Mémoires de la comtesse de Boigne (RDDM)/01

Mémoires de la comtesse de Boigne (RDDM)
Revue des Deux Mondes5e période, tome 44 (p. 241-275).
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MÉMOIRES
DE LA
COMTESSE DE BOIGNE[1]

I
EXPÉDITION DE LA DUCHESSE DE BERRY EN 1832

Si les romans historiques sont encore à la mode dans quelques siècles, un nouveau Walter Scott trouvera difficilement un sujet plus poétique que celui de l’expédition de Mme la duchesse de Berry en France pendant les années 1832 et 1833.

Lorsque le temps aura permis de voiler la fatale et ridicule catastrophe fournie par l’inexorable histoire, on s’exaltera volontiers sur une princesse, une mère, bravant toutes les fatigues, tous les périls, tous les dangers, pour venir réclamer l’héritage de son fils proscrit et déjà orphelin par un crime…

Mme la duchesse de Berry a de l’esprit naturel, le goût, l’instinct des arts et l’intelligence de la vie élégante. Elle porte habituellement de la bonté, de la facilité dans son commerce, mais trop souvent aussi la maussaderie d’une personne gâtée, d’une enfant mal élevée.

Comprenant mal les exigences de son haut rang, elle n’avait jamais songé combien c’est un métier sérieux d’être princesse au XIXe siècle ; et elle ne prétendait y puiser que de l’amusement et des plaisirs.

Les gens de son intimité savaient sa conduite assez désordonnée ; mais, soit qu’on fût porté à l’indulgence envers elle, par l’injuste réprobation qu’inspiraient les vertus un peu austères de Madame la Dauphine, soit que le secret fût passablement gardé, on n’en glosait guère, et Mme la duchesse de Berry était très populaire.

Il se disait bien, à l’oreille, qu’une certaine attaque de goutte, suivie d’une réclusion de plusieurs semaines à Rosny, avait eu pour motif la naissance d’un enfant à cacher ; mais, en général, on croyait ces rapports calomnieux, et, pour mon compte, j’y étais complètement incrédule.

Mme la duchesse de Berry s’est toujours montrée fort courageuse. Elle aimait et recherchait le danger, souvent jusqu’à la témérité ; s’aventurait à nager dans la mer, lorsque la vague était assez grosse pour effrayer les matelots eux-mêmes ; préférait monter les chevaux les plus fougueux, passer par les chemins les plus difficiles, affronter enfin tous les obstacles qui, ordinairement, font reculer les femmes.

Aussi incliné-je à croire, — et on me l’a affirmé, — que le vendredi 30 juillet 1830, elle eut la pensée d’enlever son fils de Saint-Cloud, et de l’apporter, dans ses bras, à l’Hôtel de Ville de Paris, pour le confier à la protection de l’assemblée tumultueuse, qui s’était arrogé le droit de parler au nom de la ville et même du pays.

Ce coup de tête aurait certainement beaucoup embarrassé les factieux, et il est impossible de dire aujourd’hui quel eût été le résultat d’une semblable marque de confiance donnée à la population.

Mais le roi Charles X et Monsieur le Dauphin en eurent quelque soupçon, et firent garder à vue la mère et l’enfant.

J’ai déjà raconté comment, trois jours plus tard, d’autres personnes songèrent à remettre M. le duc de Bordeaux aux mains de M. le duc d’Orléans, lieutenant général du royaume, et comment cette proposition fut accueillie à Rambouillet.

Mme la duchesse de Berry s’y opposa avec emportement, car cette fois elle ne devait jouer aucun rôle personnel, mais s’éloigner avec le reste de la famille. Cela n’entrait plus dans ses projets.

J’ai aussi déjà dit sa folle satisfaction des Ordonnances et son puéril entrain de cette bataille des trois journées où la monarchie était en jeu. Lorsque le sort en eut fatalement décidé, la princesse ajouta à ces erreurs de jugement des actions niaisement ridicules.

Vêtue d’un costume masculin, et armée d’un pistolet, qu’elle tirait à tout instant, elle prétendait se montrer aux troupes dans cet équipage. C’est pendant la courte halte de Trianon qu’elle accomplit cette mascarade.

J’ai entendu raconter au duc de Maillé, premier gentilhomme de la Chambre, que, dans cette bagarré de Trianon, il se trouvait seul auprès du Roi, dans une pièce où Charles X s’était réfugié.

Le vieux monarque, très accablé, occupait un fauteuil sur le dossier duquel M. de Maillé s’appuyait. La porte s’ouvrit avec fracas, Mme la duchesse de Berry s’élança dans la chambre, en faisant ses évolutions belliqueuses, et tira son pistolet chargé à poudre.

Cette apparition ne dura qu’un éclair, mais frappa de stupéfaction les deux vieillards. Après un moment de silence, le Roi, se retournant vers M. de Maillé, lui dit piteusement :

— Comment la trouves-tu, Maillé ?

— A… bo… mi… na… ble, sire, répondit le duc, d’un ton tout aussi lamentable ; la force de la vérité l’emportant en cet instant sur les habitudes de la courtisanerie. Le pauvre Roi plia les épaules.

Le duc de Maillé racontait cette scène, dont le cadre était si déplorable, de la façon la plus amusante.

J’ignore quelles influences firent reprendre à Mme la duchesse de Berry le costume de son sexe ; mais elle ne conserva pas longuement celui dont le Roi et M. de Maillé se tenaient pour si mal édifiés.

Ceux qui accompagnaient la famille royale, dans cette incroyable retraite vers Cherbourg, remarquèrent la faveur dont M. de Rosambo jouissait auprès de la princesse. Mais les circonstances semblaient pouvoir excuser les privautés accordées à une personne complètement dévouée ; quoique, cependant, l’étiquette fût seule, dans ces jours néfastes, à conserver ses droits…

En approchant la côte d’Angleterre, Mme la duchesse de Berry, que son humeur vagabonde entraînait dans tous les coins du bâtiment, éclata tout à coup en cris et en sanglots.

Elle se précipita dans la cabine où se trouvaient réunis les princes et les principaux passagers, proclamant une infâme trahison du capitaine. Celui-ci, fort étonné, parvient enfin avec peine à la faire expliquer.

En errant sous le pont, elle avait saisi quelques mots du pilote proposant d’entrer dans la rade de Saint-Helens, le vent se tenant mauvais pour Spithead, et elle s’était déjà vue mettant à la voile pour le rocher ou une autre grandeur déchue avait récemment terminé sa brillante carrière.

Le capitaine dut avoir recours à l’inspection d’une carte pour calmer les alarmes si singulièrement conçues.

L’habitation de Lullworth, vaste pour des particuliers, paraissait bien étroite à des habitudes princières. Mme la duchesse de Berry surtout avait peine à se soumettre à la communauté, où elle se trouvait avec sa royale famille, et s’en affranchissait par de fréquentes absences…

Elle fit un assez long séjour à Bath. On manda qu’elle y était accouchée d’une fille ; la suite rend tout croyable. Dans le moment, je n’y vis qu’une calomnie de l’esprit de parti dont je fus indignée.

Les registres des aubergistes, répétés par les gazettes, nous apprirent que Mme la duchesse de Berry avait traversé l’Europe pour se rendre à Naples, où elle n’était aucunement désirée. Il n’y avait guère moyen toutefois de repousser absolument une sœur réclamant asile. On accepta donc une visite en refusant l’établissement.

Ce point fixé, elle fut bien accueillie. Elle se montra d’autant moins exigeante dans cette transaction qu’elle était, dès lors, sous l’influence de ses espérances, et en pleine intrigue pour leur exécution. Ses en tours ne doutaient pas plus qu’elle de leur succès. La princesse fit l’acquisition de deux bateaux à vapeur, destinés à parcourir la Méditerranée à l’effet d’entretenir et de faciliter les intelligences qu’elle pensait avoir en France.

L’un des deux lui échappa. L’autre, avec plus ou moins de complicité du gouvernement piémontais, arbora le pavillon sarde en restant à ses ordres, et devint ce Carlo-Alberto qui a joué un rôle principal dans les événemens que je vais m’appliquer à retracer sous l’aspect où ils me sont apparus…

Le gouvernement redoutait fort l’embarras que lui causerait la présence de Mme la duchesse de Berry en France, par la difficulté surtout de la traiter d’une manière exceptionnelle, avec les idées d’égalité révolutionnaire qui dominaient encore à cette époque. Aussi surveillait-on les côtes de Provence avec grand soin.

Cependant, tous les indices annonçaient sa présence récente à bord du Carlo-Alberto, et on sut bientôt qu’il l’avait débarquée près de Marseille dans la nuit qui avait précédé l’insurrection tentée dans cette ville, au point du jour le 30 avril, et instantanément réprimée.

Mme la duchesse de Berry, ayant réussi à écarter le duc de Blacas, chargé par le roi Charles X de la surveiller et d’arrêter l’intempestivité de ses projets, s’était embarquée près de Massa, accompagnée de quelques fidèles et d’une femme de chambre, Mlle Le Beschu, qui se fit passer pour la princesse à la Ciotat.

Plusieurs fois, le Carlo-Alberto se mit en communication avec la côte, déposant et recueillant des émissaires. Tout étant préparé, Mme la duchesse de Berry prit terre sur la plage près de Marseille.

Les premiers rayons du soleil devaient éclairer le drapeau blanc, arboré par ses partisans sur un clocher de la ville ; c’était le signal pour y entrer. Il frappa un moment ses regards, elle se mit en marche pleine d’allégresse. Mais son espérance ne dura guère, le drapeau cessa de flotter, et elle reçut avis que la tentative avait échoué.

Elle passa la journée cachée dans les rochers et fut forcée d’y bivouaquer la nuit suivante. On voulait l’engager à se rembarquer. Elle s’y montrait fort récalcitrante, et d’ailleurs il n’était point facile de regagner le Carlo-Alberto.

Un habitant de Marseille, M. de Villeneuve, dans les opinions légitimistes, mais étranger, je crois, à la conspiration, fut prévenu, par un billet, des prédicamens où se trouvait Mme la duchesse de Berry.

A la brune, il sortit de la ville en calèche, recueillit la noble fugitive, obtint des chevaux de poste au premier relais, où il en prenait souvent pour se rendre dans sa terre, et l’éloigna ainsi de la localité la plus dangereuse pour elle,

On a fait beaucoup de récits, plus ou moins romanesques, sur les aventures de la princesse pendant sa traversée du royaume. Je ne suis pas en mesure d’en constater l’authenticité. Ce qu’il y a de sûr, c’est que partout elle a trouvé secours, assistance, secret. Cela est d’autant plus naturel qu’elle s’adressait à ses partisans.

Mais dans aucun parti personne n’aurait voulu la livrer, ni désiré la prendre. Il a fallu que sa pertinacité à rester en France en fit une nécessité. Car c’était une capture aussi pénible à faire qu’embarrassante à garder.

Je pense bien, par exemple, que les légitimistes seuls pouvaient mettre un grand zèle à la diriger sur la Vendée. D’autres n’auraient pas eu le même goût à établir la guerre civile.

Quoi qu’il en soit, elle était avant le 20 mai à Nantes. M. de Bourmont ne tarda pas à l’y rejoindre. Il trouva tout disposé pour l’entrée en campagne. C’est-à-dire que Mme la duchesse de Berry, assistée de Mme de La Rochejaquelein, de Mlle Fauveau, de deux jeunes hommes choisis par ces dames pour aides de camp, — et qu’elles avaient fait serment, fidèlement accompli au milieu de la pieuse Vendée, de ne jamais quitter ni jour ni nuit, — de quelques têtes également folles, et de subalternes intrigans ; que ce sanhédrin donc avait répandu des proclamations fulminantes, envoyé des circulaires incendiaires, et commandé une prise d’armes pour le 24.

Là s’arrêtaient les préparatifs ; il n’y avait ni hommes, ni fusils, ni munitions, ni argent, et encore moins de zèle. Les anciens chefs vendéens étaient au désespoir et n’admettaient aucune chance d’obtenir un soulèvement sérieux dans le pays ; ils annonçaient un échec inévitable et prédisaient de grands malheurs.

M. de Bourmont, informé d’un état de choses qu’on dissimulait à la princesse, la supplia de sortir de Nantes et de lui laisser temps d’organiser le mouvement. Elle y consentit à grand’peine ; et, malgré les avis de son entourage immédiat, elle se retira dans les environs.

Les traditions vendéennes furent évoquées pour établir sa sûreté personnelle. D’ailleurs, à cette époque, je le répète, on la croyait fugitive, cherchant à s’échapper et on n’avait aucun désir de l’arrêter.

J’en ai eu plusieurs preuves et une entre autres où j’ai été témoin, et même un peu acteur. Je ne sais si, pour mieux assurer la marche de la princesse, son parti avait dirigé du côté de Nice des individus destinés à donner le change sur la véritable route suivie par elle ; mais, lorsque son absence du Carlo-Alberto fut constatée, et cela demanda quelques jours, malgré le service du télégraphe, le bruit se répandit qu’elle avait repassé le Var.

Le gouvernement y crut, aussi bien que la plèbe du parti légitimiste.

Tout le monde était bien persuadé que Mme la duchesse de Berry avait repassé la frontière. On se disposait à prendre contre elle les mesures les plus sévères ; à fulminer une espèce d’ordre de courir sus, destiné à calmer les vociférations du parti républicain, — qui recevait alors le surnom des Bousingots, d’une espèce de chapeau que beaucoup avaient adopté.

Je savais le Conseil assemblé pour rédiger l’ordonnance, et M. le duc d’Orléans parlant le soir pour le Midi, lorsque j’appris d’une façon certaine que Mme la duchesse de Berry n’avait pas quitté le sol français. Une lettre de sa main, adressée au comité dont M. de Chateaubriand faisait partie, et de date fort récente, l’affirmait. On l’avait montrée à Mme Récamier pour qu’elle en informât M. de Chateaubriand alors en Suisse…

Bientôt après, sa traversée audacieuse du royaume fut connue, l’exactitude de ma communication confirmée, mais nos prévisions sur le lieu de son séjour trompées.


On se persuada d’abord qu’en se rapprochant des côtes de l’Océan, Mme la duchesse de Berry avait pour but de s’embarquer plus facilement dans un lieu où elle serait moins soupçonnée. Mais la Vendée ne tarda pas à se mettre en mouvement.

Partout de petites bandes d’insurgés se montraient et agitaient le pays sans l’entraîner ; partout, aussi, les chefs s’épuisaient en vains efforts pour ressusciter un parti carliste, sans avoir eux-mêmes l’espérance d’y réussir.

On n’aimait pas le nouveau gouvernement. Toutefois, il ne vexait personne, et, en Vendée comme ailleurs, la grande masse voulait vivre tranquille.

Cependant, d’anciens souvenirs, fortement excités par quelques prêtres et beaucoup de gentilshommes, parvinrent à réunir une espèce de noyau d’insurrection autour de Marie-Caroline dans les derniers jours de mai.

Le maréchal de Bourmont avait dû renoncer à l’illusion dont il s’était bercé, et avait trompé les autres, que l’armée lui était passionnément attachée. Selon lui, toutes les troupes se rangeraient sous les ordres du vainqueur d’Alger dès qu’elles sauraient sa présence.

Aucune défection n’avait lieu cependant, et partout où l’on en venait aux mains, les militaires détruisaient les bandes insurgées. Toutefois, la conflagration s’accroissait et s’étendait, le gouvernement se décida à mettre les provinces de l’Ouest sous le régime exceptionnel de l’état de siège.

Cette mesure ne souleva aucune opposition. Fort peu de gens, au fond, désiraient la guerre civile. Et l’on reconnaissait généralement, dans cette décision, l’intention qu’avait le Cabinet de donner à Mme la duchesse de Berry un nouvel avertissement de s’éloigner ; et à ses partisans de rentrer dans la tranquillité qu’on était fort disposé à leur laisser.

Toutefois, un parti plus jeune, et partant plus énergique, se disposait de son côté à profiter, lui aussi, des embarras du gouvernement. Il s’était en quelque sorte compté le jour des obsèques de M. Casimir Perier, et il fit explosion lors de celles du général Lamarque, un des députés marquans de l’opposition.

L’émeute, dans cette circonstance, se grandit jusqu’à l’insurrection, et l’on put craindre le triomphe de l’anarchie.

Le Roi, prévenu, sur les huit heures du soir à Saint-Cloud, des inquiétudes du Cabinet, après avoir lu les dépêches des ministres et causé un instant avec le baron Pasquier, président de la Chambre des pairs, qui confirma la gravité des faits, demanda ses voitures.

La Reine, entourée des princesses et de ses dames, travaillait, selon son usage, à sa table ronde. Le Roi se plaça derrière sa chaise.

— Amélie, dit-il tout haut du ton le plus calme, il y a du bruit à Paris, je m’y rends. Veux-tu venir ?

— Assurément, mon ami,

— Eh bien ! prépare-toi, les voitures sont commandées.

Une demi-heure n’était pas écoulée, que le Roi, la Reine, Madame Adélaïde, la princesse Louise et le duc de Nemours étaient sur la route de Paris. M. le duc d’Orléans était absent, je crois. Les deux autres princesses et leurs jeunes frères restèrent à Saint-Cloud où l’agitation n’osa se manifester qu’après le départ du carrosse royal, tant le maintien du Roi et de la Reine y avait commandé le calme.

Il n’entre pas dans mon sujet de parler en détail de ces terribles journées. J’ai pourtant été témoin oculaire de la ridicule ovation subie par M. de Lafayette, traîné dans un fiacre dont on avait enlevé l’impériale et où s’était attelée une cohue de vagabonds, jusque dans la cour de sa maison que mes fenêtres dominaient.

Je l’ai vu se présenter au balcon, pâle, tremblant, et adresser d’une voix émue une allocution paternelle à ses « chers camarades, » en les suppliant surtout de se retirer bien vite. Il avait grande hâte à s’en débarrasser, d’autant qu’il les avait entendus délibérer s’il ne serait pas opportun de le tuer pour faire de son cadavre un appel à la révolte ; et qu’il les en savait bien capables dans l’excès de ces vertus républicaines où il les avait nourris.

Sa mort a été déterminée par la fatigue d’un autre convoi émeutier, — celui de M. Dulong, — où il voulut assister. Mais il ne s’est jamais relevé de son humiliant triomphe du 4 juin. Il était de trop bon goût pour n’en point savourer péniblement tout l’opprobre.

Quoique, dès la première nuit, les factieux eussent été contraints à se concentrer dans le quartier Saint-Merri, dont les rues tortueuses leur étaient favorables, et que là même ils ne trouvassent aucune sympathie parmi les habitans, ils étaient nombreux et déterminés.

Des bruits sinistres se répandaient. Les troupes se sentaient intimidées par les souvenirs si récens du blâme jeté sur elles à la révolution de 1830 ; tireraient-elles sur ceux qui, encore cette fois, s’intitulaient du nom de citoyens et de patriotes ?

Tout dépendait de l’élan des bataillons de la garde nationale. La présence du Roi le leur communiqua. Dès en arrivant le soir, il s’était montré aux légions réunies sur le Carrousel. Le bruit de son retour circula rapidement, et le point du jour vit les maisons s’ouvrir pour laisser sortir des hommes armés prêts à défendre l’ordre public et la société de leur volonté, de leurs bras, et de leur sang. Cette dernière condition ne fut malheureusement que trop accomplie…

Le bruit s’est beaucoup répandu alors que la duchesse de Berry s’était très rapprochée de Paris et y était même entrée. Je n’ai là-dessus aucune notion positive. Mais je sais pertinemment que deux dames, la comtesse de Chastellux et la princesse Théodore de Bauffremont, l’engageaient à y venir et promettaient de l’y tenir cachée jusqu’au jour prochain du triomphe.

Ces illusions étaient aussi sincères que la passion dont elles émanaient. Mais Paris ne la partageait pas, il avait soif de tranquillité et sentait une peur effroyable à voir renouveler des dangers dont il se croyait à l’abri ; aussi l’ordonnance de l’état de siège, publiée le 6 juin, fut-elle accueillie comme un bienfait.

Si l’on osait se permettre de rire, en matière aussi grave, on le pourrait en se rappelant l’air de jubilation avec lequel on se répétait les uns aux autres : « L’état de siège est déclaré… Nous sommes en état de siège. »

Il semblait une panacée à tous les maux. On s’embrassait dans les rues, on se confirmait mutuellement une si bonne nouvelle, les boutiques, y puisant la joie et la sécurité, se rouvraient avec confiance.

L’incurie du Cabinet, la gaucherie de quelques membres de la Cour de cassation, le mauvais vouloir de quelques autres, ont dépouillé le pouvoir d’une arme utile, lorsqu’elle est purement défensive ; mais ce n’est assurément pas pour répondre au mouvement de l’opinion publique à cet instant ; car, la dernière fois qu’on en a fait usage, elle a été accueillie aux acclamations d’une satisfaction générale.

On se rappelle qu’un comité carliste, composé du maréchal Victor, du chancelier Pastoret, de MM. de Chateaubriand, de Fitzjames, Hyde de Neuville et Berryer, se prétendait des pouvoirs spéciaux et prenait le nom de conseil de famille. Je ne suis pas assez initiée aux secrets pour savoir à quel droit.

Ce comité blâmait l’entreprise de Mme la duchesse de Berry, aussi bien que la conspiration de la rue des Prouvaires. M. Berryer se chargea de porter à la princesse une note, rédigée par M. de Chateaubriand, où il exprimait et motivait l’opinion et les sentimens de tous ses collègues, en la conjurant de profiter des facilités offertes par le voisinage de la mer pour s’éloigner d’un lieu où sa présence était nuisible à ses propres intérêts.

Les facilités en effet étaient d’autant plus réelles, qu’amis et ennemis y prêtaient également la main. Son arrestation ne pouvait être, à ce moment, que le résultat d’un zèle subalterne et maladroit.

M. Berryer franchit donc, sans aucune peine, les obstacles qui devaient le tenir éloigné. Mais, arrivé à Nantes, la princesse lui fit attendre quelques jours une audience.

Il l’obtint enfin, avec des précautions dignes d’un chapitre de roman. Après avoir changé de guide, de monture, de déguisement, de mot d’ordre plusieurs fois dans une course de quelques heures, on l’introduisit dans une grande pièce où il trouva Mme la duchesse de Berry.

Elle était entourée d’un groupe fort animé et plein d’entrain ; plus loin, le maréchal Bourmont et quelques anciens vendéens portaient un visage soucieux. Après les premiers complimens, M. Berryer, ne souhaitant pas s’éterniser dans un séjour aussi compromettant, demanda une audience ; on lui répondit qu’on l’entendrait en conseil. La « Régente » s’assit à une table où prirent place Mme de La Rochejaquelein, Mlle Fauveau, le jeune La Tour du Pin, le vieux Mesnard ; enfin des écervelés et des nullités, aussi bien que le maréchal Bourmont, les comtes d’Autichamp et de Civrac.

M. Berryer produisit la note confiée à ses soins, et déduisit de son mieux les raisons de sagesse et de haute politique militant en faveur du parti qu’elle recommandait. Il fut appuyé par les chefs vendéens. Ils affirmaient qu’on ne réussirait à soulever ni la Vendée ni la Bretagne.

Pendant ce temps-là, les jeunes conseillers de régence haussaient les épaules ; Mlle Fauveau dessinait des modèles d’uniformes pittoresques pour les troupes, et Mme de La Rochejaquelein les soumettait à l’approbation de la princesse.

M. Berryer épuisait en vain sa rhétorique. Le maréchal Bourmont avait longtemps gardé un morne silence ; il s’aventura enfin à se ranger du côté de ceux qui conseillaient la retraite. Mme la duchesse de Berry, qui, depuis le commencement de la séance, se contenait avec peine, entra dans une véritable fureur. Elle reprocha au maréchal de l’avoir nourrie de fausses espérances, poussée à son entreprise, et placée dans une situation désespérée pour l’y abandonner :

« Au surplus, ajouta-t-elle avec véhémence, votre conduite est conséquente à votre caractère. Ce serait la première fois que vous n’auriez pas trahi ! » Cette scène violente termina la séance.

M. Berryer obtint la promesse d’être reçu en particulier le lendemain. On le mena, avec de nouvelles précautions romantiques, dans un lieu où il passa la nuit. Un enfant de six ans le guida le matin vers une cabane où il trouva Mme la duchesse de Berry. Elle avait quitté son vêtement semi-masculin de la veille et était habillée en paysanne.

Toute cette petite Cour factieuse jouait au roman historique, jusqu’à ce point de se donner, pour sobriquet entre eux, les noms des personnages inventés par Walter Scott. Sa mode, alors à son apogée, n’a pas peu influé sur la conduite de ces héros improvisés d’une guerre civile heureusement impossible.

Cette fois, la princesse était seule et M. Berryer la trouva plus abattue et plus accessible à la raison. Elle commença par répéter que, si elle avait mal fait de venir en France, il n’en était pas moins bien fait d’y vouloir rester :

— Je m’y ferai tuer.

— On ne vous tuera pas, on vous arrêtera.

— Eh bien ! qu’on fasse tomber ma tête sur l’échafaud.

— On ne fera pas tomber votre tête, on vous fera grâce. Cette considération l’ébranla.

— On aura tort, reprit-elle, je recommencerai.

— Si vous indiquez ce projet, vous donnerez le droit de vous retenir indéfiniment enfermée.

— Enfermée ! Enfermée ! Et cette nature vagabonde et téméraire recula devant cette sorte de danger.

M. Berryer, prenant alors son avantage, le poursuivit, et ne s’éloigna qu’en emportant l’autorisation de tout préparer pour la fuite. Le rendez-vous fut donné, pour le surlendemain au soir, dans une lande près de la mer.

Marie-Caroline s’y trouverait avec deux compagnons ; et M. Berryer s’engageait à les faire embarquer dans la nuit. Enchanté de son succès, il retourna à Nantes prendre les dernières mesures pour un d’épart désiré par les sommités de tous les partis, mais qu’il fallait pourtant dérober à la plèbe gouvernementale, et aux extravagans amis de la princesse, ainsi qu’à l’opposition radicale.

Tandis qu’il s’occupait des soins nécessaires à cet effet, un messager inconnu lui remit des dépêches de Mme la duchesse de Berry. Elle refusait de partir, renonçait à le revoir, et le chargeait de rapporter, à ceux dont il était l’envoyé, les réponses contenues sous la même enveloppe.

M. Berryer, lui, n’est pas doué d’un cœur téméraire ; il se tint pour fort satisfait de se retirer sain et sauf d’un si absurde guêpier, et reprit la route de Paris.

La relation précédente m’est arrivée, avec tous ses détails, d’une façon si directe, dans le temps, que je ne puis douter que ce ne soit la première version fournie par M. Berryer à ses commettans. Peut-être en a-t-il changé depuis ; cela arrive à tous les gens de parti, et à lui plus qu’aux autres.

Il paraîtrait que le maréchal Bourmont, aiguillonné au vif du sarcasme amer de la princesse, avait dit comme un autre Pylade : « Allons, seigneur, enlevons Hermione, » et s’était réuni aux conseillers imberbes de Marie-Caroline.

Peut-être aussi les espérances d’un mouvement insurrectionnel à Paris avaient-elles encouragé, et servi à combattre les objections des moins extravagans ; quoi qu’il en soit, les projets de retraite furent échangés contre ceux de l’entrée en campagne.

Mme la duchesse de Berry, à la tête de quinze cents paysans réunis à grand’peine, les vit mettre en fuite, malgré sa présence et malgré des actes de valeur individuelle remarquables, par une poignée de soldats réguliers.

Ce qui restait de sa troupe se réfugia dans le château de la Pénissière[2] où elle fut poursuivie. On parvint, au moment de l’attaque, à en faire évader la princesse ; et bien des braves gens périrent par le fer et le feu pour assurer sa sûreté.

Ses partisans de Paris conçurent de vives alarmes. Ils furent plusieurs jours à la savoir entrée au château de la Pénissière, où tout avait péri, sans connaître son évasion. On a nié depuis qu’elle fût à la Pénissière lors de l’attaque ; je n’ai point là-dessus de notion exactement positive.

Pendant ce temps, M. Berryer était arrêté à Angoulême. Comme je n’écris, ainsi que je l’ai souvent répété, que d’après mes souvenirs et sans consulter de documens, je ne saurais me rappeler lesquels de ces événemens ont précédé. Mais ils se sont succédé de fort près et de façon à expliquer les terreurs dont M. Berryer se sentit immédiatement atteint lorsqu’il se vit détenu, dans un département mis en état de siège, par un gouvernement qu’il supposait exaspéré de l’insurrection écrasée dans la capitale, et de celle fomentée dans la Vendée.

M. Berryer, il faut le dire, appartient à un parti qui n’a pas fait abnégation de vengeances et que le triomphe n’adoucit pas ; aussi la pensée des Lavalette, des Faucher, des Caron, etc., lui revint, et ses craintes n’en furent que plus vives, car aucun d’eux n’était aussi coupable que lui.

Son premier soin, en arrivant dans la prison, fut d’écrire cinq lettres à MM. le duc de Bellune, le duc de Fitzjames, le chancelier Pastoret, le vicomte de Chateaubriand et le comte Hyde de Neuville, en forme de circulaire, où il faisait appel à leur loyauté, — ayant soin de les nommer tous les cinq dans chaque lettre, — en les priant de se reconnaître solidaires de toutes les démarches faites par lui dans ce voyage entrepris à leur demande.

Les lettres écrites furent remises au gardien de la geôle pour les jeter à la poste. Or M. Berryer, moins qu’un autre, ne pouvait ignorer que des mains du gardien elles allaient tout droit dans celles du juge d’instruction.

Cette démarche, une des plus étranges que la peur pût dicter à un homme d’esprit et de talent, eut les résultats qu’elle devait amener. Les lettres arrivèrent à Paris accompagnées de mandats d’amener contre les cinq personnages désignés.

Le Cabinet en fut vivement contrarié. Ces messieurs assurément ne couraient aucune espèce de danger, aussi purent-ils se poser en martyrs et trancher des héros. Mais le ministère redoutait également l’ovation que leur prépareraient les carlistes, et les cris furibonds de ceux qui s’intitulaient le parti de Juillet contre l’indulgence dont on userait envers eux, comparée à la sévérité, nécessaire parce qu’ils étaient redoutables, qu’il fallait montrer aux factieux républicains.

Toutefois, le mandat suivait la forme voulue par les lois, et les prévenus durent être conduits en prison pendant que le gouvernement négociait avec la justice pour arrêter cette affaire. Tout ce qu’il put faire fut de rendre la détention aussi douce qu’elle finit par être courte.

Le chancelier Pastoret et le maréchal duc de Bellune l’évitèrent en s’éloignant de Paris de quelques lieues. Le duc de Fitzjames et M. de Chateaubriand la subirent de bonne grâce, en l’acceptant pour ce qu’elle était : une formalité inévitable attirée par M. Berryer sur leur tête.

Il n’y eut que mon pauvre ami Hyde de Neuville qui se prit à hurler quatre-vingt-treize revenu, à réclamer le supplice dû à sa fidélité, à prédire l’échafaud fumant derechef du plus noble sang de France… Il m’écrivit lettre sur lettre pour me défendre de rien tenter pour « sauver sa tête ; » c’était un tissu d’extravagances. Mes réponses aggravant encore sa violence, je cessai de lui en faire, et cinq jours après, j’eus le plaisir d’aller le voir chez lui où il était rentré en pleine sécurité.

Ses compagnons d’infortune partagèrent le même sort. M. de Chateaubriand vantait les grâces et l’amabilité de Mlles Gisquet, — les filles du préfet de police, — et traitait fort légèrement sa courtoise incarcération. Celle de M. de Berryer se prolongea davantage.

Je crois être assurée que la réponse de la « Régente » à la note du conseil de famille était peu obligeante. En les remerciant des services passés, elle dispensait de ceux de l’avenir, indiquant assez clairement combien leur prudence lui paraissait celle des vieillards et peu propre à reconquérir le royaume de saint Louis.

Ce qui est positif, c’est que ces messieurs, pour la plupart, s’en tinrent offensés et se dispersèrent. M. de Chateaubriand rêva pour lors une résidence à Lugano. Il y conserverait le feu sacré de la liberté et ferait gémir une presse tout à fait indépendante, sous les efforts de son génie. Il voulait placer dans cette petite république un levier avec lequel son talent soulèverait le monde.

Cette fantaisie le fit retourner en Suisse avec assez d’empressement, après des adieux solennels à son ingrate patrie.

Je ne l’avais vu qu’une fois à sa sortie de prison. Il faisait alors bien bon marché de l’héroïsme de Mme la duchesse de Berry, la traitant de folle et d’extravagante. On en parlait généralement en ces termes dans son propre parti. Soit qu’on la blâmât véritablement, soit qu’on cherchât dans ces discours une excuse au peu d’empressement des gens, — les plus vifs en paroles hostiles au gouvernement, — à aller se ranger sous le drapeau blanc levé dans la Vendée.

Un sentiment de vergogne y décida pourtant à la fin une dizaine de jeunes gens, mais ils s’y prirent de façon à être arrêtés dans leur route et forcés à renoncer à une entreprise où ils n’avaient pas grand goût.


Après les échecs du Chêne Saint-Colombin et de la Pénissière, Mme la duchesse de Berry fut réduite à se cacher de nouveau. Cette vie romanesque et vagabonde lui plaisait suffisamment pour l’engager à la prolonger.

En revanche, les ministres, et la famille royale surtout, souhaitaient vivement lui voir quitter le territoire français en sûreté. Les moyens lui en étaient soigneusement, quoique tacitement conservés.

Deux fois elle fut compromise par son monde. On se borna à lui mettre la main presque sur l’épaule sans vouloir la fermer. Un jour, dans l’appartement de Mme de La Ferronnays, abbesse d’un couvent à Nantes, on frappa d’une crosse de fusil sur une feuille de parquet, qu’on n’ignorait pas servir de trappe à une cachette où elle se trouvait. On espérait que ces alertes lui serviraient d’avertissement pour s’embarquer.

Mais loin de là, elle y puisait une folle sécurité, n’attribuant qu’à son habileté son succès à déjouer des recherches si actives. La suite a prouvé combien, dès qu’elles ont été sincères, elles ont obtenu un prompt résultat.

M. de Montalivet, ministre de l’Intérieur jusqu’au 11 octobre et M. de Saint-Aignan, préfet de Nantes dans le même temps, ne se souciaient pas plus l’un que l’autre d’une pareille capture.

Je ne prétends pas ici faire hommage à la générosité du gouvernement français. Il suffit de songer combien l’arrestation de Mme la duchesse de Berry lui préparait de difficultés de tout genre, pour comprendre sa répugnance à l’accomplir.

La Cour royale de Poitiers avait déjà mis la princesse en jugement, avec la comtesse de La Rochejaquelein et quelques autres contumaces. Cette circonstance compliquait encore la position.

Cependant, l’ouverture de la session parlementaire s’approchait. Le ministère, composé exclusivement des hommes du Roi depuis la mort de M. Perier, n’avait pas assez de racines personnelles pour l’affronter, ni assez de talens de parole pour aborder la tribune dans des circonstances graves et difficiles à ce point. Il fallait donc s’y préparer ; le Roi se résigna.

De longues conférences entre les divers candidats, et beaucoup se passèrent dans mon salon, aboutirent le 11 octobre 1832 à la nomination d’un ministère composé du maréchal Soult à la Guerre, du duc de Broglie aux Affaires étrangères, de M. Barthe à la Justice, M. Humann aux Finances, M. Guizot à l’Instruction publique, l’amiral de Rigny à la Marine et de M. Thiers à l’Intérieur : c’est ce qu’on a appelé le grand ministère.

M. de Rigny et M. Pasquier avaient beaucoup travaillé à sa formation. Il a duré quatre ans, en subissant pourtant de fréquentes modifications.

Il avait mis pour conditions au Roi la marche d’une armée sur Anvers et l’arrestation de Mme la duchesse de Berry, si on ne réussissait point à lui faire quitter la Vendée avant la réunion des Chambres.

Son séjour prolongé en France semblait manifester une faiblesse qui excitait les cris de l’opposition ; on accusait le gouvernement d’impuissance ou bien de connivence.

Je m’épuisais presque chaque soir en vains efforts pour persuader à M. Thiers combien l’arrestation de la princesse lui susciterait d’embarras. Il reconnaissait préférable qu’elle s’éloignât d’elle-même, mais il n’admettait pas la gravité des obstacles que je lui prédisais.

Le pays, disait-il, n’était point fait à mon image, et cette capture exciterait beaucoup plus de satisfaction qu’elle ne soulèverait d’intérêt pour la princesse. M. Pasquier ne s’épargnait pas dans ces discussions.

M. Thiers avait une grande considération pour lui, et, plus par déférence que par conviction, il promit de se borner d’abord à traquer Mme la duchesse de Berry d’une façon si active, qu’elle ne pût douter des intentions sérieuses du nouveau cabinet, et d’essayer ainsi de la faire partir.

Je ne me fis aucun scrupule d’avertir des personnes de son parti de la disposition où l’on était. Mais, comme elles n’admettaient pas la réalité du système d’indulgence employé jusqu’alors, elles n’attachèrent aucune importance à mes paroles, ou y virent, peut-être, une manœuvre pour obtenir un départ qu’on ne pouvait forcer.

M. Thiers raconta historiquement un jour que M. de Saint-Aignan, le préfet de Nantes, ayant donné sa démission, M. Maurice Duval le remplaçait ; il était déjà mandé par le télégraphe. M. Pasquier garda un profond silence dont je fus frappée, quoique je n’eusse pas compris l’importance de la révélation. Mais M. Thiers s’étant éloigné, il me dit tout bas :

— Thiers est décidé. Il veut prendre Mme la duchesse de Berry ; s’il se bornait encore à forcer son départ, il aurait peut-être changé Saint-Aignan, mais il ne le remplacerait pas par Maurice Duval. Tenez-vous tranquille, il n’y a plus rien à faire.

A quelques jours de là, M. Thiers annonça que Marie-Caroline avait été manquée de peu d’instans dans un village. Deux de ses meilleures retraites étaient éventées de façon qu’elle n’y pût plus avoir recours, et elle était réduite à se cacher dans la ville. On savait le quartier, mais non pas encore la maison.

Enfin, un soir, lorsque, toutes les autres visites parties, il ne restait plus chez moi que M. Pasquier, l’amiral de Rigny et M. Thiers, celui-ci, qui semblait attendre ce moment avec impatience, nous dit d’un air triomphant : « Je tiens la duchesse de Berry ; avant trois jours, elle sera prise. » Voici le récit qu’il nous fit à la suite de cette communication.

Mme la duchesse de Berry prétendait, en commun avec le roi Guillaume de Hollande et dom Miguel de Portugal, négocier un emprunt dont tous trois seraient solidaires.

Un juif, nommé Deutz, ayant fait abjuration de sa foi sous le patronage de Madame la Dauphine, mais n’ayant pas, en quittant sa religion, renoncé aux habitudes mercantiles de sa caste, se trouvait l’agent très actif de ce projet d’emprunt. Il avait porté de l’une à l’autre les paroles des trois hautes parties contractantes, avait successivement visité Massa, la Haye et Lisbonne.

Peut-être même, je n’oserais l’affirmer, avait-il déjà rejoint « la Régente, » depuis son séjour en France. Quoi qu’il en soit, elle l’avait récemment expédié à dom Miguel.

Or, cet homme racontait avoir eu avec ce prince, et en présence d’envoyés confidentiels de Mme la duchesse de Berry, des conférences si alarmantes sur leurs projets ultérieurs et montrant une telle aberration d’esprit chez tous les deux, qu’épouvanté d’un pareil avenir, il s’était résolu à rompre toutes leurs trames.

En conséquence, il s’était présenté chez M. de Rayneval, notre ambassadeur à Madrid, et, à la suite de certaines révélations incomplètes, lui avait demandé un passeport, et une lettre pour le ministre de l’Intérieur, en lui confiant une liasse de papiers importans à faire parvenir à Paris.

M. de Rayneval ne pouvait refuser aucune de ces demandes : mais peu empressé, je crois, à se trouver môle dans cette trahison, il remit les dépêches à un secrétaire qui s’égara en route et n’arriva qu’après l’arrestation de la princesse. J’ai toujours pensé que ce n’était pas par hasard.

Je reviens au récit de M. Thiers. La lettre de M. de Rayneval était adressée à M. de Montalivet. Lorsque Deutz se présenta au ministère de l’Intérieur, on lui dit que M. de Montalivet ne s’y trouvait plus ; et lorsqu’il voulut remettre sa missive à M. de Montalivet, celui-ci, n’étant plus ministre, refusa de le recevoir pour mission secrète.

Deutz, ne doutant pas que les papiers, remis à l’ambassade de Madrid, ne dussent être parvenus, laissa son adresse et s’étonna bientôt de n’être pas appelé. Les jours s’écoulaient et il ne pouvait plus tarder à aller porter les réponses à la princesse qu’il avait médité de perdre. Mais il lui fallait préalablement recouvrer les documens nécessaires.

Une démarche, faite à ce sujet vis-à-vis d’un employé du cabinet ministériel, donna l’éveil à M. Thiers. Il fit venir Deutz ; celui-ci se comporta fort habilement, protestant de sa répugnance invincible à livrer la princesse. Il voulait, par philanthropie, traverser ses desseins, parce qu’il les croyait pernicieux ; à cela se bornerait son rôle.

Il se rendrait, si on voulait, auprès d’elle, et tiendrait le langage qu’on lui dicterait pour provoquer son départ ; mais sa personne lui serait toujours sacrée. Il rapportait les meilleures paroles de dom Miguel, les espérances les plus favorables du roi Guillaume. Il dissimulerait tout cela et découragerait Marie-Caroline de son entreprise, avant de s’embarquer lui-même pour l’Amérique, où il voulait aller ensevelir ses tristes secrets.

M. Thiers n’avait pas reçu les papiers de Madrid, il ne pouvait en apprécier l’importance. La conférence avec Deutz fut ajournée au lendemain, où l’éloquence du ministre réussit à convaincre le juif qu’il lui fallait livrer la duchesse de Berry « par amour de l’humanité. »

M. Thiers m’a protesté qu’aucun salaire n’avait été ni demandé, ni promis.

Une fois sa décision prise, Deutz lui-même avait signalé les moyens nécessaires à la réussite de son iniquité. Et le plan était si bien ourdi que M. Thiers ne formait aucun doute du succès. Son monde était en route.

Nous écoutâmes ces détails avec une grande tristesse.

— Et si vous avez le malheur de la prendre, qu’en ferez-vous ? lui dis-je.

— Si j’ai le bonheur de la prendre, on avisera, répondit-il en souriant.

— Comptez-vous la mettre en jugement ?

— Assurément non, répliqua-t-il vivement.

— Cela ne vous sera pas facile à éviter, reprit M. Pasquier, la cour de Poitiers l’a déjà mise en accusation ; les tribunaux n’admettent pas les considérations politiques. Et si elle est détenue deux jours à Nantes, elle y sera écrouée par la cour de Rennes.

— J’ai prévu ce danger. Il n’y a pas de justice en pleine mer, Molière l’a dit, et on l’embarquera sur-le-champ.

— Dieu soit loué ! m’écriai-je, et on la conduira à Hambourg ou à Trieste. (Depuis l’arrestation du Carlo-Alberto, la famille royale exilée avait quitté l’Ecosse pour la Bohême.)

— Cet abus de générosité n’est plus possible, on ne tarderait guère à l’y suivre soi-même. Voici mes projets : vous savez les réclamations faites par les ministres de Charles X et leurs amis sur l’insalubrité du château de Ham ; ces cris avaient donné la pensée de les transférer à Blaye. Dès qu’ils en ont eu vent, comme cet éloignement leur déplaisait fort, Ham est devenu un séjour parfaitement sain. Mais on n’a pas révoqué les ordres antécédens pour préparer des appartemens au château de Blaye ; ils sont en bon état, et demain le télégraphe donnera l’avis de les meubler.

— Monsieur Thiers, lui dis-je, avant de porter la main sur une personne royale, songez bien à ce que vous allez faire ; cela n’a jamais réussi à aucun, et vous retrouverez cette action dans toute votre carrière. Pensez-vous que l’Empereur n’ait pas déploré constamment sa conduite envers le duc d’Enghien ?

— Si le duc d’Enghien avait été pris fomentant la guerre civile en Vendée, nul n’aurait osé blâmer même la sévérité de l’Empereur. Mais, — me voyant frémir, — soyez tranquille, il ne tombera pas un cheveu de sa tête. Je le redouterais autant que vous.

— Prenez-y garde, elle est femme à se défendre. Et si on la tue dans le conflit ?

Il parut troublé une seconde, puis reprit vivement :

— On ne la tuera pas.

— Et si elle se tue elle-même plutôt que de se laisser prendre ?

Il garda le silence, nous le crûmes un peu ébranlé. M. Pasquier revint à la charge, appuyant sur toutes les chances que la témérité connue de Mme la duchesse de Berry pouvait faire redouter, au moment de l’arrestation, et sur les embarras que sa détention entraînerait.

— Si vous pouviez lui faire connaître à quel point elle est en votre pouvoir, ajouta-t-il, et la décider à une évasion que vous faciliteriez, cela me semblerait de toute façon préférable.

— Vous ne voyez pas, comme moi, la disposition des députés ! Vous comprendriez mieux l’impossibilité de suivre cette voie. Ils veulent l’arrestation de la duchesse de Berry et non sa retraite. Cela est nécessaire pour donner de la force au gouvernement et laver le Roi de la complicité dont on l’accuse.

— Mon Dieu, repris-je, la complicité du Roi avec Mme la duchesse de Berry est trop absurde pour qu’on y croie.

— Rien n’est trop absurde pour ces gens-là !

— Et c’est à un pareil monde que vous allez faire de telles concessions ! Je reconnais Mme la duchesse de Berry moins redoutable à Blaye que sur les bancs d’une cour d’assises, mais elle le sera encore beaucoup plus qu’en Vendée. Croyez-le, monsieur Thiers, elle vous y suscitera bien plus d’ennemis et chaque jour elle y grandira. Vous vous faites illusion de penser que tout sera fini par son arrestation. Les larmes royales se lavent par le sang, et le sang royal par les calamités publiques.

M. Thiers se prit à sourire :

— Je ne vous ai jamais vue si animée, répondit-il. Mais, permettez-moi de vous dire que, si mes députés de province parlent avec leur sottise, vous parlez avec votre passion, et calculez avec vos préjugés. Les larmes, et même le sang royal, n’ont plus le prix que vous leur supposez. J’espère bien, sans aucune violence, prendre la duchesse de Berry sous trois jours ; et elle n’en aura pas été quinze à Blaye que personne n’y songera plus. Voyez ces prisonniers de Ham, dont nous parlions tout à l’heure, quelqu’un y pense-t-il ?

— Oh ! que cela est différent ! Vous pouvez, je l’accorde, me faire arrêter demain matin le plus arbitrairement du monde ; et, si l’esprit public n’est pas monté de façon à en faire une révolution dans les vingt-quatre heures, j’admets que, la semaine prochaine, tout le monde aura parfaitement oublié que Mme de Boigne gémit dans une prison. Mais il n’en est pas ainsi de Mme la duchesse de Berry. Les personnes de sa sorte agissent même sur l’imagination du vulgaire ; et plus vous l’opprimerez, plus elle grandira. Sa puissance s’accroîtra dans les murs de Blaye, et ils s’écrouleront pour la laisser sortir, car ce ne sera pas vous qui pourrez lui en ouvrir les portes.

M. Thiers continuait à sourire avec un peu d’ironie.

— Eh bien ! voyons, vous-même, monsieur Thiers, seriez-vous aussi préoccupé, aussi anxieux, aussi joyeux que vous l’êtes s’il s’agissait seulement d’arrêter le maréchal de Bourmont, agent de guerre civile bien autrement formidable et actif que ne peut l’être une jeune femme ? Assurément non ; convenez donc que ce prestige du sang royal agit aussi sur vous, qui vous croyez si dégagé de mes préjugés surannés.

M. Thiers se jeta alors dans une de ces théories piquantes où son esprit s’éploie à l’aise et où les auditeurs le suivent avec intérêt, battant la campagne dans tous les sens sans beaucoup se soucier de la route qu’il tient. Cependant, après une digression historique sur le plus ou moins de dévouement des peuples au sang de leurs Rois, suivant le degré de civilisation où ils sont parvenus, il revint au but en racontant combien la conduite personnelle de Mme la duchesse de Berry l’avait amoindrie aux yeux de ses plus zélés partisans dans les provinces de l’Ouest.

— Ils en gémissent, ajouta-t-il en racontant des histoires étranges. Et on prétend même que la personne royale, pour me servir des expressions de Mme de Boigne, est grosse à pleine ceinture, et que c’est une des raisons qui la forcent à se tenir cachée. Je haussai les épaules.

— Eh bien ! repris-je, c’est un motif de plus à ne la point vouloir prendre et à faciliter son évasion. Hé ! bon Dieu, qu’auriez-vous à craindre d’elle en un pareil état, et qu’en pourriez-vous faire ? La honte d’un tel fait serait partagée par ceux qui le publieraient ! M. de Rigny, qui jusque-là avait gardé le silence, m’appuya en ce moment. M. Pasquier apporta de nouveaux argumens à l’appui de l’opinion qu’il avait déjà soutenue.

M. Thiers était visiblement ébranlé, mais revenait à dire cette arrestation nécessaire à la consolidation du pouvoir royal. Il en était trop persuadé pour se refuser à accepter la responsabilité de tous les inconvéniens dont nous le menacions. La pendule, en sonnant deux heures après minuit, fit lever ces trois messieurs à la fois et ils me laissèrent seule.

A peine achevais-je de déjeuner le lendemain, M. Pasquier arriva chez moi :

— Je n’ai pas fermé l’œil de la nuit, me dit-il en entrant.

— Je vous en offre autant, répliquai-je.

Nous échangeâmes de tristes prévisions, des craintes, des regrets, en commentant les discours de la veille. M. Pasquier était très soucieux.

— Peut-être, dis-je enfin, Thiers ne réussira-t-il pas à la prendre.

— Oh ! il réussira, cette fois-ci ou une autre ; il est imprudent mais il est très habile. La difficulté d’ailleurs ne consiste pas à la prendre, mais à la garder avec sécurité pour elle et pour les autres, sans enflammer les passions dans tous les partis, attiser la guerre civile que l’on croit éteindre, et forcer peut-être à commettre des actions, devant lesquelles on reculerait certainement si on les prévoyait. D’un autre côté, je ne puis nier que Thiers, dans son intérêt personnel du moment, n’ait à gagner à se présenter aux Chambres avec cette arrestation accomplie ; et à pouvoir dire : Ce que les autres n’ont pu faire en six mois, moi, j’y ai réussi en trois semaines. Cela n’est pas vrai, mais cela en a l’air ; c’est tout ce qu’il faut aux assemblées, d’autant que personne ne peut le démentir. Cependant, notre conversation d’hier soir l’a un peu ébranlé. Malgré toute son audace, Thiers a trop d’esprit pour n’être point accessible à la raison ; peut-être se contenterait-il encore du départ… Mais, elle, ne veut pas partir !

Nous continuâmes à deviser ainsi. Et plus nous considérions la question sous toutes ses faces, plus nous y découvrions des motifs de souci. S’il y avait conflit, si le sang de la princesse y coulait, quel baptême pour le trône occupé par le fils d’un juge de Louis XVI !

Si les haines vindicatives des révolutionnaires traînaient la fille des rois devant les tribunaux ordinaires, quel abaissement pour la puissance qui le souffrirait ! Quant au jugement devant la Chambre des pairs, il était impossible ; les pairs se récuseraient ou acquitteraient tout d’une voix.

Le gouvernement, et M. Thiers en était convenu la veille encore, n’avait pas cette ressource ; ce serait amener une nouvelle perturbation dans l’État.

Nous en revenions constamment à nous lamenter que Mme la duchesse de Berry s’obstinât dans un séjour si dangereux pour elle et si parfaitement inutile à sa cause, puisque sa présence n’avait pu en six mois soulever la Vendée.

— Si elle savait sa position, dis-je enfin, elle partirait sans doute. Mais, hélas ! il est trop tard, si elle doit être arrêtée demain.

— Ces choses-là, reprit M. Pasquier, ne se font pas si facilement qu’on croit. Elle est sûrement entourée de beaucoup de précautions, et le juif pourrait bien ne pas réussir. Mais elle est traquée de façon à ne pouvoir échapper, dès qu’on a décidé delà saisir et le parti en est évidemment résolu.

Que faire pour conjurer le danger ? La Reine ne pouvait être d’aucun secours, nous n’y songeâmes même pas. Il nous était trop évident que son crédit était épuisé, et ses efforts infructueux, puisque les choses en étaient arrivées là.

J’ai su depuis que le nouveau Cabinet avait exigé de M. le duc d’Orléans, comme condition à le laisser aller au siège d’Anvers, qu’il obtiendrait de la Reine sa mère de ne se plus mêler des affaires de Mme la duchesse de Berry, établissant que c’était une question d’Etat où les relations de famille ne devaient pas exercer d’influence, que la sécurité du pays en dépendait, et que d’ailleurs, tant que Marie-Caroline serait en Vendée, lui, ne se pourrait éloigner de Paris. La passion du jeune prince pour les armes avait stimulé son zèle et arraché la promesse à sa mère, qui, au reste, se soumettait toujours aux volontés manifestées par le Roi.

Je retourne à ma conversation avec M. Pasquier.

— Je voudrais, dit-il, avoir moyen de faire avertir la duchesse de Berry.

— Hé ! mon Dieu, ils n’y verraient qu’une ruse pour les tromper.

— C’est vrai.

Après un assez long silence, il se leva brusquement.

— C’est égal, il ne faut pas se croiser les bras en pareille occurrence. Je vais aller trouver Mounier, il est en rapport avec tout ce monde-là, je lui dirai sérieusement de faire partir la princesse ; il me comprendra, lui, il croira, et peut-être fera-t-il croire les autres.

— Pensez-vous, repris-je, que, par Mme Récamier, je puisse être de quelque utilité ?

— Essayez toujours, cela est sans inconvénient. Il n’y a pas de mal que le tocsin sonne à leurs oreilles de plusieurs côtés.

M. Pasquier partit. Je demandai mes chevaux et je me rendis à l’Abbaye-aux-Bois. J’y appris, alors, le profond mécontentement de M. de Chateaubriand contre Mme la duchesse de Berry et son entourage.

Il avait rompu toute communication, avant son départ pour la Suisse ; et Mme Récamier ne conservait aucune des relations qui l’instruisaient si exactement dans les premiers temps du séjour en France.

Déjouée dans mon espoir, mais excitée par les noires inquiétudes dont j’étais poursuivie et que celles de M. Pasquier n’étaient point propres à calmer, j’allai trouver Mme de Chastellux.

Exaltée, au-delà des plus exaltés de son parti, elle apportait pourtant de l’esprit à travers sa passion, parce qu’elle en avait infiniment.

— Ma chère, lui dis-je en l’abordant, vous avez accueilli d’un sourire ironique l’avertissement que je vous ai donné, il y a une quinzaine de jours, qu’on était dans la disposition sérieuse d’arrêter Mme la duchesse de Berry. Eh bien ! je viens vous dire aujourd’hui que toutes ses retraites sont dénoncées, qu’elle est vendue de plusieurs côtés et sera livrée incessamment. Peut-être est-il encore possible d’éviter ce malheur en la décidant à partir, j’ignore si vous en avez le moyen ; mais il n’y a pas un instant à perdre.

Mme de Chastellux me regardait fixement, elle me tendit la main :

— Vous êtes trop troublée pour n’être pas sincère. Confidence pour confidence. Je suis en rapports directs avec Mme la duchesse de Berry. Elle sera avertie le plus promptement possible, et de plus je ne négligerai rien pour la décider à partir. Elle s’y refuse encore, mais tout le monde autour d’elle en admet la nécessité.

— Dieu veuille que vous réussissiez, répliquai-je en me levant pour m’en aller. Car je ne voulais pas être entraînée à dire plus que je n’avais projeté.

— Encore un mot, ajouta-t-elle en me retenant par le bras, si Mme la duchesse de Berry consent à partir, le pourra-t-elle ? la laissera-t-on s’échapper ?

— Hélas ! repris-je, il y a encore huit jours, je vous aurais répondu oui, bien affirmativement ; aujourd’hui, j’ose seulement dire : je l’espère, et presque : je le crois. Mais, soyez-en persuadée, c’est la seule chance possible d’éviter ce que nous déplorerions également toutes les deux.

Elle me remercia de nouveau, m’embrassa cordialement et je me retirai. Elle avait bien vu que je n’en voulais pas dire davantage, et avait trop de tact pour m’adresser aucune question.

M. Pasquier, de son côté, avait trouvé M. Mounier et lui avait d’autant plus facilement fait comprendre le danger, non seulement pour la princesse, mais encore pour le pays et pour la famille régnante, — danger tout moral que Thiers et apparemment ses collègues ne reconnaissaient pas, — que M. Mounier, plein de sagesse, exempt d’esprit de parti, quoique dans les rangs légitimistes, était en même temps fort éclairé.

— Maintenant, me dit M. Pasquier, il n’y a plus à rien à faire, il nous faut attendre les événemens…

Dans la matinée du 8 novembre je reçus un billet de M. Pasquier ; il me disait :

« L’œuvre est accomplie… Elle est prise… du moins sans coup férir… Voilà un des dangers passé… Plaise au ciel qu’on échappe aux autres !… »

Le Moniteur du lendemain confirma la nouvelle. J’allai chez la Reine, pensant bien qu’elle trouverait quelque douceur à s’épancher avec la certitude de n’être point compromise. Elle remerciait Dieu que nul accident ne fût arrivé dans l’arrestation.

« Avec la tête de Caroline, vous savez, ma chère, il y avait tant à craindre !… » Et puis, elle répétait mille fois : « Elle la voulu, elle l’a voulu, ce n’est pas la faute du Roi, elle l’a voulu ! »

Je lui demandai si le bâtiment où on l’allait embarquer ne pourrait pas la conduire à Trieste, plutôt qu’à Blaye, en exigeant sa promesse de rejoindre le roi Charles X en Bohême.

— Ah ! ma bonne amie, vous pouvez penser si nous le désirons !… Mais ils ne veulent pas… ils disent que c’est impossible. On m’a fait promettre de ne me point ingérer dans cette affaire… tout le monde est contre moi !… Le Roi a dû à la fin consentir à l’arrestation et à la détention… Vous savez s’il s’y est longtemps refusé !… Ah ! si elle avait voulu profiter de ces six mois de patience où il était le maître, pour s’en aller… Je comprends bien l’impossibilité de la laisser en France, avec l’apparence d’y rester malgré le gouvernement… mais quelle rude extrémité !…

Et la pauvre Reine se reprenait à pleurer. Elle me confirma la volonté positive du Roi de s’opposera toute espèce de jugement et de se borner à une détention politique ; que la même raison politique pouvait modifier, prolonger ou abréger arbitrairement. Cela présentait déjà une série de difficultés, presque inextricables, dans un pays de discussion et de passion, comme le nôtre, où l’opposition se fait arme de tout.

J’étais destinée à voir le soir même une singulière péripétie. Les dépêches de Nantes avaient apporté les détails de l’arrestation. M. Thiers, impressionnable et mobile au suprême degré, ému des souffrances de la princesse, touché de son courage, frappé du ton de grandeur dont elle avait commandé autour d’elle, se trouva plein d’enthousiasme pour sa triste prisonnière.

Oubliant ses diatribes des jours précédens contre la femme désordonnée, contre la folle coupable qui, profitant de la calamité d’un fléau, avait voulu joindre les ravages du fer et du feu de la guerre civile à ceux du choléra pour désoler la France, il ne voyait plus dans Marie-Caroline que la fille des rois soumise à de nobles et poétiques malheurs, supportés avec constance, avec magnanimité :

— Convenons-en, messieurs, Mme de Boigne a raison, les personnes royales, comme elle dit, sont d’une sorte à part…

Lorsque Deutz avait été introduit chez Mme la duchesse de Berry, elle l’avait accueilli d’une bonté familière, qui avait dû sembler bien cruelle à ce misérable. Après avoir parlé de sa mission, lu et signé des papiers relatifs aux affaires pour lesquelles il s’entremettait, elle lui raconta avoir reçu avis qu’elle était trahie, vendue par une personne en qui elle avait entière confiance.

— Par vous, peut-être, mon cher Deutz,… je plaisante… ne vous défendez pas… mais en me rappelant vos efforts pour m’engager à partir avant-hier, malgré les bonnes nouvelles dont vous êtes porteur, j’ai pensé que vous aussi pouviez avoir des motifs pour partager ces craintes… Savez-vous quelque chose ?

Deutz avait tressailli jusqu’au fond de son lâche cœur. Il balbutia quelques paroles, abrégea la conférence, se précipita dans la rue, dit à l’agent de police : « Je la quitte, elle est dans la maison, vous la trouverez à table ; » raconta brièvement au préfet la conférence dont il sortait, désigna le lieu où l’on trouverait les papiers ; courut à son auberge, se jeta dans une voiture tout attelée et revint à Paris, sans attendre pour savoir le résultat de sa trahison.

Il fallut se mettre à sa recherche pour lui en donner le salaire pécuniaire. Il ne l’avait ni stipulé, ni réclamé, mais il l’accepta. Tout cela paraît étrange et n’en est pas moins exact.

Le vrai peut quelquefois n’être pas vraisemblable.

La confiance en Deutz n’était pas assez bien établie pour que le préfet eût négligé les précautions. L’ordre avait été donné de le suivre, et de cerner d’un peu loin la maison où il entrerait, de façon que nul ne s’en pût évader. Tout était donc prêt. A peine trois minutes s’écoulèrent entre sa sortie et l’entrée de la force armée.

L’aspect de l’appartement, lorsqu’on y pénétra, confirma la véracité du rapport de Deutz ; on y trouva les traces du séjour actuel de Mme la duchesse de Berry. Le couvert était mis pour cinq personnes, mais Mlle du Guigny, la maîtresse de la maison, se présentait seule et niait avoir des hôtes ; la table, selon elle, était préparée pour des convives que l’aspect des troupes aurait probablement empêchés d’arriver. Il était impossible d’obtenir le moindre aveu.

La lettre, qui avertissait la princesse de son danger, était ouverte sur la cheminée, au feu de laquelle on avait fait paraître l’encre sympathique. Elle avait été prévenue à temps, mais on n’échappe pas à son sort !

Vainement chercha-t-on à intimider et à séduire les habitans de la maison ; maîtres et valets, tout résista. Une recherche de plusieurs heures n’amena aucun résultat. On avait fouillé partout sans même trouver les papiers signalés par Deutz, quoique plusieurs cachettes eussent été découvertes. Et on était réduit à croire qu’une communication, soit par l’intérieur des murs, soit par les caves, soit par les toits, permettait de quitter la maison.

Mais tout le quartier, circonscrit par quatre rues, était strictement gardé ; personne n’en pouvait sortir sans être soigneusement examiné. Il faudrait bien que la princesse, dont la présence était constatée en ce lieu, finît par être prise.

Telle était la première dépêche, écrite par M. Maurice Duval, en quittant le domicile de Mlle du Guigny, où il avait passé une grande partie de la nuit. Au moment de la cacheter, il ajoutait : « On vient me chercher. J’ai la satisfaction de vous annoncer que la duchesse est arrêtée ; j’expédie mon courrier et je me rends auprès d’elle. »

Le second rapport, parvenu le soir même où M. Thiers nous en parlait, contenait les détails suivans.

En s’éloignant, pour prendre un peu de repos, les chefs avaient distribué des gardiens dans toute la maison. Deux gendarmes, postés dans une petite pièce, dont la lucarne ouvrait sur le toit, et souffrant d’un froid très vif, s’avisèrent d’une cheminée placée dans l’encoignure.

La chambre était remplie de vieux journaux, et surtout d’une énorme liasse de numéros de la Mode : mauvaise publication protégée et payée par Mme la duchesse de Berry. Ils pensèrent à les utiliser en s’en chauffant, les empilèrent dans la cheminée et y mirent le feu.

Peu de minutes après, tandis qu’accroupis devant le foyer ils dégelaient leurs doigts, ils crurent entendre un bruit insolite derrière la plaque. Bientôt, on y frappa à coups redoublés. Ils appelèrent leurs officiers ; on se hâta de retirer les papiers enflammés, et la plaque, cédant aux efforts mutuels des assiégeans et des assiégés, tourna sur ses gonds.

« Cessez vos recherches, je suis la duchesse de Berry, » dit une femme en sortant sans assistance de la cheminée et en s’asseyant très calmement sur une chaise, tandis qu’on s’empressait à aider une seconde femme et deux hommes à se retirer, presque étouffés, de leur retraite brûlante.

C’étaient une demoiselle de Kersabiec, — Vendéenne passionnée qui depuis quatre mois s’était mise à la suite de la princesse, — le comte de Mesnard et M. Guibourg, l’avocat, qui prenait le titre de chancelier de la « Régente. »

Un agent de police, accourant en toute hâte, voulut verbaliser au sujet de Mme la duchesse de Berry. Elle ne lui répondit qu’en disant : « Faites venir le général qui commande, je ne parlerai qu’à lui. »

Elle demanda un verre d’eau et remercia poliment le gendarme qui le lui apporta. Pas une plainte, pas un mot des souffrances où elle venait d’être exposée, ne lui échappa. Ses compagnons de détresse, en revanche, ne les laissaient pas ignorer. Les cheveux de la princesse roussis, sa figure, ses mains toutes noires de fumée, un pan de sa robe brûlé, témoignaient seuls qu’elle avait partagé cette torture, car elle paraissait dans son assiette ordinaire.

Le général arrivé, elle lui dit : « Approchez, général, je me rends à vous ; et je me mets sous la sauvegarde de la loyauté militaire. Je vous recommande ces messieurs et mademoiselle ; s’il y a quelqu’un de coupable, c’est moi seule, ils n’ont fait que m’obéir. J’entends n’en être point séparée. Puis-je rester dans cette maison ? »

Le général, — Dermoncourt, je crois, — plus troublé qu’elle, répondit que des appartemens étaient préparés au château : « Eh bien donc, partons et faites avertir qu’on nous y donne un bouillon ; nous n’avons rien mangé depuis vingt-quatre heures. »

Elle s’approcha du comte de Mesnard, qui semblait anéanti, l’encouragea à la suivre, en paroles calmes et douces, et commanda l’assistance des gendarmes pour le soutenir. Les deux autres prisonniers avaient repris des forces et pouvaient marcher seuls.

La princesse prit d’elle-même le bras du général, comme si elle lui accordait une faveur et qu’il se fût agi d’une simple promenade. Elle ne fit aucune vaine tentative pour parler aux gens de la maison, pour donner des instructions, pour réclamer des effets ou des papiers ; rien enfin qui la pût exposer à subir un refus. Arrivée au seuil de la porte, et voyant du monde amassé dans la rue, elle s’arrêta un instant et reculant d’un pas :

— Général, je ne dois pas être insultée… cela vous regarde.

— Soyez tranquille, madame.

— Je me fie à vous.

La route était bordée d’une haie de soldats. Elle la franchit d’un pied et d’un cœur fermes, causant avec son escorte militaire, d’une grande liberté d’esprit, mais refusant toute réponse au préfet qui était survenu au moment de son départ.

Parvenue au château, elle donna des ordres sur les soins à rendre à ses compagnons d’infortune, et principalement à M. de Mesnard qui paraissait fort mal, avec une sorte d’autorité ; puis elle demanda à se reposer. Conduite dans sa chambre, avec Mlle de Kersabiec, elle en ressortit un instant après, sous le prétexte de recommander que le médecin, appelé auprès du comte de Mesnard, vînt lui faire son rapport.

L’homme de la police, accoutumé à observer tous les gestes, s’aperçut qu’une très petite boule de papier avait passé de la main de la princesse dans celle de l’avocat Guibourg. Le désir de s’en emparer suggéra la pensée de fouiller les prisonniers aussitôt que Marie-Caroline se fut éloignée.

Le papier, trouvé sur M. Guibourg, contenait ces mots écrits au crayon : « Insistez, surtout, pour n’être pas séparé de moi. »

Cette circonstance, sue dans le temps et infidèlement racontée, accrédita le bruit, déjà répandu, d’une intrigue amoureuse entre la princesse et l’avocat. Je n’oserais garantir qu’il n’en fût rien.

Mais M. Guibourg était en fuite, avec une condamnation capitale sur le corps. Mme la duchesse de Berry se croyait une sauvegarde pour ses en tours, et cette pensée suffisait à expliquer les termes du billet.

Elle avait mangé une soupe, bu un verre de vin de Bordeaux, avait dormi paisiblement quelques heures et s’était relevée, pour le moment du dîner, dans un état de calme] qui ne se démentait pas. M. Maurice Duval, lui-même, quoique fort blessé de ses procédés envers lui, parlait du maintien de la princesse avec admiration. Les généraux en étaient émus, et le ministre dans l’enthousiasme.

En outre des rapports des autorités de Nantes, M. Thiers était armé, en venant chez moi, de la décision du Conseil qui, en enlevant Mme la duchesse de Berry à la juridiction des tribunaux, faisait de sa position une mesure politique sur laquelle les Chambres auraient à statuer. La pièce était bien rédigée. Il voulait la montrer à M. Pasquier et le consulter sur la forme de sa publication.

Après une longue discussion, on s’arrêta à un article officiel du Moniteur, ne portant le titre ni d’ordonnance ni de déclaration ; qui, s’appuyant sur les précédens de la marche suivie pour le bannissement de la branche aînée des Bourbons et de la famille Bonaparte, établirait en principe que les princes et princesses de races proscrites, se trouvant en dehors de la loi commune, ne pouvaient en réclamer le bénéfice ni en subir les rigueurs. Leur sort, dès lors, devait être réglé arbitrairement, d’après les exigences des intérêts politiques.

M. Pasquier insistait derechef pour qu’on embarquât la princesse au plus vite. « Vous ne serez maître de son sort, répétait-il, et à l’abri des obstacles que peut susciter le zèle aveugle ou malveillant des magistrats secondaires, qu’après le départ de Nantes. » M. Thiers adoptait cette pensée et partageait les mêmes sollicitudes. Aussi avait-il donné, et déjà renouvelé, l’ordre d’un embarquement immédiat, que les préparatifs matériels, pour la sûreté du transport et la commodité du voyage, arrêtaient encore bien malgré lui.

La princesse demandait un délai, fondé sur l’état de santé du comte de Mesnard ; mais M. Thiers, fort à regret dans sa disposition actuelle, avait positivement refusé.

Comme il ne fallait pas compliquer la question relative à Mme la duchesse de Berry, en assimilant à son sort d’autres personnes compromises vis-à-vis des tribunaux, on se décida à les rendre à leurs juges naturels. M. Guibourg fut renvoyé là où son procès avait été déjà instruit. Mlle de Kersabiec accompagna la princesse à Blaye ; puis fut reconduite immédiatement à Nantes.

Dès le premier jour de l’arrestation, M. Maurice Duval avait prévenu M. Thiers qu’il pouvait s’emparer de MM. de Bourmont, de Charette, et de plusieurs de leurs coopérateurs les plus actifs. On les savait cachés dans les maisons voisines de celle occupée par Marie-Caroline. Deutz avait vu le maréchal. En persistant à cerner le quartier, on était assuré de les prendre.

Mais le ministre en avait autant qu’il lui en fallait, pour se présenter à l’ouverture de la session, et ne se souciait pas de multiplier ses embarras. Plus il se trouverait de gens arrêtés dans les mêmes prédicamens que Mme la duchesse de Berry, plus il serait difficile de la soustraire à la loi commune ; car elle se trouverait réclamée, comme principal accusé par tous les tribunaux où les affaires seraient portées.

Vu de loin, et lorsque les passions sont calmées, il semble que rien n’était plus simple et plus facile que la marche adoptée par le gouvernement. Mais dans ce moment, où l’amour de l’égalité se trouvait poussé jusqu’à l’enivrement, il fallait une ferme volonté, beaucoup de courage, et même une certaine audace, pour oser dire hautement que Marie-Caroline, en sa qualité de princesse, ne serait pas passible de la loi commune. Encore devait-on avoir recours à l’argument, que j’ai déjà mentionné, de la considérer placée hors la loi par la proscription prononcée contre elle en 1830.

M. Thiers, en prenant cette décision, n’ignorait pas qu’il affrontait les colères des oppositions et bravait le mécontentement de beaucoup de ses partisans.

Toutefois, des obstacles insurmontables pouvaient surgir à Nantes d’un moment à l’autre ; et, dans cette crainte, on décida que l’article convenu ne serait inséré au Moniteur que lorsqu’on saurait la princesse voguant vers Blaye.

Je demandai tout bas à M. Thiers si ce qu’il m’avait dit de l’état de Mme la duchesse de Berry était confirmé ; il me répondit à haute voix : « Il n’y a pas un mot de vrai. Elle est au contraire très maigre, très mince, et très agile. Ce bruit, cependant, nous était venu de gens qui auraient dû être bien informés ; mais ce n’est qu’un méchant propos de ses bons amis. »

Si Mme la duchesse de Berry dédaignait de parler des souffrances matérielles qu’elle avait supportées, pendant les dix-sept heures passées dans le tuyau de cheminée, ses compagnons racontaient volontiers le martyre subi par quatre personnes serrées de façon à ne pouvoir faire aucune espèce de mouvement, exposées au vent, à la gelée, dont un toit en claire-voie les défendait fort mal. Elles bravaient pourtant ces douleurs.

Mais ce qui acheva de rendre leur situation intolérable, c’est la fumée épaisse et puante des papiers imprimés. La cachette n’était pas séparée du tuyau de la cheminée jusqu’en haut, elle s’en remplit incontinent et ses malheureux habitans en furent comme asphyxiés.

Lorsque la souffrance d’une extrême chaleur s’y joignit et que la robe de Mme la duchesse de Berry prit feu, le comte de Mesnard, — qui déjà avait ouvert l’avis de se rendre, après avoir entendu l’ordre donné aux gendarmes de ne quitter la chambre sous aucun prétexte et compris que toutes les issues étaient gardées, — le comte de Mesnard, sans demander de nouveau une permission obstinément refusée, donna dans la plaque le premier coup de pied qui appela l’attention des gendarmes. Une fois la décision irrévocable, Mme la duchesse de Berry ne fit point de reproches et se conduisit comme nous avons vu.

Ma mémoire ne me fournit aucune circonstance particulière sur son embarquement. Elle fut conduite, à bord de la Capricieuse, goélette de l’Etat, en prisonnière bien gardée, mais avec les égards dus à son rang et le respect acquis à des malheurs supportés avec un aussi grand courage.

Son arrestation ne provoqua aucune manifestation en Bretagne ni en Vendée. Elle montra un très vif dépit en apprenant que M. Guibourg restait à Nantes et parut très émue en s’en séparant. Du reste son calme, accompagné d’une sorte de gaieté et d’une complète liberté d’esprit, ne se démentit pas. Le zèle de M. de Mesnard suppléant à ses forces, il insista pour la suivre.

Elle laissa, parmi toutes les autorités de Nantes, un sentiment d’admiration et de sympathie dont le contre-coup retentit sur leurs chefs à Paris. Mais cela ne s’étendit pas au-delà et ne gagna pas le public. On voulait avant tout la tranquillité.

Au Conseil, M. Guizot se montra partisan des procédés généreux, et il proposa de diriger la Capricieuse sur Trieste. Mais M. Guizot, nouvellement arrivé aux affaires par l’obstinée exigence du duc de Broglie, avait peu de poids vis-à-vis de ses collègues, et la détention à Blaye fut décidée à une unanimité où il se rangea.

Dans la cachette même, où s’était réfugiée Mme la duchesse de Berry, on trouva les deux sacoches de cuir, désignées par Deutz, renfermant ses papiers les plus importans. Elles étaient réunies par une bretelle et la suivaient dans toutes ses pérégrinations, soit sur le col de son cheval, soit sur les épaules d’un guide.

Si on avait recherché les violences, il y avait de quoi porter le trouble et la proscription dans une multitude de familles ; mais on n’en fit aucun usage. C’est là où l’on trouva les lettres de Mmes de Chastellux et de Bauffremont engageant Mme la duchesse de Berry à se rendre à Paris, et offrant de l’y cacher. J’ignore si elles ont eu connaissance de cette découverte.

Ces sacoches renfermaient des documens qui excusaient la folle entreprise de la descente en France. De nombreux correspondans annonçaient 100 000 hommes dans le Midi et 200 000 dans l’Ouest, armés, organisés, prêts à se déclarer au premier signal. L’arrivée de « Madame » enfanterait en outre des légions innombrables dans tout le royaume.

Les correspondans les plus raisonnables, en présentant le pays comme dans « un fâcheux état de calme, » admettaient que la présence de la princesse exciterait sans doute un grand mouvement d’enthousiasme, et pourrait faire jaillir la flamme de ces masses inertes.

Ajoutons à ces appels que Mme la duchesse de Berry avait constamment entendu reprocher aux princes de la Maison de Bourbon de ne s’être point, associés aux travaux de la Vendée. Et peut-être excusera-t-on son esprit aventureux d’avoir cru faire de l’héroïsme en débarquant sur la plage de Marseille et en se jetant dans la Vendée. Il est au moins certain qu’à Nantes, elle supporta royalement le revers de sa fortune et la chute de ses espérances.

  1. Le quatrième et dernier volume des Mémoires de la comtesse de Boigne paraîtra prochainement à la librairie Pion. Nous lui empruntons l’intéressant récit de l’expédition de la duchesse de Berry en 1832, de son arrestation et de sa réclusion à Blaye.
  2. La prise du château de la Pénissière est du 6 juin 1832.