait-il guère à de pareilles réunions. Pendant ces contredanses, quelquefois il se promenait entre les rangs des femmes pour leur adresser des paroles assez insignifiantes, qui le plus souvent n’étaient que des plaisanteries peu délicates sur leur toilette. Il disparaissait presque aussitôt, et peu après sa retraite, chacun se retirait de son côté.

Dans ce voyage de Fontainebleau, nous vîmes paraître une très jolie personne dont il fut un peu occupé. C’était une Italienne. M. de Talleyrand l’avait vue en Italie, et il avait persuadé à l’empereur de la placer auprès de l’impératrice, en qualité de lectrice. L’impératrice, d’abord un peu effarouchée de l’apparition de cette belle personne, prit cependant assez promptement le parti de se prêter avec complaisance à des amusemens auxquels il lui aurait été impossible de s’opposer longtemps, et cette fois elle ferma les yeux sur ce qui se passait. C’était une douce personne, plus soumise que satisfaite. Elle céda, dit-on, à son maître, par une sorte de conviction qu’on ne devait pas lui résister ; mais elle ne mit aucun éclat, aucune prétention à son succès ; elle sut même allier au dedans d’elle un grand fonds d’attachement pour Mme Bonaparte avec la complaisance pour la fantaisie de son époux. Il en résulta que cette aventure se passa sans bruit, ni éclat. Elle était alors la plus jolie femme d’une cour qui en renfermait un grand nombre de fort jolies. Je n’ai jamais vu de plus beaux yeux, des traits plus fins, un plus charmant accord de tout le visage. Elle était grande, élégamment faite ; elle eût eu besoin d’un peu plus d’embonpoint.

L’empereur n’eut jamais pour elle un goût très vif ; il le confia assez vite à sa femme, et la rassura en lui livrant sans aucune réserve le secret de cette froide liaison. Il l’avait fait loger à Fontainebleau, de manière à ce qu’elle pût se rendre à ses ordres quand il la faisait appeler ; on se disait à l’oreille que, le soir, elle descendait chez lui, ou bien qu’il allait dans sa chambre ; mais au milieu des cercles il ne lui parlait pas plus qu’à une autre, et notre cour ne prêta pas longtemps attention à toute cette affaire, prévoyant qu’elle ne produirait aucun changement. M. de Talleyrand, qui avait le premier persuadé à Bonaparte le choix de cette maîtresse, recevait la confidence du plus ou moins de plaisir qu’elle lui procurait, et ce fut tout.

Si quelque personne curieuse me demandait si, à l’exemple du maître, il se formait d’autres liaisons pendant l’oisiveté d’une pareille réunion, je serais assez embarrassée de répondre d’une manière satisfaisante. Le service de l’empereur imposait un trop grand assujettissement pour laisser aux hommes le temps de certaines galanteries, et les femmes avaient une trop continuelle inquiétude de ce qu’il pourrait leur dire pour se livrer sans précautions. Dans un cercle si froid, si convenu, on n’eût jamais osé se permettre une parole, un mouvement de plus ou de moins que les autres ; aussi ne se manifestait-il aucune coquetterie, et tout arrangement se faisait en silence, et avec une sorte de promptitude qui échappait aux regards. Ce qui préservait encore les femmes, c’est que les hommes ne pensaient alors nullement à paraître aimables, et qu’ils ne montraient guère que les prétentions de la victoire, sans perdre leur temps aux lenteurs d’un véritable amour. Aussi ne se forma-t-il autour de l’empereur que des liaisons subites, dont apparemment les deux parties étaient pressées de brusquer le dénoûment. D’ailleurs, Bonaparte tenait à ce que sa cour fût grave, et il eût trouvé mauvais que les femmes y prissent le moindre empire. Il voulait se réserver, à lui, le. droit de toutes les libertés ; il tolérait l’inconduite de quelques personnes de sa famille, parce qu’il voyait qu’il ne pourrait la réprimer, et que le bruit lui donnerait une plus grande publicité. La même raison l’eût porté à dissimuler l’humeur qu’il eût ressentie si sa femme se fût permis quelques distractions ; mais à cette époque elle n’y semblait guère disposée. J’ignore absolument le secret de son intime intérieur, et je l’ai toujours vue presque exclusivement occupée de sa position, et tremblant de déplaire à son mari. Elle n’avait aucune coquetterie ; toute sa manière extérieure était décente et mesurée. Elle ne parlait aux hommes que pour tâcher de découvrir ce qui se passait, et ce divorce suspendu sur sa tête faisait l’éternel sujet de ses plus grands soucis. Au reste, les femmes de cette cour avaient grande raison de s’observer un peu, car l’empereur, dès qu’il était instruit de quelque chose (et il l’était toujours), soit pour s’amuser, soit par je ne sais quel autre motif, ne tardait guère à mettre au fait le mari de ce qui se passait. A la vérité, il lui interdisait le bruit et la plainte. C’est ainsi que nous avons su qu’il avait appris à S… quelques-unes des aventures de sa femme, et qu’il lui ordonna si impérieusement de ne point montrer de courroux que S…, toujours parfaitement soumis, consentit à se laisser tromper, et moitié par condescendance et moitié par suite du désir qu’il en avait, finit, je pense, par ne point croire ce qui souvent était public. Cependant, nous eûmes, pendant ce voyage, le spectacle d’un autre amour qui fut d’abord assez vif. Jérôme venait, comme je l’ai dit, d’épouser la princesse Catherine. Cette jeune personne s’attacha vivement à lui ; mais sitôt après son mariage, il lui donna l’occasion d’éprouver un assez fort mouvement de jalousie. La jeune princesse de Bade était alors extrêmement agréable, et toujours en grande froideur avec le prince, son époux. Coquette, un peu légère, fine et gaie, elle avait de grands succès. Jérôme devint amoureux d’elle, et elle parut s’amuser de cette passion. Elle dansait avec lui dans tous les bals ; la princesse Catherine, un peu trop grasse déjà, ne dansait point, et demeurait assise, contemplant tristement la gaîté de ces deux jeunes gens qui passaient et repassaient devant elle, sans faire attention à la peine qu’elle éprouvait. Enfin, un soir, au milieu d’une fête, la bonne intelligence paraissant très marquée, nous vîmes tout à coup cette nouvelle reine de Westphalie pâlir, laisser échapper des larmes, se pencher sur sa chaise, et enfin s’évanouir tout à fait. Le bal fut interrompu. On la transporta dans un salon voisin ; l’impératrice, suivie de quelques-unes d’entre nous, s’empressa à lui donner secours ; nous entendions l’empereur adresser à son frère quelques paroles dures, après quoi il se retira. Jérôme, effrayé, se rapprocha de sa femme, et la posant sur ses genoux, cherchait à lui rendre sa connaissance, en lui faisant mille caresses. La princesse, en revenant à elle, pleurait encore, et ne semblait point s’apercevoir de tout ce monde qui l’entourait. Je la regardais en silence, et je me sentais saisie d’une impression assez vive, en voyant ce Jérôme qu’une foule de circonstances, toutes indépendantes assurément de son mérite, avaient porté sur le trône, devenu l’objet de la passion d’une princesse, ayant tout à coup acquis le droit d’être aimé d’elle, et de la négliger. Je ne puis dire tout ce que j’éprouvais, en la voyant assise familièrement sur lui, la tête penchée sur son épaule, recevant ses caresses, et, lui, l’appelant à plusieurs reprises du nom de Catherine, et l’engageant à se remettre, en la tutoyant familièrement. Peu de momens après, les deux époux se retirèrent dans leur appartement. Bonaparte, le lendemain, ordonna à sa femme de parler fortement à sa jeune nièce, et je fus chargée aussi de lui parler raison. Elle me reçut fort bien ; elle m’écouta beaucoup, quand je lui représentai qu’elle compromettait tout son avenir, que son devoir, comme son intérêt, l’engageait à bien vivre avec le prince de Bade, qu’elle était destinée à habiter d’autres lieux que la France, qu’il était vraisemblable qu’on lui saurait mauvais gré en Allemagne des légèretés qu’on lui tolérerait à Paris, et qu’elle devait s’appliquer à ne point prêter aux calomnies qu’on se pressait de répandre sur elle. Elle m’avoua qu’elle s’était reproché plus d’une fois l’imprudence de ses manières, mais qu’il n’y avait au dedans d’elle que l’envie de s’amuser, qu’au reste elle avait fort bien remarqué que toute son importance venait alors de sa qualité de princesse de Bade, qu’elle ne se voyait plus traitée à la cour de France comme par le passé. En effet, l’empereur, qui n’avait plus le même penchant pour elle, avait changé tout le cérémonial à son égard. Ne songeant plus aux règlemens qu’il avait prescrits sur son rang lors de son mariage, négligeant de la traiter comme sa fille adoptive, il ne lui donnait plus que ce qu’on devait accorder à une princesse de la confédération du Rhin, ce qui la mettait assez loin après les reines et les princesses de la famille. Enfin, elle se voyait une occasion de trouble, et le jeune grand-duc, n’osant point exprimer son mécontentement, ne le manifestait que par une extrême tristesse. Notre conversation qui fut longue, et ses propres réflexions, la frappèrent beaucoup. Quand elle me congédia, elle m’embrassa en me disant : « Vous verrez que vous serez contente de moi. » En effet, le soir même, au bal, elle s’approcha de son mari, lui parla avec une manière affectueuse, et prit un maintien réservé qu’on remarqua. Dans cette soirée, elle vint à moi, et avec une bonne grâce infinie, elle me demanda si je la trouvais bien, et à dater de ce jour, jusqu’à la fin du voyage, on ne put pas faire la moindre maligne observation sur son compte. Elle ne témoigna aucun regret de retourner à Bade ; elle s’y est bien conduite ; elle a eu des enfans du prince, et a vécu parfaitement avec lui ; elle s’est fait aimer de ses sujets[4]. Aujourd’hui, la voilà veuve seulement avec deux filles, mais fort considérée de son beau-frère l’empereur de Russie, qui lui a témoigné à plusieurs reprises un grand intérêt. Quant à Jérôme, il alla peu après prendre possession de son royaume de Westphalie, où sa conduite a dû donner à la princesse Catherine plus d’une occasion de verser des larmes qui n’ont pourtant pas refroidi sa tendresse, puisque, depuis la révolution de 1814, elle n’a pas cessé de partager son exil[5].

Tandis qu’on se livrait au plaisir, et surtout à l’étiquette, dans le château de Fontainebleau, la pauvre reine de Hollande y vivait le plus à l’écart qu’elle pouvait. Extrêmement souffrante d’une grossesse pénible, toujours poursuivie du souvenir de son fils ; crachant le sang au moindre effort, inquiète de son avenir, découragée sur tout, elle ne demandait aux événemens que du repos. C’est alors qu’elle me disait, souvent avec les larmes aux yeux : « Je ne tiens plus à la vie que par le bonheur de mon frère. Quand je pense à lui, je jouis de nos grandeurs, mais, pour moi, elles sont un supplice. » L’empereur lui témoignait estime et affection ; c’était toujours à elle qu’il confiait le soin de donner des conseils à sa mère, quand il les croyait nécessaires. Il y avait de l’amitié entre Mme Bonaparte et sa fille, mais elles se ressemblaient trop peu pour s’entendre, et la première se sentait dans une sorte d’infériorité qui lui imposait un peu. D’ailleurs, Hortense avait éprouvé de si grands malheurs qu’elle ne pouvait trop trouver en elle de compassion pour des soucis qui lui auraient apparu d’un poids léger, en comparaison de ce qu’elle souffrait. Ainsi, quand l’impératrice venait lui parler d’une querelle surgie entre elle et l’empereur, pour quelque folle dépense, ou d’une jalousie passagère, ou même de la crainte de son divorce, sa fille souriait tristement, en lui répondant : « Sont-ce donc là des malheurs ? » Ces deux personnes se sont aimées, mais je crois qu’elles ne se sont jamais tout à fait comprises.

L’empereur qui, dans le fond, avait, je crois, plus d’amitié pour Mme Louis Bonaparte que pour son frère Louis, mais qui n’était point absolument étranger à un certain esprit de famille, ne se mêlait qu’avec une sorte de précaution des querelles de ce ménage. Il avait consenti à garder sa belle-fille près de lui, jusqu’après ses couches ; mais il parlait toujours du retour qu’il désirait qu’elle fît en Hollande. Elle l’assurait qu’elle ne voulait point rentrer dans un pays où son fils était mort, et où mille douleurs l’attendaient. « Ma réputation est flétrie, lui disait-elle, ma santé perdue, je n’attends plus de bonheur dans la vie ; bannissez-moi de votre cour si vous voulez, enfermez-moi dans un couvent, je ne souhaite ni trône ni fortune. Donnez du repos à ma mère, de l’éclat à Eugène qui le mérite, mais laissez-moi vivre tranquille et solitaire. » Quand elle parlait ainsi, elle parvenait à émouvoir l’empereur. Il la consolait, l’encourageait, lui promettait son appui, lui conseillait de s’en remettre au temps ; mais il repoussait vivement toute idée de divorce entre elle et Louis. Souvent il pensait au sien, et il sentait qu’une sorte de ridicule se serait attachée à cette multiplicité du même événement dans sa famille. Mme Louis se soumettait, laissait aller le temps, bien déterminée à ne point céder à un nouveau rapprochement qui la faisait frémir. Il ne paraît point, au reste, que le roi le désirât non plus. Plus aigri que jamais contre sa femme, il ne l’aimait pas plus qu’elle ne l’aimait elle-même ; il l’accusait hautement en Hollande, car il voulait avoir l’air d’une victime. Bien des gens l’ont cru ; les rois trouvent facilement des oreilles crédules. Ce qui est certain, c’est que l’époux et la femme étaient fort malheureux ; mais je pense que le caractère de Louis lui eût donné des chagrins partout, au lieu qu’il y avait dans celui d’Hortense de quoi faire une vie douce et sereine ; car elle n’avait aucune apparence de passion ; son âme et son esprit la portaient vers un profond repos.

La grande-duchesse de Berg s’appliquait à se montrer aimable pour tous, à Fontainebleau. Elle ne manquait pas de gaîté dans l’humeur, et savait prendre parfois le ton de la bonhomie. Établie dans le château à ses propres frais, elle y vivait avec luxe, ordonnait toujours une table somptueuse. Elle était servie en vaisselle dorée, ce qui n’arrivait point, même chez l’empereur. Elle invitait tous les habitans du palais, les uns après les autres, accueillait de fort bonne grâce même ceux qu’elle n’aimait point, et semblait ne penser qu’au plaisir ; mais elle ne perdait point son temps, cependant. Elle voyait souvent alors M. de Metternich, alors ambassadeur d’Autriche. Il était jeune, d’une jolie figure ; il paraissait remarquer la sœur de l’empereur ; elle s’en aperçut facilement, et, dès cette époque, soit par esprit de coquetterie, ou plutôt par suite d’une ambition précautionneuse, elle commença à accueillir avec assez d’attention les hommages d’un ministre qui, disait-on, avait du crédit à la cour, et qui, par la suite, pourrait peut-être la servir. Qu’elle ait eu d’avance, ou non, cette idée, cet appui ne lui a point manqué[6].

De plus, considérant le crédit de M. de Talleyrand, elle s’efforça de se rapprocher de lui, tout en conservant le plus secrètement qu’elle put des rapports avec Fouché, qui mettait assez de précautions pour la voir, parce que l’empereur manifestait toujours du mécontentement de toute liaison. Nous la vîmes agacer M. de Talleyrand, dans le salon de Fontainebleau, lui parler de préférence, sourire à ses bons mots, le regarder quand elle disait quelque chose qui pouvait être remarqué, et enfin le lui adresser. M. de Talleyrand ne se montra point rétif, et se rapprocha de son côté. Alors les entretiens devinrent un peu plus graves. Mme Murat ne dissimula point à M. de Talleyrand qu’elle voyait avec envie ses frères occuper des trônes et qu’elle sentait en elle la force de porter un sceptre ; elle lui reprocha de s’y opposer. M. de Talleyrand objecta le peu d’étendue d’esprit de Murat ; il plaisanta sur son compte, et ses plaisanteries ne furent point repoussées amèrement ; au contraire, la princesse livra son mari d’assez bonne grâce ; mais elle objecta qu’elle ne lui laisserait point à lui seul la charge du pouvoir, et peu à peu je pense qu’elle amena M. de Talleyrand à lui être moins contraire. Pendant ce temps, elle caressait aussi M. Maret, qui reportait lourdement à l’empereur des éloges répétés de l’esprit distingué de sa sœur. L’empereur avait, de lui-même, assez grande opinion d’elle, et s’y voyait encore fortifié par un concours d’approbations qu’il savait bien n’être pas concertées. Il s’accoutuma à traiter sa sœur avec plus de considération. Murat, qui y perdit quelque chose, parfois s’avisait de se blesser et de se plaindre ; il en résultait des scènes conjugales où le mari voulait reprendre ses droits et son rang. Il traitait mal la princesse ; elle en était un peu effarouchée ; mais, moitié par adresse, moitié par menace, tantôt caressante et tantôt hautaine, sachant se montrer habilement femme soumise, ou sœur du maître à tous, elle étourdissait son mari, reprenait son ascendant, et lui prouvait qu’elle le servait par la conduite qu’elle tenait. Il paraît que les mêmes orages se sont manifestés lorsqu’elle a été à Naples, que la vanité de Murat en a quelquefois pris ombrage, qu’il en a souffert ; mais on s’accorde à dire, que, s’il a fait des fautes, c’est toujours au moment où il a cessé de suivre ses conseils.

J’ai dit combien la cour pendant ce voyage fut brillante d’étrangers. Avec le prince primat, on pouvait trouver un peu de conversation. Il avait de la politesse, il était assez bel esprit, et il aimait à rappeler les années de sa jeunesse, où il avait eu des liaisons à Paris avec tous les gens de lettres du temps. Le grand-duc de Wurtzbourg, qui resta à Fontainebleau tout le temps, montrait de la bonhomie, et mettait chacun fort à l’aise. Il était passionné de musique, et avait une voix de chantre de cathédrale ; mais il se divertissait tant, lorsqu’on le mettait pour une partie dans quelque morceau de musique, qu’on ne se sentait pas le courage de détruire son plaisir en en souriant. Les princes de Mecklembourg, après ceux que je viens de citer, étaient ceux auxquels on donnait le plus de soins. Tous deux étaient jeunes, d’une grande politesse, et même un peu obséquieux pour tout le monde. L’empereur leur imposait beaucoup. La magnificence de sa cour les éblouissait, et subjugués par cette puissance, et par le faste imposant qu’on déployait avec soin, ils admiraient sans cesse, et courtisaient jusqu’au moindre chambellan. Le prince de Mecklembourg-Strélitz, frère de la reine de Prusse, assez sourd, avait plus de peine à communiquer ses idées, mais le prince de Mecklembourg-Schwerin, jeune aussi, d’une assez jolie figure, montrait une affabilité constante. Il venait pour tâcher d’obtenir le départ des garnisons, françaises qui occupaient ses états. L’empereur l’amusait par de belles promesses ; le prince témoignait ses désirs à l’impératrice, qui l’accueillait avec la patience la plus gracieuse. Cette complaisance continue qui la distinguait, son aimable visage, sa taille charmante, l’élégance soutenue de sa personne, ne furent pas sans effet sur lui. On vit, ou on crut voir, qu’il paraissait un peu occupé de notre souveraine. Elle en riait, et s’en amusait doucement. L’empereur en rit aussi, pour plus tard en prendre un peu d’humeur. Cela arriva après son retour du petit voyage qu’il fit en Italie, à la fin de l’automne. Il est certain qu’à la fin de leur séjour à Paris les deux princes furent moins bien traités. Je ne crois point que Bonaparte eût des inquiétudes sérieuses, mais il ne voulait être le sujet d’aucune plaisanterie. Le prince a sans doute gardé quelque souvenir de l’impératrice, car elle m’a conté que, lors du divorce, l’empereur lui proposa, si elle voulait se remarier, de prendre le prince de Mecklembourg pour époux, et qu’elle s’y refusa. Je ne sais même si elle ne m’a pas dit que le prince avait écrit pour le demander.

Tous les princes, et une foule d’autres moins importans, n’étaient point admis à la table de l’empereur tous les jours. Ils y étaient invités quand il lui plaisait ; les autres soirs, ils dînaient chez les reines, chez les ministres, le grand maréchal, ou la dame d’honneur. Mme de la Rochefoucauld avait un grand appartement où se réunissaient les étrangers. Elle les recevait avec aisance, et on y passait son temps assez agréablement. C’est un singulier spectacle que celui d’une cour. On y voit les plus grands personnages, pris dans les plus hautes classes de la société ; on y suppose à chacun des intérêts sérieux, et cependant le silence, imposé par la prudence et l’usage, y force tout le monde à s’y tenir dans les bornes d’une conversation la plus insignifiante possible, et souvent les princes et les grands, n’osant pas y paraître hommes, consentent à y agir comme des enfans. Cette réflexion se faisait avec plus de force à Fontainebleau qu’ailleurs : tous ces grands étrangers s’y voyaient attirés par la force ; tous, plus ou moins vaincus ou dépossédés, y venaient implorer grâce ou justice. Dans un des coins du château, ils savaient que leur destinée se décidait en silence ; et tous, avec un aspect pareil, affectant de la bonne humeur et une entière liberté d’esprit, ils couraient la chasse, s’abandonnant à tout ce qu’on exigeait d’eux ; et ce qu’on exigeait, faute d’en pouvoir faire autre chose et pour n’avoir ni à les écouter ni à leur répondre, était qu’ils dansassent, qu’ils jouassent au colin-maillard, etc. Combien de fois il m’est arrivé de me voir au piano, chez Mme de la Rochefoucauld, jouant à sa prière des danses italiennes, que la présence de cette jolie Italienne mettait à la model En voyant passer en cercle et danser pêle-mêle devant moi, princes, électeurs, maréchaux ou chambellans, vainqueurs ou vaincus, nobles et bourgeois, enfin tous les quartiers d’Allemagne en pendant des sabres révolutionnaires ou de nos habits chamarrés, illustration plus solide, à cette époque, que celle de tant de vieux parchemins, dont la fumée de nos canons avait presque entièrement effacé les caractères, je faisais, à part moi, souvent d’assez sérieuses réflexions sur ce que je voyais sous mes yeux, mais je me serais bien gardée de les communiquer à mes compagnons, et je n’aurais pas osé sourire ni d’eux ni de moi. « Voilà la science des courtisans, dit Sully ; ils sont convenus entre eux que, couverts des masques les plus grossiers, ils ne se paraîtraient pourtant point risibles les uns aux autres. »

C’est lui qui dit encore : « Le vrai grand homme sait être tour à tour, et suivant les occasions, tout ce qu’il faut être, maître ou égal, roi ou citoyen. Il ne perd rien à s’abaisser ainsi dans le particulier ; pourvu que, hors de là, il se montre également capable des affaires politiques et militaires ; le courtisan se souvient toujours qu’il est avec son maître. »

L’empereur n’avait aucune disposition à adopter une pareille vérité, et, par calcul comme par goût, il se gardait bien de se détendre jamais de sa royauté ; peut-être aussi qu’un usurpateur ne pourrait pas le faire si impunément qu’un autre.

Lorsque l’heure annonçait qu’il fallait quitter nos jeux enfantins pour nous présenter chez lui, alors l’aisance s’effaçait de tous les visages ; chacun, reprenant son sérieux, s’acheminait lentement et cérémonieusement vers les grands appartemens. On entrait, en se donnant la main, dans l’antichambre de l’impératrice. Un chambellan annonçait. Plus ou moins longtemps après, on était reçu ; quelquefois seulement les entrées, ou tout le monde. On se rangeait en silence, comme je l’ai dit, on écoutait les paroles vagues et rares que l’empereur adressait à chacun. Ennuyé comme nous, il demandait les tables de jeu ; on s’y plaçait par contenance, et peu après, l’empereur disparaissait. Presque tous les soirs, il faisait appeler M. de Talleyrand, et veillait longtemps avec lui.

L’état de l’Europe fournissait alors à leurs conversations, et sans doute en faisait le sujet ordinaire. L’expédition des Anglais en Danemark avait vivement irrité l’empereur. L’impossibilité où il s’était trouvé de secourir cet allié, l’incendie de la flotte danoise, le blocus que les vaisseaux anglais établissaient partout, l’animaient à chercher de son côté des moyens de leur nuire, et il exigeait plus sévèrement que jamais que ses alliés se dévouassent à sa vengeance. L’empereur de Russie, qui avait fait des démarches pour la paix générale, ayant été repoussé par le ministère anglais, se jeta alors avec une entière affection dans le parti de Bonaparte. Le 26 octobre, il fit une déclaration qui annonçait qu’il rompait toute communication avec l’Angleterre, jusqu’au moment où elle traiterait de la paix avec nous. Son ambassadeur, le comte Tolstoy, arriva à Fontainebleau peu après ; il y fut reçu avec de grands honneurs, et nommé du voyage.

Vers le commencement de ce mois, une rupture avait éclaté entre nous et le Portugal. Le prince régent de ce royaume[7] ne se prêtait point à ces prohibitions continentales qui fatiguaient les peuples. L’empereur s’emporta ; des notes violentes contre la maison de Bragance parurent dans nos journaux, les ambassadeurs furent rappelés, et notre armée entra en Espagne, pour marcher vers Lisbonne. Ce fut Junot qui en eut le commandement. Un peu plus tard, c’est-à-dire au mois de novembre, le prince régent, voyant qu’il ne pouvait apporter de résistance à une telle invasion, prit le courageux parti d’émigrer de l’Europe et d’aller régner au Brésil. Il s’embarqua le 29 novembre.

Le gouvernement espagnol s’était bien gardé de s’opposer au passage des troupes françaises sur son territoire. Il s’ourdissait alors un nombre considérable d’intrigues entre la cour de Madrid et celle de France. Depuis longtemps, il s’était formé par lettres une correspondance intime entre le prince de la Paix et Murat. Le prince, maître absolu de l’esprit de son roi, ennemi acharné de l’héritier du trône, l’infant Ferdinand, s’était dévoué à Bonaparte et le servait avec zèle. Il promettait sans cesse à Murat de le satisfaire sur tout ce qu’on exigerait de lui, et celui-ci, en réponse, était chargé de lui promettre une couronne, je ne sais quel royaume des Algarves, et un appui solide de notre part. Une foule d’intrigans, soit français, soit espagnols, se mêlait à tout cela. Ils trompaient Bonaparte et Murat sur le véritable esprit de l’Espagne, ils cachaient soigneusement que le prince de la Paix y fût détesté. En ayant gagné ce ministre, on se croyait maître du pays, et on entrait volontairement dans une foule d’erreurs qu’il a fallu, depuis, payer bien cher. M. de Talleyrand n’était pas toujours consulté ou cru sur cet article. Mieux informé que Murat, il entretenait souvent l’empereur du véritable état des choses ; mais on le soupçonnait de jalousie contre Murat. Celui-ci disait que c’était pour lui nuire qu’il doutait des succès dont le prince de la Paix répondait, et Bonaparte se laissa séduire à tant d’intrigues. On a dit que le prince de la Paix avait fait d’énormes présens à Murat ; que celui-ci se flattait qu’après, avoir trompé le ministre espagnol et par son moyen excité la rupture entre le roi d’Espagne et son fils, et enfin amené la révolution qu’on souhaitait, il aurait pour sa récompense le trône d’Espagne. Ébloui par cet avenir, il se gardait bien de douter de tout ce qu’on lui mandait pour flatter sa passion. Il se forma, tout à coup, une conspiration à Madrid contre le roi ; on sut y faire entrer le prince Ferdinand dans les rapports qu’on fit au roi, et, soit qu’elle fût réelle ou bien seulement une malheureuse intrigue contre les jours du jeune prince, elle fut publiée après avoir été découverte avec un grand bruit. Le roi d’Espagne, ayant soumis son fils au jugement d’un tribunal, se laissa désarmer par des lettres d’excuse que la peur dicta à l’infant, lettres qui publièrent son crime, vrai ou prétendu, et cette cour n’en demeura pas moins dans un déplorable état d’agitation. Le roi montrait une faiblesse extrême. Il était infatué de son ministre, qui dirigeait la reine avec toute l’autorité d’un maître et d’un ancien amant. Celle-ci détestait son fils, auquel la nation espagnole s’attachait, par suite de la haine qu’inspirait le prince de la Paix. Il y avait dans cette situation de quoi flatter les espérances de la politique de l’empereur. Qu’on y ajoute l’état du pays même, la médiocrité du corps abâtardi de la noblesse, l’ignorance du peuple, l’influence du clergé, les obscurités de la superstition, un état de finances misérable, l’influence que le gouvernement anglais voulait exercer, l’occupation du Portugal par les Français, et on conclura qu’un pareil état penchait vers un désordre prochain.

J’avais souvent entendu M. de Talleyrand parler dans ma chambre à M. de Rémusat de la situation de l’Espagne. Une fois, en nous entretenant de l’établissement de la dynastie de Bonaparte : « C’est nous dit-il, un mauvais voisin pour lui qu’un prince de la maison de Bourbon, et je ne crois pas qu’il puisse le conserver. » Mais, à cette époque de 1807, M. de Talleyrand, très bien informé de la véritable disposition de l’Espagne, était d’avis que, loin d’y intriguer par le moyen d’un homme aussi médiocre et aussi mésestimé que le prince de la Paix, il fallait gagner la nation en le faisant chasser. Si le roi s’y refusait, il fallait lui faire la guerre, prendre parti contre lui pour son peuple, et selon les événemens, ou détrôner absolument toute la race des Bourbons, ou seulement la compromettre au profit de Bonaparte, en mariant le prince Ferdinand à quelque fille de la famille. C’était vers ce dernier avis qu’il penchait, et, il faut lui rendre justice, il prédisait même alors à l’empereur qu’il ne retirerait que des embarras d’une autre marche. Un des grands torts de l’esprit de Bonaparte, je ne sais si je ne l’ai pas déjà dit, était de confondre tous les hommes au seul nivellement de son opinion, et de ne point croire aux différences que les mœurs et les usages apportent dans les caractères. Il jugeait des Espagnols comme de toute autre nation. Comme il savait qu’en France les progrès de l’incrédulité avaient amené à l’indifférence à l’égard des prêtres, il se persuadait qu’en tenant au delà des Pyrénées le langage philosophique qui avait précédé la révolution française, on verrait les habitans de l’Espagne suivre le mouvement qu’avaient soulevé les Français. « Quand j’apporterai, disait-il, sur ma bannière les mots liberté, affranchissement de la superstition, destruction de la noblesse, je serai reçu comme je le fus en Italie, et toutes les classes vraiment nationales seront avec moi. Je tirerai de leur inertie des peuples autrefois généreux ; je leur développerai les progrès d’une industrie qui accroîtra leurs richesses, et vous verrez qu’on me regardera comme le libérateur de l’Espagne. » Murat mandait une partie de ces paroles au prince de la Paix, qui ne manquait point d’assurer qu’un tel résultat était en effet très probable. M. de Talleyrand parlait en vain ; on ne l’écouta point. Cela fut un premier échec donné à son crédit qui l’ébranla d’abord imperceptiblement, mais dont ses ennemis profitèrent. M. Maret s’efforça de dire comme Murat, voyant que c’était flatter l’empereur ; le ministre des relations extérieures, humilié d’être réduit à des fonctions dont M. de Talleyrand lui enlevait les plus belles parties, se crut obligé de prendre et de soutenir une autre opinion que la sienne ; l’empereur, ainsi circonvenu, se laissa abuser, et, quelques mois après, s’embarqua dans cette perfide et déplorable entreprise.

Tandis que je demeurais à Fontainebleau, mes relations avec M. de Talleyrand se multiplièrent beaucoup. Il venait souvent dans ma chambre, il s’y amusait des observations que je faisais sur notre cour, et il me livrait les siennes, qui étaient plaisantes. Quelquefois aussi, nos conversations prenaient un tour sérieux. Il arrivait fatigué ou même mécontent de l’empereur ; il s’ouvrait alors un peu sur les vices plus ou moins cachés de son caractère, et m’éclairant par une lumière vraiment funeste, il déterminait mes opinions encore flottantes, et me causait une douleur assez vive. Un soir que, plus communicatif que de coutume, il me contait quelques anecdotes que j’ai rapportées dans le cours de ces cahiers, et qu’il appuyait fortement sur ce qu’il nommait la fourberie de notre maître, le représentant comme incapable d’un sentiment généreux, il fut étonné tout à coup de voir qu’en l’écoutant je répandais des larmes : « Qu’est-ce ? me dit-il ; qu’avez-vous ? — C’est, lui répondis-je, que vous me faites un mal réel. Vous autres politiques, vous n’avez pas besoin d’aimer qui vous voulez servir ; mais moi, pauvre femme, que voulez-vous que je fasse du dégoût que vos récits m’inspirent, et que deviendrai-je quand il faudra demeurer où je suis, sans pouvoir y conserver une illusion ? — Enfant que vous êtes, reprit M. de Talleyrand, qui voulez toujours mettre votre cœur dans tout ce que vous faites ! Croyez-moi, ne le compromettez pas à vous affectionner à cet homme-ci, mais tenez pour sûr qu’avec tous ses défauts il est encore aujourd’hui très nécessaire à la France, qu’il sait maintenir, et que chacun de nous doit y faire son possible. Cependant, ajouta-t-il, s’il écoute les beaux avis qu’on lui donne aujourd’hui, je ne répondrais de rien. Le voilà enferré dans une intrigue pitoyable. Murat veut être roi d’Espagne ; ils enjôlent le prince de la Paix, et veulent le gagner comme s’il avait quelque importance en Espagne. C’est une belle politique à l’empereur que d’arriver dans un pays avec la réputation d’une liaison intime entre lui et un ministre détesté. Je sais bien qu’il trompe ce ministre, et qu’il le rejettera loin de lui, quand il s’apercevra qu’il n’en a que faire ; mais il aurait pu s’épargner les frais de cette méprisable perfidie. L’empereur ne veut pas voir qu’il était appelé par sa destinée à être partout et toujours l’homme des nations, le fondateur des nouveautés utiles et possibles. Rendre la religion, la morale, l’ordre à la France, applaudir à la civilisation de l’Angleterre en contenant sa politique, fortifier ses frontières par la confédération du Rhin, faire de l’Italie un royaume indépendant de l’Autriche et de lui-même, tenir le tsar enfermé chez lui en créant cette barrière naturelle qu’offre la Pologne, voilà quels devaient être les desseins éternels de l’empereur, et ce à quoi chacun de mes traités le conduisait. Mais l’ambition, la colère, l’orgueil, et quelques imbéciles qu’il écoute, l’aveuglent souvent. Il me soupçonne dès que je lui parle modération, et s’il cesse de me croire, vous verrez quelque jour par quelles imprudentes sottises il se compromettra, lui et nous. Cependant j’y veillerai jusqu’à la fin ; je me suis attaché à cette création de son empire. Je voudrais qu’elle tînt comme mon dernier ouvrage, et tant que je verrai jour à quelque succès de mon plan, je n’y renoncerai point. »

La confiance que M. de Talleyrand commençait à prendre en moi me flattait beaucoup. Il put voir bientôt combien elle était fondée, et que, pair suite de mon goût et de mes habitudes, j’apporterais dans le commerce de notre amitié une sûreté complète. Je parvins de cette manière à lui procurer le plaisir de pouvoir s’épancher sans inquiétude, et cela quand sa volonté seule l’y portait ; car je ne provoquais jamais ses confidences, et je m’arrêtais là où il lui plaisait de s’arrêter. Comme il était doué d’un tact très fin, il démêla promptement ma réserve, et ce fut un nouveau lien entre nous. Souvent, quand ses affaires ou nos devoirs nous laissaient un peu de liberté, il venait dans ma chambre, où nous demeurions assez longtemps, tous trois. A mesure que M. de Talleyrand prenait plus d’amitié pour moi, je me sentais plus à l’aise avec lui ; je rentrais dans les formes ordinaires de mon caractère ; cette petite prévention dont j’ai parlé se dissipait, et je me livrais à un plaisir d’autant plus vif pour moi, qu’il se trouvait dans les murs d’un palais où la préoccupation, la peur et la médiocrité s’unissaient pour éteindre toute communication entre ceux qui l’habitaient. Cette liaison, au reste, nous devint alors fort utile. M. de Talleyrand, comme je l’ai dit, entretint l’empereur de nous, et lui persuada que nous étions très propres à tenir une grande maison, et à recevoir comme il le fallait les étrangers qui ne devaient pas manquer désormais d’abonder à Paris. Aussi l’empereur se détermina-t-il à nous donner les moyens de nous établir à Paris d’une manière brillante. Il augmenta le revenu de M. de Rémusat, à condition qu’à son retour à Paris il tiendrait une maison. Il le nomma surintendant des théâtres impériaux. M. de Talleyrand fut chargé de nous annoncer ces faveurs, et je me sentis très heureuse de les lui devoir. Ce moment a été le plus beau de notre situation, parce qu’il nous ouvrait une existence agréable, de l’aisance, des occasions d’amusement. Nous reçûmes beaucoup de complimens, et nous éprouvâmes ce plaisir, le premier, le seul d’une vie passée à la cour, je veux dire celui d’obtenir une sorte d’importance.

Au milieu de toutes ces choses, l’empereur ne laissait pas de travailler toujours, et presque chaque jour il publiait quelques-uns de ses décrets. Il y en avait d’utiles. Par exemple, il augmenta les succursales dans les départemens, il paya davantage les curés, il rétablit les sœurs de la Charité. Il fit rendre un sénatus-consulte qui déclarait les juges inamovibles au bout de cinq ans. Il se montrait attentif aussi à encourager le moindre effort du talent, surtout quand sa gloire était le but de cet effort. On donna à l’Opéra de Paris le Triomphe de Trajan, dont le poème était composé par Esménard, qui, ainsi que le musicien, reçut des gratifications. L’ouvrage renfermait de grandes applications ; on y avait représenté Trajan brûlant de sa main des papiers qui renfermaient le secret d’une conspiration. Cela rappelait ce que Bonaparte avait fait à Berlin. Le triomphe même fut représenté avec une pompe magnifique ; les décorations étaient superbes ; le triomphateur se montrait sur un char traîné par quatre chevaux blancs ; tout Paris courut à ce spectacle, les applaudissemens furent nombreux, et ils charmèrent Bonaparte. Peu après, on représenta l’opéra de M. de Jouy et du musicien. Spontini, la Vestale. Cet ouvrage, très bien conduit pour le poème, et remarquable par la musique, renfermait encore un triomphe qui réussit bien, et les auteurs eurent aussi leur récompense.

Durant ce voyage, l’empereur nomma M. de Caulaincourt ambassadeur à Pétersbourg. Il eut beaucoup de peine à le déterminer à accepter cette mission ; il en coûtait à M. de Caulaincourt de se séparer d’une personne qu’il aimait, et il refusa avec fermeté. Mais l’empereur, à force de paroles affectueuses, le détermina enfin, en lui promettant que ce brillant exil ne durerait que deux ans. On accorda au nouvel ambassadeur une somme énorme pour les frais de son établissement ; il devait toucher de sept à huit cent mille francs de traitement. L’empereur lui prescrivait d’effacer le luxe de tous les autres ambassadeurs. A son arrivée à Pétersbourg, M. de Caulaincourt trouva d’assez grands embarras. Le crime de la mort du duc d’Enghien laissait une tache sur son front. L’impératrice mère ne voulut point le voir ; nombre de femmes se refusaient à ses avances. Le tsar l’accueillit bien, prit peu à peu du goût pour lui, et même, après, une véritable amitié ; et, à son exemple, on finit par se montrer moins sévère. Quand l’empereur sut qu’un pareil souvenir avait influé sur la situation de son ambassadeur, il s’en étonna beaucoup[8] : « Quoi ! disait-il, on se souvient de cette vieille histoire ! » La même parole lui est échappée toutes les fois qu’il a retrouvé qu’en effet on ne l’avait point oubliée ; et cela est arrivé plus d’une fois. Souvent il ajoutait : « Quel enfantillage ! mais pourtant ce qui est fait est fait. »

Le prince Eugène était archichancelier d’état ; le soin de le remplacer fut encore confié à M. de Talleyrand dans les fonctions attribuées à cette place ; celui-ci réunissait alors dans sa personne un assez bon nombre de dignités. L’empereur commença à accorder des dotations à ses maréchaux et à ses généraux, et à fonder ces fortunes qui parurent immenses, et qui devaient disparaître avec lui. On se trouvait à la tête, en effet, d’un revenu considérable ; on se voyait déclarer le propriétaire d’un nombre étendu de lieues de terrain, en Pologne, en Hanovre ou en Westphalie. Mais il y avait de grandes difficultés à toucher ses revenus. Les pays conquis se prêtaient peu à les donner. On envoyait des gens d’affaires qui éprouvaient de grands embarras. Il fallait faire des transactions, se contenter d’une partie des sommes promises. Cependant le désir de plaire à l’empereur, le goût du luxe, une confiance imprudente dans l’avenir faisaient qu’on montait sa dépense sur le revenu présumé qu’on attendait ; les dettes s’accumulaient ; la gêne se glissait au milieu de cette prétendue opulence ; le public supposait des fortunes immenses là où il voyait une extrême élégance ; et cependant, rien de sûr, de réel, ne fondait tout cela. Nous avons vu sans cesse la plupart des maréchaux, pressés par leurs créanciers, venir solliciter des secours que l’empereur accordait selon sa fantaisie ou l’intérêt qu’il trouvait à s’attacher tel ou tel. Les prétentions sont devenues extrêmes, et peut-être le besoin de les satisfaire est-il entré dans quelques-uns des motifs des guerres qui ont suivi. Le maréchal Ney acheta une maison ; l’achat et la dépense qu’il y fit lui coûtèrent plus d’un million ; et il exprima souvent des plaintes de la gêne qu’il éprouvait, après une pareille dépense. Il en fut de même du maréchal Davout. L’empereur leur ordonnait à tous cet achat d’un hôtel, qui entraînait les frais des plus magnifiques établissemens. Les riches étoffes, les meubles précieux ornaient ces belles demeures, les vaisselles brillaient sur leurs tables ; leurs femmes resplendissaient de pierreries ; les équipages, les toilettes se montaient à l’avenant. Ce faste plaisait à Bonaparte, satisfaisait les marchands, éblouissait tout le monde, et tirait chacun de sa sphère ordinaire, augmentait la dépendance, enfin remplissait parfaitement les intentions de celui qui le fondait.

Pendant ce temps, l’ancienne noblesse de France, vivant simplement, rassemblant ses débris, ne se trouvant obligée à rien, parlant avec vanité de sa misère, rentrait peu à peu dans ses propriétés, et se ressaisissait de ces fortunes que nous leur voyons étaler aujourd’hui. Les confiscations de la convention nationale n’ont pas été toujours fâcheuses pour la noblesse française, surtout quand ses biens n’ont point été vendus. Avant la Révolution, elle se trouvait fort endettée, car le désordre était une des élégances de nos anciens grands seigneurs. L’émigration et les lois de 1793, en les privant de leurs propriétés, les affranchissaient de leurs créanciers, et d’une certaine quantité de charges affectées aux grandes maisons. En retrouvant leurs biens, ils profitaient de cette libération. Je me souviens que M. Gaudin, ministre des finances, conta une fois devant moi que, l’empereur lui demandant quelle était, en France, la classe la plus imposée, le ministre lui répondit que c’était encore celle de l’ancienne noblesse. Bonaparte en fut comme effrayé, et lui répondit : « Mais il faudrait pourtant prendre garde à cela ! »

Il s’est fait, sous l’empire, un bon nombre de fortunes médiocres ; beaucoup de gens, de militaires surtout, qui n’avaient rien avant lui, se trouvaient possesseurs de dix, quinze ou vingt mille livres de rentes, parce qu’à mesure qu’on était moins sous les yeux de l’empereur, on pouvait vivre davantage à sa fantaisie, et mettre de l’ordre dans ses revenus ; mais il reste peu de ces immenses fortunes si gratuitement supposées aux grands de sa cour, et sur ce point comme sur beaucoup d’autres, le parti qui, au retour du roi, pensait qu’on enrichirait l’état en s’emparant des trésors qu’on disait amassés sous l’empire, conseillait une mesure arbitraire et vexatoire qui n’aurait eu aucun résultat.

  1. La Revue a déjà publié quelques fragmens des deux premiers volumes des Mémoires de Mme de Rémusat qui ont, depuis, paru chez l’éditeur M. G. Lévy. M. de Rémusat nous communique aujourd’hui un des chapitres les plus intéressans du troisième volume, qui paraîtra au mois de février.
  2. Après la bataille de Friedland et la paix de Tilsit, l’empereur était revenu à Paris, le 27 juillet 1807. Il passa quelque temps à Saint-Cloud et à Paris, puis décida que les princes, ses hôtes, et toute la cour iraient a Fontainebleau. Le voyage dura deux mois, du 21 septembre au 15 novembre 1807. L’empereur n’a jamais consacré, je crois, un si long espace de temps à la vie de cour, dans ses plaisirs ou dans son éclat, ou plutôt, dans un séjour semblable, l’empire devenait pour la première fois une cour véritable. Partout ailleurs ce qu’on appelait ainsi n’était qu’une parade, un défilé où les hommes figuraient plus pour leur uniforme que pour leur personne. Ici, comme auprès de Louis XIV et de Louis XV, on vivait ensemble, et malgré la froideur de l’étiquette et la peur du maître, la nature devait se faire jour et se trahir. Il y avait des intérêts, des passions, des intrigues, des faiblesses, des trahisons, une vraie cour en un mot. Je ne cherche pas à juger le talent de l’auteur à décrire ces nuances, et je borne mon devoir d’éditeur à écrire des notes plutôt explicatives qu’approbatives. On me pardonnera toutefois, puisque le public a si bien prouvé par son empressement le cas qu’il faisait de ces Mémoires, de dire que mon père avait devancé le jugement de l’opinion, et n’hésitait pas à comparer l’œuvre de sa mère aux plus grands modèles. Voici ce qu’il pensait de la peinture de la cour à Fontainebleau : « Ce chapitre, qui ne contient nul événement, est, sans contredit, l’un des plus remarquables de cet ouvrage. Dans quelques parties, il y a trop de réflexions, et qui se répètent. Si ma mère eût revu son ouvrage, elle eût resserré et supprimé. Je demeure convaincu, cependant, que le texte doit rester tel qu’il est, et que dans ces entretiens de l’auteur avec lui-même, dans ce retour complaisant sur ses souvenirs, on apprend à le connaître et à prendre confiance en lui. Mais ce chapitre-ci mérite un éloge plus absolu. Comme dans Saint-Simon, la peinture attentive, étudiée, sans cesse repassée des choses et des personnes, des mœurs, des allures, des relations s’empare de l’esprit, et le fait vivre dans le monde qu’elle lui retrace. Je ne sais rien dans Saint-Simon de supérieur au tableau de la cour à la mort du grand dauphin. C’est le récit d’une seule nuit de Versailles, et il tient le quart d’un volume. Il me semble qu’il y a dans ce chapitre quelque chose du même mérite, et, quoique ce séjour à Fontainebleau n’ait point été marqué par un événement distinct qui pût être regardé comme une crise, telle que la mort du Dauphin, la vivacité de l’imagination dans la fidélité de la mémoire, donne à ce tableau de la cour de l’empereur cette vérité saisissante qui supplée à la réalité. » (P. R. )
  3. L’empereur, né le 15 août 1769, avait alors trente-huit ans. On oublie volontiers son Age, tant on est ébloui par son éclat. Il y faut cependant penser parfois en lisant son histoire, et se rappeler qu’il était un homme, même un jeune homme. (P. R.)
  4. Les allés de la princesse Stéphanie de Bade ont épousé, l’une le prince Gustave Vasa, fils du roi de Suède, l’autre le prince héréditaire de Hohenzollern-Sigmaringen. Elle-même est morte en 1860. (P. R. )
  5. La princesse Catherine, fille du roi de Wurtemberg, est morte à Lausanne le 28 novembre 1835. (P. R. )
  6. Les Mémoires du prince de Metternich qui viennent d’être publiés, et qui confirment d’une façon inattendue bien des traits de cet ouvrage, parlent de ce séjour de l’empereur à Fontainebleau, mais ne font aucune allusion à ce détail. (P. R. )
  7. La reine, sa mère, vivait encore, mais elle était folle.
  8. Sans penser comme l’empereur qu’on tel événement devait être oublié, on est confondu en pensant que trois ans et demi seulement avaient passé sur ce meurtre. (P. R. )