Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Troisième époque - Jeunesse/Chapitre X

Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 153-169).


CHAPITRE X

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Nouvel et terrible accident d’amour.


1771. Dès mon premier séjour à Londres, je n’avais pas vu sans plaisir et sans émotion une très-belle personne d’un rang élevé, dont l’image, sans doute entrée à mon insu dans mon cœur, avait fort contribué à me faire alors trouver tant de charme et d’agrément à ce pays, et augmentait encore maintenant le désir qui m’y ramenait. Néanmoins, quoique cette beauté m’eût témoigné alors assez de bienveillance, mon naturel sauvage et fantasque m’avait préservé de ses fers. Mais à mon retour, étant un peu plus civilisé et plus capable d'aimer, assez peu corrigé d’ailleurs par un premier accès de cette mélancolie funeste, qui m’avait si mal réussi à La Haye, je donnai dans ce nouveau piège, et je m’épris d’une si furieuse passion, que j’en frémis encore quand j’y songe, aujourd’hui que je la raconte froidement dans la première tiédeur de mon neuvième lustre.

J’avais très-souvent l’occasion de voir cette belle Anglaise, principalement chez le prince de Masserano ; elle avait en commun avec la princesse une loge à l’Opéra italien. Je ne la voyais pas chez elle, parce qu’alors il n’était pas d’usage, en Angleterre, que les dames reçussent des visites, et surtout des étrangers. Ajoutez que le mari était extrêmement jaloux de sa femme, autant que peut et que sait l’être un homme né de ce côté des Alpes. Ces petits obstacles ne faisaient que m’enflammer davantage : tous les matins elle me trouvait devant elle, tantôt à Hyde-Park, tantôt dans une autre promenade ; tous les soirs je la voyais également dans les cercles à la mode ou au théâtre ; et les nœuds de l’intrigue se resserraient chaque jour de plus en plus. La chose en vint à ce point que, le plus heureux des hommes d’être ou de me croire payé de retour, je me regardais néanmoins comme le plus infortuné, et je l’étais, de ne pouvoir trouver le moyen de continuer long-temps ce commerce avec sécurité. Les jours passaient, les jours avaient des ailes, et le printemps avançait. À la fin de juin, au plus tard, elle partait pour la campagne, où elle devait rester sept ou huit mois, et il allait devenir absolument impossible de la voir. Aussi voyais-je arriver ce mois de juin comme le dernier de ma vie. Ni mon cœur, ni mon esprit malade, n’admettaient la possibilité matérielle de survivre à une telle séparation ; ma nouvelle passion, fortifiée par le temps, avait ainsi plus de violence que la première. Cette pensée fatale, que l’heure de son départ marquerait celle de ma mort, m’avait exaspéré à ce point, que, dans ma conduite, je procédais comme un homme qui désormais n’a plus rien à perdre. Je n’y étais pas non plus médiocrement encouragé par le caractère de ma maîtresse, qui n’avait aucun goût pour les moyens termes, et paraissait mal les comprendre. Les choses en étant là, et chaque jour ne faisant qu’ajouter à nos imprudences, le mari, qui déjà depuis long-temps s’en était aperçu, avait plusieurs fois fait entendre qu’il saurait bien se venger de moi ; pour ma part, je ne désirais rien au monde autant que cela. L’éclat de son ressentiment pouvait seul me tirer d’affaire, ou achever de me perdre entièrement. Je vécus environ cinq mois dans cette horrible situation, mais enfin la bombe éclata de la manière suivante. Plusieurs fois déjà, à différentes heures du jour, elle m’avait, au grand péril de tous deux, introduit elle-même dans sa maison. Jamais on ne m’avait aperçu, les maisons, à Londres, étant fort petites et les portes toujours closes. La plupart du temps, les gens se tiennent dans des salles souterraines, ce qui fait que du dedans on peut, sans difficulté, ouvrir la porte de la rue, et introduire un étranger dans quelque chambre du rez-de-chaussée contiguë à la porte. Voilà pourquoi mes entrées de contrebande avaient toutes si facilement réussi, d’autant que nous prenions les heures où le mari était dehors, et la plupart des domestiques à table. Le succès nous enhardit à braver de plus grands périls. Au mois de mai, le mari ayant conduit sa femme dans une maison de campagne, à seize milles de Londres, pour y demeurer huit ou dix jours tout au plus, nous convînmes aussitôt du jour et de l’heure, où, comme à Londres, elle m’introduirait furtivement chez elle. Nous choisîmes un jour où le mari, en sa qualité d’officier aux gardes, devait assister sans faute à une revue des troupes, et coucher à Londres. Je partis donc ce même soir, seul, à cheval. J’avais eu de ma maîtresse l’exacte description du lieu ; je laissai mon cheval dans une auberge, à un mille environ de la maison de campagne, et je continuai, à pied et de nuit, jusqu’à la petite porte du parc, où l’ayant trouvée qui m’attendait, je la suivis dans la maison sans être vu de personne, je le croyais du moins. Mais de telles visites étaient du soufre sur le feu, et pour suffire à notre passion il n’y avait que l’éternité. Nous prîmes donc certaines mesures pour renouveler ces entrevues, et les rendre encore plus fréquentes tant que durerait cette courte absence, ne pouvant songer sans désespoir à cette autre absence bien plus longue qui nous menaçait. De retour à Londres, le lendemain matin, je rugissais, je devenais fou, à la seule idée que j’allais passer deux jours encore sans la revoir, et je comptais les heures et les minutes ; je vivais dans un délire continuel, inexprimable, autant que difficile à croire pour qui ne l’a pas éprouvé, et bien peu, certes, l’auront éprouvé comme moi. Je ne retrouvais un peu de calme qu’en allant toujours sans savoir où. Mais à peine m’asseyais-je pour me reposer, pour manger ou pour essayer de manger, qu’aussitôt je me relevais avec des cris et des hurlemens horribles, et me démenais par ma chambre comme un forcené, si l’heure ne me permettait pas de sortir. Je possédais plusieurs chevaux, entre autres ce bel animal que j’avais acheté à Spa, et qui m’avait suivi en Angleterre ; je faisais sur ce cheval mille extravagances à faire frémir les plus intrépides cavaliers de Londres, franchissant d’un bond les plus hautes et les plus larges haies, les fossés les plus profonds, et des barrières autant qu’il s’en présentait. Un matin, entre deux de mes visites à cette chère maison de campagne, me promenant avec le marquis de Caraccioli, je voulus lui montrer ce que savait faire en sautant ce merveilleux cheval, et désignant de l’œil une barrière fort élevée qui séparait un pré de la grande route, je m’y portai au galop. Mais comme j’avais à moitié perdu la tête, j’oubliai de rendre la main et de donner à temps le coup d’éperon au cheval ; il toucha du pied le devant de la barrière, et tous deux, en un bloc, nous allâmes tomber sur le pré ; il se releva, moi ensuite, et je crus ne m’être fait aucun mal. Mon fol amour avait du reste quadruplé mon courage, et on eût dit que j’avais pris à tâche de courir après toutes les occasions de me rompre le cou. Garaccioli, qui était resté sur la route, de l’autre côté de la barrière que j’avais si mal franchie , eut beau me crier de ne pas recommencer et d’aller prendre, pour venir le rejoindre, l’issue ordinaire du pré, moi qui ne savais plus guère ce que je faisais, courant à mon cheval, qui avait l’air de vouloir fuir dans le pré, je saisis la bride à propos, et de plus belle en selle, je le ramenai avec l’éperon du côté de la barrière, où réhabilitant à la fois son honneur et le mien, il la franchit sans hésiter. Ma vanité de jeune homme ne jouit pas long-temps de ce triomphe ; j’avais à peine fait quelques pas, que mon esprit et mon cœur venant à se refroidir en même temps, je commençai à ressentir une atroce douleur dans l’épaule gauche ; elle était démise, et le petit os qui la rattache au cou était cassé. La douleur allait croissant, et ce peu de milles qui me séparaient de la maison me parurent horriblement longs lorsqu’il fallut les faire à cheval et au pas. Le chirurgien arriva, et après m’avoir long-temps tenu à la torture, il dit avoir remis toute chose en sa place, arrangea ses ligatures, et m’ordonna de rester au lit. Il faut comprendre l’amour, pour se faire une idée de ma colère et de ma rage, quand je me vis cloué dans un lit, précisément à la veille de cet heureux jour qui avait été fixé pour ma seconde visite à la campagne. L’accident était arrivé dans la matinée du samedi ; je pris patience ce jour-là et le dimanche jusqu’au soir, et ce peu de repos, en donnant quelque force à mon bras, ne fit qu’animer encore mon audace. Vers les six heures du soir, je voulus à tout prix me lever, et quoi que voulût me dire Élie, qui était pour moi un demi-précepteur, je me jetai seul dans une petite chaise de poste, et m’en allai à ma destinée. Il m’était impossible de monter à cheval, à cause de la douleur que je ressentais au bras, et de l’embarras des ligatures qui étaient fortement serrées ; je ne pouvais non plus ni ne devais arriver avec cette voiture et le postillon jusqu’à la maison de campagne ; je me déterminai donc à laisser le tout à la distance d’environ deux milles, et je fis le reste de la route à pied, un bras en écharpe ; l’autre sous mon manteau et tenant, comme il est naturel, la garde de mon épée, en homme qui va seul, de nuit, dans une maison étrangère, et qui n’y entre pas en ami. Cependant la secousse de la voiture avait renouvelé et redoublé la douleur que je sentais à l’épaule, et en avait si bien dérangé les ligatures, que depuis, en effet, mon épaule ne s’est jamais bien remise. Je ne laissai pas de me regarder comme le plus heureux des hommes, à mesure que je me rapprochais de l’objet tant désiré. J’arrivai enfin, et à grand’peine je parvins (n’ayant personne qui m’aidât, car nous n’avions pas de confidens) à escalader la palissade du parc pour y entrer ; il m’avait été impossible d’ouvrir la petite porte, qui la première fois avait été laissée entr’ouverte. Le mari, toujours pour cette revue du lendemain, était encore allé coucher à Londres ce soir-là. J’arrivai donc à la maison, où je trouvai ma belle qui m’attendait, et sans beaucoup nous inquiéter l’un et l’autre de là circonstance de cette petite porte qu’elle avait ouverte elle-même quelques heures auparavant, et qui maintenant se trouvait close, je restai près d’elle jusqu’à la pointe du jour. Je sortis comme j’étais entré, et bien persuadé que pas une ame ne m’avait vu, je repris la même route jusqu’à ma chaise, je remontai dedans, et j’arrivai à Londres vers les sept heures du matin, partagé entre le regret cuisant d’avoir quitté ma maîtresse, et l’ennui de rapporter chez moi une épaule plus malade. Mais mon ame était dans un tel état de démence et de furie, que je ne m’inquiétais de rien, quoi qu’il pût m’arriver, prévoyant d’ailleurs toute chose. Je fis rattacher par le chirurgien les ligatures dérangées, sans lui vouloir permettre de toucher autrement à l’épaule, qu’elle fût ou ne fût pas disloquée. Le mardi soir, je me sentis un peu mieux, et ne voulant pas rester chez moi, j’allai au Théâtre-Italien, et comme à l’ordinaire, dans la loge du prince de Masserano, qui s’y trouvait avec sa femme ; ils me croyaient dans mon lit, à demi estropié, et ne furent pas médiocrement étonnés de me voir simplement le bras en écharpe. Tranquille cependant en apparence, j’écoutais la musique, qui réveillait dans mon cœur mille tempêtes terribles. Mais, quoique fortement ému, mon visage était ce qu’il est toujours, du marbre. Tout-à-coup j’entends ou je crois entendre quelqu’un parler vivement et prononcer mon nom à la porte de la loge, qui était fermée. Aussitôt, par un simple mouvement machinal, je m’élance à la porte, je l’ouvre, je la referme en un clin d’œil derrière moi, et me voici face à face avec le mari de ma maîtresse, qui attendait qu’on vînt lui ouvrir cette porte fermée à clef. En Angleterre, il y a des gens qui gardent les loges, et qui se tiennent pour cela dans les corridors du théâtre. Plusieurs fois déjà je m’étais attendu à cette visite, et ne pouvant avec honneur la provoquer, je la désirais néanmoins plus qu’aucune chose au monde. Je m’élançai donc hors de la loge comme un éclair, et : — Me voici, m’écriai-je, qui me cherche ? — Moi, me répondit-il, j’ai à vous parler. — Sortons, repliquai-je, je suis à vous. Il n’y eut d’échangé que ce peu de mots, et sans rien ajouter, nous sortîmes immédiatement du théâtre. C’était vers les sept heures et demie du soir, dans les plus longs jours du mois de mai : les spectacles à Londres commencent à six heures. Du théâtre d’Hay-Market nous nous rendîmes, par un long détour, au parc Saint-James, d’où l’on entre par une barrière dans une vaste prairie appelée Green-Park ; nous arrivons, il faisait presque nuit. Là, dans un petit coin écarté, chacun dégaine sans mot dire. Il était alors d’usage de porter l’épée, même enfrack ; je me trouvais donc avoir la mienne, et lui, à peine de retour à la campagne, n’avait eu que le temps de courir chez un armurier pour s’en procurer une. En suivant le chemin de Pall-Mall, qui mène au parc Saint-James, deux ou trois fois il me reprocha d’être venu furtivement dans sa maison et à plusieurs reprises, me demandant comment je m’y étais pris. Mais la fureur qui me possédait ne m’ôtait rien de ma présence d’esprit, et quoique au fond du cœur je reconnusse combien était légitime et sacré le ressentiment de mon adversaire, je ne pouvais que lui répondre : — Cela n’est pas vrai, mais puisqu’il vous plaît de le croire, je suis ici pour vous en rendre raison. — C’est la vérité, répliqua-t-il, et insistant sur ma dernière visite à sa maison de campagne, il m’en détaillait si minutieusement les moindres circonstances, que tout en répondant ce n’est pas vrai, je voyais cependant bien qu’il avait été exactement informé de toute chose. Il finit par me dire : — Pourquoi tant le nier, quand ma femme elle-même en est convenue et me l’a raconté ? Ce discours me jeta dans un grand étonnement, et je répondis : — Si elle en convient, je ne le nierai pas davantage. J’avais tort, et depuis je m’en repentis ; mais je laissai échapper ces paroles, fatigué de nier si long-temps une chose évidente et vraie de tout point. Ce rôle m’était odieux en face d’un ennemi que j’avais outragé ; mais je me faisais violence, pour sauver, s’il se pouvait, la femme que j’aimais. Nous n’eûmes pas d’autre explication avant d’arriver sur le terrain que j’avais indiqué. Mais là, au moment de tirer l’épée, s’apercevant que j’avais le bras gauche en écharpe, il eut la générosité de me demander si cela ne m’empêcherait pas de me battre. — J’espère que non, répondis-je en le remerciant de sa courtoisie, et aussitôt je l’attaquai. J’ai toujours été un fort mauvais tireur : je me jetai donc sur lui en désespéré, et contre toutes les règles de l’art ; pour dire la vérité, je ne cherchais qu’à me faire tuer. Je ne saurais dire comment se fit la chose, mais le fait est que je pressai très-vivement mon adversaire ; car, en commençant, le soleil qui se couchait me donnait droit dans les yeux et m’empêchait presque d’y voir, et au bout de sept ou huit minutes, je m’étais si fort porté en avant, lui en arrière, et en rompant il avait décrit une courbe telle, que je finis par avoir le soleil dans le dos. Nous bataillâmes long-temps de la sorte, moi toujours portant les coups, lui toujours les repoussant, et je suis tenté de croire que s’il ne me tua pas, c’est qu’il ne le voulut point, et que si je ne le tuai point, c’est que je ne le sus pas. Enfin, en parant une botte, il m’en allongea une autre qui me toucha le bras droit entre le coude et le poignet, et me fit aussitôt remarquer que j’étais blessé ; je ne m’en étais pas aperçu, et la blessure était, en effet, peu de chose. Alors abaissant le premier la pointe de son épée, il me dit qu’il était satisfait, et me demanda si je l’étais aussi. Je lui répondis que je n’étais pas l’offensé, et que la chose le regardait. Il remit alors son épée dans le fourreau, et j’en fis autant. Puis je le laissai partir, et restai quelque temps encore sur le terrain pour voir au juste ce qu’était ma blessure ; je trouvai mon habit déchiré tout du long, et n’éprouvant qu’une douleur légère, le sang d’ailleurs coulant fort peu, je jugeai que j’avais reçu une simple égratignure. Du reste, ne pouvant m’aider de mon bras gauche, il ne m’eût pas été possible d’ôter seul mon habit ; c’est pourquoi, à l’aide de mes dents, je me contentai de rouler le mieux que je pus et de nouer un mouchoir autour de mon bras droit, pour, arrêter le sang ; puis je sortis du parc par cette même rue de Pall-Mall. Lorsque je repassai devant le théâtre que j’avais quitté trois quarts d’heure avant, ayant vu à la lumière de quelques boutiques que je n’avais de sang ni aux mains, ni sur mes vêtemens, je dénouai avec mes dents le mouchoir qui enveloppait mon bras, et ne ressentant plus aucune douleur, il me prit la puérile et folle pensée de rentrer au théâtre et dans la loge d’où j’étais sorti pour aller me battre. En me revoyant,le prince de Masserano me demanda pourquoi je m’étais jeté si brusquement hors de sa loge, et où j’avais été. Je vis alors qu’ils n’avaient rien entendu du court entretien qui avait eu lieu hors de la loge, et je dis m’être souvenu tout-à-coup que j’avais à parler à quelqu’un, et que j’étais sorti pour cela. Je n’ajoutai pas un mot de plus. Mais j’avais beau faire effort sur moi-même, je ne pouvais me défendre d’une excessive agitation d’esprit, en songeant à l’issue probable de cette affaire, et à tous les malheurs qui devaient fondre sur celle que j’aimais. C’est pourquoi, au bout d’un quart d’heure, je partis, ne sachant ce que j’allais faire de moi. Une fois hors du théâtre, il me vint à l’esprit (dès là que ma blessure ne m’empêchait pas de marcher) de me rendre chez une belle-sœur de ma maîtresse qui favorisait nos amours, et chez laquelle nous nous étions vus aussi quelquefois.

Et ce fut une heureuse pensée que me donna là le hasard ; car en entrant dans l’appartement de cette dame, le premier objet qui s’offrit à mes yeux fut ma maîtresse, ma maîtresse elle-même. Cette vue inespérée, au milieu d’une telle tempête d’émotions diverses, manqua me faire évanouir. Elle m’éclaircit bientôt toute l’affaire, comme il semblait qu’elle fût arrivée, mais non comme en effet elle s’était passée ; il était dans ma destinée d’apprendre plus tard la vérité, et par une toute autre voie. Elle me dit donc que dès notre premier rendez-vous à la campagne, son mari avait su avec certitude que quelqu’un s’était introduit dans sa maison ; mais personne ne m’avait vu. Il s’était assuré qu’un cheval avait passé toute une nuit, tel jour, dans telle auberge, que son maître était venu le reprendre à telle heure et avait payé largement sans dire mot. C’est pourquoi, dans la prévoyance d’une seconde visite, il avait secrètement aposté quelque homme à lui pour faire le guet, et le soir, à son retour, lui rendre bon compte de toute chose. Il était ensuite parti pour Londres dans la journée du dimanche, et ce même jour, comme je l’ai raconté, j’étais parti de Londres dans l’après-midi pour la maison de campagne, où j’étais arrivé à pied sur la brune. L’espion (il y en avait peut-être plusieurs) me vit traverser le cimetière du lieu, m’approcher ensuite de la petite porte du parc, et, ne pouvant l’ouvrir, enjamber les palissades de la clôture ; puis, au point du jour, il m’avait vu sortir de la même manière et rejoindre à pied la grande route de Londres. Personne n’avait osé se montrer à moi, encore moins me rien dire. Sans doute que me voyant venir d’un air résolu et l’épée sous le bras, n’y ayant d’ailleurs aucun intérêt personnel (les gens de sens rassis n’aiment guère se trouver sur le chemin des amoureux), pensèrent-ils qu’il valait mieux me souhaiter bon voyage et me laisser aller. Il est certain pourtant que si au moment où j’entrai dans ce parc et où j’en sortis par le chemin des voleurs, ils avaient voulu se réunir deux ou trois pour m’arrêter, la chose pour moi tournait mal. Si j’essayais de fuir, on me donnait pour un larron ; si j’attaquais pour me défendre, j’avais l’air d’un assassin, et intérieurement j’étais bien résolu à ne pas tomber vivant dans leurs mains. Il fallait donc commencer par tirer l’épée, et dans un pays de lois sages, et où l’on ne se joue pas des lois, ce sont là de ces choses qui entraînent à coup sûr le plus sévère châtiment. Aujourd’hui encore j’en frémis en l’écrivant ; mais alors je n’eusse point hésité à m’y exposer. Le lundi, pour revenir de Londres, le mari avait eu ce même postillon qui m’avait attendu toute la nuit à deux milles de là ; celui-ci avait raconté le fait comme une chose singulière, et sur ce qu’il dit de ma taille, de mon extérieur, de mes cheveux, l’autre m’avait fort bien reconnu ; puis, en arrivant chez lui, il avait entendu le rapport de ses gens, et finalement il avait acquis la certitude tant cherchée de ses infortunes.

Mais ici, en racontant les bizarres effets d’une jalousie anglaise, la jalousie italienne ne peut s’empêcher de rire, tant les passions se modifient suivant la diversité des caractères et des climats, et, en particulier, selon la différence des lois. Le lecteur italien rêve déjà une femme poignardée, empoisonnée, ou du moins jetée dans une prison, et d’autres violences bien justes. Rien de tout cela. Le mari anglais, quoique à sa manière il aimât éperdument sa femme, ne perdit point son temps en invectives, en menaces, en doléances. Il la confronta sur-le-champ avec les témoins qui l’avaient vue, et qui aisément la convainquirent d’un fait qu’elle ne pouvait nier. Dès le mardi matin, le mari ne dissimula point à sa femme qu’à dater de ce moment elle cessait de lui appartenir, et que bientôt un divorce légitime allait le débarrasser d’elle. Il ajouta que non satisfait du divorce, il voulait aussi me faire payer amèrement l’outrage qu’il avait reçu ; que le jour même il retournerait à Londres, où il saurait bien me trouver. Elle alors, sans perdre un moment, m’avait écrit en secret par une voie sûre, pour me donner avis de tout ce qui se passait. Le messager, grassement payé, avait failli crever un cheval pour venir à Londres ventre à terre, et en moins de deux heures, et il y était certainement arrivé une heure avant le mari ; mais, par bonheur, ni le messager ni le mari ne m’ayant trouvé chez moi, je n’eus avis de rien, et le mari me voyant sorti, eut un pressentiment, et devina que j’étais au Théâtre-Italien ; et en effet il m’y trouva, comme je l’ai raconté. La fortune me fit ici deux grâces singulières : d’abord, au lieu du bras droit, ce fut le bras gauche que je me démis ; et ensuite je ne reçus qu’après la rencontre la lettre de ma maîtresse. Supposons les choses autrement, je ne sais si tout se fût bien passé. Quoi qu’il en soit, le mari était à peine sur la route de Londres, que sa femme était également partie par une autre route, et venait directement à Londres chez sa belle-sœur, qui demeurait assez près de la maison de son mari. Là, elle avait appris que ce dernier était revenu chez lui en fiacre, il y avait moins d’une heure, et que s’élançant de la voiture, il avait couru s’enfermer dans sa chambre, sans permettre à qui que ce fût de la maison de le voir ou de lui parler. Elle en avait tiré cette conclusion, qu’il m’avait rencontré et tué. Tout ce récit, je le lui arrachai par lambeaux, sans cesse interrompus, comme on peut le croire, par l’excès des émotions diverses qui nous agitaient l’un et l’autre. Mais, pour le moment, la fin de tout cet éclaircissement se résolvait en une félicité inattendue, et qu’on ne saurait imaginer. L’inévitable divorce qui la menaçait m’imposait le devoir (et c’était le plus ardent de mes vœux) de remplacer auprès d’elle l’époux qu’elle allait perdre.

Ivre d’une telle pensée, j’en avais presque oublié ma petite blessure. Mais quelques heures après, ayant fait visiter mon bras sous les yeux de ma maîtresse, je trouvai la peau effleurée tout du long et beaucoup de sang caillé dans les plis de la chemise : c’était là tout. Mon bras une fois pansé, j’eus la fantaisie, c’était une curiosité de jeune homme, d’examiner aussi mon épée, et je m’aperçus que mon adversaire, à force de parer les coups que je lui portais, avait fait des deux tiers de ma lame une scie toute dentelée, et pendant plusieurs années je gardai cette épée comme un trophée. Ayant fini cependant par me séparer de ma maîtresse à une heure assez avancée de cette nuit du mardi, je voulus, avant de rentrer chez moi, passer chez le marquis de Caraccioli, pour lui raconter toute la chose. Lui non plus, de la manière dont il avait appris confusément ce qui s’était passé, ne doutait pas que je n’eusse été tué, et que je ne fusse resté dans le parc, que l’on ferme d’ordinaire une demi-heure après la nuit tombée. Il m’accueillit donc comme un homme qui revient de l’autre monde, m’embrassa chaudement, et nous passâmes encore à causer ensemble deux heures de la nuit. Enfin j’arrivai chez moi qu’il était presque jour. Après une journée remplie de si étranges et de si diverses péripéties, je me mis au lit, et jamais je n’ai dormi d’un sommeil plus profond et plus doux.