Mémoires de Victor Alfieri, d’Asti/Quatrième époque - Virilité/Chapitre XVII

Traduction par Antoine de Latour.
Charpentier, Libraire-éditeur (p. 386-397).

CHAPITRE XVII

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Voyage a Paris. — Retour en Alsace, après avoir pris des engagemens avec Didot, pour l’impression de toutes mes tragédies, au nombre de dix-neuf. — Cruelle maladie en Alsace, où mon ami Caluso était venu passer l’été avec moi.


1787.Après plus de quatorze mois d’un séjour non interrompu en Alsace, nous partîmes ensemble pour Paris ; cette ville, par sa nature et à cause de la mienne, m’avait toujours paru désagréable au plus haut degré ; mais elle se changeait pour moi en un paradis, du moment que mon amie l’habitait. Toutefois, ne sachant pas encore si j’y resterais longtemps, je laissai en Alsace, dans notre maison de campagne, mes bien-aimés chevaux, et n’apportai à Paris que quelques livres et tous mes manuscrits. D’abord le bruit et la puanteur de ce chaos, après un si long séjour à la campagne, m’attristèrent beaucoup. Il se trouvait ensuite que je demeurais très-loin de mon amie ; cette contrariété prévue d’avance, mille autres choses encore, qui dans cette Babylone me déplaisaient souverainement, m’auraient bientôt fait repartir, si je n’avais vécu que pour moi et en moi. Mais depuis bien des années il n’en était plus ainsi, et je me résignai tristement à la nécessité ; je cherchai du moins, à en tirer quelque fruit pour mon instruction ; mais pour ce qui est de l’art des vers, comme il n’y avait à Paris aucun homme de lettres qui eût de notre langue une intelligence au-dessus du médiocre, de ce côté déjà je n’y pouvais rien apprendre ; quant à l’art dramatique en général, bien que les Français s’y donnent volontiers eux-mêmes le premier rang, à l’exclusion de tout autre peuple, toutefois mes principes n’étant pas ceux que leurs auteurs tragiques ont suivis dans leurs compositions, je n’aurais pas eu assez de flegme pour m’entendre dicter solennellement de perpétuelles sentences, vraies pour la plupart, mais qu’ils exécutent fort mal. Cependant, comme il est dans mes habitudes de contredire fort peu, de ne jamais disputer, d’écouter beaucoup et tout le monde, à la condition de n’en croire à peu près personne, je me bornais à apprendre de tous ces discoureurs le grand art de me taire.

Les six ou sept mois de ce séjour à Paris furent du moins fort utiles à ma santé. Avant le milieu de juin, nous repartîmes pour notre maison d’Alsace. Chemin faisant, j’avais, à Paris, versifié le premier Brutus, et grâce à un accident passablement comique, il m’était arrivé de refondre la Sophonisbe tout entière. Je voulus la lire à un Français que j’avais autrefois connu à Turin, où il avait passé des années. C’était un homme qui avait l’intelligence des choses dramatiques, et qui, plusieurs années auparavant, quand je lui avais lu le Philippe II en prose française, m’avait donné l’excellente idée de transporter le conseil du quatrième acte où il était au troisième où il est encore, et où il gêne moins qu’il ne le faisait au quatrième, le développement de l’action. Pendant que je lisais cette Sophonisbe à un juge compétent, je m’identifiais avec lui autant que je le pouvais, cherchant dans son maintien plus que dans ses paroles quel était, au fond, son véritable sentiment. Il m’écoutait sans sourciller ; mais moi qui m’écoutais aussi et pour deux, dès le milieu du second acte, je commençai à me sentir saisi d’un certain froid qui augmenta si fort au troisième, qu’il me fut impossible d’achever, et poussé d’un mouvement irrésistible, je jetai mon manuscrit dans le feu : nous étions tout-à-fait seuls, assis des deux côtés de la cheminée, et ce feu semblait m’inviter tacitement à faire de mon œuvre cette prompte et sévère justice. Un peu étonné de ce coup de tête bizarre et inattendu (il ne m’était échappé jusque là aucun mot qui dût lui faire pressentir ce dénouement), mon ami porta vivement les mains sur le manuscrit pour le préserver du feu ; mais déjà, à l’aide des pincettes dont je m’étais emparé précipitamment, j’avais si bien cloué la pauvre Sophonisbe entre les deux ou trois tisons qui brûlaient, qu’il lui fallut brûler à son tour ; en bourreau expérimenté, je ne lâchai les pincettes qu’après l’avoir vu flamber, se hâvir et s’en aller en lambeaux par le tuyau de la cheminée. Ce mouvement furibond était de même famille que celui de Madrid, quand je m’emportai contre le pauvre Élie ; mais il est beaucoup moins honteux, et il ne me fut pas inutile. Je me confirmai alors dans l’opinion que plusieurs fois déjà j’avais eue sur le sujet de cette tragédie, sujet ingrat, perfide, ayant au premier abord un faux air tragique, qu’il ne garde pas long-temps. Je pris donc la résolution de ne plus y songer ; mais il en est des résolutions d’un auteur comme du courroux d’une mère. Deux mois après, la malheureuse prose de cette Sophonisbe si rudement châtiée me retomba sous ma main, je la relus, et croyant y voir quelques bonnes choses, je recommençai à la mettre en vers, en l’abrégeant beaucoup cette fois et en tachant de suppléer par le style et de masquer les défauts inhérens au sujet, et quoique bien convaincu, je le suis encore, que je n’en ferais jamais une tragédie du premier ordre, néanmoins je n’eus pas le courage de la mettre de côté, parce que c’était le seul sujet où se pussent développer naturellement les sublimes sentimens de Carthage et de Rome dans toute leur grandeur. C’est une tragédie faible, mais où il y a telles scènes dont je me sens fier. La totalité de mes tragédies me paraissant mûres, à cette époque, pour une impression générale, je résolus alors de recueillir au moins ce fruit de mon séjour ultérieur à Paris, et d’en faire à loisir une édition belle et correcte, sans regarder ni à l’argent ni à la fatigue. Mais avant de me décider en faveur de tel ou tel imprimeur, je voulus éprouver les caractères et les protes, et voir comment se tirait d’une langue étrangère la typographie parisienne. J’avais, dès l’année précédente, achevé d’écrire et de corriger le panégyrique de Trajan ; je le choisis pour l’essai que je voulais faire, et comme c’était une œuvre de peu d’étendue, ce fut chose terminée en moins d’un mois, et je fis sagement de tenter preuve, car je changeai d’imprimeur, ce qui me réussit sous tous les rapports. Je pris donc des arrangemens avec Didot l’aîné, homme fort entendu dans son art qu’il aimait de passion, fort soigneux en outre et suffisamment instruit dans la langue italienne ; et dès le mois de mai de cette même année 1787, je commençai à imprimer le premier volume de mes tragédies. Mais si je commençai, ce fut surtout pour nous engager l’un envers l’autre ; car je savais très-bien que devant partir au mois de juin, pour aller demeurer en Alsace jusqu’au retour de l’hiver, l’impression, pendant ce temps-là, ne marcherait guère vite, quoique des mesures fussent prises pour me faire passer chaque semaine, en Alsace, les épreuves à corriger, que je devais ensuite renvoyer à Paris. Ainsi je prenais deux fois moi-même l’engagement de revenir passer l’hiver à Paris ; j’y avais une extrême répugnance ; voilà pourquoi ce n’était pas trop du double stimulant de l’amour et de la gloire. Je laissai à Didot le manuscrit des discours en prose qui sont en tête du théâtre, et celui des trois premières tragédies que je croyais sottement avoir étudiées, limées et soignées autant qu’elles pouvaient l’être. Plus tard, quand l’impression commença, je m’aperçus combien je m’étais trompé.

Outre l’amour du repos, l’agrément de notre maison de campagne, le bonheur d’y passer plus de temps avec mon amie, de demeurer sous le même toit, d’y avoir mes livres et mes chers chevaux : c’étaient là autant d’aiguillons pressans qui me faisaient retourner en Alsace avec délices. Mais une autre raison venait s’y joindre encore, qui devait doubler le plaisir que je ressentais. Mon ami Caluso m’avait fait espérer qu’il viendrait passer l’été avec nous en Alsace ; de tous les hommes que j’avais connus, c’était le meilleur, et depuis la mort de Gori, le dernier ami qui me restait. Quelques semaines après notre retour en Alsace, vers la fin de juillet, nous nous mîmes en route, mon amie et moi, pour aller au-devant de Caluso, et nous poussâmes jusqu’à Genève ; nous le ramenâmes, en traversant toute la Suisse, jusqu’à notre campagne près de Colmar, où se trouvait ainsi réuni tout ce que j’avais de plus cher au monde. Mon premier entretien avec mon ami roula, j’étais bien loin de m’y attendre, sur des affaires domestiques. Mon excellente mère l’avait chargé d’une commission fort étrange, si l’on pense à mon âge, à mes occupations et à ma manière de voir : c’était une proposition de mariage. Il me la fit en riant, et ce fut aussi en riant que j’y répondis par un refus, et nous nous entendîmes pour adresser à ma tendre mère une réponse qui nous excusât l’un et l’autre. Mais pour donner au lecteur une idée de l’affection et des manières simples de cette femme vénérable, je transcrirai ici la lettre qu’elle m’écrivit à ce sujet.

L’affaire de ce mariage une fois traitée, nos cœurs s’épanchèrent l’un dans l’autre, et nous revînmes, mon ami et moi, à ces lettres que nous aimions tant. J’éprouvais pour ma part un besoin véritable de converser sur l’art, de parler italien et de choses italiennes. C’était une satisfaction qui me manquait depuis deux ans, ce qui me faisait grand tort, surtout pour l’art des vers. Certes, si les nouveaux grands hommes de la France, Voltaire et Rousseau, par exemple, avaient dû passer la meilleure partie de leur vie à errer dans divers pays, où leur langue eût été inconnue ou négligée, et qu’ils n’eussent même trouvé personne avec qui la parler, peut-être n’auraient-ils pas eu un courage assez imperturbable, assez ferme, assez persévérant pour écrire uniquement par amour de l’art et afin d’épancher leur âme, comme je faisais moi, et comme je l’ai fait pendant tant d’années consécutives, condamné par les circonstances à vivre et à m’entretenir avec des barbares. Franchement, c’est le nom que mérite tout le reste de l’Europe, pour ce qui regarde la littérature italienne, et que ne mérite que trop également une grande partie de l’Italie elle-même, suî nescia. Veut-on écrire pour l’Italie, écrire éloquemment et essayer des vers qui respirent l’art de Pétrarque et de Dante ; mais qui donc en Italie désormais peut se vanter avec justice de savoir lire, comprendre, goûter, sentir vivement Dante et Pétrarque ? un sur mille, et c’est beaucoup dire. Avec tout cela, inébranlable dans ma conviction du beau et du vrai, j’aime mieux (et je saisis toutes les occasions de renouveler à cet égard ma profession de foi), j’aime beaucoup mieux encore écrire dans une langue presque morte et pour un peuple mort, et me voir enseveli moi-même de mon vivant, que d’écrire dans ces langues sourdes et muettes, le français ou l’anglais, quoique leurs armées et leurs canons les mettent à la mode ; plutôt mille fois des vers italiens, pour peu qu’ils soient bien tournés, même à la condition de les voir pour un temps ignorés, méprisés, non compris, que des vers français ou anglais, ou dans tout autre jargon en crédit, lors même que, lus aussitôt par tout le monde, ils pourraient m’attirer les applaudissemens et l’admiration de tous. Est-ce donc la même chose de faire résonner pour ses propres oreilles les nobles et mélodieuses cordes de la harpe, encore que personne ne vous écoute, ou de souffler dans une vile cornemuse, quand toute une multitude d’auditeurs aux longues oreilles devrait vous étourdir de ses acclamations solennelles ?

Je reviens à mon ami avec qui il m’arrivait souvent de me laisser emporter à de pareilles sorties, ce qui me faisait grand bien. Mais je ne jouis pas long-temps de ce bonheur si complet et si nouveau pour moi, de passer mes jours entre des personnes si chères et si vénérées. Un accident arrivé à mon ami vint troubler notre repos. En se promenant à cheval avec moi, il fit une chute et se démit le poignet. Je crus d’abord qu’il avait le bras cassé, et pis encore. J’en ressentis une vive douleur, qui fut bientôt suivie d’une maladie autrement grave que son accident. Deux jours après, j’étais attaqué d’une dyssenterie violente dont les progrès furent si rapides, que, comme pendant quinze jours il n’était entré dans mon estomac que de l’eau glacée et que mes évacuations fétides avaient passé le nombre de quatre-vingts en vingt-quatre heures, je me vis presque réduit à l’extrémité, sans avoir eu, pour ainsi dire, un mouvement de fièvre. Tel était en moi le défaut de chaleur naturelle, que les fomentations de vin aromatisé que l’on me plaçait sur l’estomac et sur le ventre pour rendre un peu d’activité à ces organes épuisés, bien que brûlantes, au point que mes domestiques y laissaient la peau de leurs mains en les préparant, et moi celle de mon ventre, quand on me les appliquait, me paraissaient néanmoins fort peu chaudes, et que je me plaignais de les trouver trop froides. Tout ce qui me restait de vie s’était réfugié dans la tête que j’avais très-faible sans doute, mais encore parfaitement saine. Au bout de ces quinze jours, le mal diminua, et recula ainsi peu à peu jusqu’au trentième ; mais les évacuations allaient au-delà de dix dans les vingt-quatre heures : Enfin, au bout de six semaines, je m’en vis débarrassé, mais réduit à l’état de squelette et si fort anéanti, que pendant quatre semaines encore, quand on voulait faire mon lit, il fallait me prendre et m’emporter sur un autre pour me rapporter ensuite sur le premier. Je crus véritablement que je ne pourrais y survivre. Il m’en coûtait beaucoup de mourir, de quitter ma bien-aimée ; mon ami, et de laisser, pour ainsi dire, à peine ébauchée, cette gloire qui depuis plus de dix ans m’avait coûté tant de rêves et tant de sueurs. Je sentais à merveille que de tous les écrits qu’on allait trouver après moi, aucun n’était fait et achevé, comme j’aurais cru pouvoir le faire et l’achever si Dieu m’en eût donné le temps. Ma consolation, puisque après tout il fallait mourir, c’était que du moins je mourrais libre, entre les deux personnes que j’aimais le plus au monde, et dont je croyais avoir et mériter l’amour et l’estime ; c’était de mourir enfin avant d’avoir essuyé, tant au moral qu’au physique, cette foule de maux que l’on rencontre sur le chemin de la vie, à mesure que l’on vieillit. J’avais fait part à mon ami de toutes mes intentions relativement à l’impression déjà commencée de mes tragédies, et il l’eût continuée à ma place. Lorsque plus tard je m’occupai sérieusement de cette impression qui dura bien trois années, le travail assidu, long et fastidieux auquel il fallut me livrer sur les épreuves me prouva clairement que si j’avais encore peu fait au moment où la mort venait m’interrompre, ce que je laissais en ce monde ne valait pas grand’chose, et que toute la peine que je m’étais donnée, avant celle qui m’attendait aux épreuves, était entièrement perdue, si celle-ci n’arrivait au secours de la première ; tant le coloris et la lime font une partie essentielle de toute poésie.

Le destin voulut que cette fois j’en réchappasse, et que mes tragédies reçussent de moi par la suite le degré de perfection que j’étais capable de leur donner. Ce serait pour elles un devoir de reconnaissance de me le rendre avec le temps, en ne me laissant pas mourir tout entier.

Je guéris, comme l’ai déjà dit, mais à grand peine, et je demeurai si faible d’esprit, que toutes les épreuves de mes trois premières tragédies qui me passèrent successivement sous les yeux pendant quatre mois de cette année, ne reçurent pas de ma main la dixième partie des corrections que j’aurais dû y faire. Ce fut même en grande partie la raison qui, deux ans après, quand tout fut terminé, me fit recommencer entièrement l’impression de ces trois premières tragédies, à cette seule fin de donner satisfaction à l’art ou à moi-même, à moi seul peut-être ; car bien peu voudront ou sauront prendre garde à ce que j’ai changé au style. Chacun de ces changemens est peu de chose en soi ; pris dans leur ensemble, ils ne laissent pas d’être nombreux et d’avoir leur importance, sinon aujourd’hui, du moins avec le temps.