Mémoires de la comtesse de Boigne (1921)/Tome III/VII/Chapitre XIV

Émile-Paul Frères, Éditeurs (Tome iii
De 1820 à 1830.
p. 155-162).


CHAPITRE XIV


Mort de l’empereur Alexandre. — Inquiétudes de ses dernières années. — Mission du duc de Raguse près de l’empereur Nicolas. — Illusions du duc de Raguse. — Mort de Talma. — Monsieur de Talleyrand est insulté et frappé par Maubreuil.

L’empereur Alexandre était mort à Taganrog d’une fièvre endémique, sur les bords de la mer d’Azow qu’il avait affrontée avec une grande imprudence. Ses dernières années avaient été empoisonnées par une humeur soupçonneuse, poussée jusqu’à la monomanie, qui combattait dans son cœur des sentiments naturellement généreux.

Madame de Narishkine avait été rappelée à Pétersbourg pour le mariage d’une fille qu’elle avait eue d’Alexandre et qu’il aimait passionnément. Cette jeune personne mourut peu de jours avant celui fixé pour la noce. L’Empereur en fut désespéré, et ce chagrin commun rétablit l’intimité entre les deux anciens amants.

Madame de Narishkine m’a raconté des détails inouïs de l’état où était tombé ce prince, naguère si confiant. Non seulement il craignait pour sa sûreté, mais, s’il entendait rire dans la rue ou surprenait un sourire parmi ses courtisans, il se persuadait qu’on se moquait de lui et venait supplier madame de Narishkine, au nom de son ancien attachement, de lui dire en quoi il appelait ainsi le ridicule qui le poursuivait de toute part.

Un soir où elle avait auprès d’elle une jeune parente polonaise, on servit du thé ; l’Empereur s’empressa d’en arranger une tasse pour madame de Narishkine et ensuite une autre pour cette demoiselle. Madame de Narishkine se pencha vers sa cousine et lui dit :

« Quand vous rentrerez dans le château de votre père, vous vous vanterez, j’espère, de la qualité de votre échanson.

— Oh certainement », reprit l’autre.

L’Empereur, qui était sourd, n’entendit pas le colloque mais vit le sourire sur leur visage. Le sien se rembrunit aussitôt et, dès qu’il se trouva seul avec madame de Narishkine, il lui dit :

« Vous voyez bien que le ridicule m’atteint partout. Même vous, qui avez de l’affection pour moi, sur qui je compte, vous ne pouvez résister à vous en moquer. Dites-moi ce que j’ai fait pour provoquer votre risée. »

Elle eut toutes les peines du monde à calmer cette imagination malade.

L’Empereur n’avait foi qu’en monsieur de Metternich. Il entretenait avec lui une correspondance presque journalière. L’autrichien était bien plus avant dans sa confiance que ses propres ministres ; il croyait absolument à ses avis et surtout à ses rapports de police.

Il portait constamment sur lui un petit agenda, envoyé par le prince de Metternich, où les noms de toutes les personnes politiquement suspectes dans l’Europe entière se trouvaient placés par ordre alphabétique, avec le motif et le degré de suspicion qui devait s’y rattacher. Lorsqu’on prononçait un nom nouveau devant l’Empereur, il avait sur-le-champ recours à ce livret et, s’il ne se trouvait par sur cette liste noire, il écoutait bénévolement ce qu’on voulait lui dire ; mais si, par malheur, il y était placé, rien ne pouvait le ramener de ses préventions. Madame de Narishkine m’a dit l’avoir souvent vu consulter ces pages sibyllines.

Les dernières années de ce prince ont été empoisonnées par ces inquiétudes, fomentées peut-être par l’intrigue mais prenant leur source dans des dispositions héréditaires. Quoi qu’il en soit, sa mort fit sensation et chagrin à Paris. Il y avait été magnanime en 1814 et fort utile à la France en 1815.

Si nous avions pu croire à toutes les perfections dont la brillante imagination du duc de Raguse décorait son frère Nicolas, au retour du couronnement de Moscou, les regrets pour l’empereur Alexandre n’auraient pas dû se prolonger ; mais la suite a prouvé qu’il se les était un peu exagérées.

Le duc de Raguse est toujours parfaitement véridique dans ce qu’il croit sur le moment, mais très sujet à se laisser enthousiasmer facilement par les hommes et par les choses. Il a cruellement porté la peine de cette disposition : tous les revers de sa carrière doivent y être rattachés. Nous avons vu comment les illusions patriotiques l’avaient entraîné à se séparer de l’empereur Napoléon. Depuis ce temps, les illusions d’un autre genre l’avaient ruiné.

Rentré en France en 1815, il s’était dit que la guerre n’était plus une carrière pour un maréchal de France ; qu’un soldat de l’Empire ne pouvait pas être un courtisan des Tuileries et que, pourtant, il était dur à quarante ans de ne plus jouer aucun rôle dans son pays.

Ses habitudes lui rendaient nécessaire l’attitude de grand seigneur. Il se demanda comment s’étaient créées les grandes existences du moyen âge et trouva que c’était par la prépondérance exercée sur un grand nombre de dépendants. Le siècle ne permettait pas que ce fut sur des hommes d’armes ; mais, si un guerrier distingué pouvait, par l’industrie, remettre dans sa clientèle un pays tout entier, non seulement il se ferait un revenu colossal, mais encore il aurait la seule position de grand seigneur que les temps modernes comportassent, la seule qui put donner assez d’indépendance pour que la Cour dût compter avec vous.

C’est plein de ces idées, moitié vaniteuses, moitié généreuses, que le pauvre maréchal entreprît de changer une petite terre, qu’il possédait à Châtillon-sur-Seine, en un vaste atelier de toutes les industries réunies. Il se passionnait successivement pour chacune, l’amenait à frais immenses au point où elle aurait peut-être réussi, si une nouvelle idée, adoptée avec autant de zèle que la précédente, ne l’avait fait négliger et abandonner. Il était dans la pleine illusion que ses spéculations auraient le plus brillant résultat, mais il sentait un commencement de pénurie lorsqu’il sollicita la mission de Moscou. Avec son imprévoyance accoutumée, il y déploya un luxe tel que, loin que ce voyage lui fut utile, il ne fit qu’augmenter la somme de ses dettes. L’année suivante, le feu se mit dans ses affaires et il dut s’avouer à lui-même, ce que les autres savaient depuis longtemps, qu’il était complètement ruiné.

J’en fus d’autant moins surprise, pour ma part, que, pendant son séjour en Russie, je m’étais trouvée passer à Châtillon. J’avais visité cet encyclopédique établissement en détail, entre autres la bergerie à trois étages dont il était si fier. Tout l’hiver précédent, il nous avait entretenus de ses moutons vêtus qui devaient être une source de fortune incalculable. J’en parlai au régisseur qui me répondit par un soupir : « Hélas, madame, je vais vous les montrer ; c’est la dernière fantaisie de monsieur le maréchal. Il m’écrit toutes les semaines des calculs sur le profit qui doit nécessairement en résulter, et je lui répète vainement à quel point c’est onéreux. »

Je trouvai de pauvres bêtes, cousues dans les peaux d’autres moutons déjà tombées en haillons, étouffant de chaleur et ayant la tournure la plus grotesque qu’on puisse imaginer. Le calcul du maréchal était que la redingote coûtait quatre francs et durait dix-huit mois. La toison devait se vendre six à sept francs de plus, et les animaux n’être plus sujets à aucune maladie. Les livres du régisseur prouvaient autre chose. La redingote coûtait sept francs, ne durait qu’un an malgré des rapiécetages qui la faisaient revenir à neuf francs. La toison ne se vendait que quarante sols de plus que celle des bêtes non vêtues, et les maladies étaient au moins aussi fréquentes et plus contagieuses.

Cet échantillon donnera l’idée des spéculations du maréchal ; mais, si toutes ont été onéreuses pour lui, beaucoup ont été très profitables au pays ; aussi, quoiqu’il ait été la cause de la ruine de quelques individus, ses serviteurs ou amis, il est resté fort regretté et très populaire à Châtillon.

Il s’adressa au Roi pour obtenir que ses appointements, destinés à payer ceux de ses créanciers qui n’avaient pas d’hypothèques sur ses biens, fussent continués jusqu’à l’extinction de ses dettes, lors même qu’il viendrait à mourir avant de les avoir soldées. Le Roi mit beaucoup de bonté à accorder cette faveur. Il montra au maréchal une bienveillance qui le toucha fort et ne lui a pas permis d’agir comme il eut été plus utile peut-être même pour le monarque en 1830. Mais nous n’en sommes pas là.

Il me semble que c’est à cette même année que mourût Talma, à l’apogée de son talent. Il venait de créer plusieurs rôles, dans de médiocres pièces où il était sublime, Sylla, Léonidas, et enfin Charles VI où il avait réussi à se montrer constamment roi au milieu de toutes les misères de l’humanité. Je ne pense pas que l’art de l’acteur puisse aller au delà. Nos pères cependant nous assuraient Le Kain très supérieur à Talma. Nous n’avons pas eu jusqu’ici à le vanter à la génération nouvelle au mépris d’un autre, car personne ne s’est présenté pour recueillir sa succession.

Talma en France et mistress Siddons en Angleterre m’ont paru ce qu’il pouvait y avoir de plus parfait au théâtre, car ils se transformaient complètement dans le personnage qu’ils représentaient ; et, de plus, l’un et l’autre étaient si beaux et si gracieux, leur voix était si harmonieuse, que chacune de leur pose composait un tableau aussi agréable à l’œil que leurs accents étaient flatteurs pour l’oreille. Une de mes prétentions (car qui n’en a pas une multitude ?) est de n’être pas exclusive. Ainsi j’aurais grande joie à entendre un acteur ou une actrice qui me fissent autant de plaisir que Talma et mistress Siddons ; mais je doute que cela se rencontre, de mon temps.

Le 21 janvier 1827, le général Pozzo et le duc de Raguse arrivèrent chez moi de très bonne heure. J’avais eu quelques commensaux à dîner ; à peine le dernier fut-il sorti que l’ambassadeur, regardant le maréchal, lui dit : « Hé bien ? »

Celui-ci cacha sa figure dans ses deux mains en répondant : « J’en suis encore horrifié. »

On comprend que ce début excita notre curiosité. Ils nous racontèrent qu’en sortant de la cérémonie expiatoire de Saint-Denis, le maréchal, qui suivait à quelques pas le prince de Talleyrand par une sortie privilégiée, avait vu un homme s’avancer sur lui, lui adresser quelques injures et simultanément lui appliquer sur la joue un coup si violent qu’il était tombé comme une masse. Le maréchal avait appelé la garde et fait arrêter l’homme, qui se trouva être ce misérable Maubreuil, pendant que lui s’occupait à ramasser monsieur de Talleyrand presque évanoui. Il aida à le transporter dans une salle d’attente où se trouvait Pozzo, et c’est de ce spectacle que l’un et l’autre avaient un égal besoin de s’entretenir.

Ils avaient craint un moment que le prince n’expirât entre leurs bras, tant il était suffoqué. Pozzo faisait une peinture, à sa façon pittoresque, de ce vieillard lui apparaissant dans ce désordre de vêtement, pâle, échevelé, les esprits égarés, venant achever une carrière si traversée de grandeur et de souillures sous la flétrissure de la main d’un hideux maniaque, dans le temple du Dieu qu’il avait abjuré, à l’heure consacrée au Roi qu’il avait trahi. Il y avait là une sorte de rétribution qui frappait l’imagination. Au reste, à peine monsieur de Talleyrand fut-il revenu à lui-même qu’il sentit le parti que la malveillance s’efforcerait de tirer de cette cruelle scène.

Avant de venir chez moi, ces messieurs s’étaient arrêtés à sa porte. Ils l’avaient, contre leur attente, trouvée toute grande ouverte. Le prince, entouré de monde, était couché sur un fauteuil dans son cabinet fort assombri et avait le front couvert d’un bandeau. Il racontait que Maubreuil avait voulu l’assassiner, qu’il l’avait frappé sur le haut de la tête et lui avait fait une plaie qu’il avait fallu panser. Avec son imperturbabilité accoutumée, il fit ce récit d’aplomb devant les témoins de la scène : « Il m’a assommé comme un bœuf», répétait-il à chaque instant en avançant son poing fermé et le plaçant à la hauteur du front ; du reste de la figure, il n’en était pas question, quoique, à Saint-Denis, ses lèvres seules furent saignantes.

Les témoins oculaires de la scène comprirent que le prince aimait mieux avoir été assommé que frappé, et que le coup de poing lui répugnait moins que le coup de paume. Ils le secondèrent dans cette innocente supercherie qui cependant fut presque généralement soupçonnée. Toutefois, il y a une espèce de pudeur publique qui protège, jusqu’à un certain point, les hommes qui ont joué un grand rôle, et personne ne se sentait le courage de donner à l’acte de Maubreuil son véritable nom.

Monsieur de Talleyrand fut bien longtemps à se remettre de cette atteinte dont le gentilhomme, qu’il n’a jamais pu dépouiller, avait souffert jusque dans la moelle des os. Il affecta de recevoir tous ceux qui allaient chez lui. Dès qu’il fut présentable, il retourna à la Cour, un grand morceau de taffetas d’Angleterre sur le front, et répétant à toute occasion : « Il m’a assommé comme un bœuf. »

Mais, dès qu’il le put, sans avoir l’air de fuir, il quitta Paris et passa presque toutes les années suivantes à la campagne, chez madame de Dino. Il craignait aussi de retrouver Maubreuil sur son chemin. Celui-ci avait été condamné à quelques mois de détention ; mais il annonçait le projet de renouveler son délit, qu’il qualifiait de l’expression catégorique, dès qu’il serait libéré. Je n’en ai plus entendu parler. Probablement monsieur de Talleyrand aura acheté son éloignement à prix d’argent.